16ième dimanche après la Pentecôte

 

 

 

En ce dimanche, le 16ième dimanche après la Pentecôte, l’Église nous fait lire la belle Épître de Saint Paul aux Éphésiens, le chapitre 3, des versets 13 à 21. De ce chapitre, tout centré sur les richesses du Christ et l’immensité de son amour, nous retiendrons, pour notre méditation dominicale, ce seul et très riche verset : « Que notre Seigneur Jésus-Christ vous accorde, selon la richesse de sa gloire, d’être puissamment fortifiés par son Esprit, pour que grandisse en vous l’homme intérieur ».

 

A) Quel est donc cet « homme intérieur »?

 

Nous y répondrons en utilisant la pensée de Saint Bernard, pensée exprimée dans son très beau commentaire sur « le Cantique des Cantiques » en son chapitre XI, intitulé : « De la rédemption du genre humain ».

 

Il me semble que cette phrase, trouvée dans ce commentaire : « Je désire vous voir tous participer  à cette grâce qui permet à la piété de s’élever à la louange des bienfaits divins et aux joies de la gratitude »(Cant.des Cant. p,158)  est une belle explication de ce que Saint Paul appelle « l’homme intérieur »

 

Ainsi la vie chrétienne, pour Saint Bernard, a deux buts principaux : se souvenir des bienfaits de Dieu, avec joie et action de grâce. Telles sont les pensées habituelles de « l’homme intérieur » de Saint Paul : « s’élever à la louange des bienfaits divins » et «  aux joies de la gratitude ». Autrement dit, la louange des bienfaits divins engendre la gratitude et la joie. Ailleurs, Saint Bernard parle du « bonheur de louer Dieu ». Il voudrait que chacun « éprouve le bonheur de louer Dieu et ses bienfaits ». Il parle également de «  l’allégresse de la louange ». Ce sont là, certainement, les pensées de « l’homme intérieur ». Il dira encore qu’il faut « s’adonner à l’action de grâce » : «  Ceux qui s’adonnent à l’action de grâces ne voient que Dieu, ne pensent qu’à Lui ».

 

Et grands sont, nous dit Saint Bernard, les avantages d’une telle spiritualité. Ils sont eux aussi double.

Cela nous soulage des peines de la vie présente :

   «  C’est d’une part un bon moyen de soulager les peines de la vie présente qui sont plus tolérables quand nous éprouvons le bonheur de louer Dieu ». (Cant. des Cant. P.158)

 

et cela nous approche, aussi, de l’exemple des habitants du Ciel :

    « et d’autre part, rien sur terre ne saurait mieux que l’allégresse de la louange, nous donner l’image de l’état des habitants du Ciel ». (p.158)

On ne sait, sur ce sujet, sur quelles citations s’arrêter, tant le choix est grand en cette matière. Mais citons tout d’abord  St Mathieu ou notre Seigneur affirme, du serviteur fidèle : Fuisti fidelis… Intra in gaudio Domini tui »; ou encore dans l’Apocalypse, les chapitre 4,5 et 7 ou Saint Jean l’Evangéliste nous présente le Ciel et les élus en perpétuelle adoration de leur Seigneur et Maître : « …Et ils ne cessent jour et nuit de dire «  Saint, saint , saint est le Seigneur Dieu, le Tout puissant qui était , qui est et qui vient …et ils jettent leur couronne devant  le trône, en disant : Vous êtes digne, notre Seigneur et notre Dieu, de recevoir l’honneur, la gloire et la puissance, car c’est vous qui avez créé toutes choses et c’est à cause de votre volonté qu’elles ont eu l’existence et qu’elles ont été  créé » (Ap 4,8-11). Voyez aussi Ap. 5,8-14. ou encore Ap 7,9 et ss.

 

Dès lors, il faut savoir alterner entre le souvenir de nos pêchés et le souvenir des bienfaits divins. « C’est pourquoi, je vous engage, nous dit Saint Bernard, à vous détourner parfois du souvenir pénible de vos anciens cheminements, pour suivre l’itinéraire moins ardu ou la mémoire apaisée n’évoque plus que les bienfaits divins »(p,159)

Du reste, cela est recommandé par l’Écriture Sainte : « Mets en Dieu ton plaisir » ou mieux rendu «  Réjouissez-vous dans le Seigneur »

 

Certes, «  l’homme intérieur »  reviendra, quelque fois, sur la considération de soi-même «  Sans doute, il est bon de s’affliger de ses pêchés, mais à condition que ce ne soit pas à tous les instants de sa vie »(p,159).

En effet, « il faut faire alterner avec ce souvenir (de nos pêchés) la mémoire plus heureuse des bontés de Dieu ».

 

B)  Mais pourquoi donc cette alternance dans les considérations intérieures de l’homme juste ? Saint Bernard vous répond : «  Car la tristesse continuelle endurcit le cœur et risque de le jeter au mortel désespoir ».(p,159). Et notre saint de donner l’exemple de Caën, en Gen 4,13 : « ma faute est trop grande pour que je puisse mériter le pardon ».

 

C’est, du reste, la volonté formel de Dieu :

    «  D’ailleurs Dieu lui-même modère l’affliction d’un cœur contrit, retire l’âme abattue de l’abîme du désespoir, console les affligés en leur donnant le miel de ses douces promesses et rend courage à celui qui perd confiance » (p,159)

 

C’est du moins le sens que Saint Bernard donne à cette parole d’Isaïe 48,9 : « Je te mettrai la louange à la bouche, comme un frein qui t’empêchera de courir à ta perte ».

Saint Bernard commente joliment : «  Afin que la vue de tes forfaits ne te jette pas au fond de la tristesse et de peur que comme un cheval sans mors tu n’ailles te précipiter par désespoir au gouffre ou tu périrais, je te mettrai le frein de mon pardon, je te rendrai confiance en te faisant chanter mes louanges; et tu reprendras vie dans ma grâce parce que tu auras compris que je suis plus indulgent encore que tu n’es coupable…Mais non, mais non! La compassion divine est plus grande que n’importe qu’elle faute ».(p,159) Sa bonté est plus grande que quelque crime que ce soit.

La contrition, la honte, la misère : tout cela est bonne chose à contempler… Mais je dois aussi contempler, nous dit Saint Bernard, la miséricorde de Dieu, sa compassion, son propos sauveur, salutaire… et tout cela contemplé, mon âme finit par « la louange de Dieu ». Saint Bernard écrit : « Le juste (ou l’homme intérieur, c’est tout un) ne s’accuse-t-il pas continuellement, mais seulement au début de son discours : car il a coutume de finir par la louange de Dieu ». (p,159)

«  Si je considère mes propres voies, je suis sous l’accablement de la contrition. Si je considère les voies de la loi divine, je trouve le bonheur ».

C’est pourquoi, nous dit Saint Bernard, « l’homme intérieur » a de soi  « une connaissance humiliée », mais de Dieu, « une connaissance heureuse ». C’est pourquoi, il a «  du Seigneur des sentiments de confiance en sa bonté souveraine ». Et « c’est chose facile à qui pratique la fréquente et même continuelle remémoration de la générosité divine ». (p,160) comme à celui qui « garde mémoire des bienfaits du Seigneur et des merveilles qu’il lui avait révélées ». (p,160)

 

Donc pour tempérer la souffrance de l’âme à la vue de son pêché, pour éviter « l’accablement de la contrition »(p,160), « l’homme intérieur » saura se souvenir des bienfaits de Dieu, de sa bienveillance, de sa générosité, «  des bienfaits que la miséricorde de Dieu ne cesse de dispenser aux mortels ». (p,160). C’est cela que Saint Bernard appelle  «  avoir de Dieu une connaissance heureuse »

 

C) Garder la mémoire de l’œuvre de notre rédemption

 

Et parmi tous les bienfaits divins – qui pourrait, du reste, tous les dénombrer – Saint Bernard recommande que «  l’homme intérieur » garde  surtout la mémoire du principal de ses bienfaits : la mémoire de l’œuvre de notre Rédemption. Voilà, essentiellement, le mystère dont il convient de garder la mémoire et qui est de nature à donner de Dieu « une connaissance heureuse » : « Que le principal de ces bienfaits, c’est-à-dire l’œuvre de notre rédemption ne quitte jamais la mémoire des hommes rachetés ». (p,160)

 

D) le mystère de la rédemption

 

Et sur ce thème du mystère de la rédemption, Saint Bernard considère deux choses :

-         le mode selon lequel s’accomplit la Rédemption

-         et le fruit qui en résulte.

 

« Le mode, c’est l’anéantissement ».

« Et le fruit, c’est notre âme remplie de Dieu ».

 

Voilà les objets de la méditation de « l’homme intérieur ».

« La méditation du second point est le germe de la sainte espérance; la méditation du premier est le foyer ou s’allume l’incendie du plus grand amour. Tous deux sont nécessaires à nos progrès : car si l’amour ne l’accompagne, l’espérance reste  mercenaire; et l’amour est tiède si l’on n’en espère aucun fruit ».(161)

 

a) le fruit de la rédemption

 

Alors Saint Bernard développe le fruit de la Rédemption, à savoir que Dieu sera « tout en tous » » il parle, alors, de la possession de Dieu lui-même. Saint Bernard part de la situation de l’âme après le pêché originel : situation de déchéance. C’est la triple concupiscence qui laisse l’âme dans la douleur, dans l’épouvante, la crainte et dans l’erreur. « Triste trinité », dira Saint Bernard. Certes. Mais, grâce à la Rédemption, au rachat, cette trinité est remplacée par «  une toute autre trinité ». Il n’y aura plus de douleur, mais l’éternelle sécurité, plus d’erreur, mais « la lumière qui ne s’éteint jamais », plus de crainte, « mais une paix immuable ». Telle est le Ciel. Telle est le fruit de la Rédemption. Telle l’espérance du juste.

 

b) le mode de la rédemption

 

Puis Saint Bernard développe le mode selon lequel notre rédemption s’est opérée : un anéantissement de Dieu. «  Dieu s’est anéanti lui-même jusqu’ à la chair, à la mort et à la croix ».

Et dès lors « on ne peut mesurer à sa valeur l’humilité, la bonté et la condescendance du Dieu de Majesté qui accepte de revêtir notre chair, d’être mis à mort et de subir l’infamie de la croix ».(p,163)

 

Mais Dieu n’aurait-il pas pu nous sauver autrement? Telle est la question que se pose tout homme droit. « Il le pouvait », dit Saint Bernard. Mais  pourquoi alors cet anéantissement ? Saint Bernard répond très joliment et d’une manière très réconfortante : « Il préféra souffrir l’ignominie, afin d’ôter à l’homme l’occasion de commettre, outre ses autres pêchés, le pire, le plus odieux de tous, c’est-à-dire l’ingratitude ». Ou encore : « Il a pris sur lui la plus lourde peine, afin que l’homme lui (soit) redevable de plus grand amour ».

 

Si la création de Dieu, ce don pourtant merveilleux, a laissé l’homme finalement indifférent, ingrat, oublieux des commandements de Dieu, la Rédemption ne le pourra pas eu égard à son mode. « Mesure le prix de la Rédemption et tu sera confondu », nous dit Saint Bernard ».

 

 Ce  passage, pour sa beauté,  mérite d’être cité in extenso : « Voilà pour les fruits de la Rédemption. Quant au mode selon lequel elle s’opère et que j’ai défini, vous vous en souvenez, comme un anéantissement de Dieu, je vous invite également à porter votre attention sur trois points principaux. Cet anéantissement ne fut ni simple ni médiocre : Dieu s’est anéanti lui-même jusqu’à la chair, à la mort et à la croix. On peut mesurer à sa valeur l’humilité, la bonté et la condescendance du Dieu de majesté qui accepta de revêtir notre chair, d’être mis à mort et de subir l’infamie de la croix. Mais quelqu’un pourrait ici m’interrompre pour dire : Le Dieu créateur ne pouvait-il donc pas réparer son œuvre sans subir cet abaissement? Certes il le pouvait, mais il préféra s’offrir à l’ignominie, afin d’ôter à l’homme l’occasion de commettre, outre ses autres pêchés, le pire, le plus odieux de tous, c’est-à-dire l’ingratitude. Il a pris sur lui la plus lourde peine, afin que l’homme lui fût redevable du plus grand amour. La difficulté de la Rédemption devait être un avertissement pour la créature que la facilité de sa condition première n’avait pas rendue Assez reconnaissante. Que disait, en effet, l’homme ingrat ? Il disait : « J’ai été créé gratuitement mais je n’ai coûté aucune peine à mon créateur. Il a prononcé une simple parole, et j’ai été créé, avec tous les êtres ensemble. Il n’y a rien de bien extraordinaire dans un don qui n’a coûté qu’un mot. Ainsi donc, rabaissant le bienfait de la création, l’impiété humaine trouvait un motif d’ingratitude là ou il fallait reconnaître un motif d’amour; et l’homme  agissait ainsi pour excuser ses fautes. Mais la bouche qui proférait l’injustice a été fermée. Il est manifeste que Dieu a payé pour l’homme un prix énorme : maître, il s’est fait esclave; riche, il est devenu pauvre; verbe, il s’est fait chair; et Fils de Dieu, il n’a pas dédaigné d’être le fils de l’homme. Souvenez-vous que si vous avez été faits de rien, vous n’avez pas été rachetés de rien. En six jours, Dieu a créé toutes choses, et l’homme parmi elles. Mais l’œuvre du salut a demandé trente années entières de terrestre labeur, enduré avec quelle patience! L’ignominie de la croix, l’Horreur de la mort sont venues s’ajouter aux servitudes de la chair et aux tentations  de l’Ennemi! Il le fallait. C’est ainsi, Seigneur, que tu as sauvé les hommes et les bêtes en multipliant ta propre miséricorde ».

 

Vous en conviendrez! La connaissance du mystère de la Rédemption est bien de nature à mettre une âme dans la joie. C’est pourquoi progresser dans «  l’homme intérieur », comme le recommande Saint Paul, c’est aussi progresser dans la joie. La joie spirituelle devient ainsi la note caractéristique de « l’homme intérieur ». On retrouve le beau commandement de Saint Bernard : «  Ayez de Dieu une connaissance heureuse ». Car ce mystère de la Rédemption me parle de son amour, de sa miséricorde, de sa bonté, du pardon, de son anéantissement et de son exaltation, du fruit de la Rédemption : « Dieu sera tout en tous ». Tout cela est principe de joie et de joie profonde.