Le
Canon romain
par R.-. Calmel, O. P.
Je parlerai bien entendu du Canon Romain latin
antérieur aux modifications introduites par le nouvel Ordo Missae
Jusqu'aux années 1950-1951 combien, parmi les
prêtres qui ont maintenant la phobie de prononcer à la Messe un seul mot de
latin ,combien avaient envisagé qu'un temps allait venir où dans l'ensemble de
la Liturgie non seulement on bazarderait le
latin, mais même pour le Canon de la Messe la suppression du latin deviendrait
une pratique hautement encouragée ? Combien de prêtres dans les années 50
avaient seulement entrevu que, quinze ans après, ils allaient crier bien fort
le Canon de la Messe dans la langue nationale et qu'ils auraient le choix entre
quatre formulaires, qui d'ailleurs auraient cessé de s'appeler canon ou règle
invariable ? Que les prêtres et les évêques de France qui dans les années 50
avalent manifesté le désir ou l'espoir de ces chambardements se cherchent et se
comptent : ils ne seront pas deux cents. Bien entendu quelques initiés pensaient
à tout celer et le préparaient dans les ténèbres ; ils préparaient en général
les divers panneaux mobiles et les cléments évolutifs de la religion nouvelle.
En tout cas, aux environs des années 50, et même jusqu'à la mort de Pie XII en
1958, la tradition seize fois séculaire du canon romain latin ne faisait
difficulté pour personne. Elle était en possession paisible. Ni la piété
personnelle du prêtre n'en était gênée ni la participation des fidèles. Nul
n'aurait compris que les prêtres se mettent à dire la Messe en choisissant au
petit bonheur entre quatre prières eucharististiques, chacune du reste se trouvant assortie de ritournelles variables.
La tradition ne gênait personne. La ferveur des fidèles n'était pas toujours
assez vive, l'assemblée pas toujours assez recueillie, mais on ne songeait pas
à rejeter la faute sur la tradition ; on savait que le remède consistait non
pas à casser la tradition mais à la comprendre et l'aimer plus profondément. De
même que l'on disait au célébrant : méditez donc ces prières si simples et si
pleines de l'Offertoire et du Canon, qu'elles soient la nourriture de votre âme
; accomplissez les gestes rituels avec gravité et piété ; de même on exhortait
le peuple chrétien à prendre conscience du mystère ineffable que le Christ
accomplissait à l'autel par le prêtre. Bref on était sûr que la meilleure
célébration de la Messe et la meilleure participation devaient venir de la
conversion intérieure qui fait retrouver la tradition dans sa vérité la plus
intime, la plus nourricière, bien loin de la bafouer. Mais le Concile est venu,
avec ses puissants mirages. La réforme qui aurait dû, qui doit toujours
s'adresser d'abord au cœur et chercher d'abord la conversion personnelle, les
modernistes et leur maffia l'ont détournée sur les structures les plus saintes.
La grande, la belle loi de tous les renouveaux de l'Eglise a été trahie par
Vatican II. Au renouveau véritable en vertu d'une fidélité plus vivante aux
coutumes traditionnelles, sous la pression d'une ferveur accrue, le Concile des
grandes illusions a substitué un hypocrite renouveau par bouleversement
délibéré des traditions, avec une parfaite indifférence à la conversion des
cœurs. C'est ainsi que la Révolution de 89 avait prétendu régénérer la France
en jetant par terre quinze siècles d'histoire et en demandant aux citoyens, non
pas de mieux remplir leurs charges, compte tenu des libertés et franchises
particulières, mais de se laisser manipuler par un Etat totalitaire et
d'adopter son idéologie.
Une
des critiques les plus captieuses que l'on adresse au Canon Romain est la
suivante : superbement commencée avec la Préface, pourquoi donc la grande
prière qui doit environner, préparer, commenter en quelque sorte la
consécration, ‑ c'est à dire l'accomplissement sacramentel du sacrifice
unique, ‑ pourquoi cette prière n'est‑elle pas poursuivie d'un seul
tenant jusqu'au Per Ipsum ? Pourquoi ne progresse‑t‑elle
pas d'une seule coulée comme un fleuve céleste, semblable par exemple à la
Préface de bénédiction du cierge pascal . Pourquoi donc laisse‑t‑elle
l'impression d'être morcelée ?
Je
réponds invariablement : vous avez cette impression faute d'avoir pénétré dans
son unité dernière. D'ailleurs il s'agit d'infiniment autre chose qu'une
solennelle bénédiction liturgique. Il s'agit d'infiniment plus. C'est ici le
sacrifice de la Croix, commémoré et transmis jusqu'à nous dans son objectivité et sa plénitude, quoique d'une manière non
sanglante. Comment mettre en lumière cette richesse tellement prodigieuse sans
la dénombrer un peu en détail ? Ce que vous qualifiez de morcellement n'est pas
autre chose. Consciente du mystère que le Christ réalise à l'autel et qu'il a
remis à ses prêtres jusqu'à la Parousie, comment l'Eglise pourrait-elle ne pas
reprendre souvent sa supplication pour que le sacrifice soit agréé ? Comment
pourrait‑elle ne pas faire mention des fruits de paix et de salut qu'elle
en espère ; comment ne point s'attarder à nommer la hiérarchie ecclésiastique ;
comment hésiter à se placer sous le haut patronage de la Vierge Marie, des Apôtres,
des Martyrs et de tous les Saints ? Le moyen de ne pas faire, pendant le Canon,
une pieuse descente en Purgatoire ‑ languentibus in Purgatorio qui torquentur gravi supplicio ‑ et
comment ne pas multiplier les signes de notre indignité et incapacité ? Si l'on
estime rompre l'unité (lu Canon par les éléments qui permettent d'entrevoir la
qualité infiniment riche de cette unité, alors on ne sait plus de quoi l'on
parle.
Pour
sûr on peut concevoir une préface
consécratoire qui, par exemple, commencerait par la préface commune et.
sans même la terminer immédiatement après le Per Christum Dominum nostrum, passant par‑dessus les ajouts
supposés « moins primitifs » : Sanctus, Te
igitur, Memento, Communicantes, Hanc igitur, tomberait à pic sur le Quam oblationem, puis, après les paroles
efficaces de la double consécration, omettant toute élévation, poursuivrait par
le Unde et Memores et le Supra quae pour finir au plus vite avec
le Per Ipsum. C'est même cela, en
l'étriquant encore un peu, que la Seconde
Prière Eucharistique, celle qui pratiquement
fait loi, a essayé d'imposer au prêtre et aux fidèles. Dans cette construction
arbitraire, il se peut que des liturgistes ultra‑cérébralisés découvrent
une ligne « plus pure ». et « plus continue ». La Messe d'ailleurs demeure
valide ‑ si du moins l’intention du
célébrant est catholique ... En fait et depuis plus de quinze siècles ce
n'est pas ainsi quel les choses se sont faites et que l'Eglise les a voulues.
Très vite des prières se sont intercalées, non pour briser l'unité de la ligne
mais pour manifester de quelle ligne il s'ait : ligne de l'oblation
sacramentelle du sacrifice de la Croix, ligne de l'oblation que fait l'Eglise
d'elle-même conjointe au sacrifice de son Epoux..
Les
termes de chacune des prières et leur balancement, la richesse, la clarté, la
cohérence de leur signification, leur enchaînement, tout dans l'ensemble du
Canon Romain latin, et tout dans les détails, coopère à l'accomplissement le
plus noble du mystère ineffable confié aux prêtres de l'Eglise, au nom de Jésus‑Christ
: la double consécration.
Certains éprouvent quelque surprise devant
l'insistance du Canon romain à demander que le sacrifice soit agréé par le
Père. Pourtant cette reprise inlassable de la même supplication ne devrait pas
étonner. Sans doute, l'oblation du sacrifice de la Croix, rendu présent en
vertu des paroles efficaces de la double consécration , cette oblation du
Christ en personne est toujours et nécessairement agréable au Père céleste, de
même qu'elle accomplit très certainement le salut des hommes. Mais une autre
considération s'impose. C'est à partir d'humbles réalités, c'est à partir d'un
peu de pain et d'un peu de vin, mis à part ait moment de l'Offertoire, que le
Christ va consommer le sacrifice de propitiation et de louange, qui plaît
infiniment au Père. Eh t bien, il n'y a point de proportions entre d'un côté
ces hosties et ce vin, offerts par l'Eglise dès l'Offertoire et d'un autre côté
l'offrande que fera le Christ de son propre corps et de son sang véritables en
vertu de la consécration. Il convient donc à l'Eglise, dans le sentiment très
humble de la condescendance divine, qui daigne opérer la transsubstantiation
sacrificielle des modestes oblats qu'elle présente, il convient à l'Eglise de
prier et supplier le Père de vouloir accepter ses propres oblats au point de
les faire devenir le corps et le sang du Verbe Incarné Rédempteur. Une autre
raison vient justifier encore l'insistance de l'Eglise à réclamer que le
sacrifice soit reçu favorablement par le Père. Si le sacrifice du Christ en
effet est toujours accueilli par le Père, du seul fait d'être réalisé, ex opere operato, en revanche l'offrande
de l'Eglise en tant qu'elle est jointe à celle du Christ, ne saurait être
accueillie qu'en vertu d'une miséricorde infinie et parce que le Père du Ciel
aura d'abord rendu l'Epouse digne de l'Époux. Vous me direz qu'il en est
toujours ainsi et que le Père ne cesse pas de sanctifier l'Eglise pour la
rendre digne du Christ. Nous n'en doutons pas. Mais savons‑nous assez que
c'est là un effet de la prière de l'Eglise, prière qui est elle‑même
suscitée par l'Esprit du Christ ? En tout cas, avec le Canon romain nous ne
risquons pas d'oublier celle loi primordiale de la Rédemption : si le sacrifice
du Christ est toujours accepté. le sacrifice de l'Eglise, qui s'y intègre
nécessairement, n'est accepté que parce
que le Père l'a rendu acceptable, et le Père ne l'a rendu acceptable que
parce que l'Eglise n'a cessé de l'en requérir très humblement et dévotement.
Tout prêtre, tout fidèle ayant entrevu ce mystère ne
trouvera pas trop nombreuses les formules qui, dés l'Offertoire, implorent
l'acceptation du Sacrifice, ‑ semblables aux frémissantes ondulations des
blés mûrs qui tour à tour se creusent et se gonflent, s'arrêtent et reprennent
bientôt, sous le souffle infatigable des grands vents de la Saint Jean d'été.
Suscipe Sancta Trinitas hanc oblationem... etpraesta ut ip conspectu tuo tibi
placens ascendat (1) ... ‑Et sic fiat sacrificium nostrum ut a te
suscipiatur hodie (1)...‑ Orate fratres ... ut in conspectu Domini sit
acceptum sacrificium (1) ... ‑ uti accepta habeas et benedicas (dans le
Te igitur. ‑ ;Ut placatu accipias (dans le Hanc igitur). ‑ Le Quam
oblationein tout entier. ‑ Puis, après l'anamnèse (l'Unde et memores), où
l'Eglise exprime avec une telle force son assurance et sa paix triomphale :
Offerimus... hostiam puram, voici de nouveau la même supplication Supra quae
propitio ac sereno vultu respicere digneris et accepta habere sicut... Jube
haec perferri... in conspectu divines majestatis tua? (Prière Supplices te
roqamus (2).
Traduisant
à la perfection l'attitude qui convient à l'Eglise pour offrir le Sacrifice que
lui a remis son Sauveur et son Epoux, le Canon romain est foncièrement
suppliant et oblatif. La disposition suppliante et oblative, qui est
essentielle à la Messe, entre dans la texture du Canon romain.
Lorsque
le formulaire d'un rite répond aussi convenablement â son objet, lorsque ceux
qui usent de ce formulaire, invariable depuis plus d'un millénaire et demi,
s'en trouvent heureux et comblés, on ne voit vraiment pas de raison suffisante
de le modifier ou de lui substituer autre chose. On ne voit au contraire que
des raisons de garder intact ce formulaire sans défaut, en user avec la plus
grande dignité possible, le méditer humblement dans son coeur.
R.-.
Calmel, o, p.
P. S. ‑ A ceux qui prétendent que l'usage
du latin dans le Canon et l'unicité du formulaire servaient à déguiser la tiédeur
et la routine, je réponds à chaque coup : même chez un Curé d'Ars ? même chez
un Père de Foucauld, un saint Pie X et la phalange magnifique des saints
prêtres, pontifes ou non pontifes, qui depuis des siècles et des siècles ont
consacré en latin, et ont dit le Canon romain avec une intensité de foi,
d'adoration, de surnaturelle tendresse qui saisissait les fidèles et frappait
doucement à ce recès du coeur où l'homme le plus superficiel, le plus endurci,
a perçu un jour ou l'autre l'interrogation dernière : ce que dit la religion,
ce qu'elle fait, est‑ce sérieux ? ‑ Réciter le Canon, toujours
le même, à voix basse et en latin, a favorisé la routine chez les prêtres qui
avaient consenti à la tiédeur : voilà tout. La cause de la routine n'est pas à
chercher dans le Canon romain, mais dans la médiocrité du prêtre. ‑ Et puis,
quel besoin de poser tout de travers cette question de routine. Car il s'agit
de savoir avant tout si, oui ou non, dans le ministère des sacrements, il est
des paroles qui, sans être absolument requises pour la validité, g tiennent
cependant de trop prés pour envisager d'en fournir des versions multiples et
indéfiniment variables. La réponse est oui. Dès lors, contre le danger de
routine le remède est à chercher non dans la variation de telles formules mais
dans l'accroissement de la vie intérieure.
(1) Prières de l'Offertoire au Rite dominicain,
(2) Comme étude accessible et sûre, profonde et
pieux, sur la Messe en général et le Canon, en particulier, je ne me lasse pas
de recommander, dans la collection Je sais, Je crois (chez Fayard, éditeur à
Paris) le petit livre de 125 pages de François Amiot, sulpicien, Histoire de (!a Messe. Paru en 1956 ce
très grand petit livre est bien oublié. Il est cependant, et de très loin, plus
éclairant et édifiant que les petits livres de Jungmann, parus au Cerf vers 4954. On gagnera toujours à
lire l'opuscule de Maritain Liturgie et
Contemplation (Desclée de Brouwer à Paris, 1959).
-Oblation : action de faire une offrande qui a un caractère de sacrifice.
Acte par lequel le prêtre offre à Dieu, pendant la Messe, les « oblats » qu'il
va consacrer.
-Oblats : le pain et le vin apportés sur l'autel pour être consacrés.
-Propitiation : intercession qui a la vertu de rendre Dieu propice, en
procurant la remise des fautes.
-Anamnèse : nom donné par les liturgistes à !a prière qui suit la
consécration