LE CATHOLICISME CHEZ LES ARMENIENS

 

 

Le XXe siècle apparaît incontestablement comme dominé, chez les Arméniens, par les événements sanglants de Turquie des années 1915 ; on ne saurait donc faire l'économie d'une analyse de la tragédie. Les historiens impartiaux reconnaissent sans peine qu'il ne s'agissait de rien d'autre que de l'organisation délibérée et ignoble de l'élimination physique des Arméniens de Turquie -de leur génocide, pour employer un terme. adéquat (quoi qu'on puisse penser de l'opportunité juridique de la proclamation récente des députés français à ce sujet).

 

Dans le contexte qui permet de saisir les motifs de ce génocide, on est forcé de relever le jeu trouble qu'avaient joué, dès le XVIIIe siècle, les tsars russes, qui cherchèrent avec ténacité à s'étendre vers le sud et le Proche-orient, expansion où les intérêts économiques, militaires et même religieux (favoriser le triomphe de la' "Sainte Russie orthodoxe") étaient mêlés de façon bien équivoque... La Russie entretenait donc, sans aucune discrétion, les légitimes désirs d'indépendance du peuple arménien soumis depuis des siècles au joug des musulmans ; les tsars allaient jusqu'à appeler explicitement les Arméniens à. la révolte, à la guerre sainte contre les Turcs. Il se trouvait toujours des nationalistes pour répondre à ces appels et espérer que la Russie viendrait militairement à leur aide. Les secours ne venaient guère, les révoltes étaient bien sûr écrasées dans le sang et les timides réformes libérales des sultans étaient d'avance vouées à l'échec. Le plus sûr résultat de ces menées russes au XIXe siècle fut que les autorités turques, qu'elles quelles fussent, considérèrent de plus en plus l'importante minorité arménienne comme un ennemi de l'intérieur, une faction de traîtres en puissance qu'il fallait rendre inoffensifs. Le plus navrant, peut-être, était que les portions de l'Arménie conquises par l'Empire russe en 1828 et en 1878 ne se virent octroyer aucune réelle autonomie par les tsars. Ceux-ci engagèrent une politique d'assimilation et spolièrent les biens de l'Église arménienne qui se trouvaient à leur, portée politique que l'URSS poursuivit au siècle suivant. Entre les appétits territoriaux russes et le pouvoir Musulman' sur la défensive, les Arméniens ne pouvaient être que victimes. Les premiers massacres à grande échelle se produisirent en 1894-1896 : le sultan, dont le pouvoir était menacé de toutes parts, excitait le fanatisme de ses coreligionnaires, et sous son impulsion, malgré les protestations des nations européennes, entre 200 000 et 300 000 Arméniens fuient exterminés en deux ans, et environ 100 000 prirent le chemin de l'exil. La minorité catholique, guère impliquée dans l'agitation politique, fut alors relativement peu touchée.

 

Ces événements de 1894-1896, renouvelés localement lors d'une tuerie à Adane, en 1909, apparaissent comme une première édition, dans des proportions très modestes, des massacres accomplis à grande échelle vingt ans plus tard, dans un contexte extrêmement troublé, puisqu'ils s'exerçaient à l'instigation de dirigeants rénovateurs et belliqueux (les Jeunes-Turcs), engagés de surcroît dans la guerre contre l'ennemi russe héréditaire. En 1915 donc, l'extermination complète des Arméniens de Turquie fut mise en oeuvre ; elle n'eut pas qu'un caractère politique, car on cherchait à faire apostasier ces chrétiens, on torturait d'ignoble façon prêtres et fidèles, on faisait passer de force :à l'islam femmes et enfants réchappés du massacre.

 

Celui-ci toucha cette fois l'ensemble de la population arménienne, les catholiques comme les dissidents. On sait que l'extermination était planifiée, sous couvert de déportation pour raisons militaires et dans des conditions sommaires et extrêmement cruelles : tout était prévu pour que le plus grand nombre périsse en chemin ou dans les camps. Le résultat escompté fut obtenu ; l'état de guerre généralisée en Europe permit de minimiser les massacres et leur caractère atroce. Les Arméniens de Turquie qui avaient survécu s'exilèrent, passèrent de force à l'Islam, ou encore furent victimes des nouveaux massacres perpétrés par le nouveau régime turc en 1920-1922. A terme, la communauté arménienne de Turquie (en 1914, entre 1,5 et 2 millions de membres dont un bon tiers fut massacré - estimation basse) fut quasiment anéantie (moins de 70 000 Arméniens subsistaient en Turquie, presque tous à Constantinople, en 1927).

 

Pour ce qui est de l'Eglise arménienne catholique, elle perdit plus de la moitié de son clergé (8 évêques et plus de 100 prêtres), et quatorze évêchés furent rayés de la carte : quant aux simples fidèles, ils périrent dans les mêmes proportions et les mêmes épouvantables conditions que leurs compatriotes "grégoriens". Une réorganisation s'imposait après la tourmente : l'essentiel des Arméniens catholiques se trouvant en Syrie et au Liban, le siège patriarcal fut ramené dans ce dernier pays, à Beyrouth, en 1928, et la petite communauté catholique retrouva, dans l'entre-deux-guerres, son équilibre et sa paix interne.

Les épreuves certes se poursuivirent, pour la communauté arménienne, dans les contrées dominées par l'URSS, pendant les 70 ans d'existence de cette "prison des peuples" (car en Géorgie, dans le Caucase, et bien sûr dans la République d'Arménie, on trouve une population arménienne, qui paya un lourd tribut à la répression soviétique).

 

Aujourd'hui, les Arméniens représentent environ sept millions de personnes, dont 5 à 10 % de catholiques (les données chiffrées sont assez variables suivant les sources...) ; environ les deux-tiers résident sur le territoire de l'ex-URSS, l'autre tiers au Proche-Orient, mais aussi en une diaspora très éparpillée en Europe, dans les deux Amériques, en Australie...

 

Enfin, pour être complet, on a encore représenté sur cette carte l'archevêché des Arméniens de Pologne à Lvov (Lemberg), aujourd'hui en Ukraine, quoiqu'il soit de fait supprimé depuis 1946 (les Arméniens catholiques de l'ex-URSS sont encore actuellement à peu près dépourvus de secours spirituels, à part la fondation à Gumri citée plus haut).

 

Que retenir, en définitive, de l'histoire, longue et mouvementée, des Arméniens en général, et des catholiques de rite arménien? Ceci : (Église arménienne catholique a un rôle à jouer en matière d’œcuménisme véritable : à bien des égards, peu de choses la séparent de (Église arménienne grégorienne : les épreuves communes ont resserré les liens entre Arméniens des différentes obédiences ; par ailleurs, il n'existe pas entre eux de contentieux historique (comme c'est le cas entre gréco-catholiques et orthodoxes dans plusieurs pays de l'Est) et depuis les années 1960, leurs rapports mutuels sont franchement corrects. La hiérarchie catholique a, en outre, un gros atout : celui d'être restée indépendante à l'égard des courants politiques et en particulier du pouvoir soviétique (alors que les Arméniens grégoriens ont connu compromissions et divisions) ; en 1992, un an après l'indépendance de la république d'Arménie, (Église catholique de rite arménien y a été reconnue officiellement ; est-ce une utopie d'espérer qu'elle y remplisse une mission d'unité? L'avenir nous le dira.

 

Autre élément en soi très positif : depuis les années 1930, les liens entre le patriarcat catholique et le Vatican sont sans nuages, ce qui contraste heureusement avec les tensions de l'époque précédente. Le clergé catholique arménien reste d'une formation et d'une discipline exemplaires. On se doit alors de citer une personnalité prestigieuse : celle du patriarche Grégoire-Pierre XV Agagianian (catholicos de 1937 à 1962) nommé cardinal en 1946, qui oeuvra efficacement pour le renouveau de son Église au cours de sa carrière et dont la valeur était incontestée (au point qu'il fut un "papabile" sérieux en 1958 et 1963) ; son intervention au concile Vatican II en faveur de la primauté pontificale (contre son homologue, le patriarche melkite Maximos IV) est restée célèbre ; il mourut en 1971, neuf ans après avoir résigné sa charge de patriarche - car il sut reconnaître que ses fonctions de cardinal l'accaparaient trop pour cela.

 

Et le désaccord doctrinal entre Rome et l'Église arménienne grégorienne (non catholique), me direz-vous peut-être?

Eh bien, il faut se garder de le sous-estimer : la foi est enjeu et, suivant le mot de saint Paul : "Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu" (Hébr. 11/6). On aimerait alors se réjouir pleinement du dialogue oecuménique engagé à partir du pontificat de Paul VI : (Église grégorienne semble avoir reconnu officiellement que la querelle théologique qui la sépare depuis 451 du reste de la chrétienté est une querelle qui ne portait que sur les mots (la langue arménienne du Ve siècle ne distinguait pas les termes de "nature" et de "personne"...) ; les déclarations christologiques avec l'Église catholique (ainsi d'ailleurs qu'avec les orthodoxes) laveraient alors les Arméniens dissidents de (accusation de "monophysisme" (= n'attribuer qu'une seule nature à la personne du Christ). L'analyse de ces déclarations imposerait quelques nuances mais la place nous manque. Bornons-nous à constater que tous les contentieux ne sont pas supprimés pour autant (la question de l'autorité du pontife romain n'est nullement résolue, ni celle des dogmes proclamés après 451) ; mais surtout, ces déclarations communes semblent accréditer officiellement l'idée que I"'Église arménienne grégorienne" et (Église catholique traitent d'égal à égal, et donc qu'elles sont des parties de l'unique Église du Christ. Cette thèse, contraire à la doctrine traditionnelle et dont la condamnation a été rappelée par l'encyclique Mortalium animos de Pie XI, ne peut mériter notre indulgence : les déclarations christologiques communes, quand bien même elles seraient inattaquables sur le fond, risquent presque inévitablement d'ancrer cette communauté chrétienne "schismatique"(c'est-à-dire, suivant la terminologie classique "en rupture" avec l'unique Église catholique), dans ses erreurs et dans son opposition formelle à l'égard de Rome.

Il faut donc se garder de tout optimisme prématuré. L'esprit régnant actuellement à Rome est aujourd'hui sans doute (obstacle majeur au progrès de la foi catholique, en Arménie comme en bien d'autres nations : on laisse entendre aux communautés séparées de Rome qu'elles peuvent rester telles qu'elles sont et que l'Église catholique n'est pas plus qu'elles en possession de l'intégralité de la foi. On se prend alors à rêver : si le contexte actuel n'était pas à un faux oecuménisme qui relativise les dogmes, sans doute l'union espérée se réaliserait-elle entre les deux obédiences du christianisme arménien -car, encore une fois, le climat psychologique est particulièrement serein entre ces deux branches d'un même peuple, branches divisées religieusement, mais non pas ennemies.

Puisse l'année 2001, 17e centenaire de la conversion de la nation arménienne, voir progresser cette cause de l'union.

 

Père Damien-Marie

La Simandre

Février 2001