LA IVème CROISADE
TRAITÉ DES CROISÉS AVEC VENISE
Innocent
III, animé de l'idéal chrétien, soucieux de trouver des hommes et des concours
financiers pour la réalisation de son dessein spirituel, a trop négligé les
problèmes techniques et les questions pratiques. Il avait toujours pensé que
la Sicile, fief du Saint-Siège, serait le lieu de concentration de l'armée
et de la flotte. Sa lettre du 24 novembre 1199 aux évêques et barons siciliens
ne laisse aucun doute à cet égard . Que s'est-il exactement passé au
cours de l'année 1200 ?
On ne
peut l'établir avec précision. Suivant les Gesta Innocentai pepae, Innocent
III aurait chargé le cardinal Pierre de Saint-Marcel de prêcher et d'organiser
la croisade en France, mais il semble que le légat ait été tenu à l'écart
des négociations relatives au commandement de l'armée et au transport des
croisés. A-t-il été consulté sur le choix de Thibaud de Champagne
comme chef suprême? Cela n'est pas certain et, ce qui est encore plus improbable,
c'est qu'il ait été mis au courant des tractations avec Venise pour le transport
des croisés en Égypte d'où devait partir l'attaque contre la Terre Sainte.
Innocent III, s'il en avait été informé, aurait certainement élevé des objections,
car il avait toutes raisons de se défier des Vénitiens auxquels il avait dû
rappeler qu'un décret du concile du Latran retranchait de la communion de
l'Église ceux qui fournissaient aux Sarrasins soit des armes, soit, sous prétexte
de commerce, des ressources quelconques . De plus, les Vénitiens, plus soucieux
de s'enrichir que de venir en aide à la Terre Sainte, étaient les ennemis
de Byzance que le pape voulait entraîner à la croisade. Les déconvenues éprouvées
de ce côté au cours de l'année 1199 décidèrent peut-être Innocent III
à ratifier le traité passé entre Venise et les croisés (8 mai 1201), mais
sans enthousiasme et avec de sombres pressentiments, car il aurait fait stipuler
que les barons « ne causeraient aucun tort à des chrétiens, à moins que
ceux-ci ne suscitassent quelque obstacle à leur route ».
Le traité vénitien n'en reste pas moins un gros
échec pour lui. La direction de l'expédition lui échappe et les barons, en
traitant avec la république, ont fait preuve à son égard d'un esprit d'indépendance
qui est de fâcheux augure. Le pape, depuis trois ans, s'était efforcé de ramener
la croisade à son but primitif, essentiellement religieux. Le choix de Venise
décelait d'autres intentions chez les chefs croisés et il devait puissamment
servir la politique gibeline.
PROPOSITIONS D'ALEXIS L'ANGE
Il allait en surgir une autre, plus favorable encore.
Au moment
où s'élaborait le traité vénitien, le fils de l'empereur grec détrôné Isaac
l'Ange, Alexis, interné à Constantinople, s'échappait de sa prison, quittait
le sol de l'Empire byzantin et débarquait en Italie. Son premier soin fut
de se rendre à Rome où il eut une entrevue avec Innocent III, au cours de
laquelle il promit au pape que, s'il réussissait à devenir empereur, il rétablirait
l'union et soumettrait l'Église grecque à l'Église romaine .
Innocent
III se garda bien de donner le moindre acquiescement et il se tint, par la
suite, d'autant plus sur la réserve qu'Alexis l'Ange, aussitôt après l'avoir
quitté, était allé trouver Philippe de Souabe. Celui-ci a vu immédiatement
le parti qu'il pourrait tirer de la venue en Occident de son jeune beau-frère,
pour reprendre, sous une nouvelle forme, la politique méditerranéenne des
Hohenstaufen.
RENTREE
EN SCÈNE DE PHILIPPE DE SOUABE
MANIFESTE DE BAMBERG
Les deux événements qui devaient profondément modifier les destinées de la
croisade, le traité vénitien et l'arrivée en Occident d'Alexis l'Ange, sont
contemporains de la déclaration
de Neuss et du couronnement d'Otton de Brunswick (3 juillet 1201). Philippe
de Souabe, fortement appuyé par l'archevêque de Magdebourg et par les évêques
allemands qui devaient leur dignité aux Hohenstaufen, s'empressa de saisir
l'occasion, qui se ,présentait à lui, de combattre le projet oriental d'Innocent
III auquel il ne pouvait pardonner d'avoir, en trois ans, ruiné l’œuvre de
Henri VI. Il prit aussitôt position en se donnant, en Allemagne, comme le
défenseur des libertés nationales vis-à-vis du Saint-siège , en même temps
qu'il intervenait à Venise pour détourner la croisade de son but.
Le 8 septembre
1201, une diète fort nombreuse se réunit à Bamberg. Le roi de Bohême, revenu
au parti gibelin, y assiste, ainsi que les archevêques de Magdebourg et de
Brême, onze évêques, plusieurs abbés et beaucoup de princes laïques. L'assemblée
renouvelle à Philippe de Souabe le serment de fidélité et rédige un manifeste,
qui sera envoyé un peu plus tard au pape. C'est un violent réquisitoire contre
le Saint siège, dont le début indique suffisamment le ton :
La raison n'arrive pas à penser et une rude simplicité ne peut croire
que le bouleversement du droit émane du lieu où le droit demeurait jusqu'à
présent d'une inébranlable solidité. Qui donc,si endurci et si pervers soit-il,
pourrait admettre que le fanatisme naisse là où doit fleurir la sainteté?
C'est en effet par une disposition divine et non par une décision des hommes
que la ville de Rome, jadis siège des superstitions antiques, est pieusement
et salutairement devenue le foyer de la sainteté. Tout le monde doit ardemment
prier pour qu'elle ne retourne pas à son premier état, pour que l'oméga ne
remonte pas jusqu'à l'alpha..
On affecte
bien de rejeter tous les torts sur le légat, tellement il paraît extraordinaire
que le pape ait pu commettre un acte « sans précédent dans la fable aussi
bien que dans l'histoire », mais on affirme catégoriquement que jamais
les pontifes romains ne se sont immiscés dans la désignation des rois des
Romains au point de prendre la place des électeurs ou de connaître de l'élection.
REPONSE
D'INNOCENT III
Innocent
III ne se laisse pas émouvoir par cette déclaration de guerre. En Allemagne,
il ne modifie en rien ses directives. Sans répondre officiellement au manifeste
de Bamberg, il fait connaître son point de vue dans une lettre ferme et mesurée
qu'il adresse au duc de Ziihringen en mai 1202 :
Nous reconnaissons, comme nous le devons, aux princes le pouvoir
d'élire le roi destiné à être promu empereur, du moins à ceux auxquels ce
pouvojr revient de droit et selon une antique tradition, et cela d'autant
mieux qu'ils tiennent ce droit et ce pouvoir du Siège apostolique qui a transféré
l'empire des Grecs aux Allemands en la personne de Charlemagne. Mais les princes
sont obligés aussi de reconnaître et reconnaissent entièrement que nous avons
le droit et le pouvoir d'examiner la personne élue comme roi et destinée à
être promue empereur. C'est nous qui lui donnons l'onction, le sacre et la
couronne. Or c'est une règle générale et toujours observée que l'examen de
la personne appartient à celui qui doit lui imposer les mains. Est-ce que,
si les princes s'accordaient pour élire roi un sacrilège, un excommunié, un
tyran, un fou, un hérétique, un païen, nous serions tenu d'oindre, de sacrer
et de couronner un homme de cette sorte ?
Nulle
part la doctrine romaine en matière d'élection et de couronnement impérial
n'a été plus vigoureusement exposée: royauté élective et examen du candidat
à. l'Empire ratione peccati, tels en sont les deux articles essentiels qu'Innocent
III oppose aux accusations violentes de Philippe de Souabe. Il ne renie en
rien sa Deliberatio de janvier 1201 et conserve son appui moral à. Otton de
Brunswick, en m~me temps qu'il resserre son alliance avec l'empereur grec,
Alexis III, également
menacé
par le frère de Henri VI.
NÉGOCIATIONS
AVEC L'EMPEREUR GREC ALEXIS III.
Au printemps de 1202, Innocent III a reçu la visite du nouveau chef de la croisade Boniface de Montferrat, que les barons avalent élu pour remplacer Thibaud de Champagne, mort peu après la conclusion du traité avec Venise et il lui aurait confié qu'il était « peu favorable » au projet d' Alexis l'Ange , avec lequel les choses en restèrent là. Quelque temps après, Alexis III, mis au courant des menées de ce prince, fit part de ses inquiétudes au pape. On n'a malheureusement pas conservé sa lettre dont on ne connaît la teneur que par la réponse d'Innocent III. Le basileus manifestait sa crainte d'être attaqué par les croisés et suppliait le pontife de se mettre en travers de toute entreprise dirigée contre l'Empire grec, laquelle ne pourrait que « fortifier les ennemis du Christ »; il contestait les droits d' Alexis I. Ange, en rappelant qu'à Byzance -il entrait en cela dans les vues d'Innocent III -personne n'est empereur de droit, car la dignité impériale est conférée non par l'hérédité, mais par l'élection des grands; il cherchait enfin à effrayer le pape en insinuant qu'une fois empereur d'Orient Alexis l'Ange ne manquerait pas d'aider Philippe de Souabe à devenir empereur d'Occident; en revanche, il ne risquait aucune allusion à l'union des Églises.
La réponse d'Innocent III est fort habile. Le pape ne cache pas que plusieurs
personnes de son entourage inclinaient à accepter les propositions d'Alexis
l'Ange r pour punir l'Église grecque de sa désobéissance au Siège apostolique
»; il note que Philippe de Souabe est surtout dangereux pour Constantinople,
car, s'il était victorieux - et seule l'opposition de l'Église romaine
l'a empêché de l'être,- il envahirait l'Empire grec que le pape a sauvé
en soutenant Otton de Brunswick et en barrant la route de la Sicile aux Allemands.
Du moins la conclusion est-elle très nette : Innocent III, fidèle aux
principes qu'il énonçait quelques mois plus tôt dans la Décrétale Venerabilem,
considère qu'Alexis l'Ange n'a aucun droit sur l'Empire byzantin et se prononce
en faveur d'Alexis III ; il laisse entendre clairement qu'il ne se prêtera
pas à la combinaison redoutée par l'empereur et qu'il n'admettra pas que la
croisade soit détournée de son but; il se montre prêt à une entente dirigée
contre les projets de Philippe de Souabe, mais il attend d'Alexis autre chose
que de bonnes paroles.
Ces derniers
mots étaient sans doute une invitation à un rapprochement spirituel qui reste
une des pensées essentielles d'Innocent III, mais il ne veut pas sacrifier
la croisade à l'union des Églises, ni Jérusalem à Constantinople. La volonté
de délivrer la Terre Sainte l'emporte.
PRISE DE ZARA PAR
LES CROISES
Au même moment, se produisait un incident symptomatique qui prouvait
à quel point les croisés étaient peu dociles aux instructions pontificales.
Les barons n'ayant pu réunir la somme exigée pour leur passage, les Vénitiens
leur demandèrent d'aller assiéger pour eux la ville de Zara en Dalmatie, que
le roi de Hongrie leur avait enlevée. Il en fut ainsi fait et Zara fut prise
en novembre 1202 2. La croisade débutait par la conquête d'une terre chrétienne,
au mépris des ordres formels du pape.
PROTESTATION
D'INNOCENT III
Aussi l'expédition de Zara pouvait-elle être considérée comme
un grave échec pour Innocent III. Le pape en eut conscience; et éleva la plus
véhémente protestation contre cet acte de banditisme. Il reprocha aux croisés
d'avoir cédé aux suggestions de Satan, refusé aux habitants de Zara que leur
procès avec les Vénitiens fût porté au tribunal du pape, comme ils le demandaient,
de ne s'être même pas, eux qui portaient la croix sur leurs épaules, montrés
respectueux du Crucifix placé par les habitants sur les remparts de la ville,
d'avoir enfin laissé les Vénitiens piller les églises et partagé avec eux
les dépouilles des victimes. Pour conclure, le pape ordonnait, sous peine
d'excommunication, de faire restituer aux envoyés du roi de Hongrie ce qui
leur avait été enlevé.
Quelques
barons avaient cependant désapprouvé ce coup de force. Ils envoyèrent à Innocent
III, pour exprimer leur repentir, une ambassade qui fut d'abord assez mal
accueillie, mais réussit, en fin de compte, à obtenir l'absolution pour les
croisés, étant bien entendu que ceux-ci vogueraient vers la Terre Sainte
sans céder aux sollicitations des Vénitiens et de ceux des chevaliers qui
n'avaient pas voulu s'associer 't la démarche'. Le pape les autorisait même
à avoir des rapports avec la république, sur laquelle l'anathème était maintenu,
au moins jusqu'au jour du débarquement en Egypte ou en Syrie .
ENTREE EN SCENE
DE PHILIPPE DE SOUABE
Philippe de Souabe a-t-il
suggéré l'expédition de Zara? On ne saurait l'affirmer positivement . En revanche,
il ne paraît pas douteux que la diversion sur Constantinople, qui se produit
aussitôt après, ne soit son oeuvre . A la fin de 1202, la guerre civile en
Allemagne paraît tourner en faveur d'Otton de Brunswick qui, grâce à l'alliance
qu'il a conclue avec le Danemark au mois de juin, a affermi son influence
dans l'Allemagne du Nord. Au début de 1203, le landgrave de Thuringe et le
roi de Bohême, jusque-là dans le camp gibelin, se rallient à Otton qui,
dans l'été, après avoir fait reculer Philippe en Thuringe et remporté une
victoire sur l'Elbe, se croira à la veille du succès définitif . Innocent
III, de son côté, mène une active campagne diplomatique; c'est lui qui a déterminé
le roi de Bohême et le landgrave de Thuringe à abandonner la cause des Hohenstaufen;
il se montre non moins pressant auprès des ducs d'Autriche et de Zàhringen,
menace les évêques demeurés fidèles à Philippe de Souabe, suspend l'archevêque
gibelin de Mayence, Léopold, et lui substitue son compétiteur guelfe, Siegfried,
revient à l'assaut auprès de Philippe-Auguste pour qu'il reconnaisse
Otton de Brunswick. La situation de Philippe de Souabe devient critique. Il
lui faut un succès diplomatique et la croisade lui fournira une occasion d'infliger
un échec au pape, tout en reprenant la politique traditionnelle de sa maison.
DÉVIATION
DE LA CROISADE VERS CONSTANTINOPLE
Philippe de Souabe n'ignorait pas que
Venise
était peu favorable à Alexis III auquel la république reprochait de favoriser
ses rivaux en Orient, et qu'elle saisirait avec empressement toute occasion
de reprendre son influence dans l'Empire byzantin. Il serait plus difficile
sans doute de gagner les croisés, gênés par les engagements qu'ils avaient
pris envers Innocent III. A la fin de 1202, lorsque les choses eurent été
mises au point avec Alexis l'Ange, une ambassade partit pour Venise où venait
d'arriver le chef do la croisade, Boniface de Montferrat. Villehardouin a
laissé un récit très vivant de l'entrevue qui eut lieu, en présence du doge,
entre les messagers de Philippe de Souabe et les chefs croisés . Philippe
faisait offrir à ceux-ci de rétablir Alexis l'Ange sur le trône de Constantinople,
moyennant quoi l'Empire grec rentrerait a en l'obéissance de Rome » et participerait
à la croisade. Cette proposition se heurta à une vive résistance de la part
des moines cisterciens, mais Boniface de Montferrat, Baudouin de Flandre et
plusieurs hauts barons se prononcèrent en faveur de l'adhésion au projet gibelin
qui fut finalement adopté. Alexis l'Ange vint rejoindre l'armée et, le 24
mai 1203, la flotte des croisés quitta Corfou, voguant vers Constantinople
.
ATTITUDE
D'INNOCENT III.
Dans ce même mois de mai, Philippe
de Souabe faisait savoir à Innocent
III qu'il était prêt à exécuter son vœu de se rendre en Terre Sainte, ce qui
serait pour lui un moyen d'obtenir l'absolution pontificale, en lui laissant
entrevoir aussi la possibilité de réaliser prochainement l'union des Églises
4. Cette singulière démarche accusait une volte-face complète. Philippe,
qui essuyait au même moment en Thuringe une grave défaite, était-il
sincère et, croyant sa cause perdue en Allemagne, voulait-il se réconcilier
avec Innocent III pour obtenir un dédommagement en Orient? Espérait-il
que le pape, mécontent du silence d'Alexis III sur l'union des Églises, saisirait
l'occasion qui lui était offerte? La chose n'est pas impossible, car, à partir
de cette date, il n'a cessé de solliciter son absolution, même lorsque, en
Allemagne, il eut repris le dessus et parut à la veille de l'emporter sur
son rival.
La
démarche n'en restait pas moins audacieuse. On ne connaît malheureusement
pas la réponse d'Innocent III. Il est probable que le pape pour le moment
a gardé le silence et qu'il a voulu attendre l'issue des graves événements
qui se déroulaient en Orient . En tout cas, Innocent III a pris, dès le début,
très nettement parti contre l'expédition de Constantinople. Informé sans doute
par le légat Pierre de Capoue des tractations de Venise, il a, en février
1203, rappelé aux croisés l'interdiction, antérieurement formulée, d'envahir
les terres chrétiennes, puis, le 21 avril, il donna l'ordre à son légat de
ne pas rejoindre l'armée tant que les Vénitiens seraient sous le coup de l'excommunication
. Une troisième lettre, adressée aux croisés en mai, est non moins formelle :
Que nul de vous ne
se flatte d'avoir le droit d'occuper ou de piller le territoire des Grecs.
Il aura beau dire que cette terre n'est pas soumise à l'Église romaine, que
l'empereur qui la détient et qui a fait crever les yeux à son frère est un
usurpateur. Quels que soient les torts de ce souverain, il ne vous appartient
pas d'en être juges. Vous n'avez pas pris la croix pour venger cette iniquité.
Prenez garde de vous tromper vous-mêmes et de vous laisser tromper par
d'autres. Laissez toutes ces soi-disant occasions qui s'offrent à vous,
toutes ces prétendues nécessités. Ne consacrez vos forces qu'à délivrer la
Terre Sainte et à venger l'injure du Crucifié. S'il vous faut butin et conquête,
prenez-les donc sur le Sarrasin, notre véritable ennemi. En vous arrêtant
dans l'Empire grec, vous risquez de dépouiller vos frères .
PRISE
DE CONSTANTINOPLE PAR LES CROISES (17 JUILLET 1203)
Cette interdiction n'eut aucun effet. Sans doute quelques croisés abandonnèrent-ils
l'armée pour voguer vers la Terre Sainte.
mais la plupart des barons suivirent Boniface de Montferrat. Le 23
juin 1203, ce dernier contingent était en vue de Constantinople. Le 17 juillet
la ville était prise après un siège fameux dont Villehardouin a laissé une
description pittoresque et colorée. Alexis III prit la fuite, puis Isaac et
Alexis l'Ange reçurent à Sainte-Sophie la couronne impériale.
VICTOIRE
GIBELINE
La prise
de Constantinople par les croisés était un grave échec pour Innocent III,
en même temps qu'un incontestable succès pour Philippe de Souabe auquel elle
ouvrait toutes sortes d'espérances : son beau-frère était installé sur
le trône de Byzance et, comme il était probable qu'il se heurterait à une
violente opposition, qu'il se montrerait incapable de conjurer l'anarchie,
il y avait tout lieu de penser que l'armée allemande serait amenée tôt ou
tard à venir rétablir l'ordre dans la capitale de l'Empire grec, ce qui permettrait
de reprendre le grand projet d'hégémonie méditerranéenne élaboré par les Hohenstaufen.
Il fallait seulement pour cela arracher la couronne à Otton de Brunswick.
Aussi le grand événement; dont l'Orient venait d'être le théâtre a-t-il
eu pour effet immédiat. de stimuler le prétendant gibelin qui, pendant la
fin de l'année 1203, prépare énergiquement sa revanche. En 1204, au moment
où Otton de Brunswick s'apprêtait à entreprendre en Souabe l'expédition qui
devait le débarrasser de son rival, Philippe envahit brusquement la Thuringe
et son avance est foudroyante : le landgrave Hermann se soumet; Ottokar de
Bohême, vaincu à son tour, accepte de payer tribut; l'archevêque de Cologne,
Adolphe d'Altona, abandonne lui aussi Otton et couronne le prétendant gibelin
à Aix-la-Chapelle en présence d'une nombreuse assistance (6 janvier
1205); le duc Henri de Brabant, les villes rhénanes passent, au même moment,
dans le camp du vainqueur . La victoire gibeline s'affirme en Occident comme
en Orient.
Toutefois
ce renversement de la situation en Allemagne se produisait trop tardivement
pour Philippe de Souabe. A Constantinople, Isaac et Alexis l'Ange n'avaient
pu tenir aussi longtemps qu'il eût été nécessaire et l'Empire grec s'était
effondré avant que le prétendant gibelin fût en état de cueillir les fruits
de la politique destinée à ruiner les plans d'Innocent III.
BAUDOUIN DE FLANDRE EMPEREUR D'ORIENT
Alexis l'Ange avait promis aux croisés
de leur verser une forte somme d'argent et de partir pour la Terre Sainte
une fois proclamé empereur. Les barons occidentaux tenaient beaucoup à l'exécution
de ce dernier engagement qui leur éviterait sans doute de trop sanglants reproches
de la part du pape. Or, l'empereur demanda un délai et il en résulta un refroidissement
sensible dans ses rapports avec ses alliés. Par ailleurs, il avait à faire
face à un mécontentement croissant de la population grecque qui lui reprochait
d'être trop à la remorque des Latins. Au cours d'une violente émeute, Alexis
l'Ange fut étranglé; son père mourut en prison peu après et un agitateur,
Alexis Ducas, dit Murzuphle fut proclamé empereur le 12 février 1204. Un second
siège fut nécessaire pour détrôner l'usurpateur; il eut lieu du 11 au 1.3
avril; Murzuphle s'enfuit; après un atroce pillage le comte Baudouin de Flandre
fut élu empereur le 9 mai, puis solennellement couronné à Sainte-Sophie
le dimanche suivant (16 mai). Constantinople passait des mains des Grecs en
celles des Latins.
PERSISTANCE D'UN EMPIRE GREC
Il subsista cependant un Empire grec. Après la fuite de Murzuphle, un gendre
d'Alexis III Théodore Lascaris, avait été élu basileus à Sainte-Sophie, puis
avait gagné Nicée dont il fit sa capitale; un autre État grec se forma autour
de Trébizonde et un troisième en Épire. L'Empire latin se trouvait encerclé,
et, par surcroît, il était très divisé Baudouin, revêtu de la dignité impériale,
occupait Constantinople, mais Boniface de Montferrat, roi de Thessalonique,
régnait sur la Macédoine et la Thessalie; la Grèce était partagée en une série
de dominations féodales; Venise occupait les îles et tout le versant de la
mer Ionienne . Cette situation politique ne pouvait manquer d'avoir dans le
domaine religieux de graves répercussions dont Innocent III n'a pas suffisamment
mesuré l'ampleur.
ATTITUDE
D'INNOCENT III
Le pape a suivi de très près l'évolution
de la situation à Constantinople. II a fort bien vu qu'il avait perdu
la direction de la croisade, mais il n'a pas renoncé à ramener celle-ci
à sa destination primitive; pour le reste, il s'est confiné dans l'expectative,
en gardant à l'égard des uns et des autres une prudente réserve. Informé de
la prise de Constantinople tout à la fois par Alexis l'Ange et par les croisés
3, il a pris note de la promesse, apportée par le nouveau basileus, de ramener
l'Église d'Orient à l'obédience romaine, en l'informant assez froidement qu'il
l'attendait à ses actes. Quant aux croisés, tout en manifestant l'espoir d'une
prochaine union des Églises grecque et latine, il ne leur a pas caché que
la délivrance de Jérusalem l'intéressait davantage et leur a donné l'ordre « de courir sans délai » vers la
Terre Sainte, ce qui était pour eux le seul moyen de faire oublier leur désobéissance
envers le Saint-Siège et leurs attaques si répréhensibles contre des chrétiens.
IL RECONNAIT
L'EMPIRE LATIN
Les événements du printemps de 1204
posèrent le double problème de la croisade et de l'union des Églises sous un jour tout nouveau.
A peine
investi de sa dignité, l'empereur Baudouin adressa à Rome une relation détaillée
d'où il résultait que le pape avait lieu de se réjouir : la révolution
qui s'était accomplie à Constantinople ne pouvait que tourner à l'honneur
de l'Église romaine et préparer la délivrance de la Terre Sainte, mais il
fallait qu'Innocent III envoyât à Constantinople des clercs et des moines
pour prêcher la foi et administrer les églises, qu'il envisageât surtout la
convocation dans l'ancienne capitale byzantine d'un concile qu'il viendrait
présider en personne .
Innocent III, qui avait accueilli avec une défiante réserve les propositions
d'Alexis l'Ange, eut le tort de ne pas attendre un complément d'information
avant de répondre à l'empereur latin. Ignorant que les croisés s'étaient déshonorés
par toutes sortes de violences, ne se rendant pas compte non plus que l'Empire
grec, quoique ayant perdu sa capitale, subsistait toujours avec un chef énergique
et des partisans décidés, se croyant à la veille d'atteindre le double but
qu'il n'avait cessé de poursuivre depuis le début de son pontificat, il manifesta,
dans sa réponse à Baudouin, un enthousiasme aussi prématuré que peu fondé.
Non content de reconnaître l'Empire latin, il salua sa naissance inattendue
comme une faveur providentielle, un véritable miracle a accompli par Dieu
pour la louange et la gloire de son nom, pour l'honneur et l'avantage du Siège
apostolique, pour le profit et l'exaltation du peuple chrétien». Baudouin
s'étant reconnu vassal du pape, celui-ci le prit volontiers, avec sa
terre et ses hommes, sous la protection du bienheureux Pierre, en manifestant
« l'espoir ou plus exactement la certitude qu'il vénérerait la sainte Église
romaine, mère et maîtresse de tous les fidèles, avec un coeur pur, une bonne
conscience, une foi sincère u et qu'il lui prêterait « un concours efficaces ».
Innocent III alla même jusqu'à absoudre le doge de Venise, Dandolo, à la suite
d'une lettre très humble par laquelle celui-ci essayait de se justifier
de sa désobéissance aux instructions pontificales .
IL RÉPROUVE
LES VIOLENCES DES CROISÉS
Le pape
s'inclinait donc devant le fait accompli, sans même precéder à une enquête
sur les circonstances qui avaient présidé à la fondation de l'Empire latin,
en s'imaginant qu'elle aurait le pour conséquences immédiates le retour de
l'Église grecque à l’obédience romaine et la reprise de la croisade. Il s'aperçut
très vite que c'étaient là de singulières illusions et, a après s'être réjoui
dans le Seigneur n, comme il le disait dans sa lettre à Baudouin, il passa
de l'enthousiasme irréfléchi à la plus vive indignation ou plutôt à une série
d'indignations successives.
Il apprit tout d'abord les excès commis par
les croisés pendant le second siège de Constantinople et les réprouva en termes
énergiques :
Nous ne pouvons avouer sans douleur ni sans honte. Là où nous paraissions
réaliser un profit, nous avons reculé et les raisons d'allégresse se sont transformées en sujets d'angoisse. Comment
fera-t-on revenir l’Eglise grecque
à l’unité et comment obtiendra-t-on d' elle qu'elle soit
dévouée au Siège apostolique après avoir affligée et persécutée? Elle n'a
vu chez les Latins que les des exemples de perversité et des oeuvres de ténèbres,
en sorte qu'elle est tant en droit de les détester comme des chiens. Ceux-ci,
qui n'auraient pas dû api- rechercher leurs avantages propres, mais
ceux du Christ, ont terni de sang chrétien les glaives qu' ils devaient tourner
contre les infidèles. Ils n'ont épargné ni la religion, ni 1’âge, ni le sexe.
Ils ont commis publiquement incestes, adultères et fornications, livré des
mères de famille, même des vierges vouées à Dieu, aux souillures de leurs
soldats. Et il ne leur a pas suffi d'épuiser les trésors de l'Empire, de dépouiller
les puissants et les petits. Ils ont voulu porter la main sur les trésors
des églises et, ce qui est plus grave, sur leurs domaines. Ils ont arraché
des autels les revêtements d'argent et les ont brisés en morceaux qu'ils se
disputaient; ils ont violé les sanctuaires,
emporté les croix et les reliques .
Innocent
III s'aperçut aussi que ces violences, indignes du nom chrétien, avaient été
accompagnées d'injustices non moins condamnables qu'il s'empressa également
de réprouver de toute son autorité.
Après
le couronnement impérial de Baudouin de Flandre, les vainqueurs avaient procédé
à la liquidation de l'Empire byzantin, sans consulter le légat pontifical.
Or l'acte qu'ils avaient signé en commun disposait des biens de l'Église grecque
que les barons français et les Vénitiens se partagèrent en laissant simplement
aux églises et aux monastères ce qu'ils jugeaient indispensable à leur entretien
et à leur subsistance. Cette scandaleuse spoliation fut soumise à l'assentiment
de l'Église romaine. Innocent III la rejeta sans la moindre hésitation.
Il écrivit
à l'empereur Baudouin, au doge de Venise, à tous les évêques et barons qu'il
ne pouvait sanctionner une telle iniquité ni ratifier une convention aussi
blessante pour l’Eglise romaine que vexatoire pour l’Eglise de Constantinople.
AJOURNEMENT
DE LA CROISADE
En l’espèce le Pape a vu clairement que la rapacité des Vénitiens et des chevaliers
occidentaux, tentés par les richesses
du clergé grec, constituerait un obstacle à l'union des Églises dont il avait,
aussitôt après la fondation de l'Empire latin, escompté la réalisation prochaine.
II allait comprendre non moins vite que son espoir d'une prochaine délivrance
de la Terre Sainte n'était aussi qu'une illusion, quoique Constantinople parût
fournir une base plus sûre que l'Égypte à laquelle il avait tout d'abord songé
. Comme il lui est arrivé plus d'une fois, il a été, en l'espèce, desservi
par ses légats, Pierre de Saint-Marcel et Soffred. Ceux-ci s’étaient
empressés de quitter la Syrie et d'accourir sur les rives du Bosphore, abandonnant
sans l'autorisation du pape le poste qui leur avait été assigné après l'affaire
de Zara. Cette désertion était d'autant plus préjudiciable que la mort du
patriarche de Jérusalem était encore récente, que celle du roi Amauri et de
son fils, également survenue depuis peu, privait ceux qui luttaient contre
les musulmans des seuls chefs capables de leur opposer une résistance efficace.
Avec cela, à peine arrivés à Constantinople, les légats avaient relevé de
leur voeu de croisade en Terre Sainte tous ceux qui pendant une année se consacreraient
à la défense de l'Empire, ce qui allait à l'encontre des instructions pontificales.
Dès qu'il apprit la conduite de ses représentants, Innocent III leur reprocha
amèrement d'avoir annulé un voeu sans disposer d'aucun pouvoir à cet effet;
il les pria de regagner immédiatement la Syrie et dépêcha à Constantinople
un nouveau légat, Benoît de Sainte-Suzanne, mais le mal était fait et
Jérusalem pour longtemps délaissée, car, comme le remarque le pape, il serait
difficile de demander de nouveaux subsides à l'Occident pour la Terre Sainte,
lorsqu'on verrait revenir les croisés « chargés de butin et allégés
de leur voeu ».
BILAN DE LA POLITIQUE D'INNOCENT III
Au début de l'année 1205, il semblait
que la politique pontificale allât à un échec et que la reconquête latine
en Orient, but primordial de cette politique, n'eût abouti qu'à la création
d'un Empire fragile et inconsistant, en butte, à l'intérieur comme à l'extérieur,
à l'hostilité des Grecs qui, peu disposés à se rallier à leurs nouveaux maîtres
et dotés de chefs entreprenants et énergiques, songeaient déjà à la revanche.
L'union des Églises pourrait être officiellement proclamée; elle était par
avance condamnée à la stérilité du fait des spoliations et des violences
commises par les conquérants, sans compter que la hâte excessive apportée
par le pape en cette délicate affaire n'était pas de nature à provoquer le
ralliement qu'il souhaitait. Quant à la croisade, ce n'est plus qu'un rêve
lointain. Si le plan gibelin, exécuté par Venise avec le concours des barons
occidentaux, a échoué, on ne peut pas dire que le plan pontifical ait connu
davantage de succès.
Tout
espoir cependant n'est pas perdu, car ce bilan ne se solde pas que par des
pertes. A côté d'échecs évidents, il faut convenir que la fondation de l'Empire
latin de Constantinople a entraîné pour l'Église romaine une extension d'influence
spirituelle et temporelle. Si le patriarche grec, réfugié à Nicée, devenue
capitale de ce qui restait do l'Empire byzantin, refuse de s'incliner devant
l'autorité supérieure dit Siège apostolique, il y aura du moins à Constantinople
un patriarche latin subordonné au pape i. En outre, les provinces illyriennes
de l'Empire byzantin vont être directement rattachées à Rome et l'archevêque
de Constantinople cessera de les revendiquer.
Du point de vue temporel, il en est de même.
La conquête de Constantinople, dans les conditions où elle a été accomplie,
accroît le nombre des États vassaux du Saint-siège; si théorique que soit
la suzeraineté pontificale, il n'en est pas moins vrai que la capitale byzantine
échappe à la domination et même à l'influence des b1ohenstaufendont elle était
menacée quelques années plus tôt, tandis qu'en Allemagne le prétendant gibelin
reste exclu de l'Empire. Au même moment, les pays voisins de l'ancien Empire
byzantin paraissent disposés à reconnaître l'autorité spirituelle et temporelle
de la papauté. En Serbie, Étienne Ier et Voukan manifestent , pour le moment,
d'excellentes dispositions mais surtout, l'année même où se créait l'Empire
latin de Constantinople, Innocent III pouvait enregistrer, avec une évidente
satisfaction, l' entrée de la Bulgarie dans la communauté romaine.
PÉNÉTRATION
ROMAINE EN BULGARIE
Depuis
longtemps des négociations étaient engagées de ce côté. En 1202, « l'empereur
des Bulgares et des Valaques », Kalojean, pour échapper à la mainmise
des Grecs sur ses États, avait fait des avances à Rome. « Tout notre désir,
écrivait-il au pape, est de rentrer dans le sein de l'unité catholique,
mais surtout de recevoir de vous la couronne qu'ont autrefois portée les chefs
de la nation . » Innocent III acquiesça à cette demande, mais subordonna le
couronnement royal de Kalojean à la reconnaissance de l'autorité romaine par
l'Église bulgare, ce qui indique une fois de plus combien les préoccupations
religieuses l'emportaient chez lui sur les ambitions politiques . La réforme
de l'Église fut aussitôt entreprise, sous la direction simultanée de Kalojean
et de l'archevêque de Zagora; dans le courant de l'année 1203, Innocent III
reçut de l'empereur des Bulgares une lettre qui le remplit de joie : le souverain
reconnaissait au pape le pouvoir de lier et de délier tel que l'avait exercé
le bienheureux Pierre et lui confiait que les Grecs lui avaient offert de
le couronner, mais qu'il leur avait opposé un refus 1. Cette soumission formelle
à l'Église romaine et le rejet des propositions byzantines dictaient au pape
son attitude : par lettre du 25 février 1204, il salua en Kalojean le «
roi des peuples de Bulgarie et de Valachie », en l'autorisant à frapper
monnaie à son nom . Un légat, le cardinal Léon de Sainte-Croix, fut
aussitôt envoyé en Bulgarie avec les insignes royaux; il ne parvint pas sans
peine à destination et c'est seulement le 8 novembre 1204 que Kalojean
reçut la couronne royale des mains de l'envoyé de Rome. A la couronne étaient
joints le vexillum pontifical, sur lequel figuraient la croix et les clefs,
et plusieurs livres destinés à instruire le souverain de ses devoirs de chrétien.
Le même jour, Basile, archevêque de Zagora, était investi de la dignité de
primat avec pouvoir de consacrer et de couronner le roi de Bulgarie et de
Valachie, et de confirmer l'élection des métropolitains qui devraient toutefois
aller chercher le pallium à Rome; le nouveau dignitaire reconnut solennellement
la primauté romaine avec toutes les prérogatives qui y étaient attachées .
La Bulgarie était ainsi incorporée dans la Chrétienté latine, mais sa rivalité
politique avec l'Empire latin devait rendre cette conquête spirituelle du
Saint-Siège assez éphémère.
LA CHRÉTIENTÉ ROMAINE A LA FIN DE 1204
Il n'en
est pas moins vrai qu'à la fin de l'année 1204 le domaine de la Chrétienté
romaine s'était singulièrement accru. L'autorité du successeur de Pierre était
reconnue à Constantinople comme à Rome; ainsi qu'Innocent III l'écrivait le
21 janvier 1205, avec une enthousiaste fierté, aux évêques, abbés et clercs
qui se trouvaient réunis dans l'ancienne capitale byzantine devenue celle
de l'Empire latin , la Livonie, la Bulgarie, la Valachie, l'Arménie ont, en
même temps que la péninsule balkanique, été incorporées dans la Chrétienté
romaine qui étend ses rameaux sur l'Europe entière et. sur une partie du littoral
méditerranéen de l'Asie.
Il est
remarquable que cette extension de la Chrétienté romaine coïncide avec l'affermissement
de l'autorité pontificale à Rome.
La situation du pape jusqu'en 1204
y avait été des plus fragiles. A l'automne de 1202 avait commencé une agitation
qui, au printemps de 1203, dégénéra en émeute : le 8 avril, la basilique Saint-Pierre
fut envahie par la foule qui réussit à interrompre une cérémonie religieuse
et Innocent III, insulté dans les rues, dut quitter la ville pour s'installer
d'abord à Ferentino, puis à Anagni ; mais, devant l'anarchie croissante, le
peuple réclama bientôt le retour du pape qui, après s'être fait prier, se
réinstalla au Latran en mars 1204. Loin de se livrer à des représailles, Innocent
III remit à l'un de ses plus farouches adversaires, Jean Pierleone, le pouvoir
de nommer le sénateur conformément à la constitution de 1198, ce qui lui valut
les acclamations de la foule. L'opposition ne désarma pas tout de suite, mais,
à la fin de l'année 1204, c'en était fini de l'agitation . L'aristocratie
aussi bien que la commune avait trouvé son maître et Innocent III, non content
d'accroître son pouvoir, ne cessa de jouir dans Rome d'une réelle popularité.
Il
faut reconnaître qu'il a fort bien gouverné la ville où son intelligente politique
économique a créé une véritable aisance; on a non moins apprécié ses institutions
charitables dont la principale est la création d'un hôpital modèle, administré
par l'ordre du Saint-Esprit, à l'image de celui qui existait déjà à
Montpellier ; enfin on lui a su gré de tout ce qu'il a dépensé pour embellir
Rome où il a agrandi et enrichi les églises, notamment Saint-Jean de
Latran et Saint-Pierre où il a fait restaurer la mosaïque de l'abside.
On s'explique dès lors le prestige dont il a joui dans sa capitale. Il eut
plus de mal, malgré la force dont il disposait grâce aux châteaux que sa famille
possédait au sud de Rome, à se rendre maître de la campagne où persistaient
bien des éléments factieux et où l'opposition urbaine ne désarma guère qu'entre
1.207 et 1209, après une répression qui fut parfois violente.
Sa vie (1150/2-1212) La IVème
croisade
Geoffroi de VILLEHARDOUIN, maréchal
de Champagne, puis de Romanie (Empire de Constantinople), joua un rôle important,
comme chef militaire (voir p. 122) et plus encore comme diplomate (voir p.
IIS), dans la IVe croisade, conduite par le marquis Boniface de Montferrat.
Cette croisade, détournée de son but dès l'origine, aboutit en 1204 à la fondation
de l'Empire latin de Constantinople, qui devait durer jusqu'en 1261. C'est
à MESSINOPLE (en Thrace), fief dont il avait été pourvu, que VILLEHARDOUIN
rédigea son HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE CONSTANTINOPLE, et mourut, en 1212
ou 1213
Son œuvre
Ses intentions
Cette oeuvre répond à une double
intention : apologie, édification.
I. APOLOGIE. Partie pour la Terre Sainte, la croisade avait complètement dévié,
ce qui avait scandalisé beaucoup d'âmes pieuses. Les croisés, au lieu de combattre
les infidèles, s'étaient mis d'abord au service des Vénitiens, qui leur fournissaient
une flotte, puis, intervenant dans les affaires des Grecs, s'étaient emparés
à deux reprises de Constantinople, établissant finalement leur domination
sur des populations schismatiques sans doute, mais chrétiennes. I1 s'agit
donc avant tout de montrer que, si la croisade a ainsi dévié, cela tient à
des nécessités matérielles (impossibilité de remplir les engagements financiers
pris envers les Vénitiens), et à l'insubordination, à l'esprit particulariste
d'un trop grand nombre de croisés.
2. EDIFICATION. Du même coup apparaissent
les intentions morales et pieuses. L'auteur fait ressortir les fautes des
hommes ainsi que la toute puissance de la Providence
Conception du genre
historique
II s'agit donc d'une histoire orientée. L'auteur plaide une cause.
Mais comment conduit-il sa chronique ? C'est un récit clair et méthodique d'événements rigoureusement datés et
rapportés dans leur exacte succession. Chef et plus encore diplomate, VILLEHARDOUIN
voit les choses de haut et ne se perd jamais dans le détail. Son œuvre est
donc très lucide et nettement composée. Mais elle manque généralement de pittoresque
et parfois de couleur ; elle laisse une certaine impression de monotonie.
Les scènes aussi vivantes et dramatiques que celles de notre troisième extrait
(p. 120) sont rares.
Valeur de l’œuvre
Pourtant, outre son intérêt documentaire
et historique, la CONQUÊTE DE CONSTANTINOPLE présente une grande valeur littéraire
et humaine.
1 VALEUR LITTÉRAIRE. Cette chronique
marque les débuts de la prose française, et du premier coup, VILLEHARDOUIN
est parvenu à un style clair, empreint de noblesse, qui sait traduire de riches
réflexions psychologiques.
2. VALEUR HUMAINE. L'auteur connaît
les passions des hommes (orgueil, convoitise), et la complexité de leur nature
et de leurs desseins. II a bien vu le vice qui cause l'échec de ces expéditions
lointaines : indiscipline, rivalités de personnes. Enfin il nous fait sentir
avec une réelle intensité la situation si souvent tragique des croisés, trop
peu nombreux, désunis, fort peu soutenus dans le cas présent par l'idéal mystique,
isolés au milieu de populations hostiles et sans cesse menacés d'un anéantissement
total.
La IVème CROISADE
A la fin du XIIème
siècle, sous le pontificat d'INNOCENT III et le règne de PHILIPPE AUGUSTE,
un saint prêtre, FOULQUE DE NEUILLY, prêche la croisade en France. THIBAUT,
comte de Champagne, et Louis, comte de Blois, prennent la tête du mouvement.
Les croisés envoient à VENISE une ambassade, dont VILLEHARDOUIN fait partie,
pour s'assurer le concours de la flotte vénitienne. Un traité est conclu avec
le DOGE (Henri Dandolo). Cependant THIBAUT meurt avant le départ : on choisit
pour le remplacer BONIFACE, marquis de Montferrat.
En juin 1202, l'expédition se
met en route ; mais beaucoup de croisés manquent au rendez-vous de VENISE.
Ainsi la somme promise ne peut être payée aux Vénitiens. Ceux-ci accordent
des facilités de paiement à condition que les croisés les aident à recouvrer
ZARA (sur la côte dalmate). Sans doute le doge se croise, avec de nombreux
Vénitiens, mais en dépit de certaines protestations, la croisade dévie une
première fois de son but. - Prise de ZARA.
Nouvelle déviation à la suite
du traité conclu entre les croisés et le jeune prince ALEXIS COMNÉNE, fils
d'ISAAC empereur de CONSTANTINOPLE détrôné par son frère (qui se nomme également
ALEXIS) : les croisés l'aideront à chasser l'usurpateur, en échange de quoi
« il mettra tout l'empire de ROMANIE en l'obéissance de ROME » (le schisme
d'Orient est consommé depuis 1054), paiera deux cent mille marcs d'argent
et participera à la croisade. La flotte gagne donc les DARDANELLES : malgré
de beaux prétextes, les LIEUX SAINTS sont bel et bien oubliés.
LES CROISÉS EN VUE
DE CONSTANTINOPLE
Voici un moment important dans
l'histoire de la croisade. Les croisés sont émerveillés à la vue de Constantinople.
Cependant les chefs délibèrent, et, le plan du doge une fois adopté, chacun
se prépare pour le débarquement. Ce texte présente un intérêt à la fois psychologique
et historique.
Alors ils quittèrent le port d'Abydos
tous ensemble. Vous auriez pu voir le Bras de Saint-Georges
fleuri, en amont, de nefs, de galères et d'« huissiers » , et c'était
très grande merveille que la beauté du coup d'oeil. Et ils remontèrent ainsi
le Bras de Saint-Georges jusqu'au moment où ils arrivèrent, la veille
de la Saint-Jean-Baptiste en juin , à Saint-Étiennes, abbaye
qui se trouvait à trois lieues de Constantinople. Et alors ceux des nefs,
des galères et des « huissiers » eurent pleine vue sur Constantinople ; et
ils firent escale et ancrèrent leurs vaisseaux.
Or croyez bien qu'ils regardèrent beaucoup Constantinople, ceux
qui jamais encore ne l'avaient vue ; car ils ne pouvaient penser qu'il pût
y avoir ville si riche dans le monde entier, quand ils virent ces hauts murs
et ces riches tours dont elle était close à la ronde tout alentour, et ces
riches palais et ces hautes églises, dont il y avait tant que nul ne l'eût
pu croire, s'il ne l'eût vu de ses yeux, et la longueur et la largeur de la
ville qui entre toutes les autres était souveraine. Et sachez qu'il .n'y eut
homme, si hardi fût-il, à qui la chair ne frémît ; et ce n'était pas
merveille, car jamais aussi grande entreprise n'avait été tentée par personne,
depuis la création du monde.
Alors descendirent à terre les comtes et les barons et le doge
de Venise, et le conseil se tint au monastère de Saint-Étienne. Là maint
avis fut pris et donné. Toutes les paroles qui y furent dites, le livre ne
vous les contera point, mais le conseil aboutit à ceci, que le doge de Venise
se leva tout droit et leur dit :
« Seigneurs, je connais
mieux que vous ne faites les conditions de ce pays, car j'y ai déjà été. Vous
avez entrepris la plus grande et la plus périlleuse affaire qui jamais fut
entreprise ; aussi conviendrait-il que l'on procédât sagement. Sachez,
si nous gagnons la terre ferme, que cette terre est grande et vaste, et nos
gens pauvres et démunis de vivres. Ils se répandront donc à travers la contrée
pour chercher des vivres ; et il y a une très grande quantité de gens dans
le pays ; ainsi nous ne pourrions faire si bonne garde que nous ne perdions
des nôtres. Et il ne s'agit pas que nous en perdions, car nous avons fort
peu de gens pour ce que nous voulons faire.
Il y a des îles tout
près, que vous pouvez voir d'ici, habitées par des populations, .et productrices
de blé, de vivres et d'autres biens. Allons y mouiller, et amassons les blés
et les vivres du pays ; puis, quand nous aurons amassé les vivres, allons
devant la ville, et faisons ce que Notre-Seigneur aura décidé. Car plus
sûrement guerroie tel qui a des vivres que tel qui n'en a point. » A cet avis se rallièrent les
comtes et les barons, et tous s'en retournèrent, chacun à sa nef et à son
vaisseau.
Ils reposèrent ainsi
cette nuit, et au matin, le jour de la fête de Mgr saint Jean-Baptiste,
en juin, furent hissés les bannières et les gonfanons sur les châteaux des
nefs, et les housses des écus ôtées et le bord des nefs garni . Chacun était
attentif à ses armes, comme il devait les avoir ; car ils savaient bien que
d'ici peu ils en auraient besoin.
INTERVENTION DE LA PROVIDENCE
Dans cette page,
c'est l'intention édifiante qui frappe surtout. Plus que sur les événements
eux-mêmes, pourtant d'une importance capitale, l'auteur insiste sur
la leçon qu'il en faut tirer : rien ne s'accomplit ici-bas sinon par
la volonté de Dieu. Compte tenu de l'évolution de l'art, cette conception
de l'histoire restera longtemps en usage : ainsi on la retrouvera, sous une
forme plus ample et plus moderne, dans le DISCOURS SUR L'HISTOIRE UNIVERSELLE
de BOSSUET.
Or oiez
les miracles Nostre Seignor, com eles sont beles tot partot la ou li plaist
! Cele nuit meismes, l'emperieres Alexis de Costantinoble prist de son tresor
ce qu'il en pot porter, et mena de ses gens avec lui qui aler s'en voldrent
; si s'enfui et laissa la cité. Et cil de la vile remestrent mult esbahi ;
et traistrent a la prison ou l'emperiere Sursac estoit, qui avoit les ialz
traiz. Si le vestent emperialment ; si l'emporterent el halt palais de Blacquerne,
et l'asistrent en la halte chaiere, et li obeirent come lor seignor. Et dont
pristrent messages par le conseil l'empereor Sursac, et envoierent a l'ost
; et mandèrent le fil l'empereor Sursac et les barons que l'empereres Alexis
s'en ère Juiz, et si avoient relevé a empereor l'empereor Sursac.
Quant li valez le sot, si manda
le marchis Boniface de Monferat, et li marchis manda les barons par l'ost.
Et quant il furent assamblé al paveillon le fil l'empereor Sursac, si lor
conte ceste novele ; et quant il l'oïrent, de la joie qu'il orent ne convient
mie a parler, que onques plus granz joie ne
fu faite el monde. Et mult fu
Nostre Sire loez pitousement par as toz de ce que en si petit de terme les
ot secoruz, et de si bas con il estoient les ot mis al desore. Et por ce puet
on bien dire : lr Qui Diex vielt aidier, nuls hom ne li puet nuire. »
Or écoutez les miracles de Notre-Seigneur,
comme ils sont beaux partout où il lui plaît ! Cette nuit même, l'empereur
Alexis de Constantinople prit de son trésor ce qu'il put emporter et emmena
avec lui ceux de ses gens qui s'en voulurent aller ; il s'enfuit ainsi et
abandonna la cité. Et ceux de la ville en demeurèrent tout ébahis, et ils
se rendirent à la prison où se trouvait l'empereur Isaac, qui avait les yeux
arrachés. Ils le vêtirent donc en empereur et le portèrent au haut palais
de Blaquerne, et l'assirent sur le trône élevé et lui rendirent leurs devoirs
comme à leur seigneur. Alors ils choisirent des messagers sur le conseil de
l'empereur Isaac et les envoyèrent à l'armée; et ils mandèrent au fils de
l'empereur Isaac et aux barons que l'empereur Alexis s'était enfui et qu'ils
avaient remis sur le trône l'empereur Isaac.
Quand le jeune homme le sut, il
manda le marquis Boniface de Montferrat, et le marquis manda les barons à
travers le camp. Et quand ils furent assemblés au pavillon du fils de l'empereur
Isaac, il leur conte cette nouvelle ; et quand ils l'ouïrent, la joie qu'ils
eurent on ne saurait la dire, car jamais au monde n'éclata plus grande joie.
Et Notre-Seigneur fut loué très pieusement par eux tous, de ce qu'en
si peu de temps il les avait secourus, et de si bas qu'ils étaient les avait
relevés si haut. Aussi peut-on bien dire : a Celui que Dieu veut aider,
nul homme ne lui peut nuire. »
ISAAC est donc rétabli sur le
trône ; les croisés entrent à Constantinople ; un incendie ravage la ville
; le jeune ALEXIS est couronné à son tour et demande aux croisés de prolonger
leur séjour jusqu'à ce que son pouvoir soit affermi ; mais il refuse de tenir
ses engagements, les croisés le défient, et c'est une nouvelle guerre contre
les GRECS, et le Second siège de Constantinople.
Les Grecs tentent
d’incendier la flotte
Cette page est remarquable par le mouvement qui l'anime. A la clarté habituelle de l'auteur s'ajoute ici un autre élément, vraiment dramatique. On notera aussi la réflexion morale de la fin.
Et alors les Grecs imaginèrent un redoutable stratagème : ils prirent dix
sept grandes nefs, les emplirent toutes de bois gros et menu, d'étoupe, de
poix et de tonneaux, et attendirent que le vent soufflât de chez eux avec
violence. Et une nuit, à minuit, ils mirent le feu aux nefs et laissèrent
les voiles aller au vent ; et le feu flamba très haut, si bien qu'il semblait
que toute la terre brûlât. Ainsi s'en viennent les nefs vers les vaisseaux
des pèlerins' ; et une clameur s'élève dans le camp et l'on court aux armes
de toutes parts. Les Vénitiens courent à leurs navires, ainsi que tous les
autres qui avaient là des vaisseaux ; et ils commencent à les arracher au
feu avec grande vigueur.
Et Geoffroi, maréchal de Champagne,
qui dicta cette oeuvre, témoigne bien que jamais sur mer on ne s'aida mieux
que firent les Vénitiens : sautant dans les galères et les barques des nefs,
ils prenaient les nefs tout enflammées avec des grappins, les tiraient de
vive force devant leurs ennemis hors du port, les mettaient dans le courant
du Bras et les laissaient aller en
flammes en aval du Bras. Il y avait tant de Grecs venus sur la rive que c'était
sans fin ni mesure et la clameur était
si grande qu'il semblait que terre et mer s'abîmassent. Et ils montaient sur
des barques et des canots et tiraient sur les nôtres qui combattaient le feu,
et il y eut des blessés.
Les chevaliers du camp, dès qu'ils
eurent entendu la clameur, s'armèrent tous, et les corps de bataille sortirent
en rase campagne, chacun devant soi, selon leur cantonnement, et ils se demandèrent
si les Grecs ne viendraient pas les attaquer en rase campagne.
Ils supportèrent ainsi cette peine
et cette angoisse jusqu'au grand jour, mais, grâce à l'aide de Dieu, les nôtres
ne perdirent rien, sauf une nef de Pisans qui était pleine de marchandises : celle-ci fut consumée par
le feu. Ils avaient été en bien grand péril cette nuit-là, car si leur
flotte eût été incendiée, ils auraient tout perdu, et n'auraient pu s'en aller
par terre ni par mer. Tel est le prix que leur voulut payer l'empereur Alexis
pour le service qu'ils lui avaient rendu.
A CONSTANTINOPLE un nouvel usurpateur,
MURZUPHLE, s'empare du trône ; ISAAC meurt, ALEXIS est étranglé. Les croisés
décident alors de nommer l'un d'entre eux empereur de CONSTANTINOPLE. Cependant
un premier assaut échoue, mais le 12 avril 1204 les croisés
recommencent l'attaque.
Seconde prise de Constantinople
Les adversaires sont en présence. Puis c'est l'assaut « fiers et merveilleus », marqué par les exploits des VÉNITIENS et des FRANÇAIS ; les dispositions sont prises pour la nuit, et, le matin, une heureuse surprise attend les croisés (exactement comme lors de la première prise de la ville). Les derniers défenseurs capitulent et tous restent saisis, comme VILLEHARDOUIN lui-même, devant l'ampleur et la richesse du butin. On notera cette avidité qui, avec leurs ambitions personnelles, contribua largement à détourner les croisés du but initial. Ce texte est donc varié et nous offre d'intéressantes perspectives historiques et psychologiques.
L'empereur Murzuphle était venu camper devant l'assaillant, sur une place,avec
toutes ses forces, et avait dressé ses tentes vermeilles. L'affaire en resta
là jusqu'au lundi matin ; alors s'armèrent ceux des nefs et des « huissiers
» et ceux des galères. Et ceux de la ville les redoutaient moins que la première
fois ; ils étaient si joyeux que, sur les murs et sur les tours, partout il
y avait des gens. Et alors commença l'assaut, farouche et merveilleux, et
chaque vaisseau attaquait droit devant lui. La clameur de la bataille était
si grande qu'il semblait que la terre s'abîmât.
L'assaut dura ainsi longtemps,
jusqu'à ce que Notre-Seigneur leur fît lever un vent qu'on appelle Boire,
qui jeta nefs et vaisseaux plus près du rivage qu'ils n'étaient auparavant.
Et deux nefs liées ensemble, dont l'une avait nom la Pèlerine et l'autre le
Parvis, approchèrent tant de la tour, l'une d'un côté, l'autre de l'autre
(comme Dieu les mena, et le vent), que l'échelle de la Pèlerine joignit la
tour. Aussitôt un Vénitien et un chevalier de France qui avait nom André d'Urboise
entrèrent dans la tour ; et d'autres commencent à y pénétrer après eux, et
les gens de la tour se débandent et s'enfuient.
A cette vue, les chevaliers qui
étaient dans les « huissiers » descendent à terre, dressent des échelles contre
le mur et montent en haut du mur, de vive force ; et ils conquirent bien quatre
des tours. On commence alors à sauter des nefs,
des « huissiers » et des galères
à qui mieux mieux, à qui débarquera le premier ; et ils enfoncent bien trois
des portes, et pénètrent dans la ville ; on commence à tirer les chevaux des
« huissiers », et chevaliers de monter en selle et de chevaucher
droit au camp de l'empereur Murzuphle. Et il avait ses corps de bataille rangés
devant ses tentes ; et, lorsqu'ils virent les chevaliers en selle, ils se
débandèrent ; et l'empereur s'en va fuyant par les rues jusqu'au château de
Bouchelion .
Alors vous auriez pu voir les
croisés abattre les Grecs, et prendre chevaux et palefrois, mulets et mules,
et autre butin. II y eut là tant de morts et de blessés que c'était sans fin
ni mesure. Une grande partie des hauts seigneurs de Grèce se retira vers la
porte de Blaquerne. Et déjà le soir tombait, et ceux de l'armée étaient las
de la bataille et du carnage. Et ils commencent à s'assembler sur une grande
place qui se trouvait dans Constantinople. Et ils décidèrent qu'ils camperaient
près des murs et des tours qu'ils avaient conquises ; car ils ne pensaient
pas qu'ils dussent vaincre la ville en un mois, avec les solides églises et
les solides palais, et les gens qui étaient dedans. Comme ils avaient décidé,
ainsi fut fait.
Ils campèrent donc devant les murs et les tours,
près de leurs vaisseaux. Le comte Baudouin de Flandre et de Hainaut se logea
dans les tentes vermeilles de l'empereur Murzuphle, que celui-ci avait
laissées toutes dressées, et Henri son frère devant le palais de Blaquerne
; Boniface, marquis de Montferrat, avec ses gens, vers le gros de la ville.
L'armée cantonna donc comme vous venez de l'entendre, et Constantinople fut
prise le lundi avant Pâque fleurie .
Pendant la nuit, nouvel incendie de la ville : « il y eut plus de maisons
brûlées qu'il n'y en a dans les trois plus grandes cités du royaume de France
».
Cette nuit passa, et le jour vint,
qui était le mardi matin ; alors, dans le camp, tous s'armèrent, chevaliers
et sergents, et chacun rejoignit son corps. En quittant leurs cantonnements,
ils pensaient se heurter à des troupes plus nombreuses que la veille, car
ils ne savaient pas du tout que l'empereur se fût enfui la nuit. Or ils ne
trouvèrent personne devant eux. . Le marquis Boniface de Montferrat chevaucha
tout le long de la mer, droit vers Bouchelion ; et quand il y arriva, le palais
lui fut rendu, avec la vie sauve pour ceux qui étaient dedans. Là furent trouvées
la plupart des hautes dames qui s'étaient réfugiées dans ce château : on y
trouva en effet la sueur du roi de France , qui avait été impératrice, et
la sueur du roi de Hongrie qui l'avait été également, et beaucoup d'autres
dames. Quant au trésor qui était en ce palais, les mots ne sauraient le décrire
: car il y avait tant de richesses que c'était sans fin ni mesure.
Tout comme ce palais fut rendu
au marquis Boniface de Montferrat, celui de Blaquerne le fut à Henri, frère
du comte Baudouin de Flandre, avec la vie sauve pour ceux qui étaient dedans.
Là aussi se trouvait un trésor énorme, car il n'était pas moindre que celui
de Bouchelion. Chacun garnit de ses gens le château qui lui avait été rendu,
et fit garder le trésor ; les autres, qui s'étaient répandus à travers la
ville, ramassèrent aussi beaucoup de butin, et le butin gagné fut si grand
que nul ne vous en saurait faire le compte, or et argent, vaisselle et pierres
précieuses, satin et drap de soie, vêtements de vair, petit-gris et hermine,
et tous les biens de prix qu'on ait jamais trouvés sur terre. Et Geoffroi
de Villehardouin, maréchal de Champagne, se porte garant, à bon escient et
en vérité, que, depuis la création du monde, jamais on ne fit tant de butin
dans une ville .
BAUDOUIN DE FLANDRE est choisi comme empereur de CONSTANTINOPLE : BONIFACE DE MONTFERRAT, son concurrent, reçoit le royaume de SALONIQUE. Mais des rivalités personnelles divisent les croisés, les GRECS Se révoltent contre eux, des défections éclaircissent leurs rangs. Ils subissent une grave défaite devant ANDRINOPLE (1205) : BAUDOUIN est fait prisonnier, LOUIS DE BLOIS tué; c'est VILLEHARDOUIN qui dirige la retraite. Les croisés reprennent l'avantage et étendent à nouveau leurs conquêtes. A BAUDOUIN, mort en captivité, succède son frère HENRI. Le marquis BONIFACE DE MONTFERRAT est tué (1207) dans un combat contre les « BOGRES » (BULGARES). L'oeuvre de VILLEHARDOUIN s'arrête brusquement ici. Peut-être l'auteur fut-il surpris par la mort avant de l'avoir achevée, à moins qu'il n'ait délibérément arrêté son récit à la mort du marquis auquel il était particulièrement attaché .