Le Pape jean-Paul II a reçu le 25 mai dernier au Vatican une délégation Bulgare. A cette occasion, il évoqua les deux belles figures des apôtres du peuple Slave, St Cyrille et St Méthode. Voici l'histoire de l'évangélisation de ces peuples d'Europe centrale:

 

LA MORAVIE

 

LA GRANDE MORAVIE

On a vu comment s'était formé, au deuxième tiers du IXe siècle, ce royaume de Grande-Moravie . Vainement, pour conjurer le danger qu'il crée à l'Empire franc, Louis le Germanique a-t-il, après la campagne de 846, destitué Moïmir et l'a-t-il remplacé par Rastislav, son neveu. Plus encore que son oncle, ce dernier travaille à grouper en une nation toutes les peuplades slaves du voisinage. C'est chose faite dans les années 846-856. Rastislav n'est d'ailleurs pas hostile au christianisme. Lui-même est baptisé, sans que l'on puisse dire dans quelles circonstances il le fut. Dans les pays qu'il gouverne directement, dans les régions slaves qu'il a vassalisées, l'Évangile arrive à pénétrer. Le concile de Mayence de 852 connaît « la chrétienté encore demi-sauvage des Moraves . C'est de Passau, le diocèse germanique le plus proche, que sont venus les missionnaires.

RASTISLAV ET CONSTANTINOPLE

Mais, qu'ils le veuillent ou non, ces Allemands font en terre slave figure d'auxiliaires du germanisme. Est-il prudent de leur laisser prendre en Moravie une influence prépondérante ? Depuis quelque temps il est beaucoup question en Europe centrale de cet Empire romain qui, de Constantinople, parait s'intéresser vivement à tout ce qui se passe au delà de ses frontières du Nord et de l'Ouest. Les voisins les plus immédiats de Rastislav, les Bulgares, à cheval sur les deux rives du Danube moyen et inférieur, après avoir longtemps combattu contre les Byzantins, sont en passe de s'entendre avec eux. Pour le moment sans doute, ils viennent d'entrer en rapports avec les Allemands, leurs voisins de l'Ouest. Si l'on veut prévenir, l'union des Bulgares avec les Allemands, union qui serait funeste à la Grande-Moravie, le mieux n'est-il pas de se tourner vers Byzance ? Ainsi fut fait: en 862, une légation morave arrive à Constantinople ; elle ne vient point seulement traiter de questions religieuses et les problèmes politiques, tout autant que les affaires ecclésiastiques, la préoccupent. En ces questions d'alliance le patriarche de la Ville impériale avait son mot à dire. II s'appelait alors Photius et occupait depuis quelques années le trône patriarcal ; mais avant d'y monter il avait joué au Sacré-Palais un. rôle de premier plan. Il comprit très vite la situation. Les Slaves de l'Europe centrale se tournaient vers la seconde Rome, comme ceux de la péninsule balkanique, comme ces demi-Slaves aussi qu'étaient les Bulgares. Occasion unique pour donner au patriarcat œcuménique un regain d'influence, pour mettre en échec peut-être - les relations commençaient à se tendre avec Rome - le Siège apostolique! Photius ne laisserait pas sans réponse les consultations de Rastislav. Celui-ci demandait à qui il fallait se fier de tous les missionnaires qui de part et d'autre affluaient en son pays. Constantinople lui répondait en lui envoyant une mission à la tête de laquelle figuraient deux frères, Constantin, qui plus tard prendra le nom de Cyrille, et Méthode.


CONSTANTIN (CYRILLE)

Le plus brillant des deux était à coup sûr Constantin, le cadet. Né, comme Méthode, à Thessalonique, qui confinait avec les régions où dominaient les Slaves, il avait été jeune encore - à l'époque où déjà peut-être son frère exerçait un commandement dans la région du Strymon - envoyé à Constantinople pour y parfaire sa formation (vers 842). C'était le moment où la ville impériale devenait un foyer rayonnant de vie intellectuelle. Une sorte d'université commençait à s'y former, où l'on se préoccupait, plus et mieux encore qu'on ne l'avait fait en Occident un demi-siècle plus tôt, de renouer les liens entre le présent et l'époque glorieuse de la culture hellénique. Parmi les hommes qui y professaient, deux surtout attiraient les. regards: l'ancien archevêque iconoclaste de Thessalonique, Léon, que l'on surnommait le Mathématicien ou le Philosophe, et le futur patriarche Photius. C'est auprès d'eux que se forma Constantin ; et, quand Photius quitta le professorat pour entrer dans l'administration supérieure, Constantin le remplaça. Mais les perspectives que pouvait lui offrir l'enseignement officiel n'étaient point pour le retenir. Il voulait se donner plus complètement à Dieu ; il entra donc dans les ordres et reçut le diaconat. Le patriarche Ignace-le prit dans son administration ; peut-être lui conféra-t-il ultérieurement la prêtrise. On ne sait pourquoi et comment il quitta le patriarcat, pour se retirer dans quelque monastère de l'Olympe de Bithynie, mais il ne s'agit certainement pas d'une rupture qui aurait été amenée par des divergence) de vue avec Photius qui venait de s'y installer. Entre Constantin et son ancien maître, devenu patriarche, les relations continuaient d'être bonnes. Aussi quand il fut question au Sacré-Palais, en 861, d'envoyer une ambassade mi-politique, mi-religieuse, au prince des Khazars, Photius désigna-t-il sans hésiter le jeune Constantin.

CONSTANTIN CHEZ LES KHAZARS

Établis, ou pour mieux dire cantonnés, dans les immenses plaines qu'arrosent le Dnieper, le Don, la Volga dans leur cours inférieur, les Khazars étaient, depuis plus d'un siècle en relations avec Byzance, .sans avoir été amenés au christianisme. Voisinant avec les Arabes, du côté de l'Est, ils avaient été sur le point de se rallier à l'Islam. Finalement, fait sans doute unique dans l'histoire, c'était le judaïsme qui l'avait empoté chez eux . Quand, en 861, le philosophe Constantin, passant par Cherson au sud de la Crimée, se dirigeait vers le pays des Khazars, il n'y avait plus guère d'espoir de tourner vers le Christ cette nation judaïsée. Si on l'envoyait là-bas, c'était surtout à des fins politiques. Durant cette même année 861 de nouveaux adversaires de Byzance s'étaient révélés, en la personne des Russes, dont une flotte avait poussé jusque sous les murs de la « Cité gardée de Dieu ». Sans doute, cette fois encore, la Vierge des Blakhernes avait protégé sa ville ; mais il était prudent de rechercher aussi, pour l'avenir, des appuis humains. Renouveler entre l'Empire et les Khazars l'alliance de jadis, s'assurer de leur concours contre les Russes du Dnieper moyen, acheter tout au moins leur neutralité, tel était le but premier que visait la légation dont Constantin prenait la tête. Mais l'intention religieuse n'était pas exclue. Nul n'était mieux qualifié que le Philosophe pour représenter aux nouveaux sectateurs de Moïse la supériorité de l'Évangile sur la Thorah : Constantin ne faillit pas à ce devoir. Si les hagiographes exagèrent en parlant des nombreuses conversions opérées par lui dans le milieu Khazar, il reste que le passage, d'ailleurs rapide, de Constantin ne demeura point inaperçu. Quand, revenant par Cherson, où il trouva les reliques de saint Clément, exilé disait-on par Trajan en ces lointaines contrées, il rentre à Byzance, son prestige s'est encore accru. A ce même moment, son frère Méthode, qui depuis longtemps avait quitté le monde pour quelque laure de l'Olympe, venait. d'être nommé higoumène d'un des couvents les plus importants de la région. De nouveaux devoirs allaient bientôt s'imposer à tous deux.

CONSTANTIN ET MÉTHODE EN MORAVIE

Si, comme il est vraisemblable, c'est dans lés derniers mois de 862 que se place l'arrivée à Constantinople de l'ambassade envoyée par Rastislav, il faudrait mettre au printemps de 863 le départ de Constantin et de Méthode pour la Moravie. L'hiver fut sans doute occupé aux préparatifs de l'expédition. Le plus urgent était de mettre à la portée des peuples slaves l'Écriture et la liturgie. Les missionnaires germaniques avaient dérouté Moraves et Tchèques avec leur messe latine et leurs lectures où personne n'entendait rien. A ce point de vue les habitudes en Orient étaient infiniment plus libérales. On savait, à Constantinople, que la divine liturgie, même la liturgie byzantine, ne se célébrait pas exclusivement en grec, que, selon les milieux, elle empruntait telle ou telle langue plus familière aux croyants. Aux Slaves ne convenait-il pas d'apporter une liturgie slave, une. Bible slave ? Constantin et Méthode le pensèrent. Nés à Thessalonique, qu’enserraient de tous côtés des populations slaves, l'un et, l'autre des deux frères entendaient certainement cette langue. Gouverneur pendant assez longtemps d'une « slavinie », Méthode devait la parler couramment. Restait à transformer en langue écrite ces dialectes qui. jusque-là n'avaient été que parlés. L'alphabet ;grec ne se prêtait qu'imparfaitement à rendre toutes les articulations du slavon. Constantin et Méthode le complétèrent par une demi-douzaine de signes. C'est avec l'écriture ainsi imaginéequ'ils rédigèrent leur traduction slavonne d'un certain nombre de pièces liturgiques et des péricopes bibliques qu'il était le plus nécessaire de vulgariser.

Par voie de terre, les deux frères atteignirent les terres de Rastislav ; quoi qu'en disent des traditions postérieures, ils ne s'arrêtèrent pas chez les Bulgares. Ce n'est point par eux que le roi Boris fut amené à faire vers le christianisme le pas décisif a. Rastislav à qui ils étaient envoyés était chrétien. II n'est pas dit que des mesures aient été prises par le souverain pour refouler an delà des frontières occidentales les missionnaires latins. A peine en effet Constantin et Méthode étaient-ils arrivés, que Rastislav vaincu prêtait, en 864, serment de fidélité à Louis le Germanique. Ce n'était pas le moment de se mettre à dos les Allemands. Mais, quelque liberté qui fût laissée à ces derniers d'annoncer le christianisme, la concurrence qui leur était faite par les missionnaires byzantins était difficile à vaincre. L'emploi du slave dans la liturgie assurait en grande partie leur succès ; leur prédication; plus accessible à des populations dont ils parlaient la langue, faisait le resté, comme aussi l'antipathie nationale contre tout ce qui venait de Germanie. En peu de temps Constantin et Méthode eurent façonné les Moraves aux idées et aux mœurs chrétiennes, telles qu'on les entendait à Byzance. Parmi leurs néophytes ils commençaient à distinguer ceux qui pourraient devenir leurs coopérateurs, un jour leurs successeurs.

CONSTANTIN ET MÉTHODE A ROME

Mais il leur était impossible de constituer eux-mêmes une hiérarchie ; Constantin n'était que prêtre, Méthode ne l'était même pas. Force était bien d'emmener au loin, pour les faire ordonner, les recrues destinées au sacerdoce. Ce ne pouvait guère être qu'à Constantinople, qui était le port d'attache des missionnaires. Par. Venise, où ils arrivèrent sans doute à l'hiver de 866-867, ils comptaient bien se rendre vers la Corne d'or. Or, ce fut à l'opposé qu'ils partirent, dans la direction de Rome.

C'était, au témoignage de la « légende pannonienne », une invitation directe du pape Nicolas Ier qui les avait attirés vers la Ville éternelle. Au moment même en effet où les deux frères attendaient à Venise quelque bateau en partance pour l'Orient, la curie pontificale organisait une grande mission à destination de la Bulgarie. Jusqu'alors elle semble avoir ignoré ce qui se passait en Moravie et en Pannonie ; mais le séjour assez long dès deux frères à Venise ne pouvait guère lui échapper. Des discussions assez vives avaient eu lieu, dans cette ville, entre les deux missionnaires, demeurés fidèles, ici même, à la liturgie slave, et les adversaires nombreux que cette innovation rencontrait . Des échos durent en arriver jusqu'à Rome, où l'on voulut en avoir le cœur net. Ni Constantin ni Méthode n'avaient de raisons pour décliner l'invitation. Au fond de leur Moravie, absorbés par leurs travaux apostoliques, ils avaient pu ignorer les phases de la querelle qui mettait aux prises Nicolas Ier et Photius, et qui n'avait éclaté qu'après leur départ. Ils n avaient pas de raisons spéciales d'adhérer opiniâtrement à Photius ; ils partirent pour Rome.

RÈGLEMENTS RELATIFS AUX MISSIONS SLAVES

Dans leur bagage, ils apportaient un présent qui était de nature à leur ouvrir toutes les

portes: les reliques du pape Clément, retrouvées jadis par Constantin en Chersonèse, et qui les avaient suivis en Moravie. Quand l'on apprit à Rome que cet incomparable trésor arrivait, ce fut une émotion générale. Constantin et Méthode furent accueillis comme des envoyés de Dieu par le nouveau pape Hadrien II. Les fêtes terminées et le corps de Clément déposé dans la basilique construite depuis longtempsen son honneur, il fallut s'occuper de régler les affaires qui amenaient à Rome les apôtres de la Moravie. Et d'abord celle de la liturgie, car les discussions commencées au pays de Rastislav, continuées à Venise, reprenaient à Rome autour de cette question. Les mêmes arguments enfantins que l'on avait déjà entendus se répétaient de plus belle : seules, disait-on, les trois langues - l'hébreu, le grec, le latin - dans lesquelles Pilate avait rédigé l'inscription de la croix du Sauveur, pouvaient être utilisées pour louer Dieu convenablement. Le Philosophe n'était pas homme à se laisser démonter ; il répéta ce qu'il avait dit à Venise sur les peuples qui louaient Dieu chacun en sa propre langue. Rome se laissa convaincre : « le pape prit les livres slavons, les déposa dans l'église de la sainte Vierge que l'on appelle Phatné et l'on chanta sur eux la sainte liturgie» . C'était l'approbation de la courageuse et intelligente innovation des deux apôtres. Il fallait songer aussi à L'ordination des recrues préparées en Moravie et qui avaient suivi à Rome leurs instructeurs. Méthode et quelques-uns d'entre eux reçurent la prêtrise, d'autres le diaconat . Tous ensemble, dans les jours qui suivirent, célébrèrent la liturgie en slavon dans les basiliques romaines.

MORT DE CONSTANTIN-CYRILLE

I1 restait à mettre un évêque à la tête de cette hiérarchie, et sans doute projetait-on de confier cette dignité à Constantin, mais à peine ces questions étaient-elles réglées que Constantin se sentit frappé à mort. Comme les Byzantins aimaient à le faire, il voulut, pour se préparer à paraître devant Dieu, revêtir l'habit monastique. C'est alors que, suivant la coutume, il changea de nom et prit celui de Cyrille, sous lequel il est plus connu que sous son nom propre. Le 14 février 869, il rendit sa belle âme à Dieu. Malgré les instances de son frère Méthode qui aurait voulu ramener en Orient la dépouille de Cyrille, celle-ci fut ensevelie à Saint-Clément auprès des reliques vénérables rapportées de Chersonèse.

MÉTHODE ARCHEVÊQUE DE PANNONIE

Méthode n'avait plus rien à faire à Rome. L'œuvre évangélique le rappelait dans l'Europe centrale, où sa sphère d'influence allait s'élargir. Kocel, le fils de Priwina, qui de Moosbourg, sur les rives du Balaton, gouvernait la Pannonie centrale, avait suivi avec intérêt les progrès faits en territoires slaves par l'Évangile. Entraîné, qu'il le voulût ou non, dans l'orbite de la Grande-Moravie, il était tenté d'abandonner l'Église bavaroise et de se joindre au mouvement qui entraînait les Slaves vers l'autonomie religieuse sous la lointaine surveillance de Rome. Alors qu'ils se rendaient a Venise, Cyrille et Méthode étaient passés chez lui. Peu après la mort de Cyrille, des messagers de Kocel arrivèrent à Rome, « demandant à l'Apostolicus que ce dernier lui dépêchât Méthode » . Quoi qu'il en fût des droits acquis par l'église de Passau dans cette région pannonienne, le pape crut devoir se prêter à cette requête. Méthode partit pour le pays du Balaton faire une première enquête . Bientôt il reparaissait à Rome accompagné d'une vingtaine de nobles de l'entourage de Kocel. Celui-ci faisait demander au pape que Méthode u fût sacré à l'évêché de Pannonie, siège de saint Andronique ». En d'autres termes, c'était le vieil évêché de Sirmium (Mitrovitza) dont il sollicitait la restauration. La curie dut se ranger d'autant plus facilement à cette proposition qu'en rétablissant ce siège elle affirmait ses droits sur l'Illyricum oriental qui avait jadis relevé du patriarcat romain. Les prétentions de Rome sur la Bulgarie, qui ne ressortissait que partiellement à sa juridiction patriarcale, étaient mises en ce moment même en échec. Raison de plus pour affirmer des droits qui étaient certains, dans un territoire dont le souverain se mettait spontanément dans la mouvance directe du Siège apostolique. Sans doute on risquait par cette initiative de s'aliéner l'Église bavaroise. On passa sur cette considération. En élevant Méthode a l'épiscopat (869-870), on lui attribuait en même temps une juridiction sur tous les pays de l'ancienne Pannonie romaine, augmentée, à l'est et au nord, des pays slaves dont le nouvel archevêque devrait effectuer la conversion à l'Évangile.

C'est en Moravie que Méthode comptait s'installer d'abord pour organiser son ressort métropolitain: Mais les circonstances avaient changé. Dès 869, trois armées commandées par les trois fils de Louis le Germanique avaient ravagé les territoires gouvernés par Rastislav et son neveu Svatopluk . Voulant sauver sa mise, ce dernier s'était rapproché de Carloman, le roi de Bavière. Son oncle l'avait su et avait cherché à le faire disparaître ; ce fut lui. qui fut victime. Prisonnier de Svatopluck, Rastislav fut livré aux Allemands qui ne le lâchèrent plus. A la fin de cette année 870, il serait condamné à mort a la diète de Ratisbonne, la peine capitale étant d'ailleurs commuée en celle de l'aveuglement .

Or, il parait bien que Méthode, arrivé en Moravie à la fin de 869 ou au début de 870, partagea d'une certaine manière les vicissitudes de son souverain. Quoi qu'il en soit de la date exacte a, il est certain que, amené en Bavière par les soldats de Carloman, l'archevêque de Pannonie dut comparaître devant un synode qui groupait les titulaires des sièges principaux : Adalwin de Salzbourg, Annon de Freising, Ermenrich de Passau. Après un simulacre de jugement, où les voies de fait même ne lui furent pas épargnées, Méthode fut enfermé dans une tour, où il pouvait à peine se défendre contre les rigueurs du climat . Ce qu'on lui reprochait, c'étaient ses usurpations prétendues en des régions qui ressortissaient à l'Église germanique , c'étaient aussi les innovations liturgiques qui, les Allemands le sentaient bien, lui attiraient tous les Slaves. Le Siège apostolique, dont l'autorité était bafouée par cette procédure inique, fut très longtemps à connaître ce qui s'était passé en Bavière. Venu à Rome au début du pontificat de Jean VIII, Annon de Freising put déclarer effrontément qu'il ne connaissait même pas Méthode ".

Cependant, alors que, de sa tour, ce dernier essayait de faire parvenir son appel à Rome, la situation se retournait en Moravie. Svatopluk avait eu vite fait de se brouiller avec le roi Carloman, qui, un instant, l'avait traité avec, rigueur et retenu prisonnier. Les Moraves, pendant cette captivité, avaient reconnu comme souverain l'un de ses proches, Sklagamar, bien qu'il fût prêtre. Sous prétexte de mettre à la raison cet adversaire des Allemands, Svatopluk avait obtenu de Carloman sa liberté et même des secours. Puis, rentré en terre morave, il avait fait volte-face. Une expédition germanique échoua et ne fit qu'affermir en Moravie le pouvoir du prince évadé .

ROME ET MÉTHODE

Ceci se passait en 872 ; l'année suivante Jean VIII qui venait de monter sur le trône pontifical recepait enfin l'appel de Méthode. Paul d'Ancône partit aussitôt pour la Bavière, porteur d'un terrible réquisitoire à l'adresse des évêques allemands qui s'étaient permis de contester à Méthode une juridiction qu'il tenait du Saint-Siège. Ils seraient suspens de tout ministère sacré tant qu'ils n'auraient pas mis l'archevêque en liberté. S'ils voulaient poursuivre la cause, ils viendraient à Rome la plaider contradictoirement avec l'adverse partie . Quant à Annon de Freising, qui s'était montré particulièrement .violent, il devrait, sous peine d'excommunication, se présenter sans tarder devant le pape. Il était impossible aux Allemands de répondre autrement que par une soumission immédiate à des ordres aussi péremptoires. Méthode fut remis en liberté et put rejoindre les États de Svatopluk ; il est vrai qu'interdiction lui était faite d'utiliser la langue slave autrement que dans la prédication .

Toute pénible que pût être cette défense, elle n'empêchait pas Méthode de reprendre avec ardeur son œuvre d'évangélisation. Il n'était pas question, pour l'instant, d'aborder les États de Kocel, où l'emprise allemande se faisait de jour en jour plus tenace. Mais l'archevêque pouvait travailler à l'aise, du moins l'espérait-il, au pays de Svatopluk. A en croire la tradition slavonne, les choses seraient allées de telle façon que les missionnaires germaniques auraient été tous expulsés. Il en restait assez pour donner, au moment opportun, de la tablature à Méthode. Svatopluk était de tempérament versatile ; avec cela grossier et sensuel. L'archevêque le reprenait avec une liberté tout apostolique de ses écarts de conduite ; il ne fut pas difficile de le perdre dans l'esprit du souverain. On trouva contre lui des griefs d'ordre dogmatique. Comme tous les Byzantins, Méthode dans son Credo omettait l'addition du Filioque, sur laquelle l'attention venait d'être attirée une nouvelle fois. D'autre part, persuadé comme il l'était de l'excellence des moyens employés par, lui, il n'avait pu se résoudre à renoncer à la liturgie slavonne. Tout cela, des personnes avisées l'allèrent dire au roi ; l'écho de ces discussions arriva jusqu’à Rome. A l'été de 879, Méthode recevait de Jean VIII une lettre fort sèche lui intimant l'ordre de se présenter à la curie, pour y répondre de ses doctrines et de ses habitudes liturgiques. Rappel lui était fait de la défense que, six ans plus tôt, Paul d'Ancône lui avait communiquée, de « chanter la messe en une langue barbare » .

Méthode se rendit à Rome ; les explications qu'il donna de son attitude doctrinale furent jugées suffisantes, valables aussi les raisons par lesquelles il justifiait l'emploi dans la liturgie d'une langue intelligible aux croyants. Il repartait de Rome à l'été de 880 porteur d'une lettre pour le roi : il était confirmé dans tous ses droits et privilèges d'archevêque ; tout le clergé des États de Svatopluk, à quelque nationalité qu'il appartînt, lui devrait obéissance; la langue slave était reconnue par le pape comme langue liturgique. C'était un triomphe complet pour Méthode .

LA TRAHISON DE WICHING

Triomphe complet ? En apparence seulement, car la même lettre annonçait au souverain des Moraves que le Siège apostolique donnait à l'archevêque un suffragant dans la personne d'un Allemand, nommé Wiching, qui avait été consacré à Rome par le pape lui-même, pour occuper lé siège de Neitra . Or Méthode n'aura pas d'adversaire plus retors que ce personnage, stigmatisé à l'envi par toute la tradition slave e. Le bruit ne tarda pas à courir, en Moravie, mis en circulation par Wiching, que l'archevêque Méthode n'avait pas obtenu du Saint-Siège les concessions dont il se vantait. Bien au contraire ; sur le tombeau de l'apôtre Pierre il avait dû jurer de ne plus faire usage, dans la célébration des mystères, de la langue des Slaves. A l'appui de ces dires, certains exhibaient, semble-t-il, une lettre de Jean VIII qui prenait le contre-pied de la missive apportée par Méthode. Excédé, ulcéré, l'archevêque crut un moment que la curie l'avait joué. II s'en plaignit dans une lettre qui ne s'est malheureusement pas conservée. La réponse ne se fit pas attendre. Non, le Siège apostolique n'avait pas varié dans ses sentiments à l'égard de Méthode, dont il connaissait l'orthodoxie, dont il approuvait les initiatives. Non, il n'y avait pas eu d'autre communication adressée à Swatopluk, que celle qui avait été remise à Méthode en mains propres. Non, il n'avait été donné à Wiching aucune instruction ni verbale, ni écrite ; encore moins lui avait-on demandé un serment en cette affaire de liturgie, dont on ne l'avait même pas entretenu. Que Méthode se rassurât; que son zèle continuât à besogner pour Dieu. Puis, quand il serait revenu d'un voyage qu'il projetait, qu'il vint en toute confiance à Rome, discuter contradictoirement avec -son suffragant les griefs qu'il pouvait avoir. Il était sûr de trouver à la curie tous les encouragements, tous les apaisements . Divulguée par Méthode, cette lettre de Jean VIII retourna les esprits ; Wiching et ses partisans furent confondus .

MÉTHODE A CONSTANTINOPLE

Cependant Méthode était parti pour ce voyage dont il avait entretenu le pape. II s'agit, selon toute vraisemblance, d'un voyage à Constantinople, dont parle très explicitement la « légende pannonienne », et qui doit se situer vers ce moment (881-882). C'était la première fois que Méthode, depuis 863, remettait le pied dans la « Cité gardée de Dieu ». Or, il y retrouvait en fonction ce même patriarche Photius qui, vingt ans auparavant, l'avait envoyé, avec son cadet Constantin, à l'évangélisation de la Moravie. Bien des événements s'étaient déroulés depuis cette date ; si Méthode avait connu d'incroyables vicissitudes, Photius, de son côté, était passé par les plus invraisemblables alternatives de triomphe, puis de défaite. Il était vainqueur pour l'instant ; réconcilié avec le Siège apostolique, exalté par le récent concile de Constantinople, il apparaissait comme l'un des arbitres de la situation religieuse dans le monde chrétien. Méthode n'avait aucune raison de lui faire grise mine, tout au contraire. Sa visite était d'abord pour l'empereur Basile, auprès duquel peut-être la Moravie venait chercher quelque encouragement ; mais l'archevêque de Pannonie n'avait à l'endroit de Photius que des sentiments de déférence. Ne nous étonnons donc pas qu'aux dires de la «légende pannonienne », le patriarche, tout comme le basileus, l'ait reçu avec beaucoup de solennité.

MORT DE MÉTHODE

On ne sait ce que fit l'archevêque de Pannonie après son retour de Constantinople. II n'est pas vraisemblable que l'opposition allemande dont Wiching s'était fait le chef ait entièrement désarmé. La vie slavonne montre Méthode, sur la fin de ses jours, retiré des affaires proprement ecclésiastiques et se consacrant à parfaire l'œuvre de traduction commencée jadis avec Constantin. C'est alors qu'il aurait fait passer du grec en slavon l'ensemble de la Bible, puis un certain nombre d'ouvrages de droit canonique et de patristique. Ces occupations, d'ailleurs fort utiles, tendraient à faire croire que, dans le domaine de l'apostolat. ou même de l'administration, il n'avait plus guère de chances de succès. Du moins ses adversaires le laissèrent-ils mourir en paix. Le 6 avril 884 , « il rejoignait ses pères, les patriarches, les prophètes et les apôtres, les docteurs et les martyrs ». On lui fit de splendides funérailles, durant lesquelles le service ecclésiastique fut célébré en latin, en grec et en slavon. « Le peuple s'étant assemblé en une foule innombrable, l'accompagnait avec des cierges, pleurant le bon maître et le bon pasteur ; tous y étaient, hommes et femmes, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, veuves et orphelins, étrangers et indigènes, malades et bien portants ; Méthode était en effet devenu tout pour tous, afin de les conduire tous au salut » .

LA REVANCHE DE WICHING

Mais .à peine était-il mort que le parti allemand se mettait en, devoir d'anéantir son œuvre. Tout d'abord, il est vrai, les circonstances politiques ne furent point favorables. Cette année 884 avait été marquée par de terribles campagnes de Svatopluk, dont le royaume de Bavière, maintenant gouverné par Arnulf, avait eu grandement à souffrir . Mais en 885 une réconciliation complète intervenait entre le chef morave et le Bavarois a et Wiching reprenait auprès de Svatopluk son poste de confiance. Méthode, en mourant, avait désigné comme successeur Gorazd, un de ses disciples de la première heure ; mais il n'est pas vraisemblable que celui-ci eût déjà reçu la consécration épiscopale, qu'il aurait été obligé de chercher à Rome. Wiching le prévint dans la Ville éternelle, envoyé, semble-t-il, par Svatopluk, dont il avait retrouvé les bonnes grâces. Il s'acquit également celles d'Étienne V, qui venait, au mois de septembre, de monter sur le siège pontifical. Comment Wiching put-il persuader le pape de l'hétérodoxie de Méthode, lui faire croire que Jean VIII, cinq ans plus tôt, avait blâmé celui-ci et lui avait formellement interdit l'emploi du slavon comme langue liturgique, c'est ce qu'il faut renoncer à expliquer. Toujours est-il que Wiching rapporta de Rome une lettre lui conférant tout pouvoir dans les États de Svatopluk et blâmant de manière formelle les innovations de Méthode. Les anathèmes que celui-ci aurait pu formuler contre ses adversaires seraient considérés comme non avenus et la liturgie slave devrait maintenant disparaître. fout au plus pourrait-on user de la langue en question pour expliquer, au cours des offices, l'épure et l'évangile. Les contrevenants seraient frappés d'excommunication et l'autorité royale ferait bien de les expulser du pays . Quelque temps après, alors que sans doute Wiching avait regagné la Moravie, une mission pontificale se présentait chez Svatopluk. Les instructions dont elle était. chargée reproduisaient celles que contenait la lettre confiée à Viching ; de plus les légats devraient empêcher Gorazd, que Méthode s'était désigné comme successeur, d'entrer en fonction. Tout d'abord il devrait se présenter à Rome pour y être entendu.

LES DISCIPLES DE MÉTHODE SE REPLIENTENT EN BULGARIE

Svatopluk ne s'embarrassa point de cette formalité. II trouvait que les controverses sur le Filioque dont on lui rebattait les oreilles avaient assez duré. Pour son compte, il n'y entendait pas grand chose, mais comme les Allemands avaient juré devant lui avec toute la célérité désirable qu'ils étaient les seul? à posséder la vraie doctrine, il déclara que a quiconque ne se rallierait pas à l'exposé des Francs leur serait livré pour qu'ils en fissent ce que bon leur semblerait . Ainsi fut fait. La persécution s'abattit sur les disciples de Méthode. Gorazil et ses clercs, dont le prêtre Clément, furent jetés en prison, et finalement expulsés de la ville. Nous ne pouvons dire ce que devint Gorazd, car le groupe des exilés se dispersa avant même d'avoir passé la frontière. Clément et quelques-uns de ses compagnons atteignirent Belgrade, en Bulgarie. Envoyés au roi Boris, ils furent très favorablement accueillis. A cette date, le souverain, qui depuis longtemps balançait entre Rome et Constantinople, mais qui rêvait surtout d'autonomie ecclésiastique, penchait plutôt du côté de l'Église byzantine. Des facilités particulières furent données à Clément pour continuer son oeuvre missionnaire. Avec le temps, sous le deuxième successeur de Boris, Siméon, il deviendra archevêque de Velica, « le premier des gens de langue slave qui ait reçu l'épiscopat », dit fièrement son biographe". La liturgie slave, par ses soins, par les soins de ses compagnons, prenait en Bulgarie ses caractères définitifs. Le slavon trouvait aussi une écriture qui le rapprochait davantage du grec et lui assurait une diffusion plus rapides. Chose étrange, l'innovation liturgique devant laquelle Rome, sous des influences contradictoires, avait hésité trop longtemps allait devenir toute naturelle dans les régions de langue slave, qui l'une après l'autre graviteraient autour de Constantinople. Elle serait le signe distinctif des Slaves et des slavisés qui se considéreraient comme les fils spirituels de la Nouvelle-Rome. « L'Église orthodoxe » gréco-slave commençait à prendre ses premiers caractères. Aussi lien, à ce moment même se déroulait entre la Vieille-Rome et la Nouvelle un duel où ce n'étaient pas seulement les questions secondaires de liturgie et de langue ecclésiastique, qui étaient engagées, mais les principes mêmes de la constitution de l'Église. La tragédie de Photius, avec ses étonnantes péripéties, achevait de se jouer.

 

Histoire de L'Eglise
Fliche et Martin