LE VATICAN JUGE L'ŒUVRE DE ROSMINI
La
Congrégation pour la Doctrine de la Foi a publié aujourd'hui (30
juin 2001) une
Note sur la validité des décrets doctrinaux concernant la pensée et les oeuvres
du Père Antonio Rosmini Serbati. Cette note est signée par le Cardinal Joseph
Ratzinger et Mgr.Tarcisio Bertone, SDB, respectivement Préfet et Secrétaire
de ce dicastère.
« Au
cours du XIXème siècle, le Magistère de l'Eglise - précise le texte
- s'est plusieurs fois intéressé aux résultats du travail intellectuel du
Père Antonio Rosmini Serbati (1797-1855), mettant à l'index en 1849 deux de
ses oeuvres et, successivement, condamnant en 1887 quarante propositions,
principalement tirées des oeuvres posthumes ».
Après
un examen approfondi de ces deux décrets et tenant compte des résultats de
l'historiographie, de la recherche scientifique et théorique de ces dernières
décennies, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi est arrivée aux conclusions
suivantes :
« Actuellement,
les sujets de préoccupations et les difficultés doctrinales qui ont déterminé
la promulgation du décret de condamnation des Quarante Propositions n'ont
plus lieu d'être. En effet, le sens de ces propositions, comprises et condamnées
par le même décret, ne correspond pas au réel point de vue de Rosmini, selon
les conclusions tirées de la lecture de ses oeuvres. Cependant, la question
de la plausibilité du système rosminien en soi-même, de son essence spéculative
et des théories ou hypothèses philosophiques et théologiques qu'il exprime
restent confiés au débat théorique ».
« D'autre
part, l'Encyclique Fides et Ratio Jean-Paul II, place Rosmini comme
un des penseurs les plus récents qui porte à terme la rencontre féconde entre
le savoir philosophique et la Parole de Dieu. Mais en même temps, il spécifie
qu'il ne prétend pas cautionner les aspects de sa pensée, mais seulement proposer
des exemples significatifs d'un chemin de recherche philosophique qui a retiré
de considérables bénéfices de la confrontation avec les données de la Foi ».
« Il
faut également affirmer que le travail spéculatif et intellectuel d'Antonio
Rosmini est caractérisé par une grande audace et valeur, même s'il n'est pas
exempt de quelques hardiesses imprudentes, spécialement dans certaines formulations,
dans la tentative d'offrir de nouvelles opportunités à la Doctrine catholique
en relation avec les défis de la pensée moderne. Son travail, reconnu par
ses plus grands adversaires, s'est développé selon une ligne ascétique et
spirituelle, et a trouvé échos dans les oeuvres qui ont accompagné la fondation
de l'Institut de la Charité et des Religieuses de la Divine Providence ».
La Note se termine, en rappelant que « Jean-Paul II, au cours de l'audience du 8 juin 2001, accordée au Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, a approuvé cette mise au point sur la valeur des décrets doctrinaux concernant la pensée et les oeuvres du Père Antonio Rosmini Serbati. Elle avait été décidée lors de la session ordinaire et il en avait demandé sa publication » (vis-30 juin 2001).
La « Question Rosminienne ».
24 mars 1997, bicentenaire de la naissance d’Antonio
Rosmini
par Robert BELLWOOD
I.C.
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« Je pense que Rosmini est au Paradis : c’était
un saint, et je l’ai dit tant de fois qu’il était un saint »
[1]
. Ce jugement de Saint Pie X sur l’Abbé Antonio Rosmini Serbati (1797-1855) étonnera peut-être le lecteur, bien qu’il ne
soit que l’écho fidèle de l’opinion partagée par tant d’autres experts de
la vie et des écrits du philosophe italien. Or, pour la plupart des français,
si le nom de Rosmini évoque
quelque chose, c’est qu’ils l’ont rencontré quelque part cité comme auteur
condamné par l’Eglise pour de graves erreurs doctrinales.
Comment
un saint pourrait-il avoir proposé l’hérésie ? Comment quelqu’un qui
n’était pas orthodoxe pourrait-il être appelé ”saint” même par le saint pape
anti-moderniste Pie X ?
Acquitté par pie IX ; condamné par leon XIII.
Rosmini-Serbati est connu comme fondateur de deux
congrégations religieuses, « l’Institut de la Charité » et
« les Sœurs de la Providence » (rosminiens, rosminiennes), mais il
considérait que la grande mission de sa vie était la restauration de la
philosophie catholique tombée progressivement dans la décadence depuis quelques
siècles.
Ses volumineux écrits suscitèrent vite de vives polémiques et attaques
contre son orthodoxie. Un an avant sa mort, après un examen rigoureux de toutes
ses oeuvres, le Pape Pie IX les déclara exemptes d’erreur, et défendit que son
orthodoxie fût désormais mise en question (décret Dimittantur, 15 Juillet 1854). Néanmoins dès la mort du
Pontife, les accusations d’hétérodoxie recommencèrent et cette fois aboutirent
en 1887 à la condamnation par Léon XIII, dans le décret Post obitum, de quarante propositions,
tirées en grande partie de textes édités à titre posthume[2]
C’est surtout l’apparent désaccord entre ces deux jugements solennels du Saint
Siège qui souleva ce qui est appelé en
Italie la « Question
rosminienne ».
Jusque dans les années 1950,
presque tous les manuels de théologie faisaient référence au Post obitum comme constituant une
condamnation de graves erreurs formelles contre la Foi (tel que l’ontologisme,
le panthéisme, le Jansénisme), erreurs qui auraient échappé à la vigilance de
Pie IX parce que contenues seulement en germe dans les ouvrages examinés par
lui, mais plus tard devenues explicitées et évidentes dans les oeuvres posthumes.
Cependant, un petit groupe de défenseurs de Rosmini soutenaient une
interprétation « douce » du Post Obitum, compris par eux dans le sens
d’une simple mise en garde contre les Quarante Propositions comme étant plutôt
dangereuses et « inopportunes », qu’ essentiellement hérétiques, dans
la pensée authentique de l’auteur. Ces défenseurs de son orthodoxie n’ont jamais
encouru aucune censure ecclésiastique, même pendant la Crise Moderniste. Le
mouvement croissant en faveur de cette interprétation douce du Décret, et la
renommée croissante de la sainteté de Rosmini ont enfin conduit le Saint Siège
à ouvrir son procès de béatification le 19 février 1994.
Bien que l’auteur du présent l’article soit lui-même convaincu du
bien-fondé et de la grande pertinence actuelle de ce que Rosmini appelait son
« système de vérité », il ne vise pas ici à défendre la vérité des propres thèses rosminiennes, il voudrait
simplement résumer les arguments en faveur de l’interprétation
« douce » du Décret Post
obitum. Les arguments qui vont suivre démontreront, dans leur
convergence et leur complémentarité, qu’une telle interprétation est la seule
juste et raisonnable. Par conséquent il apparaîtra faux et injuste de parler de
Rosmini comme d’un hérétique ou d’affirmer que ses écrits contiennent de
graves erreurs tel que le gnosticisme ou l’ontologisme. Car les décrets du
Saint Siège, tels que le Post
obitum et le Dimittantur, bien que non infaillibles,
exigent des fidèles, non seulement le respect et l’obéissance extérieure mais
aussi (dans les limites fixées par la théologie catholique) l’assentiment
intérieur de l’esprit et du jugement. Faire dire à Pie IX et Léon XIII, ce que
délibérément ils n’auront point voulu dire serait un manquement de respect
envers leur autorité et la vérité même, et un acte d’injustice envers Rosmini
et ses disciples.
La défense
de l’orthodoxie de la doctrine rosminienne repose sur trois évidences convergentes :
la première est intrinsèque au décret Post Obitum lui-même ; la seconde
lui est extrinsèque, et, la troisième, la plus importante, représente le jugement
solennel du Dimittantur de Pie IX en faveur de Rosmini
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1 -
L’évidence intrinsèque du Décret Post Obitum
EXCLUT
UNE INTERPRETATION DEFAVORABLE A Rosmini
Le préambule du décret déclare qu’un examen très attentif fut institué.
Léon XIII, dans une lettre à l’Archevêque de Milan le 1er juin 1889,
répète que « l’on usa de cette
prudence et maturité de jugement que l’importance de la chose demandait.
Pendant plusieurs réunions on avait eu soin de connaître à fond et de peser
mûrement toutes les opinions qui étaient proposées à leur examen. »[3]
Or, si l’on considère le langage sans équivoque de la condamnation (« propositiones quae secuuntur in
proprio Auctoris sensu reprobandas, damnandas ac proscribendas esse
judicavit »)[4] et le fait que le décret fut
adressé à tous les évêques, n’était-il pas nécessaire d’ajouter un complément
au Décret expliquant aussi les motivations ? Néanmoins, il n’y a
aucune note de censure théologique, aucune qualification. La seule force de la
condamnation, signalée dans la lettre accompagnant le décret, est que ces
quarante propositions « ne semblaient
pas consonantes avec la vérité catholique » (« catholicae veritati
haud consonae videbantur »). Conclure de cela que les propositions
étaient donc erronées pourrait paraître une déduction facile, mais ce serait
une déduction gratuite. De fait le décret ne fait aucune mention “d’erreurs“.
Assurément ses adversaires étaient persuadés que les oeuvres de l’abbé
Rosmini contenaient des erreurs graves et monstrueuses et même de vraies hérésies.
Comme ces adversaires jouissaient alors à Rome d’une grande influence, ils
attendaient une condamnation qui exclurait pour jamais et mettraient hors du
champ de la pensée catholique les doctrines condamnées. On peut bien conclure
par conséquent que certains membres de la Sainte Congrégation avaient dû
insister, pour que l’on n’imposât pas les notes les plus graves et que, enfin,
on décidât de laisser le décret, comme il était, sans aucune des notes
habituelles. La Sainte Congrégation, qui aurait pu condamner les propositions
comme grossièrement erronées et hérétiques, s’est en effet abstenue
délibérément de le faire, usant de « cette
prudence et maturité de jugement que l’importance de l’affaire demandait. »
Interpretation dure : La « trutina »
Pourtant quelques années après le Post
obitum, les adversaires du « Rosminianisme » ont senti le besoin
d’en sortir un « commentaire », non officiel. Mais il était au-moins
semi-officiel ; et les doctrines condamnées y furent présentées, sans
ambages, comme erreurs très graves.
Intitulé « Trutina
théologica » (le
« balancier théologique ») ce commentaire est publié anonymement par l’imprimerie du Vatican (Rome
1892), avec l’Imprimatur du P. Raffaele Pierotti
O.P., Maître du Saint Palais. Il avait donc tous les signes d’une bénédiction
officielle, assez pour donner l’apparence d’un ouvrage faisant autorité.
Désormais, c’est l’interprétation « dure », celle de la Trutina, qui va tenir le champ et le dominer complètement. Les compilateurs
de l’encheridion Denzinger, par exemple, ayant préfacé le décret Post obitum d’une courte note
historique, affirment tout court qu’ « après
le mort de Rosmini quelques-unes de ses oeuvres publiées étaient INFECTEES
d’ERREURS GRAVES »[5]
Dans une édition antérieure, il est affirmé, ce qui est encore plus faux, que
Rosmini est mort « après avoir renoncé à ses erreurs » (« abdicatis suis erroribus »). Est-il
besoin de rappeler qu’il est mort en 1855, tandis que le Post obitum, qui aurait découvert les
« erreurs », a été promulgué en 1888 ? La liste des propositions
condamnées qui est donnée ensuite porte le titre : « les erreurs d’Antonio Rosmini-Serbati » (« Errores
Antonii de Rosmini-Serbati »).
En tenant compte des normes élémentaires du droit enseigné par la
théologie catholique (« Lex dubia
non obligat » ; « In obscuris quod minimum est tenendum » ;
« Odiosa sunt restringenda » et « Contra eum qui legem potuit
apertius dicere interpretatio est facienda »), on peut, –on doit,
selon la justice et la charité– accorder le bienfait du doute au condamné et
interpréter un décret de condamnation de la manière la plus favorable possible.
Et ceci, a fortiori, en tenant compte de toutes les données du cas particulier
que, pas à pas, nous sommes en train d’expliquer ici.
Car, il
s’agit en effet (comme nous allons le montrer) d’un prêtre d’une grande
intégrité, fondateur d’un Institut Religieux de droit pontifical, louangé par
les Souverains Pontifes pour ses extraordinaires science et vertu, lequel en
1854, accusé explicitement des mêmes erreurs qu’en 1887, fut solennellement
absous par le Saint Siège, etc.
Dans le passage du décret déjà cité, on lit que les propositions de
Rosmini sont condamnées « dans le
propre sens de l’auteur ». Des commentateurs ont souligné cette phrase
pour qu’elle ferme à jamais, la bouche aux rosminiens ; ceux-ci ne peuvent
ainsi pas s’autoriser de la fameuse échappatoire des Jansénistes et reconnaître
que les propositions sont bien erronées et même hérétiques, mais pas dans le
sens de Rosmini.
Pourtant il y a une différence essentielle. Les cinq propositions des
Jansénistes furent censurées comme
hérétiques, et infailliblement, alors que celles dont nous parlons le furent de
façon absolue et sans aucune note théologique.
Quelle est donc l’importance précise de cette phrase : « in proprio auctoris sensu » ?
Le propre sens, le sens objectif d’un auteur, ne peut-être autre que celui qui
résulte directement de ses paroles écrites, prises dans leur texte et contexte,
avec référence à sa doctrine toute entière. Or, si la condamnation d’un auteur
ne dit pas expressément qu’on doit prendre les propositions simplement « comme elles se trouvent »
(« sicut jacent »)[6],
c’est-à-dire en faisant abstraction du contexte et de la doctrine de l’auteur,
il faut supposer toujours qu’elles sont condamnées dans le sens propre de
l’auteur. Telle est l’intention ordinaire du Saint Siège en condamnant des
propositions ou livres. Même si cette phrase n’avait pas été exprimée explicitement
on dut l’entendre également.
Ce qui importe vraiment est la motivation de la condamnation, et cette
indication manque dans notre cas. C’est donc le devoir du théologien d’examiner
chaque proposition dans son contexte et dans son rapport avec la doctrine générale
de l’auteur, et ainsi d’en mettre à jour la raison de condamnation. « Une aide pour bien comprendre le sens
de l’auteur, c’est l’histoire des controverses qui concernent la condamnation,
et tous les autres éléments qui y ont rapport »[7].
Péril extrinsèque occasionne par la pensee
rosminienne.
Appliquant ces critères d’interprétation aux propositions rosminiennes,
on trouve que le propre sens objectif de l’auteur est de fait orthodoxe. C’est
au moins la thèse toujours soutenue par les défenseurs de Rosmini sans être
frappés d’aucune censure ecclésiastique. Que doit-on conclure donc ? Le
Saint Office n’a fait que perdre son temps ? La condamnation n’a aucune valeur ?
Si, elle a de la valeur. Mais la raison de la condamnation ne peut être
qu’extrinsèque, et non intrinsèque aux doctrines de l’auteur. C’est-à-dire, les
propositions ont été condamnées « dans le propre sens de l’auteur »,
non parce qu’en soi hétérodoxes, mais parce que, à cause de leur nature obscure
et ardue, elles étaient ouvertes aux graves malentendus de la part des lecteurs
imprudents et maladroits. Les propositions de Rosmini sont condamnées, dans le
sens de l’auteur, non pour un péril intrinsèque à eux, mais pour un péril extrinsèque.
Dans l’histoire de l’Index de livres proscrits, il y a de
multiples exemples de livres jadis interdits qui ont été ensuite enlevés de la
liste, étant écarté le danger extrinsèque. Citons le cas de l’ouvrage du Vén.
P. Segneri : « Concordia
inter laborem et quietem » (« Harmonie entre le travail et le
repos »). Autre exemple serait l’oeuvre célèbre de St. Robert Bellarmin : « De potestate
Romani Pontifici temporali »
(« Concernant le pouvoir temporel du Pontife romain »), qui retardait
d’environ trois siècles sa pleine réhabilitation ; ou, encore, le volume « La dévotion au Sacré Coeur de Jésus »
du Père Croiset. Cet ouvrage a
attendu presque deux siècles avant d’être enlevé de la liste des livres
interdits.[8]
Le texte du Post obitum peut se concilier avec le jugement de
Pie IX.
Examinons de plus près le texte du décret :
« Antonio
Rosmini-Serbati, une fois décédé, différents ouvrages écrits par lui ont été
mis en lumière, dans lesquels plusieurs chapitres doctrinaux furent exposés et
expliqués, chapitres déjà contenus en germe dans des oeuvres antérieures écrites
par cet auteur. Ces choses demandaient une étude plus précise, non seulement de
la part d’experts éminents dans les disciplines philosophiques et théologiques,
mais de la part des pasteurs de l’Eglise. Ceux-ci retirèrent de ses ouvrages,
particulièrement de ses livres
posthumes, un assez grand nombre de propositions qui ne semblaient guère
s’accorder à la vérité catholique (catholicae veritati haud consonae videbantur)
mais devaient être soumises au jugement suprême du Saint Siège. » (cf. en annexe texte complet
latin).
Or ce passage d’introduction montre clairement que quelques-unes des
quarante propositions furent extraites des livres déjà publiés durant la vie de
Rosmini. En effet sept ont été prises entièrement de ces livres, et une autre
douzaine y sont contenues plus ou moins explicitement. Bon nombre de ces
opinions d’ailleurs furent déjà à cette époque explicitement attaquées et dénoncées
comme erreurs. Mais tous les ouvrages (environ 80 !) furent déclarés par
Pie IX en 1854 exempts d’erreur contre la foi et la morale (décret « Dimittantur »). N’est-il pas tout
à fait invraisemblable que Léon XIII ait voulu condamner comme erroné ce que
Pie IX avait solennellement déclaré libre de toute erreur ? N’est-il pas
plutôt plausible que ce que Pie IX avait déclaré orthodoxe en soi-même,
fut plus tard par Léon XIII, déclaré ouvert aux faciles malentendus ?
Ainsi expliqués, il n’y a aucune ombre de contradiction entre les deux décrets.
D’ailleurs, comme nous l’avons déjà remarqué, la formule nuancée de
dénonciation qui se trouve dans le préambule : « propositions qui ne semblaient guère s’accorder à la vérité
catholique » confirme assez notre thèse. La Sainte Congrégation dut
tempérer beaucoup la formule proposée par plusieurs accusateurs de Rosmini,
ceux qui avaient défini sa doctrine en philosophie « le système de l’erreur », et en théologie « la dévastation de la théologie
catholique ». En effet les termes « semblaient »
et « peu consonants » font
penser à une apparence plutôt qu’à une réalité.
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2-
L’EVIDENCE EXTRINSEQUE AU DECRET
EXIGE
UNE INTERPRETATION TOUTE FAVORABLE A ROSMINI
Unité de vie et de pensée
Les témoignages de la sainteté de sa vie sont très nombreux. Nous
allons citer quelques uns des plus impressionnants. Or s’il y eut au monde un
homme tout d’une seule pièce ce fut Antonio Rosmini. On sent ceci fortement en
lisant sa vie ainsi que les trente volumes de sa correspondance. L’impression
croît en étudiant ses oeuvres. On ne peut pas en choisir pour rejeter ensuite
des pièces détachées. On prend tout ou on repousse tout. On ne peut pas (sans
une intime et, peut-être inconsciente, contradiction) l’accepter comme ascète,
juriste, moraliste, pédagogue, etc... sans l’accepter substantiellement comme
philosophe et théologien. A plus forte raison, on ne peut pas le considérer
comme saint, digne de béatification,
sans admettre son orthodoxie essentielle. A ce propos, le canon 2071
(ancien code) dit par exemple : « S’il y a dans les écrits du serviteur
de Dieu quelque chose qui est démontré comme n’étant certainement pas conforme
à la vraie foi, ou qui peut, dans l’état présent, faire offense aux fidèles, le
Souverain pontife, après avoir entendu l’avis des cardinaux et pesé toutes les
circonstances, décide si l’on peut passer à la suite de la procédure (i.e.
de béatification) ».
témoignages
sur ses vertus héroïques
Antonio Rosmini a toujours joui en effet, et jouit encore aujourd’hui,
d’une renommée de sainteté, en particulier dans son pays natal et parmi les
gens savants. Des miracles obtenus par son intercession ont été reconnus
officiellement, examinés par des ecclésiastiques qui certainement n’avaient
aucun préjugé favorable.
Ce qui compte surtout, en cette matière, c’est le jugement des Saints,
qui ont un instinct divin pour reconnaître la sainteté. Au témoignage de Saint
Pie X, déjà cité, ajoutons celui de trois autres Saints canonisés qui
avaient connu personnellement et vénéré Rosmini :
— Sainte Madeleine de Canossa, Fondatrice des Filles de la Charité
(« Canossiennes »). De 1820 jusqu’à sa mort en 1835, elle a entretenu
une intime amitié spirituelle de Mère à fils avec le jeune abbé Rosmini et lui
inspira la fondation de son Institut. L’estime surnaturelle réciproque de ces
deux âmes embrasées de zèle pour l’Eglise se manifeste dans tous leurs rapports
continuels. Il suffit de consulter les “vies“ de l’un et de l’autre. Comme
l’écrit un biographe de la Sainte : « La docile vénération du prêtre et philosophe pour la Marquise de
Canossa, suffirait pour nous assurer de son noble esprit, tandis que la
confiance sans bornes qu’elle plaçait en Rosmini serait assez pour nous faire
connaître sa vertu. »[9]
— Voici comment saint Jean Bosco
(peu avant sa mort, quand étaient si vives les questions autour de Rosmini)
décrit la piété du Servant de Dieu : « Quelquefois
il s’arrêtait à réciter le Rosaire avec nous (à Turin) et c’était une grande
édification de voir avec quelles dévotion, modestie et ferveur il priait. Ainsi
quelquefois il est venu dire la Messe et je ne me souviens pas avoir vu un
prêtre dire la Messe avec tant de dévotion et de piété que Rosmini. On voyait
qu’il avait une foi très vive, d’où provenait sa charité, sa douceur, sa
modestie et gravité extérieures. »[10]
— Saint Ludovico da Casoria,
en 1882, confirmait par anticipation le jugement de Don Bosco sur la Messe de Rosmini :
« J’ai eu l’occasion de
connaître le prêtre Antonio Rosmini-Serbati de Rovereto, bien que je ne me souvienne
pas avec précision du temps et du lieu, mais ce fut vraisemblablement vers
l’année 1849, dans notre couvent de Caserta. Je l’ai vu célébrer la Sainte
Messe, et j’ai été frappé par la grande piété qui se manifestait sur son
visage ; j’en ai gardé l’impression d’un homme profondément pieux et vénérable ».
En une autre occasion, il laissa échapper cette exclamation : « Rosmini ! Rosmini ! Oh quel
Saint ! Quel grand saint ! Quelle belle Messe, il
disait ! »[11].
Pie VII en 1823 avait approuvé chaudement les études philosophiques du
jeune abbé Rosmini et lui enjoignit de s’y consacrer tout entier. De nouveau en
1829 il est reçu en audience, cette fois par Pie VIII. Voici comme
lui-même raconte cette audience dans une lettre à son ami et maître Don Pietro Orsi :
« Il y a quelques
jours, j’ai vu le Pape. Il m’a reçu avec une bonté toute apostolique. Il m’a parlé
d’une manière qui m’a rempli de joie, de sorte que je l’ai quitté, convaincu
que j’avais entendu de sa bouche la parole de Dieu. « Vous devez consacrer
votre temps,
m’a-t-il dit, à écrire des livres, et non
vous occuper des affaires de la vie active. Vous maniez fort bien la
dialectique ; nous avons besoin d’écrivains qui puissent se faire craindre. »....
Vous voyez donc que, connaissant la
volonté du Vicaire de Jésus-Christ, je ne puis me tromper sur la voie que j’ai
à suivre, et que je dois y demeurer avec une grande tranquillité, quand même il
me serait impossible de prêcher, de confesser, et de remplir d’autres offices
du même genre. Le Pape m’a fait cette injonction de lui-même, sans que je lui
eusse rien demandé. Elle est venue spontanément, motu proprio. Je n’aurais
jamais imaginé que je dus recevoir un conseil, ou plutôt un ordre, si clair et
si précis » [12]
Dans une autre audience, le Pape répéta le conseil-commandement avec
plus d’emphase, déclarant : « qu’il
faut chercher à faire le bien par le biais de l’intellect, car les hommes
doivent être conduits, spécialement aujourd’hui, moins par les moyens
extérieurs que par la raison » et il ajouta : « Nous avons eu des doutes nous-mêmes sur ce point ;
mais nous étant recommandé avec de ferventes prières au Seigneur, nous sommes
restés en cette conviction. »
Eloge papal sans précédant historique.
Pie XI, dans l’Encyclique « Studiorum Ducem », rappelle
avec justesse, comme un fait singulier, l’éloge donné par le Pape Alexandre IV
à Saint Thomas d’Aquin encore vivant : « De son vivant même, il reçut d’Alexandre IV une lettre où le
Pape n’hésitait pas à écrire : « A Notre cher Fils Thomas d’Aquin, homme éminent par la noblesse du sang
et l’éclat des vertus, à qui la grâce de Dieu a accordé un trésor de science et
doctrine »[13].
Or bien plus singulier est l’éloge que n’hésitait pas à rendre à Rosmini le
Pape Grégoire XVI, non dans une lettre privée, mais dans un document public
adressé à toute l’Eglise, « In
sublimi Militantis Ecclesiae Solio », (20/9/1839), document dans lequel il
approuve avec grande solennité l’Institut fondé par Rosmini et le nomme, motu proprio, en dérogeant à la Règle,
premier Supérieur général. Le voici :
« Nous désignons Notre cher fils Antonio Rosmini, Fondateur de l’Institut,
homme d’un génie excellent et supérieur, doué de qualités d’esprit
extraordinaires, illustre dans la science divine et humaine, et non moins
remarquable par sa piété, sa religion, sa probité, sa vertu, sa prudence, sa
justice, son amour et son zèle admirables envers la religion catholique et le
siège apostolique. »[14]
Un tel éloge, unique plutôt que rare, ne demande aucun commentaire.
Est-il vraisemblable qu’un homme ainsi conseillé et invité par les Souverains
Pontifes à écrire des oeuvres philosophiques, loué ensuite en pareils
termes par Grégoire XVI –pape d’une
orthodoxie irréprochable– une fois achevée la plus grande partie de son oeuvre,
ait pu sombrer dans cet « abîme d’erreurs » que dénoncent ses
adversaires : accusation dont ils prétendent rendre le Saint Siège
lui-même responsable ?
Fondateur d’une Congrégation religieuse approuvee par l’Eglise.
Pie XI, écrivant aux Supérieurs généraux des Ordres Religieux, parle
ainsi des Fondateurs :
« Avant tout, nous exhortons
les religieux à ne jamais perdre de vue les exemples de leur fondateur et
législateur, s’ils veulent avoir la certitude de participer aux grâces
abondantes de leur vocation. Lorsque ces hommes d’élite créèrent leurs Instituts;
firent-ils autre chose qu’obéir à l’inspiration de Dieu ? C’est pourquoi
tous ceux qui reproduisent en eux-mêmes la caractéristique dont chaque fondateur
voulut marquer sa famille religieuse ne s’écartent pas, assurément, de l’esprit
de leurs origines. En conséquence, leurs disciples à l’instar des meilleurs
fils, auront à coeur de sauvegarder l’honneur de leur Père Fondateur, en
observant sa règle et ses conseils et en se pénétrant de son esprit ; ils
seront fidèles à leur devoir d’état aussi longtemps qu’ils marcheront sur les
traces de leurs fondateurs : « A cause d’eux leur race demeure éternellement. »[15]
Ce passage soulève la question suivante : A supposer que Rosmini ait
été vraiment condamné par le Saint Office comme hétérodoxe, que devrait
franchement penser un membre de l’Institut de Charité ou une Soeur de la
Providence d’un tel Père fondateur ? Pourrait-il, pourrait-elle le
regarder avec confiance, se modeler sur son exemple, s’abreuver aux sources de
son esprit ?
Rosmini lui-même, au moment des premières accusations contre
son orthodoxie, posait la même question dans une lettre au Cardinal Castracane : « Or, considérez, votre Eminence, considérez qu’un temps viendra
malheureusement où nous nous trouverons dépourvus de la présence de notre Saint
Père (Grégoire XVI) ; et qui peut
savoir alors à quelles luttes pourrait
se trouver exposé l’Institut ? Sur un point aussi délicat que celui de la doctrine, le seul doute, la moindre
suspicion, lui serait funeste, les saints ne furent jamais patients dans une
telle matière. Je dois certainement faire tout pour ne pas laisser après moi à
l’Institut un héritage équivoque. »[16]
Rosmini était profondément et sereinement persuadé que Dieu
voulait de lui qu’il se consacrât à la philosophie, ainsi qu’à la fondation de
ses Instituts, et l’Eglise confirma par le moyen de trois Souverains Pontifes
le bien fondé de ses deux convictions. Double vocation peut-être unique. Son
Institut de Charité se trouvait dans une position délicate, après la condamnation
de 1888. Or Léon XIII savait gré à
l’Institut de sa soumission au décret Post
obitum et lui envoya une
bénédiction spéciale. C’est un signe clair et indiscutable qu’il continuait
encore de tenir Rosmini pour « un
illustre philosophe, un des plus renommés parmi les écrivains modernes »,
comme il l’avait écrit aux évêques d’Italie du Nord en 1882[17].
Evidemment il ne le considérait pas comme l’incarnation des plus graves erreurs
philosophiques et théologiques. Il pouvait très bien dans la même lettre
distinguer l’école rosminienne de l’Institut de Charité, mais il n’aurait pu
logiquement bénir et conserver une Congrégation dont il était convaincu que le
fondateur était l’hérésiarque que poursuivaient ses adversaires.
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3 -
Le Jugement du saint siege : « Dimittantur »
EXCLUE
L’interpretation dure du post OBITUM
Venons-en à l’argument principal –fondamental– de notre thèse sur la
vraie interprétation du Post obitum. Le jugement déjà porté par
le Saint Siège en 1854 à l’égard des oeuvres de Rosmini est, nous le montrerons,
en contradiction formelle avec le dur commentaire fait par la « trutina » du décret postérieur,
celui de 1887.
Les ouvrages examinés en 1854 sont au nombre de 82. L’examen durait
quatre ans, et était confié aux théologiens (quatorze en tout) de toute école,
et du clergé séculier et régulier, spécialisés chacun dans la matière à juger.
Les actes sont connus en chaque détail. Les Consulteurs avaient devant eux des
accusations explicites d’ontologisme, de panthéisme, de nestorianisme, de
manichéisme, de jansénisme, etc... etc... Ce fait doit être bien noté, comme
aussi l’accusation expresse d’adhésion à l’idéalisme germanique contemporain.
C’étaient ces charges mêmes qui avaient provoqué l’examen. Les adversaires, en
effet, affirmaient voir déjà, clairement enseignées dans les oeuvres
publiées de Rosmini, celles-ci et d’autres erreurs très graves (bien que la
« Trutina » dira plus
tard que ces erreurs n’étaient que « voilées » dans les ouvrages
non-posthumes).
Chacun des consulteurs dut
promettre sous le sceau du serment de ne révéler à personne qu’il avait
reçu cette charge, et il leur fut défendu de prendre conseil de personne ;
le Pape voulait avoir l’expression vraie de leur opinion personnelle dans le
jugement qu’ils devaient formuler par écrit sur chacune des propositions incriminées.
La Congrégation tint un grand nombre de séances, dans lesquelles toutes les
opinions pour et contre furent discutées. On examina de très près les propositions
incriminées.
Le Pape présida solennellement en personne (cas très rare) la séance
finale de la Congrégation (3 juillet 1854). La décision fut sans réserve en
faveur de l’orthodoxie de Rosmini ; d’ailleurs une bonne partie des consulteurs
proposèrent la condamnation des écrits des accusateurs comme étant calomnieux.
Le verdict d’acquittement fut rendu à l’unanimité. Un des Consulteurs,
il est vrai, ne s’y associa point ; mais il ne se prononça pas non plus contre
Rosmini : il s’abstint de voter. Le procès était complètement gagné. La
congrégation déclara par cette sentence que chacune des trois cent vingt-sept
accusations était insoutenable, et qu’ainsi les ouvrages de Rosmini avaient traversé indemnes cette
épreuve décisive.
le Dimittantur enterre pour
menager les jesuites
Pie IX, en promulguant la sentence d’acquittement, imposa alors,
(pour la troisième fois) une injonction de silence, défendant de « renouveler les mêmes
accusations. » Cet échec ne découragea cependant pas les adversaires.
Ils ne cessèrent jamais, depuis, leurs efforts pour obtenir l’annulation de la
sentence d’acquittement et revendiquer la condamnation des doctrines
Rosmininiennes, insinuant que la sentence de 1854 ne fut qu’une
« rémission », une « suspension de jugement », qui laissait
seulement la cause en suspens et renvoyait le cas à un autre temps.
C’ était que, malheureusement, lorsque la sentence fut prononcée, elle
ne fut pas publiée ; on se contenta d’en informer le Procurateur de Rosmini et
de lui en faire connaître la formule (« Dimittantur opera ») :
c’était celle qui était usitée dans tous les cas où la Congrégation de l’Index
déclarait que les ouvrages soumis à son examen sont déchargés de toute
accusation. Mais on ne jugeait pas prudent d’irriter le parti opposé (pour la
plupart membres de la Compagnie de Jésus), et, pour le moment, on voulait que
le silence se fit sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, les adversaires de Rosmini
usèrent si bien de leur influence que la sentence d’acquittement ne fut publiée
dans aucun des journaux de Rome ni d’Italie. (Elle parut pour la première fois
dans une feuille française, le « Journal des Débats », plus d’un an
après, en Octobre 1855, quand Rosmini
était déjà mort.)
Ce silence observé, dans les journaux religieux qui subissaient
l’influence du parti opposé, à l’égard de la sentence favorable à Rosmini et
défavorable à ses adversaires, a eu pour conséquence de faire prévaloir assez
généralement l’opinion que ses ouvrages n’avaient pas été acquittés. Des milliers
de personnes avaient entendu parler des accusations portées contre lui ;
un très petit nombre comparativement a eu connaissance de la sentence
d’acquittement. Ainsi se passèrent les choses pendant vingt ans ; et malgré
l’injonction de silence, les attaques ne cessèrent pas. Mais enfin, les autorités romaines jugèrent
qu’elles devaient parler.
Nouvelle intervention de Pie IX : 1876
Des journaux italiens avaient affirmé carrément que, si la sentence
« Dimittantur opera »
avait été prononcée, ce n’était pas pourtant un jugement définitif ; elle
laissait la cause en suspens et ne déchargeait pas les oeuvres de Rosmini du
soupçon d’hérésie. Ceci se passait en 1876.
Alors le Maître du Sacré Palais, le Père Vincenze
Maria Gatti O.P., reçut du Préfet
de la Congrégation de l’Index plein pouvoir pour écrire aux éditeurs de ces
journaux et leur enjoindre de rétracter ces propositions erronées sur la portée
du Dimittantur. C’est dans cette
lettre que fut publié pour la première fois en son entier le texte de la
sentence d’acquittement, vingt ans après la mort de Rosmini.
Citons in extenso cette lettre, et d’abord le texte même de la sentence
Dimittantur :
« Tous les ouvrages
d’Antonio Rosmini-Serbati qui viennent d’être examinés doivent être renvoyés (dimittenda
esse) des fins de l’accusation ; et l’examen dont ils ont été l’objet ne
doit porter aucun préjudice (nihil prorsus esse direptum) ni au nom de
l’auteur, ni à la considération de la société religieuse qu’il a fondée et qui
mérite tant d’éloges par la piété de ses membres et par les services singuliers qu’elle rend à l’Eglise »[18].
Le Père Gatti rappelle aussi que
Pie IX, depuis l’époque du « Dimittantur
», a imposé le silence sur ces questions, et cela afin que personne
n’émette à l’avenir de nouvelles accusations sous aucun prétexte (« ne autem vel novae in posterum accusationes
quovis demum obtentu suboriri vel disseminari possent ».) Remarquons
bien la force de ce « Vel novae in
posterum ». Ce qui revient à dire : « Nous avons examiné tellement à fond ces oeuvres que nous n’admettons
pas que après les vieilles accusations on en découvre encore d’autres. Nous
n’admettons pas que pour aucune raison ou prétexte (quovis demum obtentu) on
cherche à retourner à la question. »
Pour obtenir ce résultat, le Pape avait imposé, dans la conclusion de
la sentence, le silence sur les deux parties pour la troisième fois. Quant aux
oeuvres se Rosmini, ajoute le Père dominicain, on n’avait pas interdit de
continuer leur publication (on continuait par ailleurs d’en publier pendant les
vingt-quatre années durant lesquelles Pie IX survit à sa sentence). C’est un signe
de plus que le grand Pape anti-libéral ne les soupçonnait pas de contenir des
erreurs les rendant périlleuses, et qu’il était bien persuadé de l’orthodoxie
de Rosmini sur le plan philosophique et théologique.
Vives protestations de pie ix contre les detracteurs de Rosmini.
Cette lettre du théologien du Pape révèle l’âme ardente de Pie IX et
même une certaine indignation devant la mauvaise image que ferait de sa propre
personne la nouvelle interprétation du Décret de 1854.
D’abord la lettre affirme que « les
ouvrages de l’éminent philosophe Antonio Rosmini ont été l’objet d’un examen
très rigoureux » de 1851 à 1854, et déplore qu’on veuille diminuer
tellement la portée de la formule « Dimittantur
opera » qu’on la réduit à presque rien. Un écrivain de l’Osservatore
Romano avait soutenu qu’avec le « Dimittantur »
le Pape voulait simplement dire que celui qui publiait ou lisait ces ouvrages
n’encourait aucune peine ecclésiastique.
Le Père Gatti répond : « Mais, je le demande, quelle peine encourait l’éditeur et les
lecteurs des ouvrages de Rosmini avant cet examen si long et si
approfondi auquel ils ont été soumis ? Aucune. A quoi aurait donc abouti
le travail si prolongé, si sérieux, de la Sainte Congrégation de l’Index, et à
quoi aurait servi le jugement du Saint Père ? A rien, non plus. »
Il est
facile de remarquer dans le ton de cette réponse l’écho du ressentiment de Pie
IX qui voit dévaluer totalement par les nouveaux interprètes l’œuvre laborieuse
de 1851-1854 à laquelle il avait pris une part si consciencieuse et si active.
Ce qui fait dire à son théologien :
« Par conséquent, si
l’on ne veut pas tomber dans l’absurde, il faut dire que, de ce long et consciencieux
examen, il est résulté que les accusations portées contre les ouvrages de
Rosmini étaient fausses ; qu’on n’a rien trouvé dans ces ouvrages de
contraire à la foi et aux moeurs ; que la publication et la lecture n’en
sont pas dangereuses pour les fidèles. »
La
lettre rappelle ensuite l’ordre de silence imposé, afin que sous aucun prétexte
la discorde ne naisse entre les catholiques, et elle avertit que :
« .... l’on sème ces
germes de discorde en voulant faire croire que les oeuvres de Rosmini n’ont pas
encore été suffisamment examinées, ou bien qu’on peut les soupçonner de
renfermer des erreurs qui n’ont pas été vues ni avant, ni après, un examen
aussi sérieux, ou qu’elles peuvent offrir du danger ; et en se servant
d’expressions qui atténuent à l’excès la portée et l’autorité d’un jugement
émané avec tant de prudence et de solennité du Pasteur suprême de l’Eglise et
qui vont jusqu’à lui ôter toute valeur. »
Notons bien l’énergie de cette ultime phrase : Pie IX veut que
soit rappelé le sérieux de l’examen fait par lui des oeuvres de
Rosmini –un examen extraordinaire– et il assume la responsabilité de la sentence
comme souverain Pasteur de l’Eglise.
La conclusion enfin de la lettre clarifie les limites entres lesquelles
il reste légitime de combattre Rosmini :
« ... il ne s’ensuit
pas qu’il ne soit pas permis de rejeter le système philosophique de Rosmini ou
la manière dont il explique certaines vérités, et de réfuter ses opinions dans
les écoles ; mais il n’est pas licite d’infliger une censure théologique
aux doctrines qu’il a soutenues dans celles de ses oeuvres que la Sacrée
Congrégation de l’Index a examinées et déclarées exemptes de toute censure, et
contre lesquelles le Saint Père interdit de soulever à l’avenir de nouvelles
accusations. »
Cette lettre du Père Gatti
est suivie quelques jours après (20 juin 1876) par une déclaration de la Sacrée
Congrégation de l’Index adressée à l’archevêque de Milan et publiée dans l’Observatore cattolico. Un avis
semblable fut envoyé, en même temps, aux éditeurs de la Civiltà Cattolica. Mais on fit remarquer avec force à la
Congrégation, pour la persuader, que l’on
ne pouvait exiger de cette revue jésuite qu’elle publiât le document, ce serait
une trop grande humiliation pour elle et un trop grand triomphe pour les
rosminiens. Aussi en fut-elle dispensée.
C’est évident que cette ferme et claire prise de position du Saint
Siège tranche d’une manière concluante le fait que le Dimittantur avait une force à la fois définitive et
absolvante. Elle donne de plus la clef d’interprétation du vrai sens d’une
déclaration de la Congrégation de l’Index en 1880 sur la signification de la
formule « dimittantur »[19],
dont les adversaires de Rosmini se servaient. De fait en 1880, la Congrégation
ne répondait qu’à une question générale. Le Saint Siège s’était auparavant prononcé
officiellement, comme nous avons vu, sur le sens et la force du décret particulier
Dimittantur de 1854[20].
~ * ~ * ~ * ~ * ~ * ~ * ~ * ~
Le décret de 1854, Dimittantur,
fut « un jugement du Suprême Pasteur
de l’Eglise », prononcé après « un
examen long, rigoureux et consciencieux ». Comment peut-on concilier
ce jugement solennel du Saint Siège avec celui du même Saint Siège de
1887 ?
L’auteur de la « Trutina »
et ceux qui ont suivi une interprétation « dure » du Post obitum, bien qu’ils en
reconnaissent la relation avec le décret de 1854, ne formulent pourtant aucun
commentaire à l’égard des deux documents de 1876 explicatifs du Dimittantur. Ce curieux silence montre
leur peu d’esprit d’objectivité historique.
Certainement, suivant l’interprétation dite « dure », ou
« noire », du Post Obitum,
il n’y a aucune façon de concilier les deux décrets. Au contraire, on est
obligé de mettre le Saint Siège en contradiction flagrante avec lui-même. Nous
ne disons pas que telle contradiction est absolument impossible, étant donné
que ni l’un ni l’autre décret ne sont inclus dans la sphère d’infaillibilité.
Mais est-il moralement admissible qu’en l’espace de seulement trente ans un
changement aussi violent d’appréciation ait pu avoir lieu ? Le penser
serait porter grand déshonneur au Saint Siège et l’idée est pratiquement inconcevable
pour un catholique.
Comment concilier Pie IX et
Léon XIII ?
L’apparente contradiction entre la décision du dimittantur de 1854 et celle du décret Post obitum de 1887 peut être dissipée
si on les entend, dans le sens suivant :
Incontestablement Pie IX a déclaré : « Les ouvrages examinés sont orthodoxes et donc ne constituent pas un
péril intrinsèque. »
De son côté Léon XIII dit : « Très
bien il n’y a pas doctrine en soi hétérodoxe, mais étant donné la publication
d’autres oeuvres de métaphysique ardue et obscure, il y a péril extrinsèque pour des lecteurs imprudents. »
Pie IX déclare : « il
n’est pas licite d’infliger une censure théologique aux doctrines soutenues par
Rosmini dans les oeuvres examinées et acquittées par la Sainte Congrégation de
l’Index et contre lesquelles le Saint Père entendait empêcher que se
soulevassent à l’avenir de nouvelles accusations. »
Et Léon XIII de confirmer : « Fort bien ; nous n’acceptons pas de nouvelles
accusations d’hétérodoxie, comme celles présentées avant 1854 ; ni nous
ne faisons nôtres, non plus, les censures théologiques injustement apportées
en privé aux doctrines rosminiennes. Cependant nous ne pouvons sous-estimer
l’augmentation du danger extrinsèque de malentendus, et donc, bien à contrecoeur,
nous sommes arrivés à la décision de proscrire ces quarante propositions tellement
exposées au péril d’une interprétation abusive. »
~
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Le Post Obitum ne peut pas être une condamnation
d’erreurs.
Le Cardinal Newman
donnait beaucoup d’importance, spécialement dans l’apologétique, à
l’accumulation des preuves. Un argument isolé ne suffit pas à engendrer une
certitude morale ; par contre un ensemble d’arguments bien ordonnés est de
nature à convaincre le lecteur. Il nous semble qu’il avait raison et pour ce
motif nous prions le lecteur de ne pas trop détacher les arguments de cet
article, mais de les considérer ensemble dans leur unité et leur
complémentarité.
Est-ce que nous avons accumulé assez de raisons convergentes pour
démontrer définitivement que l’autorité ecclésiastique n’a pas trouvé de graves
erreurs en l’abbé Rosmini ?
Il est vrai que le jugement défavorable de tant de philosophes et de
théologiens catholiques (beaucoup, mais pas tous) peut avoir du poids. Mais ce
poids diminue si on pense que leur jugement est avant tout influencé par le
simple fait de la condamnation, car peu nombreux sont ceux qui pensent en faire
un examen de fond. En général, on s’en tient à l’impression créée par l’interprétation
prédominante du décret, sans étudier directement Rosmini, sans chercher tous
les critères nécessaires pour le bien comprendre, et l’on accepte le décret
comme une condamnation d’erreurs formelles sans aucune étude critique.
En examinant impartialement les choses, le lecteur de cet article, bien
que bref n’arriverait-il pas à la conclusion que le décret Post obitum ne peut être une
condamnation d’erreurs, que la seule manière plausible de concilier le Saint
Siège avec lui-même est d’adopter l’interprétation douce que nous venons de
proposer ? C’est d’ailleurs la conclusion du très savant et prudent Père Lepidi, pendant trente ans Maître du
Sacré Palais, c’est à dire théologien du Pape : « après avoir longuement étudié quelle fut la portée du décret
« Post Obitum » j’ai
conclu qu’il signifiait seulement prohibition d’enseigner dans les écoles ces
propositions telles qu’elles se présentent dans le décret même. » Le
Père Lepidi admettait du reste
qu’elles soient susceptibles d’éclaircissements et d’une bienveillante
interprétation[21] Que ces
éclaircissements viennent, (en dépit des graves défaillances de la Rome conciliaire,
de « tendance néo-moderniste et
néo-protestante » comme l’appelait Mgr Lefebvre), à tel point qu’un
beau jour les quarante propositions, expliquées opportunément, et avec tout
péril d’équivoque écarté, auront perdu leurs apparences d’être non consonantes
avec la vérité catholique. Alors le décret Post
obitum aura achevé sa noble portée d’admonition et d’éclaircissement. Sa
providentielle mission dans l’Eglise sera complétée, et l’oeuvre d’Antonio
Rosmini recevra enfin l’accueil favorable et général qu’elle mérite.
Que le Seigneur hâte ce jour !
Feria IV, die 14 decembris
1887
Post obitum Antonii Rosmini Serbati quaedam ejus nomine
in lucem prodierunt scripta, quibus plura doctrinae capita, quorum termina in
prioribus huius Auctoris libris continebantur, clarius evolvuntur atque explicantur.
Quae res accuratiora studia non hominum tantum in theologicis ac philosophicis
disciplinis praestantium, sed etiam Sacrorum in Ecclesia Antistitum excitarunt.
Hi non paucas
propositiones, quae catholicae veritati haud consonae videbantur, ex posthumis
praesertim illius libris exscripserunt, et supremo S. Sedis iudicio subiecerunt.
Porro SSmus D.
N. Leo, divina providentia Papa XIII, cui maxime curae est ut depositum
catholicae doctrinae ab erroribus immune purumque servetur, delatas
propositiones Sacro Concilio E.morum Patrum Cardinalium in universa christiana
republica Inquisitorum Generalium examinandas commisit.
Quare, uti mos
est Supremae Congregationis, instituto diligentissimo examine, factaque earum
propositionum collatione cum reliquis Auctoris doctrinis, prout potissimum ex
posthumis libris elucescunt, propositiones quae sequuntur in proprio Auctoris
sensu reprobandas, damnandas ac proscribendas esse iudicavit, prout hoc
generali decreto reprobat, damnat; proscribit quin exinde cuiquam deducere
liceat eteras eiusdem Auctoris doctrinas, quae per hoc decretum non damnantur,
ullo modo adprobari.
Facta aurem de his omnibus SS.mo D. N. Leoni XIII accurata relatione,
Sanctitas Sua decretum E.morum Patrum Cardinalium adprobavit, confirmavit,
atque ab omnibus servari mandavit.
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ANNEXE 2
LETTRE CIRCULAIRE AUX
SUPÉRIEURS DE L’INSTITUT DE LA CHARITE.
L'ESPRIT D'OBEISSANCE.
Notre
obéissance est soumise aujourd'hui à une dure épreuve; mais il faut obéir à
l'autorité et faire la Volonté de Dieu.
Vous savez
déjà que le 7 de ce mois a été envoyé aux Evêques un Décret de la Congrégation
suprême du Saint Office, daté du 14 décembre 1887, dans lequel sont condamnées
quarante propositions tirées de diverses couvres de notre vénéré Père
Fondateur. Si ,j'avais été averti que des propositions de Rosmini étaient
soumises à Rome à un examen et à un Jugement, j'aurais essayé de détourner,
s'il était possible, une si grave sentence: mais la chose a été faite inopinément,
alors qu'on s'y attendait le moins, et que nous avions, à ce qu'il semblait,
moins de raisons que jamais de la redouter. Il ne nous reste qu'à nous courber
humblement et à obéir.
Je vous prie
donc tous pour l'amour de Jésus‑Christ, qui fut obéissant jusqu'à la mort
de la Croix, de vous abstenir désormais d'enseigner, de défendre ou de soutenir
de quelque façon que ce soit ces quarante propositions, et d'obtenir la même
obéissance des Frères confiés à vos soins.
Après tout, nous ne sommes pas des
philosophes, mais des religieux; et le Saint Père lui-même, dans sa lettre aux
Evêques de la haute‑Italie ( 25
janvier 1882 ), a nettement séparé la cause de l'Ecole rosminienne de celle de
l'Institut de la Charité. C'est pourquoi nous continuerons à servir en paix
notre Dieu bien‑aimé, soit dans l'infamie, soit dans la louange, nous
acquittant avec zèle des oeuvres de charité que nous avons entreprises, et nous
appliquant de tout notre cœur à notre propre sanctification. Consolez‑vous
en vous rappelant les paroles solennelles de l'apôtre saint Pierre : Humiliez‑nous
donc sous la main puissante de Dieu, afin qu'Il vous exalte au temps de Sa
visite; jetez tous vos soucis entre Ses mains, car Il a soin de vous.
Luigi LANZONI,
Supérieur général de
l'Institut de la Charité.
Domodossola, Dimanche des Rameaux, 23 mars 1888.
[2] décret Post obitum 1887/88 ; Denzinger 3201 - 3241.
[3] lettre Litteris ad te (Oeuvres, t.VII, P.92)
[4] Denz 32,41
[5] « Erroribus haud levibus infecta » P.623, édition XXXIV, 1967.
[6] cf. les propositions condamnées par Innocent XI le 2 Mars 1679, Denz 2101 - 2167
[7] Mgr Salvatore de Bartolo : Nuovo esposizione di criteri teologici, Roma Pustet, 1904, p. 167, cité en Honan P.10
[8] cf. Honan p.10
[9] Cité par M. Ingoldsby. « A short life of Antonio Rosmini » p.26. (Centre International pour les Etudes rosminiennes, Stresa)
[10] Cf. Alfeo Valle « Don Bosco e Rosmini » (Quademi della Biblioteca Rosminisana, Rovereto) p. 21
[11] Honan p.
[12] William Lockhart , « Vie d’Antonio Rosmini SERBATI » , traduit par M. Segond (Paris 1889) p. 175]
[13] Cf. AAS 1923, p.313
[14] Lockhart p. 238
[15] cf. AAS 1924, p.135
[16] Honan p.35
[17] Honan 35, Lockart 557.
[18] Cf. Lockhart p 537 -538
[19] Denz. 3154-3155
[20] Cf. P. Remo Bessero Belti « La Questione Rosminiana » (sodalitas Stresa, 1992), P. 62.
[21] Chiarelli Benigno
« Il minimo che si deve sapere e capire per parlare di Antonio Rosmini » (Fisenza 1940) p.142