Un son discordant
La Passion du Christ, écrit et réalisé par l’acteur Mel Gibson, a suscité, en France, et dans le monde entier,
une vague d’articles comme aucun autre film sans doute dans l’histoire du cinéma.
Ces deux heures de spectacle, fidèles, en partie, à la lettre de l’Evangile, sont deux heures de spectacle. Certainement pas
deux heures de méditation. Est-ce deux heures d’apologétique catholique ?
On peut en douter. Tout dans ce film est image – c’est-à-dire représentation – et volonté d’émouvoir.
Certes, beaucoup des
faits rapportés par les Evangiles sont transposés dans ce film avec un sens
catholique indéniable mais non sans user et abuser des effets cinétiques
d’Hollywood. Et ce, dès les premières images : le brouillard inquiétant
qui enveloppe le Jardin des Oliviers, la représentation androgyne du Diable qui
accompagnera toutes les scènes du film jusqu’à la fin.
Émouvoir était certes un
des objectifs et une des méthodes des grands prédicateurs de jadis. Mais avant
et après leur sermon rempli d’images, il y avait le temps de la méditation et
du silence. Ici, de bout en bout, dans un rythme trépidant, et hormis quelques flash-backs (par exemple, Jésus, fabriquant une
table et plaisantant avec sa mère), on est dans une fureur continue.
Et pourtant, à la fin, Mel Gibson n’a pas osé ou n’a pas su traduire en images la
descente aux Enfers, la victoire sur Satan et sur la mort.
Ce film a été accusé
d’antisémitisme. Le Monde, le 31 mars, estimait : “ La
régression la plus grave du film de Mel Gibson est
dans son antisémitisme larvé. S’il y a une victime, il y a forcément des
bourreaux. (…) Comment s’étonner que les soutiens de Gibson se trouvent dans
les rangs des catholiques traditionalistes pour qui la culpabilité des Juifs
dans la mort de Jésus ne fait aucun doute ? ”
Interrogé sur le sujet,
le cardinal Lustiger a déclaré, le 28 mars sur Europe 1, ne pas vouloir
“ entrer dans cette polémique ”. Mais il a livré aussi une
information qui n’a pas été relevée : “ J’ai signé avec l’une des
plus hautes autorités juives des Etats-Unis et en accord avec les évêques
américains, qu’en aucun cas nous ne tolérerions que cette polémique puisse
toucher à ce que l’Eglise et les Juifs ont dit
ensemble à ce sujet. ”
On aimerait savoir quelle
est cette autorité juive parmi les “ plus hautes des Etats-Unis ”.
Est-ce le B’nai Brith dont
on sait les engagements qu’il a fait prendre, sur le plan politique, aux partis
de la droite libérale française ?[1] On
aimerait connaître aussi le contenu de cet accord qui vaut engagement.
Le refus
d’Israël
Le film de Mel Gibson n’est pas antisémite. En fidélité à ce que
disent les Evangiles, il montre la responsabilité des autorités juives
(“ les grands prêtres et les anciens du peuple ” disent les
Evangiles) dans la condamnation à mort du Christ, sans masquer que certains
dirigeants de la communauté juive de Jérusalem (Nicodème et Joseph d’Arimathie) ont pris sa défense.
Pourtant, pour réduire
l’accusation d’antisémitisme portée contre son film déjà plusieurs semaines
avant sa sortie en salle, Mel Gibson avait supprimé
certaines scènes qui auraient porté à polémique.
Est-ce à son initiative,
ou à celle de son diffuseur en France, qu’une phrase capitale des Evangiles n’a
pas été traduite ? Cette phrase, pourtant, est dans le film, en araméen,
comme elle est dans l’Evangile selon saint Matthieu
(Mt 27, 25) : “ Que son sang retombe sur nous et sur nos
enfants ! ”.
Or, cette phrase n’est pas
traduite dans le sous-titrage en français. L’a-t-elle été dans les
sous-titrages en d’autres langues ?
Saint Matthieu est le
seul des quatre Evangélistes à rapporter cette réponse du “ peuple ”
juif à Ponce Pilate qui se lave les mains en disant : “ Je ne suis
pas responsable de ce sang, à vous de voir ! ”.
Il y a près de vingt ans
maintenant, un savant bénédictin, supérieur du monastère de Tabgha,
en Israël, avait consacré tout un livre à faire l’exégèse de cette terrible
réponse. Curieusement, ce livre, édité pourtant par un éditeur
“ religieusement correct ”, n’est plus cité aujourd’hui alors que
tant d’autres livres sur la Passion sont édités ou remis à la devanture des
librairies[2].
Le P. Vincent Mora montrait combien ce verset de l’Evangile
selon saint Matthieu reprend une formule traditionnelle de l’Ancien Testament qui signifiait la responsabilité d’un
acte. Qu’il s’agisse d’une formule traditionnelle n’enlève rien à son
historicité, au contraire. Le P. Mora voit dans cette
scène de l’Evangile une déclaration officielle de la
communauté juive de Jérusalem, engageant non pas une foule anonyme mais le
peuple d’Israël en son entier (ce que marque clairement l’expression :
“ Tout le peuple dit… ”).
Il propose de la
paraphraser ainsi : “ Nous et nos enfants, toute notre communauté, prenons
la responsabilité de cette condamnation que nous réclamons et devant
laquelle, vous, Pilate, reculez. Nous assumons la responsabilité de cet acte et
de ses suites ” (p. 33).
Ce refus d’Israël
traverse d’ailleurs, comme un fil rouge, tout l’Evangile
de Matthieu, depuis la fuite de la Sainte Famille et les persécution et mort de
Jean le baptiste, préfiguration de celle de Jésus.
Cette analyse exégétique
intéressante, qui rappelle la responsabilité des Juifs dans la mort du Christ,
est suivie d’un chapitre, contestable, sur “ Les conséquences du refus
pour Israël ”. Selon le P. Mora, la destruction
du temple de Jérusalem en 70 est bien la réponse de Dieu au refus d’Israël,
mais il ne faut pas aller au-delà. L’expression “ nous et nos
enfants ” s’appliquerait uniquement à la génération contemporaine de
Jésus. Aux yeux de l’auteur, Israël reste toujours le peuple de Dieu, à côté du
peuple chrétien.
Le P. Mora,
abandonnant tout à coup toute vision surnaturelle de l’Histoire,
estime que le refus du peuple juif “ ne met pas totalement en cause
l’alliance qui, au vrai, ne dépend que de Dieu. Heurs et malheurs de
l’histoire d’Israël ne sont qu’un aspect de l’existence d’Israël ” (p.
116).
La mise à mort de Jésus
ne serait, en somme, qu’un des malheurs, parmi d’autres !,
qu’a connus Israël. Dès l’époque de Jésus, et aujourd’hui encore, “ les
Juifs sont au service d’une cause qui les dépasse ” (p. 133).
Le P. Mora
a finement analysé le verset de saint Matthieu, il en a montré l’historicité et
sa portée théologique mais son analyse des conséquences de ce refus est
contestable. L’interprétation traditionnelle de ce verset terrible est qu’en ne
reconnaissant pas la messianité et la divinité de Jésus, en le condamnant à
mort, en ne recevant pas son Evangile, les Juifs rompaient leur Alliance avec
Dieu et s’engageaient dans une voie de tribulation. Voie obscure dont la seule
issue, selon saint Paul, est la conversion : les Juifs, “ branches
naturelles que Dieu n’a pas épargnées ” (Rom. 11,21), “ s’ils ne
persistent pas dans l’incrédulité, ils seront greffés ; car Dieu est
capable de les greffer à nouveau ” (11,24).
Dans le film de Mel
Gibson, si on retrouve, dans les dialogues, nombre des scènes et des paroles
même des récits évangéliques de la Passion, on trouve aussi des scènes qu’on ne
lit pas dans l’Evangile et qui sont parmi les plus
violentes du film. N’en citons que quelques-unes :
- le Diable lâche un serpent dans le
Jardin de Gethsémani et Jésus l’écrase violemment sous son pied ;
- après que Jésus ait été cloué sur la
Croix, celle-ci est retournée et le Christ se retrouve face contre terre,
écrasé par le poids de la croix, avant que celle-ci ne soit élevée et plantée
dans le sol ;
- un corbeau ou quelque oiseau de proie
noir vient s’attaquer au mauvais larron et lui perce la tête de coups furieux
de son bec.
Un petit livre très bien
fait, rédigé aux Etats-Unis pour expliquer le film et qui a été traduit en
différentes langues, nous dit de cette dernière scène : “ Divers
oiseaux carnivores et oiseaux de proie descendaient souvent sur les condamnés.[3] ”
Dans un film qui se veut
un film fidèle aux Evangiles, introduire des scènes imaginaires ajoute-t-il
vraiment de la véracité ? N’est-ce pas, plutôt, ajouter du spectaculaire ?
D’autres scènes,
notamment la deuxième des trois que nous avons citées plus haut, sont tirées de
visions mystiques. On nous dit quel Mel Gibson, outre
les Evangiles, s’est inspiré, pour rédiger son scénario, de La Cité mystique
de Dieu de Marie d’Agréda et des Visions d’Anne-Catherine Emmerich.
Ce mélange des genres
trouble fatalement l’historicité de la reconstitution. D’autant plus que les
deux ouvrages en question n’ont pas été reconnus par l’Eglise
comme d’une authenticité complète.
La Cité Mystique figure dans l’Index
librorum prohibitorum
depuis 1678, avec un dernier décret de condamnation qui date de 1900[4]. Le cas des Visions d’Anne-Catherine Emmerich est plus difficile parce que
“ le texte définitif de ses visions a paru deux ans après sa mort et nous
a été retranscrit par celui qui s’est attribué le rôle de secrétaire, Clément
Brentano. Celui-ci était un poète, ami intime de Goethe, qui s’était converti,
tout en restant poète… ”[5].
Les vertus et les grâces
mystiques dont Anne-Catherine Emmerich fut favorisée
sont indéniables. Aussi sa béatification semble probable et prochaine. Cette béatification sera l’occasion, sans
doute, pour les théologiens, sinon pour le Magistère, de porter un jugement sur
le livre de ses Visions. Anne-Catherine
Emmerich elle-même jugeait, d’après une révélation, que Marie d’Agréda avait pris dans un sens réel des visions qui
n’avaient qu’un sens allégorique et spirituel !
Le R.P. Poulain, s.j., dans son classique traité de théologie mystique, Des
grâces d’oraison, soulignait les “ dangers d’illusion ” que
peuvent contenir les visions des mystiques :
“ Lorsque les
visions représentent des scènes historiques, par exemple celles de la
vie ou de la mort de Notre-Seigneur, elles ne le font
souvent que d’une manière approximative et vraisemblable, sans qu’on en
soit prévenu. On se trompe en leur attribuant une exactitude absolue. […]
Il est imprudent de
chercher à reconstituer l’histoire à l’aide des révélations des saints.
[…] Il peut arriver que, pendant une vision, l’esprit humain garde le pouvoir
de mêler, dans une certaine mesure, son action à l’action divine.
On se trompe alors en attribuant purement à Dieu les connaissances ainsi
obtenues. Tantôt c’est la mémoire qui apporte ses souvenirs, tantôt la
puissance d’inventer qui s’exerce.
Les auteurs pensent que
ce danger est fort à craindre lorsque la personne parle pendant l’extase. Car
puisqu’elle parle, ses facultés sensibles n’ont pas complètement perdu leur
activité. Elles peuvent donc avoir leur part dans la révélation. […]
Il y a danger de
confondre l’action divine avec la nôtre, même dans une oraison non extatique,
lorsque Dieu semble nous envoyer une inspiration un peu forte. Elle a beau être très courte et presque instantanée, nous aimons
à croire qu’elle se prolonge, et l’illusion est facile, car nous ne savons pas
le moment précis où finit l’influence divine et où la nôtre lui succède. ”[6]
Le premier
film gore catholique
La Passion du Christ de Mel
Gibson n’est certes pas le fruit d’une vision mystique, mais le résultat d’une
interprétation personnelle, d’une vision personnelle, artistique si l’on veut,
de la Passion du Christ. C’est la représentation du fait central de l’Evangile que se fait un acteur d’Hollywood, grand adepte
des films d’action, qui est aussi un catholique fervent : une mise
à mort extrêmement violente – la violence de certains Juifs et de certains
Romains – à laquelle répondent l’acceptation sacrificielle, pour la
Rédemption de tous, et le pardon.
Telle qu’elle a été traitée, cette évocation
cinématographique de la Passion du Christ est le premier film gore
catholique (c’est Mel Gibson lui-même qui reconnaît
s’inscrire dans le genre gore, mis au service de la Bonne Cause).
On en arrive ainsi au
paradoxe relevé par le philosophe René Girard : “ Tous ceux qui,
d’habitude, s’accommodent très bien de [la violence] ou voient même dans ses
progrès constants autant de victoires sur la liberté sur la tyrannie, voilà
qu’ils la dénoncent dans le film de Gibson avec une véhémence extraordinaire.
Tous ceux qui, au contraire, se font d’habitude un devoir de dénoncer la
violence, sans obtenir le moindre résultat, non seulement tolèrent ce même film
mais fréquemment ils le vénèrent ” (Le Figaro Magazine, 27 mars
2004).
Y.C., 16 rue du Berry, F - 36250 NIHERNE
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[1] Le Monde, 28 mars 1986 et Jean Madiran, Ce que l’on vous cache, 1987 (disponible à DPF, B.P. 1, 86190 Chiré-en-Montreuil).
[2] Vincent Mora o.s.b., Le refus d’Israël, Cerf, 1986.
[3] Guide de la Passion. 100 questions sur La Passion du Christ, Téqui, 2004, p. 62.
[4] Index librorum prohibitorum. 1600-1966, (J.M. De Bujanda éd.), Médiaspaul/Librairie Droz, 2002, p. 586.
[5] Abbé Gérard Herrbach, Des Visions sur l’Evangile, Editions du Communicantes, Shawinigan-Sud (Canada), 1993, p. 50.
[6] P. Augustin Poulain s ;j., Des Grâces d’oraison. Traité de théologie mystique, Beauchesne, 1922 (10e édition), p. 342-345, souligné dans le texte.