Le cardinal Stickler et la réforme liturgique du Concile Vatican II

 

Par M. l'abbé Paul Aulagnier

(extrait de Nouvelles de Chrétienté n°70)

 

Le cardinal Stickler, enfin, s’exprime sur la réforme liturgique issue du Concile Vatican II et entre, à son tour, dans cette bataille gigantesque.

Son témoignage est tardif, certes.

Il a du poids cependant.

Pensez !

En poste à Rome depuis 1937, le Cardinal est canoniste, canoniste reconnu. Il fut professeur d’université puis recteur. Préfet de la Bibliothèque vaticane et des archives secrètes du Vatican. Il a été membre des commissions préparatoires du Concile Vatican II, puis expert auprès des différentes commissions conciliaires, en particulier la Commission liturgique.

On ne peut avoir meilleur témoin de la pensée conciliaire surtout en matière liturgique.

Or, il se trouve que cet «expert » autrichien – c’est son origine – vient de parler… ou du moins que sa pensée vient d’être connue en France grâce à un beau travail de traduction réalisé par l’équipe du CIEL, le Centre International d’Etudes Liturgiques.

En effet, en Mai 2000, le CIEL publie un petit livre –blanc – intitulé : « Témoignage d’un expert au Concile ». Loïc Mérian, qui m’aime beaucoup, m’en fait adresser un exemplaire. Je l’ai dévoré dès réception. J’y ai trouvé des merveilles, des témoignages extraordinaires, des jugements fondés tels que celui-ci que j’ai déjà plusieurs fois cité :

« Pour résumer nos réflexions, nous pouvons dire que les bienfaits théologiques de la messe tridentine correspondent aux déficiences théologiques de la messe issue de Vatican II ».

C’est la conclusion de la fameuse conférence qu’il donnait aux USA, à Fort Lee (New Jersey), le 20 mai 1995, à l’invitation de l’association « Christi fideles » sur le thème : « Les bienfaits de la messe tridentine ». Vous trouverez ce jugement intéressant à la page 22 de ce petit fascicule.

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Mon attention fut attirée par cette conclusion. J’en poursuivais la lecture sur-le-champ.

J’étais encore à Gavrus, en Normandie, au Prieuré Saint Jean-Eudes. A la page 23, je tombais sur l’intégralité de l’interview du Cardinal publiée, aux USA, dans The Latin mass, en été 1995 et dont nous avions eu connaissance – à cette date – par un petit entrefilet du journal La Nef de l’époque. Là, à la bonheur ! je trouvais l’ensemble du texte et la pensée du Cardinal. Je m’en réjouissais.

C’est dans cette interview que nous apprenions que le pape Jean Paul II avait nommé, en 1986, une commission de neuf cardinaux à laquelle il posait deux questions :

- la première : Le pape Paul VI a-t-il véritablement interdit l’ancienne messe ?

La réponse fut négative, nous dit le cardinal Stickler : « La réponse donnée par huit (des neufs) cardinaux en 1986 fut que non, la messe de saint Pie V n’a jamais été interdite. J’étais moi-même l’un des cardinaux. Un seul était contre (NDLR : c’était le cardinal Benelli). Tous les autres étaient pour une libre autorisation , pour que tous puissent choisir l’ancienne messe. Je pense que le Pape a accepté ». (p. 27)

Il y avait une deuxième question posée par le Pape à cette commission, celle-ci : Un évêque quel qu’il soit peut-il interdire à un prêtre, en règle avec les autorités, de célébrer, à nouveau, la messe tridentine ? (p. 28)

« A l’unanimité, dit le Cardinal, les neuf cardinaux ont admis qu’aucun évêque ne pouvait interdire à un prêtre catholique de dire la messe tridentine. Il n’y a pas d’interdiction officielle et je pense que jamais le pape ne décrèterait une interdiction officielle » (p. 28)

Vous imaginez !

Sous la plume d’un cardinal !

Je jubilais en lisant cela.

Nous étions – avec Monsieur l’abbé de La Motte – en plein combat avec Mgr Pican qui prétendait nous interdire de célébrer la messe tridentine dans le Basilique de Lisieux.

De quel droit ?

Oui, de quel droit ? J’avais en main un argument de poids…Le jugement d’un cardinal… !

Je poursuivais la lecture toujours avec la même joie de la découverte et remerciais, dans mon cœur, Loïc Mérian d’avoir su prendre le temps de traduire en français la pensée de ce Cardinal.

Un peu comme hier, je remerciais – dans mon cœur aussi – Dom Gérard d’avoir fait traduire – pour nous, les francillons, comme aiment à le dire les Belges – le pensée liturgique de Mgr Gamber dans son fameux livre intitulé « La réforme liturgique en question », recueil de différentes conférences prononcées jadis par l’auteur sur la réforme liturgique mais restées ignorées du grand public français.

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Je poursuivais donc la lecture, toujours passionné, j’arrivais ainsi à la page 31.

Là, Loïc – je l’appelle par son prénom tant il est gentil (je le trouve un peu « collet monté » sur sa petite photo de La Nef qui préside à tous ses papiers) – nous transcrit de l’allemand en français, une conférence du cardinal qu’il intitule « Souvenirs et expériences d’un expert de la Commission conciliaire sur la liturgie ».

La conférence est assez longue. Elle va de la page 31 à 66 du livret que n’en fait que 99. Elle fut donnée en 1997 à l’ « Internationalen Théolojischen Sommerakademie 1997 des Linger Priesterkreises ». Elle fut publiée, d’abord, en allemand par Franz Breid – Die heilige liturgie – Ennsthaler.

Malgré la longueur, je la dévorais.

Ah quel brûlot ! Quel brûlot ! Mes amis ! J’étais seul à ma table de travail et parlais à mon ange… Quel brûlot ! Il faut faire connaître cela, me disais-je. Je lisais. Relisais. Allais doucement. Prenais des notes.

Tout d’abord, le Cardinal, se présente. Bigre ! ce n’est pas le dernier personnage de l’Eglise, pensais-je. Lisez :

« J'ai été professeur de droit canonique et d'histoire du droit ecclésiastique à l'université salésienne, fondée en 1940, puis pendant 8 ans, de 1958 à 1966, recteur de cette université. En cette qualité, j'ai bientôt été nommé consulteur de la Congrégation romaine pour les séminaires et les universités, puis, depuis les travaux antépréparatoires jusqu'à la mise en oeuvre des décisions du concile, membre de la commission dirigée par ce dicastère romain. En outre, j'ai été nommé expert (peritus) de la commission pour le clergé, et plus spécifiquement pour les problèmes relatifs aux droits patrimoniaux : il s'agissait surtout de débarrasser le Droit Canon du système des bénéfices.

« Peu avant le concile, le cardinal Laraona, dont j'avais été l'élève pendant mes études de droit canon et de droit ecclésiastique au Latran et qui avait été nommé président de la Commission conciliaire pour la liturgie, me fit venir chez lui et m'annonça qu'il m'avait proposé comme expert de cette Commission. Je lui objectai que j'avais déjà beaucoup à faire en tant qu'expert de deux autres commissions, surtout celle des séminaires et universités. Pourtant il maintint sa proposition en faisant remarquer que, considérant l'importance canonique des prescriptions relatives à la liturgie, il fallait également inclure des canonistes dans cette commission. C'est par cette fonction non recherchée que j'ai ensuite vécu le concile Vatican II depuis ses tout débuts puisque, comme on le sait, la liturgie fut le premier sujet inscrit à l'ordre du jour. Je fus ensuite affecté à la sous‑commission qui devait rédiger les modifications apportées aux trois premiers chapitres et aussi préparer l'ultime formulation des textes qui devaient être soumis, pour discussion et approbation, à la commission réunie en plénière avant d'être présentés dans l'aula conciliaire. Cette sous‑commission se composait de trois évêques: Mgr Callewaert, archevêque de Gand, qui en était le président, Mgr Enciso Viana, de Majorque et, si je ne me trompe, Mgr Pichler, de Banjaluka (Yougoslavie), ainsi que de trois experts : Mgr Martimort, le P. Martinez de Antonana, clarétin espagnol, et moi-même. Vous comprendrez aisément que, dans le cadre de ces travaux, on pouvait se faire une idée exacte de ce que souhaitaient les Pères conciliaires ainsi que du sens réel des textes votés et adoptés par le concile »

Puis il donne un témoignage personnel – fort intéressant – sur la réforme liturgique : son jugement sur « l’édition définitive » du nouveau missel romain :

« Mais vous pourrez également comprendre ma stupéfaction lorsque, prenant connaissance de l'édition définitive du nouveau Missel Romain, je fus bien obligé de constater que, sur bien des points, son contenu ne correspondait pas aux textes conciliaires qui m'étaient si familiers, que beaucoup de choses avait été changées ou élargies, ou allaient même directement au rebours des instructions données par le concile ».

N’y tenant plus – il doit avoir du caractère – il demande une audience au cardinal Gut, alors Préfet de la Congrégation des Rites :

« Comme j'avais précisément vécu tout le déroulement du concile, les discussions souvent très vives et longues et toute l'évolution des modifications jusqu'aux votes répétés qui eurent lieu jusqu'à leur adoption définitive, et que je connaissais aussi très bien les textes contenant les prescriptions détaillées pour la réalisation de la réforme souhaitée, vous pouvez vous imaginer mon étonnement, mon malaise croissant et même ma fureur devant certaines contradictions particulières, surtout considérant les conséquences nécessairement graves que l'on pouvait en attendre. C'est ainsi que je décidai d'aller voir le cardinal Gut qui, le 8 mai 1968, était devenu préfet de la Congrégation des Rites en remplacement du cardinal Larraona, qui s'était retiré le 9 janvier précédent.

Je lui demandai une audience dans son logement au monastère bénédictin de l'Aventin, audience qu'il m'accorda le 19 novembre 1969. Je ferai remarquer en passant que, dans ses Mémoires parus en 1983, Mgr Bugnini fait erreur sur la date de la mort de Mgr Gut, l'avançant d'un an : Mgr Gut est mort le 8 décembre 1970 et non 1969.

Mgr Gut me reçut très aimablement, bien qu'il fût déjà visiblement malade et, comme l'on dit, j'ai pu déverser tout ce que j'avais sur le cœur. Il me laissa parler une demi‑heure sans m'interrompre, puis il me dit qu'il partageait entièrement mes inquiétudes. Mais, ajouta‑t‑il, la faute n'en incombait pas à la Congrégation des Rites : en effet, toute la réforme était l’œuvre du Consilium constitué expressément à cette fin par le pape, dont il avait nommé le cardinal Lercaro Président et le P. Bugnini Secrétaire. Dans ses travaux, ce Conseil n'avait eu de comptes à rendre qu'au pape.».

Au passage, il donne son jugement sur Mgr Bugnini. Il faut le dire, ce n’est pas sans intérêt :

« À ce sujet, une précision s'impose : le P. Bugnini avait été Secrétaire de la Commission sur la liturgie pendant la période préparatoire du concile. Comme son travail, effectué sous la direction du cardinal Gaetano Cicognani, n'avait pas été jugé satisfaisant, il fut le seul à ne pas être promu Secrétaire de la commission conciliaire correspondante ; cette fonction fut attribuée au P. Antonelli, o.f.m., ultérieurement nommé cardinal. Le groupe des liturgistes, d'inspiration plutôt moderniste, fit valoir à Paul VI qu'il s'agissait là d'une injustice faite au P. Bugnini et obtint du nouveau pape, qui était très sensible à ce genre de choses, que, en compensation de cette injustice, le P. Bugnini fût nommé Secrétaire du nouveau Consilium chargé d'opérer la réforme.

Ces deux nominations ‑ celles du cardinal Lercaro et celle du P. Bugnini ‑ aux postes clefs du Consilium offrirent la possibilité de se faire entendre, pour l'exécution de la réforme, à des gens qui jugeaient ne l'avoir pas suffisamment été pendant le concile, et aussi d'en faire taire d'autres : en effet, les travaux du Consilium se déroulaient dans des zones de travail non accessibles aux non‑membres.

Et pourtant : bien qu'ils se soient consacrés corps et âme aux travaux énormes et délicats réalisés par le Consilium, notamment sur le cœur même de la réforme, à savoir le nouvel Ordo Missae Romanum qui fut réalisé dans les délais les plus brefs, seul l'avenir nous expliquera pourquoi les deux principaux acteurs sont visiblement tombés en disgrâce : le cardinal dut renoncer à son siège épiscopal, et le P. Bugnini, nommé archevêque dès 1968 et nouveau Secrétaire de la Congrégation des Rites, ne reçut pas la pourpre cardinalice qui accompagne une telle fonction ; il avait été nommé nonce à Téhéran lorsque, suite à une opération, la mort vint interrompre son activité terrestre le 3 juillet 1982 ».

Ce préambule étant fait, le Cardinal donne le thème de sa conférence : il veut juger « de la concordance ou de la contradiction entre les dispositions conciliaires et la réforme effectivement appliquée » (p. 35).

Le thème me plaisait. J’avançais dans la lecture. Je laissais le téléphone de côté, je me concentrais.

Jusqu’ici – pour beaucoup – les critiques adressées contre la réforme liturgique émanaient, la plupart du temps, de nos milieux.

On connaissait Le Bref examen critique.

On connaissait les nombreux articles de Monsieur l’abbé Dulac publiés dans Le Courrier de Rome, dans la belle collection d’Itinéraires

On connaissait les critique du R P. Calmel.  

On connaissait les toujours judicieuse remarques de Jean Madiran, de Luce Quenette, de Dom Guillou, les conférences de Mgr Lefebvre.

On lisait tout cela dans nos milieux. On les relisait, les ressassait. On écoutait les cassettes… On étudiait certes… mais à force, n’arrivait-on pas à un ronronnement… Et tout ronronnement endort à force de répéter. Et Loïc Merian – lui-même – ne se gênait pour nous le laisser entendre. Il l’écrivait même dans son petit papier de La Nef… Il trouvait même qu’on n’avait rien publié de déterminant en cette affaire… Il se fit « fesser » par Jean Madiran dans un beau papier – comme sait les écrire Madiran – le remettant gentiment à sa place ( cf D.I.C.I. n° 10). Des maîtres, des grands avaient parlé en matière liturgique dans nos milieux. Il semblait l’ignorer… Cependant à force de répéter, on risquait peut-être de se figer… Et là aussi, tout fixisme est dangereux !

Bref, j’étais content de trouver d’autres critiques… Enfin, une « critique » qui ne venait pas de « chez nous ». Une critique du « sérail ».

Je dévorais et me promettais de faire connaître au plus tôt ce texte. L’heure en est arrivé…enfin !

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Tout au début, le Cardinal nous rappelle quelques grands principes liturgiques heureusement soulignés par la Constitution Sacrosanctum Concilium. Il nos rappelle l’article 2 qui affirme que dans la liturgie « tout ce qui est humain doit être subordonné et soumis au divin, le visible à l’invisible, l’action à la contemplation, le présent à la cité divine future que nous recherchons ». C’est à la page 35 du livret.

Qui ne serait d’accord avec ce principe…fut-il conciliaire !

Et vous savez le jugement du Cardinal sur ce point. Tout simplement, les réformateurs ont échoués en cette affaire.

Il écrit vers la fin : « Ma conférence, mes souvenirs et expériences, je pense, ont permis d’évaluer dans quelle mesure la réforme avait satisfait aux exigences d’ordre théologique et ecclésiastique énoncées par le Concile, en d’autres termes, de voir si, dans la liturgie – et surtout dans ce qui en constitue le centre : la Sainte Messe – ce qui est humain a véritablement été ordonné et soumis au divin, ce qui est visible à l’invisible, ce qui relève de l’action à la contemplation et ce qui est présent à la cité future que nous recherchons. Et l’on en arrive à se demander si, au contraire, la nouvelle liturgie n’a pas, souvent, ordonné et soumis le divin à l’humain, le mystère invisible au visible, la contemplation à l’activisme, l’éternité future au présent humain quotidien ». (p. 64)

Le Cardinal fait tout simplement un constat d’échec total.

De sorte que, lui aussi, avec le cardinal Ratzinger, forme des vœux pour lancer la réforme de la réforme. La première aurait donc échoué ?

« C’est précisément parce que l’on se rend toujours plus clairement compte de la situation actuelle (NDLR - ie.de la déconfiture de la réforme liturgique et son infidélité à la pensée conciliaire…mais à qui la faute…) que se renforce l’espoir d’une éventuelle restauration que le cardinal Ratzinger voit dans un nouveau mouvement liturgique qui éveillera à une vie nouvell,e le véritable héritage du Concile Vatican II ». Et de citer le livre du Cardinal Ma vie, op cit. p. 135. Mais c’est peut-être Loïc qui a rajouté cette citation… !

Intéressant, intéressant, me disais-je. Enfin un cardinal de l’Eglise romaine qui parle et enseigne clairement.

Je poursuivais ma lecture. Je le fais, aujourd’hui, pour vous.

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Le Cardinal survole et résume quelques articles fondamentaux du Concile. Des rappels tout à fait évidents et traditionnels.

L’article 21, l’article 23 qui affirme qu’il ne faut rien changer – en matière liturgique – « avant que ne soit élaborée une soigneuse étude théologique, historique, pastorale, en s’assurant d’un développement organique harmonieux ».

Qui ne serait d’accord !

L’article 33 qui rappelle la finalité de la liturgie : « La liturgie est principalement le culte de la majesté de Dieu » A la bonheur !

L’article 34, l’article 54 sur la langue latine. Là, le Cardinal donne son témoignage. C’est fort instructif !

« Au bout de quelques jours de débat au cours duquel tous les arguments pour et contre furent vivement discutés, on en est arrivé à la conclusion bien claire – tout à fait en accord ave le Concile de Trente – qu’il fallait conserver le latin comme langue cultuelle du rite latin mais que des exceptions étaient possibles et même souhaitables » (p. 38-39)

Sur le chant grégorien, sur les orgues, le Cardinal rappelle l’article 116 de la Constitution : « Le grégorien est le chant propre de la liturgie catholique romaine depuis l’ époque de Grégoire le Grand et qu’en tant que tel, il doit être conservé ». (p. 39)

Il rappelle l’article 108 qui souligne spécialement l’importance des fêtes du Seigneur et surtout celles du propre du temps, lequel doit avoir la priorité sur les fêtes des saints pour ne pas affaiblir la pleine efficacité de la célébration des mystères du salut (p. 39).

Mais c’était l’enseignement qu’à Ecône, Dom Guillou, professeur de liturgie, dispensait aux séminaristes avec énergie et conviction. J’en fus marqué – personnellement – pour toujours.

Ces principes liturgiques – et d’autres encore – rappelés, le Cardinal passe à la critique de la réforme liturgique – l’œuvre conciliaire par excellence – c’est la deuxième partie de la conférence.

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Sans vouloir être exhaustif en cette affaire, le Cardinal aborde cette critique avec énergie et fraîcheur. Sous sa plume, je retrouvais l’enseignement de mes maîtres. J’étais heureux.

J’avais appris chez Dom Guillou, chez Monsieur l’abbé Dulac que la liturgie devait exprimer la foi catholique. Que de fois, en effet, avais-je entendu de la bouche de Mgr Lefebvre, cet axiome : legem credendi, lex statuit supplicandi ou plus simplement dit : lex orandi, lex credendi

Je retrouvais dans ces pages que je lisais même doctrine, la doctrine de toujours. Le cardinal écrivait : « La liturgie contient et exprime la foi de façon juste et compréhensible » (p. 40). De sorte que « la pérennité de la liturgie participe de la pérennité de la foi, elle contribue même à la préserver ». Et comme la foi est immuable, la liturgie qui l’exprime, l’est aussi. « C’est pourquoi il n’y a jamais eu de rupture, de re-création radicale dans aucun des rites chrétiens, catholiques, y compris dans le rite romain  latin » (p. 40-41). L’évolution liturgique – dès lors – est lente, nécessairement organique.

J e me régalais en lisant ces rappels. « Dans tous les rites, la liturgie est quelque chose qui s’est développée et continue de croître lentement ; partie du Christ et reprise par les Apôtres, elle a été organiquement développée par leurs successeurs, en particulier par les figures les plus marquantes tels les Pères de l’Eglise, tout cela en préservant consciencieusement la substance, ie. le corpus de la liturgie en tant que tel »

Mais Dom Guillou nous enseignait la même chose ! Il écrivait en 1975, en la fête de la Pentecôte, dans un texte merveilleux qui constitue la préface du livre Le livre de la Messe, édité par Philippe Héduy – ce grand poète - : « La Messe est d’institution divine et apostolique. Mais elle ne nous est pas parvenue telle que les Apôtres l’ont célébrée (bien qu’elle n’ait jamais été une pure imitation de la Cène…), elle est maintenant la fleur d’une croissance « sui generis ». Ses éléments constitutifs se sont développés sans évolution, ni changement (substantiel) au cours des siècles… sous la conduite de l’Esprit-Saint dont l’assistance a été promise à l’Eglise » (p. 17-18).

L’Esprit-Saint est Un et Véridique. Ce qu’il inspire ne peut-être que un et véridique, le même à travers les temps.

J’aime cette expression du cardinal. C’est clair, c’est net : « C’est pourquoi, il n’y a jamais eu de rupture, de re-création radicale… dans le rite latin romain ».

J’applaudis et aime.

Il poursuivais cependant : « Il n’y a jamais eu de rupture dans le rite romain latin à l’exception de la liturgie post-conciliaire actuelle, en application de la réforme…bien que le Concile…ait toujours réaffirmé que cette réforme devait préserver absolument la tradition » (p. 40-41).

Jamais de rupture…à l’exception de la liturgie post-conciliaire actuelle. Mais c’est l’enseignement du cardinal Ottaviani, me disais-je. Je me régalais.

Je courais prendre la lettre du cardinal Ottaviani à Paul VI et lisais :

« Le nouvel Ordo Missae, si l’on considère les éléments nouveaux, susceptibles d’appréciation fort diverses qui y paraissent sous-entendues ou impliquées, s’éloigne de façon impressionnante dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été formulée à la 22ème Session du Concile de Trente ».

C’est donc bien à une rupture que l’on assiste avec le nouvel Ordo Missae. Cet éloignement est une véritable rupture avec la Tradition. Du reste, le cardinal Ottaviani utilise lui-même le mot : « Les raisons pastorales avancées pour justifier une si grave rupture »

Le cardinal Stickler a la même analyse. Avec le nouvel Ordo Missae, on assiste à une véritable rupture avec la Tradition, « à une véritable  et radicale nouveauté ». Il l’affirme tout de go : « L’Ordo Missae (est) radicalement nouveau ». 

Et ceci est une véritable nouveauté, la nouveauté par excellence… « Alors que toutes les réformes antérieures adoptées par les papes et tout particulièrement celles entreprises sous l’impulsion du Concile de Trente et mise en œuvre par le pape Pie V et jusqu’à celles de Pie X, de Pie XII et de Jean XXIII, ne furent pas des révolutions mais uniquement des corrections qui ne touchaient pas à l’essentiel, des ajustements et des enrichissements » (p. 41).

C’est ce que demandait – du reste – le Concile en son article 23 : « Le Concile a expressément dit, à propos de la restauration souhaitée par les Pères, qu’aucune innovation ne devait être faite qui ne fut vraiment et certainement exigée par l’utilité de l’Eglise ».

Non ! L’Ordo Missae est radicalement nouveau !

Je me souvenais de notre savant abbé Dulac qui, dans l’analyse qu’il faisait de la Bulle Quo primum ne cessait de rappeler les termes de la Bulle : restaurata, restaurata.

Non ! nous n’avons rien de tel avec Paul VI. Nous avons un Novus Ordo Missae. Rien de comparable.

J’étais, vous dis-je, aux anges en lisant tout cela… Mais je me souvenais aussi des affirmations du cardinal Medina et du cardinal Castrillon Hoyos… et même, aujourd’hui, du cardinal Ratzinger - il va, il vient, il est déroutant – qui parlent, eux,  de continuité dans le rite romain, d’un Ordo à l’autre. Le cardinal Castrillon Hoyos – en particulier – ne disait-il pas qu’il en fallait pas « contra poser les deux rites. Ils seraient, substantiellement, identiques… »

Le Pape - lui-même – alors qu’il recevait les communautés relevant du Motu Proprio Ecclesia Dei, le 26 Octobre 1998 – venues à Rome en action de grâces, leur tenait même langage : « Les derniers Conciles œcuméniques – Trente, Vatican I, Vatican II – se sont particulièrement attachés à éclairer le mystère de la Foi et ont entrepris des réformes nécessaires pour le bien de l’Eglise, dans le souci de la continuité avec la Tradition apostolique déjà recueillie par saint Hippolyte » (La Nef, n° 89, Déc 1998).

Que les choses sont bizarres !

Même au plus haut niveau du gouvernement ecclésiale… les jugements des autorités divergent fondamentalement sur le même objet : la réforme liturgique.

Pour les uns, nous aurions « une nouveauté radicale ».

Pour les autres, « une continuité parfaite ».

Le magistère est vraiment divisé. C’est un des éléments de la crise de l’Eglise. Qui croire ? 

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Mais poursuivons la pensée de notre Cardinal autrichien.

Il nous dit :

« Nous allons maintenant présenter quelques exemples marquants (sans vouloir être exhaustif) de ce qui a été créé dans la réforme post-conciliaire et en particulier dans son cœur : l’Ordo Missae radicalement nouveau » (p. 41).

Alors le Cardinal passe en revue le nouvel Ordo. Il feuillette le nouvel Ordo. Il n’insiste pas sur l’introduction de la messe. Elle est « nouvelle » dit-il page 42 et surtout comporte de « multiples variantes » (id) ce qui souvent aboutît à une diversité presque illimitée mais il en vient, tout de suite, à l’Offertoire. Là, il parle à ce sujet de révolution.

« L’Offertoire, dans sa forme et sur le fond, constitue une révolution : il n’est, en effet, plus prévu d’offrande préalable des dons mais simplement d’une préparation des oblats avec une teneur nettement humanisée mais qui, en fin de compte, donne  tout de suite, une impression de dépassé » (p. 42). Il parle même de symbolisme « malheureux »… L’industrialisation a envahi l’agriculture et la culture des céréales…

Il poursuit : « Quant aux signes hautement loués par le Concile de Trente et exigés par le Concile de Vatican II tels que les nombreux signes de croix qui renvoient à la Très Sainte Trinité, les baisers de l’autel et les génuflexions, de tout cela, on a fait table rase » (p. 42).

Il parle ensuite du sacrifice qui est l’essence de la Messe. Il écrit :

« Le centre essentiel de la messe qui était précisément l’action sacrificielle elle-même, a été déplacé au profit de la communion dans la mesure où, tout le sacrifice de la messe a été transformé en un repas eucharistique. Ce faisant, si l’on considère les termes utilisés, la communion est devenue, dans la conscience des fidèles, la seule partie de la messe ayant une effet intégrateur en lieu et place de la partie essentielle qui est l’action sacrificielle de transsubstantiation »… « Il est faux de faire de l’Eucharistie un repas, ce qui se produit presque toujours dans la nouvelle liturgie » (p. 43).

On a envie de dire au Cardinal : alors quoi ! Cette nouvelle messe est-elle sacrifice ou repas. L’un est-il l’autre ou y a-t-il une différence essentielle entre l’un et l’autre ? Le sacrifice n’est pas un repas, ni un repas, un sacrifice. Mais le cardinal Castrillon-Hoyos vous dit qu’il ne faut pas « contra poser » les deux rites…

J’allais d’étonnement en étonnement, d’émerveillement en émerveillement.

Je me souvenais du Bref examen critique, de la critique du fameux article 7 qui, dans cette affaire liturgique, est capital.

Je relisais :

« La définition de la messe est réduite à celle de la Cène et cela apparaît continuellement (aux nos 8-48-55-56). Cette Cène est, en outre, caractérisée comme étant celle de l’Assemblée présidée par le prêtre, celle de l’Assemblée réunie afin de réaliser « le mémorial du Seigneur » qui rappelle ce qu’il fit le Jeudi Saint ».

« Tout cela n’implique ni la présence réelle, ni la réalité du Sacrifice, ni le caractère sacramentel du prêtre qui consacre, ni la valeur intrinsèque du sacrifice eucharistique indépendamment de la présence de l’Assemblée ».

« En un mot, cette nouvelle définition ne contient aucune des données dogmatiques qui sont essentielles à la Messe et qui en constituent la véritable définition. L’omission, en un tel endroit, de ces données dogmatiques, ne peut qu’être volontaire. Une telle omission volontaire signifie leur dépassement et au moins, en pratique, leur négation » (Bref examen critique).

J’avais encore en mémoire toutes ces phrases quand j’arrivais au § 2 de la page 43, je tombais sur ces paroles fulgurantes :

« Ainsi, sont posés les fondements d’un autre détournement de fonction : à la place du sacrifice présenté à Dieu par le prêtre ordonné en tant qu’ « alter Christus », s’instaure la communauté de repas des fidèles assemblés sous le présidence du prêtre » (p. 43).

Mais attention, le Cardinal poursuit :

« La définition de la Messe qui, dans la première édition du N.O.M. confirmait cette conception, a pu être supprimé, au dernier moment, grâce à la lettre écrite à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci : cette édition fut mise au pilon sur ordre du Pape. Pourtant, la concession de cette définition n’a entraîné aucune modification de l’Ordo Missae en lui-même » (p. 43)

J’étais estomaqué !

Avouez, sous la plume d’un Cardinal, c’était cinglant, court, bref. Les mots choisis particulièrement exemplaires. J’espère que Loïc Merian a bien traduit.

On comprend que le cardinal Stickler puisse – lui aussi – parler « de bouleversement du cœur même, du sacrifice de la messe ».

Il insiste. Il veut enfoncer le clou.

« Ce bouleversement du cœur même du sacrifice de la messe fut confirmé et accentué par la célébration, « versus populum », pratique autrefois interdite et renversement de toute la tradition de la célébration vers l’orient et dans laquelle le prêtre n’était pas l’interlocuteur du peuple mais se tenait à asa tête pour le guider ver s le Christ avec le symbole du soleil levant à l’est ». (p. 43)

Je n’en croyais pas mes yeux.

Je retrouvais tout l’enseignement d’Ecône, celui que nous avait donné Dom Guillou dans des pages célèbres qui ne le sont pas assez même dans nos milieux : en voici un exemple à faire exalter de joie :

«  Toute l’histoire de l’Eglise elle-même, est une montée de lumière dans l’accroissement du nombre des élus et dans l’épanouissement du développement de ses dogmes et de son mystère propre, jusqu’à son achèvement dans les éblouissantes splendeurs de la Jérusalem éternelle où l(introduira, toute blanche, lavée dans le sang de l’Agneau, l’Epoux divin, revenu en gloire pour établir son règne définitif, apparaissant sur les nuées du Ciel comme un éclair qui part de l’Orient « sicut fulgur exit ab oriente… ».

Faut-il redire ici, après ce bref aperçu, le dommage causé à l’esprit et à la manière liturgique par l’abandon de la règle de l’orientation des églises et de la messe et de la prière orientée, règle qui se relie à un immense contexte éminemment humain, biblique et chrétien. Les Anciens voulaient que le sanctuaire de leurs églises soit comme un Orient spirituel que la lumière matinale inonde à cette première heure de l’office de Laudes qui se termine, chaque jour par le chant du « benedictus » de Zacharie, célébrant l’Orient  « ex alto », illuminant ceux qui sont assis à l’ombre de la mort… Comme elle est significative ensuite, dans la joyeuse clarté de l’aurore, cette prière du prêtre au bas des degrés lorsqu’il s’apprête à monter dans le nuée lumineuse de l’autel : « Emitte lucem tuam et veritatem tuam : ipsa me deduxerunt et adduxerunt in montem sanctum tuum … et introibo ad altare Dei, ad Deum qui laetificat juventutem meam » (Ps. 42). Sera-t-il dit que tout ce poème des choses, que toutes des correspondances merveilleuses échapperont à la myopie réformiste ? Pourtant, même au strict point de vue pastorale, quelle plus belle illustration de cette vérité : notre vie toute entière est comme une messe qui nous conduit à l’union au Christ, à la céleste illumination où tout sera renouvelé dans une jeunesse éternelle, par les mérites de la Passion et de la Résurrection du Sauveur » (Lumen Christi – Nouvelles de Chrétienté – numéro spécial de Pâques 1952). Oh, merveille de culture !

Puis le Cardinal en arrive à la formule de la consécration du pain et du vin.

Là, sur ce sujet, il est également très sévère. Jugez vous même !

Il parle de la très grave atteinte à la formule de consécration du vin en le sang du Christ en raison de la suppression des mots « Mysterium fidei ».

« Les mots « Mysterium fidei » en ont été supprimés pour être ajoutés à l’appel du peuple à la prière, après la consécration, ce qui fut présneté comme un gain majeur du point de vue de la « participatio actuosa » » (p. 44).

Là, le Cardinal part en guerre, il se déchaîne. C’est le cardinal, recteur d’université, archiviste, qui parle. Il enseigne. Il cite ses sources. Il démontre que « Mysterium fidei » - ces deux mots – sont d’origine apostolique. Il ne fallait en rien y toucher.

Saint Basile l’enseigne. Saint Augustin aussi. Le « Sacramentarium Gelasianum » également. « Le « Sacramentarium Gelasianum » qui est le livre de messe le plus ancien de l’Eglise romaine, dans le Codex Vaticanus, Reg. Lat. 316, in folio 181v, dans le texte original (il ne s’agit donc pas d’une addition postérieure) inclus clairement le mysterium fidei » (p.45).

Il poursuit – on sent le Cardinal en colère, sainte colère – il cite la lettre de Jean de Lyon, en 1202, au pape Innocent III et donne la réponse du Pape avec les références. C’est argumenté :

« En décembre de la même année, dans une longue lettre, le Pape répondait que ces paroles et d’autres encore du Canon que l’on ne trouvaient pas dans les Evangiles, devaient être crues en tant que paroles transmises par le Christ aux Apôtres et par ceux-ci, à leurs successeurs » (p. 45).

Il donne les références historiques. C’est le professeur qui enseigne. Son affirmation est incontournable. Elle est scientifique. Vous la trouverez là, dit-il : X, III, 41, 6 ; Friedberg III, p. 636, sq.

C’est net.

Il continue :

« Le fait que cette décrétale qui fait partie du recueil de décrétales d’Innocent III dans le grand recueil du liber X, établi par Raymond de Pegnafort à la demande de Grégoire IX, n’ait pas été abandonnée comme dépassée, ce qui fut le cas de bien d’autres mais ait continué à être transmise par la Tradition, prouve qu’une valeur durable était attribuée à cette déclaration de ce grand Pape » (p. 45).

Nul doute que l’on ne pouvait toucher à ces deux mots dans la forme de la consécration du vin, les supprimer, les déplacer en en changeant le sens. On ne le pouvait pas sans être infidèle à la tradition catholique et de toute évidence, en rupture avec elle.

C’est la pensée du Cardinal.

Il invoque aussi l’autorité de saint Thomas d’Aquin. Vraiment, le Cardinal veut enfoncer le clou…veut régler l’affaire définitivement. Il veut prouver – vraiment – que cette réforme liturgique est en rupture non seulement avec les prescriptions demandées par le Concile Vatican II mais même avec la Tradition toute entière que le Concile ne faisait, ici, que rappeler. Il écrit :

«  Saint Thomas s’exprime clairement sur cette question dans sa « Somme théologique » (III, 78, 3 ad nonum) : à propos des paroles de consécration du vin, rappelant la nécessaire discipline secrète de l’Eglise ancienne dont parle aussi Denis l’Aéropagyte, il écrit : « les paroles ajoutées « éternelle » et « mystère de foi » viennent de la tradition du Seigneur qui est parvenue à l’Eglise par l’intermédiaire des Apôtres » ; il renvoie lui-même à 1 Cor., 10, 23 et 1 Tim, 3, 4. En note de ce texte de saint Thomas, le commentateur, se référant à DD Gousset dans l’édition Marietti de 1939 (V. p. 155), ajoute « sanebbe un grandissimo errore sustituire un’altra forma eucharistiea a quella del Missale Romano… Si sopprimere ad esempio la parola aeterni et quella mysterium fidei che abbiamo della tardizione » (p.46).

Et puis, il invoque l’autorité du Concile de Florence – le XVIIème Concile œcuménique - :

« Dans la bulle d’union avec les Coptes, le Concile œcuménique de Florence complète expressément les formules de consécration de la Sainte Messe qui n’avaient pas été incluses en tant que telles dans la Bulle d’union avec les Arméniens et que l’Eglise romaine avaient toujours utilisées sur la base de l’enseignement et de la doctrine des Apôtres Pierre et Paul (conc.oecu. decreta, ed herder, 1962, p. 557) » (p.46).

Ayant le document, je suis allé vérifier. C’est bien exact. Le concile de Florence, dans le décret pour les Grecs – qui suit celui d’avec les Arméniens – cite bien expressément le mystérium fidei dans la formule de consécration. Il y est dit : « mais parce que dans le décret des Arméniens rapporté ci-dessus, n’a pas été expliqué la formule qu’a toujours en coutume d’employer, dans la consécration du Corps et du Sang du Seigneur, la sacro-sainte Eglise romaine, affermie par la doctrine et l’autorité des apôtres Pierre et Paul, nous pensons qu’i faut l’introduire dans les présentes » - en latin – « illam praesentibus duximus inserendam ». « Duximus », c’est le parfait du verbe « ducere ». Il vaudrait mieux traduire : nous estimons, nous commandons. « Nous pensons » me paraît un peu faible. « Ducere », c’est le commandement, c’est le chef qui affirme. Peu importe…

Mais ce n’est pas tout. Le Cardinal ne s’en tient pas pour satisfait… Il poursuit sa démonstration de théologie positive. Là, pour le coup, il est exhaustif.

Il invoque, cette fois, le catéchisme – le catéchisme « de référence », dit-il, - ce sont ses mots. Je m’attendais à voir citer le nouveau catéchisme de l’Eglise catholique. Mais pas du tout ! Il cite le catéchisme du Concile de Trente. A la bonheur ! Il donne toutes les références. Manifestement, quand il préparait sa conférence, le Cardinal est allé chercher, dans sa bibliothèque, ce catéchisme. Il vous dit qu’au chapitre  9, au n° 21,  à propos de l’Eucharistie…le catéchisme enseigne que « les mots « mysterium fidei » et « aeterna » viennent de la Sainte Tradition qui est l’interprète et la gardienne de la vérité catholique » (p. 46).

Je regrette que le Cardinal n’ait pas poursuivi sa lecture du catéchisme car il aurait aussi rappeler qu’en changeant de place cette expression très traditionnelle, les auteurs de la réforme liturgique en changeait le sens. Alors que le « mysterium fidei » placé dans la formule de la consécration porte sur la présence réelle qui vient d’être réalisée par l’énonciation de la formule consécratoire, le « mysterium fidei » mis après la consécration – comme acclamation populaire – dirige l’attention du peuple, non plus sur le mystère de la Transsubstantiation réalisée « hic et nunc », mais bien sur le retour en gloire du Seigneur qui est aussi l’objet de notre foi : « douce deniat ». Il y a, là, dans ce changement de place, une malice, une duplicité, une ruse, une  équivoque. La foi ici affirmée ne porte plus sur la Transsubstantiation mais sur le retour en gloire du Seigneur. Ainsi l’attention des fidèles – et leur « participatio actuosa » est détournée de la présence du Christ réalisée par la Transsubstantiation. Ils devraient adorer la présence réelle de Notre Seigneur Jésus-Christ sur l’autel, on leur fait acclamer le retour en gloire du Seigneur.

Voyez l’enseignement du catéchisme du Concile de Trente, p. 216 de l’édition d’Itinéraires.

Fort de cet exposé très savant, le Cardinal ne mâche pas ses mots et ses critiques contre les réformateurs. Il parle de « légèreté souveraine » d’un Lercaro, d’un Bugnini et de leurs collaborateurs.

« On peut à juste titre s’interroger sur la légèreté dont on fait preuve, ici, les collaborateurs du cardinal Lercaro et du Père Bugnini, avec nécessairement leur accord » (p. 46). « Ils ont purement et simplement « ignorés », non seulement ignorés mais aussi « méprisés » l’obligation de procéder à une recherche historique et théologique exacte » (p. 46). C’est ce que réclamait expressément le Concile du Vatican II dans son article 23 de la Constitution liturgique (cf p.36). Mais rien de tel n’a été fait et le Cardinal de conclure et de lancer la suspicion sur l’ensemble de l’œuvre réformée.

« Si cela s’est produit dans ce cas qu’en aura-t-il été de cette importante obligation pour les autres modifications » (p. 46).

C’est terriblement grave !

Nous nous trouvons devant une réforme infidèle à la Tradition…

 

Enfin, laissant la théologie positive, le Cardinal s’élève à une considération doctrinale et pastorale tout à la fois que je pourrais résumer ainsi : cet oubli du « mysterium fidei » de la forme eucharistique, loin de favoriser et de développer le sens de la piété et de la vie théologale chez le peuple fidèle, favorise, au contraire, la « démystification » constatée aujourd’hui ainsi que l’ « anthropomorphisation ». Rien ne vaut. Rien n’est vrai que ce qui est rationnel. L’Eucharistie n’est pas à la portée de la raison. Elle est peut-être un simple symbole.

« Mais c’est aussi la raison pour laquelle l’exclusion du « mysterium fidei » de la formule eucharistique devient – elle aussi – le symbole de la démystification et donc de l’anthropomorphisation de ce qui constitue le centre du culte divin : la Sainte Messe » (p. 47).

Ce retrait du « mysterium fidei » est pour le moins malheureux.

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Le cardinal en arrive enfin aux décisions des réformateurs quant à « la participation vivante et active des  fidèles à la célébration de la messe » (p. 47).

On sait qu’on se plaignait beaucoup, avant le Concile, du manque de participation des fidèles à la messe. Aussi le Concile Vatican II a-t-il abordé  le sujet dans deux articles importants : l’article 30 et l’article 48. Il en a donné les principes : « Le Concile a insisté particulièrement – dit le Cardinal -  sur la participation intérieure qui seule permet de rendre fructueux le culte » (p. 38).

Le Cardinal donne alors son jugement sur cette fameuse participation active telle qu’aménagée par nos réformateurs.

Il est  terrible.

Il s’exprime avec une pointe d’humour sarcastique et légèrement méprisante… Le pauvre Bugnini n’a vraiment pas fait une œuvre excellente… On comprend pourquoi il est resté sur le carreau… Au témoignage du Cardinal : « Le Père Bugnini avait été secrétaire de la Commission sur la liturgie pendant la période préparatoire du Concile. Comme son travail, effectué sous la direction du cardinal Gaetano Cicognani, n’avait pas été jugé satisfaisant, il fut le seul à ne pas être promu secrétaire de la Commission conciliaire correspondante ; cette fonction fut attribuée au Père Antonelli, ofm, ultérieurement nommé cardinal » (p. 34).

Lisez, vous dis-je. Je ne peux me résoudre à résumer. Il faut tout citer :

«  Nous en arrivons ainsi au mandat donné aux réformateurs de promouvoir la participation vivante et active des fidèles à la célébration de la messe, un mandat qui, trop souvent, a été mal interprété et adapté à la mentalité actuelle. Comme toute la liturgie, ainsi que le dit expressément le Concile, le but principal de la messe est le culte de la divine majesté. Aussi le cœur et l'âme des participants doivent‑ils en premier lieu être élevés et s'élever vers Dieu. Cela n'exclut pas que la participation se manifeste concrètement à l'intérieur de la communauté et vis-à-vis d'elle. Et c'est la raison pour laquelle, pour pallier l'absence de participation des fidèles dont on se plaignait si souvent avant le Concile, ce dernier a instamment demandé cette « actuosa participatio ». Mais si celle-ci dégénère en un enchaînement ininterrompu de paroles et d'actions, avec une distribution des rôles aussi large que possible afin que tous aient leur part à l'action, lorsque l'on en arrive à un activisme qui relève plutôt d'un rassemblement humain purement externe et qui, pire encore, juste avant le moment le plus sacré pour les participants : dans la rencontre individuelle de chaque fidèle avec le Dieu‑homme eucharistique, est plus bavarde et distrayante que jamais, la mystique contemplative de la rencontre avec Dieu, le culte qui lui est rendu avec la crainte respectueuse, la révérence qui doit l'accompagner toujours ‑ tout cela ne peut que mourir : alors l'humain tue le divin et emplit le cœur de vide et de désolation. Ce moment appartient au silence, qui est expressément prévu, et qui n'a gardé ‑ difficilement ‑ sa place qu'après l'action que constitue la distribution de la communion, comme une petite feuille de vigne sur un grand corps nu. C'est ainsi que, reflétant la tendance actuelle de la conscience du monde à se limiter aux apparences, on voit se développer dans l'Église un agir cultuel de conception humaine et projeté vers l'extérieur ».

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Voilà donc un jugement général du cardinal sur la réforme liturgique bugninienne.

Mais après ce jugement général qui est une vraie condamnation de la réforme, le Cardinal aborde des points plus particuliers : le latin, le grégorien, l’orgue…

Sur le latin : Le Cardinal exprime sur ce sujet – du latin comme langue liturgique – son étonnement. Il ne comprend pas comment, après ce que demandèrent les Pères conciliaires sur ce point, on en soit arrivé à la suppression générale et au triomphe des langues vernaculaires.

Ce passage de la conférence est fort intéressant. Quand je le découvris pour la première fois, j’étais moi-même dans l’étonnement…admiratif. Il faut le citer aussi dans son intégralité. Il donne un témoignage historique, puis l’enseignement magistériel, enfin les arguments théologiques. Notre Cardinal fut vraiment – durant le Concile – au cœur du problème.

Et tout d’abord, son témoignage personnel :

« A ce stade, il convient de mentionner une disposition du concile qui a été non seulement mal comprise mais, plus encore, complètement répudiée : la langue cultuelle. Je me permettrai ici, une fois encore, d'étayer mon argument par un souvenir personnel. En qualité d'expert de la Commission pour les séminaires, on m'avait confié le rapport sur la langue latine. Il fut clair et bref et, après mûre discussion, rédigé sous une forme qui correspondait aux souhaits de tous les membres avant d'être soumis à l'aula conciliaire. C'est alors que, sans que l'on s'y attendît, le pape Jean XXII1 signa en toute solennité, à l'autel de saint Pierre, la lettre apostolique « Vetera, Sapientia », ce qui, de l'avis de la Commission, rendait superflue la déclaration conciliaire sur le latin dans l'Église : cette lettre présentait non seulement le rapport entre la langue latine et la liturgie mais encore toutes les autres fonctions de cette langue dans la vie de l'Église.

Lorsque, plusieurs jours durant, la question de la langue du culte fut discutée dans l'aida conciliaire, je suivis avec beaucoup d'attention tout ce débat, ainsi d'ailleurs que la discussion, jusqu'au vote final, des différentes formulations incluses dans la Constitution sur la Sainte Liturgie. Je me rappelle très bien que, à la suite de quelques propositions radicales, un évêque sicilien se leva et adjura les Pères de procéder, sur cette question, avec prudence et intelligence car, sinon, le risque était que la messe fût dite dans sa totalité en langue vernaculaire, ce qui fit bruyamment éclater de rire toute l'aula conciliaire. Et c'est pourquoi je n'ai jamais compris comment, dans ses Mémoires publiés en 1983, Mgr Bugnini, à propos du passage radical et complet du latin obligatoire à la langue vernaculaire comme langue cultuelle exclusive, ait pu écrire que le concile avait pratiquement dit que la langue vernaculaire était, dans toute la messe, une nécessité pastorale (op. cit., pp. 108‑121 dans l'édition italienne originale).

A l'encontre de cela, je puis témoigner que les formulations de la constitution conciliaire sur ce point, tant dans sa partie générale (Art. 36) que dans les dispositions particulières relatives au sacrifice de la messe (Art. 54) ont été approuvées quasiment à l'unanimité dans les discussions des Pères conciliaires et surtout lors du vote final : 2 152 oui et 4 non ».

Ensuite l’enseignement magistériel sur le latin :

« Au cours des recherches que j’ai effectuées pour préparer le rapport sur la tradition sur lequel devait s'appuyer ce décret conciliaire sur la langue latine, j'ai constaté que toute la tradition était absolument unanime sur ce point, jusqu'au pape Jean XXIII : elle s'est toujours prononcée clairement contre toutes les tentatives antérieures visant à renverser cet ordre des choses. Je pense ici en particulier à la décision du concile de Trente, sanctionnée d'un anathème, contre Luther et le protestantisme, à Pie VI contre l'évêque Ricci et le Synode de Pistoïé, et à Pie XI qui, à propos de la langue cultuelle de l'Église, a prononcé un clair « non vulgaris » ».

Là, le Cardinal ne fait que citer mais ses citations sont parfaitement fondées ? Jugez en effet.

Le Concile de Trente enseigne bien dans son canon 9 dans sa 22ème session : « Si quelqu’un dit…que la messe ne doit n’être célébrée qu’en langue vernaculaire…qu’il soit anathème ». Et dans son chapitre doctrinal – au chapitre 8 de la même session – on lit : « Bien que la messe contienne un riche enseignement pour le peuple fidèle, il n’a cependant pas paru bon aux Pères qu’elle soit célébrée indistinctement en langue vulgaire ». Toutefois, ordre était donné aux pasteurs d’âmes de donner régulièrement des instructions pour expliquer le sens des belles pièces du missel romain.

Quant au pape Pie VI invoqué par le Cardinal, on peut, de fait, citer entre autres, la proposition 66 :

« La proposition qui affirme qu’il est contraire à la pratique apostolique et aux conseils de Dieu, de ne pas préparer au peuple des voies plus faciles pour joindre sa voix à la voix de toute l’Eglise, si elle est entendue en ce sens qu’il faut introduire l’usage de la langue vulgaire dans les prières liturgiques, est fausse, téméraire, perturbe l’ordre présent pour la célébration des mystères, produit facilement de nombreux maux ».

Voici qui est bien dit. Voilà la vraie tradition catholique que Mgr Bugnini et son personnel devaient défendre et respecter et qu’ils n’ont pas défendu, ni respecté.

Vraiment, le Cardinal prouve bien son jugement : « L’ordo missae – celui issu du Concile Vatican II – est radicalement nouveau », ne respectant pas la tradition catholique.

Il donne, enfin, les raisons justifiant le nécessaire maintient du latin dans la liturgie et dans l’Eglise :

« Il faut bien voir que la raison n'en est pas uniquement d'ordre cultuel, même si cet aspect est toujours mis en avant. C'est aussi une question de révérence, de crainte respectueuse : comme le voile recouvre les vases sacrés, le latin sert de protection contre la profanation ‑ à la manière de l'iconostase des Églises orientales derrière laquelle s'accomplit l'anaphore ‑ et aussi contre le danger de vulgariser, en utilisant la langue vernaculaire, toute l'action liée au mystère, ce qui se produit effectivement souvent de nos jours. Mais cela tient aussi à la précision du latin, qui sert comme nulle autre langue la doctrine dogmatiquement claire ; au danger d'obscurcir ou de fausser la vérité dans les traductions, ce qui d'ailleurs pourrait aussi porter gravement préjudice à l'élément pastoral, si important ; et aussi à limité qui est ainsi manifestée et renforcée dans toute l'Église ».

« Toujours du point de vue pastoral, l'abandon du latin comme langue liturgique, à l'encontre de la volonté expresse du concile, engendre une deuxième source d'erreurs, plus grave encore: je veux parler de la fonction de langue universelle qu'assume le latin, qui unit toute l'Église, justement, dans le culte public, sans déprécier aucune langue vernaculaire vivante. Et précisé­ment à notre époque où le concept d'Église qu'on voit se déve­lopper met l'accent sur l'ensemble du peuple de Dieu considéré comme Corps mystique un du Christ, aspect d'ailleurs toujours souligné dans la réforme, il se fait que, par l'introduction de l'usage exclusif des langues vernaculaires, et même de dialec­tes, l'unité de l'Église universelle est remplacée par une diversi­té d'innombrables chapelles populaires, jusqu'au niveau des communautés villageoises et églises paroissiales, qui sont sépa­rées les unes des autres par une véritable différence de tension naturelle qui, entre elles, est et ne peut qu'être insurmontable. D'un point de vue pastoral, comment alors un catholique peut‑il retrouver sa messe dans le monde entier, et comment peut‑on abolir les différences entre races et peuples dans un culte com­mun, grâce à une langue liturgique sacrée commune, ainsi que l'a expressément souhaité le concile, alors qu'il y a tant d'occasions, dans un monde devenu si petit, de prier ensemble ? Dans quelle mesure alors chaque prêtre a‑t‑il la possibilité pas­torale d'exercer le sacerdoce suprême de la sainte messe n'importe où, surtout dans ce monde où les prêtres sont devenus si rares ? »

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Enfin, le cardinal critique « l’introduction d’un cycle liturgique de 3 ans. C’est là un péché contre nature » dit le Cardinal. « Il ne fallait pas abolir le déroulement d’un cycle annuel naturel » (p. 53). Toutes ces modifications, ces changements « ont condamné les remarquables mélodies grégoriennes variables à une mort lente ». Ce qu’il déplore : « Au mandat donné par le Concile de préserver et promouvoir le chant liturgique romain typique, très ancien, a répondu une épidémie pratiquement mortelle » (p. 53). Comme il déplore la disparition de l’orgue : « remplacé par une multitude d’instruments (qui) ont favorisé l’introduction dans la musique religieuse d’éléments reconnus comme diaboliques » (p. 55).

Comme il déplore enfin les nombreuses « variantes autorisées » - vrai principe constitutif de la réforme liturgique – qui « risquent de mener à l’anarchie qu’avait toujours si bien maîtriser l’ancien ordo latin » (p. 56).

« C’est ainsi que le nouveau garant de l’ordre – le Cardinal veut dire : le nouvel Ordo missae – devient, de soi, facteur de désordre. « Aussi ne faut-il pas s’étonner que chaque paroisse, pour ne pas dire chaque église, semble avoir adopté un ordo différent. C’est là une constatation que l’on peut faire partout ». (p. 55) Et qui entraîne l’irrévérence actuelle, la perte du sens du sacré et la superficialité. Tout cela étant grandement dommageable à la dignité du nouveau rite.

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Quoiqu’il en soit de toutes ses critiques, le Cardinal ne va pas jusqu’à affirmer l’invalidité du nouveau rite. Ce que nul d’entre nous n’a jamais affirmé.

« Pour éviter tout malentendu à propos de cette présentation de la réforme…je voudrais préciser expressément que je n’ai jamais mis en doute que ce soit dogmatiquement ou juridiquement la validité de cet Ordo : sans doute, d’un point de vue juridique, ai-je ressenti des doutes sérieux qui tiennent à ce que j’ai intensivement étudié les canonistes médiévaux, lesquels sont unanimes à dire que les papes peuvent tout changer à l’exception de ce que prescrit la Sainte Ecriture, de ce qui touche aux décisions doctrinales de plus haut niveau déjà adoptés et du « status ecclesiae » ».

Et ses doutes venaient – viennent-ils encore, je ne sais, il n’en dit rien – de ce que l’on « peut penser » que la liturgie relève du « status ecclesiae ». Elle serait alors, sous ce rapport, immuable dans sa substance, immuable par essence. Mais le Cardinal n’insiste pas. Il dit la chose. Il passe et en profite même pour dire immédiatement après, sa position pratique :

« Je m’empresse de préciser que lorsque la nouvelle liturgie est célébrée avec révérence – ce qui est toujours le cas, par exemple,  à Rome et par le Pape lui-même – les abus regrettables qui relèvent essentiellement de la divergence entre la Constitution conciliaire et le nouvel ordo, n’ont pas lieu » (p. 57/58).

Là, j’étais étonné du jugement du Cardinal. Je le suis encore en relisant. Il me semble contradictoire à tout son exposé précédant.

Que le nouvel « ordo missae » soit valide, nul ne le contestera mais que parce qu’il est célébré avec révérence, cela fasse tomber tous les abus regrettables et qu’ils n’aient même plus lieu…là, je ne comprends plus.

La langue vernaculaire reste la langue vernaculaire qu’elle soit utilisée avec révérence ou non.

L’Offertoire nouveau reste l’offertoire nouveau – le cardinal l’a décrit comme une vraie révolution dans l’Eglise – qu’il soit dit avec révérence ou non.

La prédominance du repas sur le sacrifice demeure quelque soit la révérence du célébrant, fut-ce le Pape.

La modification de la formule de consécration du vin reste ce qu’elle est : une véritable infidélité à toute la Tradition qu’elle soit prononcée avec révérence ou non.

Et pensez-vous que l’abolition du grégorien et du chant polyphonique, de l’orgue, du silence, de la contemplation intérieure, pensez-vous vraiment que tout cela favorise, nourrisse la révérence du peuple ?

Pensez-vous que l’abolition des signes de croix, des baisers de l’autel, des génuflexions – ce que la Cardinal déplore – puissent favoriser plus grande révérence pour les mystères célébrés ?

Tout cela, Eminence, me paraît contradictoire et peut-être même pusillanime.

Je préfère la mâle autorité du cardinal Ottaviani demandant à Paul VI – après l’exposé fait dans le Bref examen critique – l’abrogation du nouvel « Ordo missae » ou tout au moins « la possibilité de continuer à recourir à l’intègre et fécond missel romain de saint Pie V ».

Je trouve cela plus cohérent.

Et je constate – là encore – une diversité pratique, concrète, du magistère actuel dans l’application de la réforme :

- certains demandant purement et simplement son abrogation,

- d’autre se contentant de demander – malgré les insuffisances doctrinales graves – qu’il soit célébré mais « avec révérence ».

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Malgré l’immense joie que j’ai eu à lire la conférence du cardinal Stickler, j’exprime, ici,  ma déception profonde devant l’attitude pratique du Cardinal.

Il nous démontre que cette réforme liturgique n’est pas fidèle à la Tradition catholique sur des points majeurs,

- qu’elle s’en éloigne,

- qu’elle est, sur bien des points, une vraie révolution,

- qu’elle est « nouvelle »

- que l’aspect sacrificielle de la messe est presque éliminé…

Et comme attitude pratique : il se contente de dire – ici – que si elle est célébrée avec « révérence », il n’y a plus de problème. Tout rentre dans l’ordre !

Cela me paraît très léger, voir insignifiant.

Et je préfère le jugement pratique – o combien pastoral – d’un abbé Dulac se plaignait, lui aussi, de l’aspect équivoque de cette réforme.

Il écrivait en 1975 :

« Nous avons été les premiers à dénoncer le défaut radical, inguérissable du nouvel « ordo missae ». C’était le 25 juin 1969, quelques jours après l’apparition, en France, de « l’édition typique » de cette messe réformée.

« Nous y sommes revenus bien des fois depuis cette date. (NDLR : j’ai en mémoire ses critiques sur le nouvel Offertoire qui rejoignent largement celles du Cardinal, je publierai bientôt tout cela)

« Nos critiques étaient assez graves pour que nous ayons pu, dès le début, y trouver le motif d’un refus.

« Mais jamais, nous n’avons dit que la nouvelle mess était hérétique.

« Hélas ! Elle est, pourrait-on dire, pis que cela : elle est équivoque. Elle est flexible en des sens divers. Flexible à volonté. La volonté individuelle qui devient ainsi la règle et la mesure des choix ».

Ne serait-ce pas la « révérence » dont nous parle le cardinal Stickler ?

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L’hérésie formelle et claire agit à la manière d’un coup de poignard.

L’équivoque agit à la manière d’un poison lent.

L’hérésie attaque un article précis du dogme.

L’équivoque, en lésant l’ « habitus » lui-même de la foi, blesse ainsi tous les dogmes.

On ne devient formellement hérétique qu’en le voulant.

L’équivoque peut ruiner la foi d’un homme à son insu.

L’hérésie affirme ce que nie le dogme ou nie ce qu’il affirme.

L’équivoque détruit la foi aussi radicalement en s’abstenant d’affirmer et de nier : en faisant de la certitude révélée, une opinion libre.

L’hérésie est ordinairement un jugement contradictoire à l’article de la foi.

L’équivoque est dans l’ordre de ce que les logiciens appellent « le disparate ». Elle est à côté de la foi. A côté même de la raison, de la logique.

Eh bien, nous oserons le dire : il y a pire encore peut-être que l’équivoque. Il y a le substitut de la foi théologale, sa contrefaçon, son ersatz : son succédané sentimental.

Ce que le cardinal Stickler appelle – peut-être – la « révérence » dans la célébration du rite.

Et le plus détestable de ces succédanés, c’est celui qui dissimulerait l’artifice sous le vernis mystique, celui qui, dans le cas de la messe, marquerait l’indigence théologique ou sa carence formelle sous le sucre d’un mystère frelaté. Ce que notre Cardinal appelle – peut-être – « révérence », piété comme si l’émotion, « l’expérience », « l’action » pouvait suppléer aux omissions et aux équivoques de la foi intellectuelle.

« La sagesse mystique goûtant dans l’amour cela même que la foi atteint comme caché, nous fait jugés et estimés de façon merveilleuse ce que nous connaissons par la foi mais ne nous découvre aucun objet de connaissance que la foi n’atteindrait pas. Elle perfectionne la foi quant au mode de connaître, non quant à l’objet connu ».

C’est Jacques Maritain qui écrivait ces excellentes choses en 1932. Le Maritain, non point de l’ « Humanisme intégral » mais celui des « Degrés du savoir » (3ème ed., p. 524)

Et il ajoutait : « C’est une désastreuse illusion de chercher l’expérience mystique – ce que le Cardinal appelle peut-être « révérence » - en dehors de la foi, d’imaginer une expérience mystique affranchie de la foi théologale ».

Appliquer ces principes au nouvel « Ordo missae », conclut notre bon abbé Dulac, vous le condamner d’une façon irrémédiable  (Courrier de Rome, n° 47).

Là, chez Monsieur l’abbé Dulac, vous avez un jugement solide, pratique, fondé surla meilleure théologie.

Ici, avec le cardinal Stickler et sa « révérence », vous avez un jugement mou, équivoque, libéral qui conduit la chrétienté à la mort.

Vous avez ainsi, aujourd’hui, un magistère non seulement divisé mais également inconséquent. Objectivement.

C’est bien le moment – à mon avis – de pénétrer plus profondément dans l’Eglise au bénéfice – par exemple – de l’octroi d’une « administration apostolique » comme le proposait, en son temps, Mgr Lefebvre, en Janvier 1988.

Alors, nous pourrions donner plus facilement qu’aujourd’hui, un peu de nerf à une restauration, o combien nécessaire, de la liturgie catholique.

C’est ce que ne doit pas vouloir celui qui est la « main cachée » de la Secrétairerie d’Etat…

C’est pourquoi je ne suis pas absolument certain que les contacts entretenus par Mgr Rangel avec Rome aboutissent à un accord même s’il est souhaitable, en raison de leur intransigeance sur la messe…

Et si par aventure et providentiellement cet « accord » aboutissait, il ne serait pas un accord mais bien une entrée, une poussée, un « cheval de Troie » dans l’Eglise… C’est ce que certains doivent examiner, aujourd’hui, à Rome…

ù

Le Cardinal conclut enfin son exposé en parlant des « réalités officielles négatives, quoi que dans une mesure limitée, à la réforme de la messe telle que publiée » (p. 57).

Certains ont pu reprocher « la hâte incompréhensible » dans laquelle cette réforme a été « expédiée et rendue obligatoire ». Il cite le témoignage du cardinal Dopfner, archevêque de Munich (p. 57).

Il invoque l’autorité du cardinal Ratzinger et tout spécialement ses jugements exprimés dans son dernier livre : Ma vie (Fayard, 1998)  et Le Sel de la Terre.

Il invoque également l’épiscopat allemand et surtout « le responsable des questions liturgiques auprès de la Conférence épiscopale d’Autriche – il ne donne pas son nom – qui aurait déclaré, déjà en 1995, dans une conférence donnée à Cracovie, « que le Concile avait voulu, non pas une révolution, mais une restauration dans la liturgie qui fut fidèle à la tradition. Au lieu de quoi – ajoutait-il – nous avons eu un culte de la spontanéité et de l’improvisation qui a sans aucun doute, contribué à la diminution du nombre des participants à la messe » (p. 60).

Il invoque le cardinal Danneels.

En Italie, il invoque aussi l’auteur de la Tunique déchirée (1967), Tito Casini.

Et aussi la réaction des laïcs d’ « Una voce ». Des laïcs canadiens. Il cite une revue canadienne « Preciois Blood Banner » : on y lit : «  Il apparaît toujours plus clairement que l’extrémisme des réformateurs post-conciliaires a consisté, non pas à réformer la liturgie catholique depuis ses racines mais à la déraciner de son sol traditionnel ; selon cet article, ils n’ont pas restauré le rite romain, ce que leur demandait le Concile Vatican II, ils l’ont déraciné » (p. 61).

Il invoque le témoignage de Max Thurian « ancien prieur calviniste de Taizé, passé au catholicisme et ordonné prêtre » (p. 61). Celui-là même qui, au temps de la réforme, avait déclaré que les Protestants pourraient bien célébrer la Cène avec ces nouvelles prières. Il cite et résume son article critique paru dans L’Osservatore Romano quelques temps avant sa mort. Il avait bien évolué !

Il invoque le témoignage de Mgr Gamber. Vous en connaissez beaucoup de lui.

Puis, il termine évoquant l’attitude pratique du Pape en cette affaire liturgique.

Il y a  une évolution de l’autorité indéniablement en faveur de l’ancienne messe. Le Cardinal pense le voir dans les textes récents du pontife : la lettre Quattuor abhinc annos et le Motu proprio Ecclesia Dei.

Chers lecteurs, vous connaissez tous ces textes, nous les avons analysés de différentes manières. Il y a une lueur d’espoir de gagner. Le cardinal Stickler conclut, en effet :

« Ce texte (Ecclesia Dei adflicta) adressé aux évêques, beaucoup plus libéral, nous permet de penser avec une confiance justifiée que, dans ses efforts pour rétablir l’unité de la paix, le Pape ne reviendra pas sur ce qu’il a déjà fait mais qu’au contraire, il ira plus loin encore dans la voie amorcée, en particulier aux paragraphes 5 et 6 du Motu proprio de 1988 pour instaurer une juste réconciliation entre la tradition inaliénable et un développement justifié par le temps » (p. 66).

 

A toi, Cher lecteur,

de la constance,

de la force,

de la détermination.

                         La Tradition retrouvera avec l’aide de Dieu, un jour prochain,

toute sa place dans l’Eglise.

 

 

*****

 

Souvenirs et expérience d'un expert

de la commission conciliaire sur la liturgie

 

Conférence donnée l’ « Internationalen Theologischen Sommerakadernie 1997 des Linzer Priesterkreises » en août 1997 par le Cardinal Stickler

(publiée par Franz Breid ‑ Die Heilige Liturgie – Ennsthaler)

 

Introduction

 

1. Ma position au concile‑ qu'on me pardonne d'entamer mon exposé par quelques détails personnels, mais ceux-ci sont nécessaires pour que l'on comprenne bien ce que j'ai à vous dire.

 

J'ai été professeur de droit canonique et d'histoire du droit ecclésiastique à l'université salésienne, fondée en 1940, puis pendant 8 ans, de 1958 à 1966, recteur de cette université. En cette qualité, j’ai bientôt été nommé consulteur de la Congrégation romaine pour les séminaires et les universités, puis, depuis les travaux antépréparatoires jusqu'à la mise en oeuvre des décisions du concile, membre de la commission dirigée par ce dicastère romain. En outre, j'ai été nommé expert (peritus) de la commission pour le clergé, et plus spécifiquement pour les problèmes relatifs aux droits patrimoniaux : il s'agissait surtout de débarrasser le Droit Canon du système des bénéfices.

 

Peu avant le concile, le cardinal Laraona, dont j'avais été l'élève pendant mes études de droit canon et de droit ecclésiastique au Latran et qui avait été nommé président de la Commission conciliaire pour la liturgie, me fit venir chez lui et m'annonça qu'il m'avait proposé comme expert de cette Commission. Je lui objectai que j'avais déjà beaucoup à faire en tant qu'expert de deux autres commissions, surtout celle des Séminaires et universités. Pourtant il maintint sa proposition en faisant remarquer que, considérant l’importance canonique des prescriptions relatives à la liturgie, il fallait également inclure des canonistes dans celle commission. C'est par cette fonction non recherchée que j'ai ensuite vécu le Concile Vatican 11 depuis ses tout débuts puisque, comme on le sait, la liturgie fut le premier sujet inscrit à l'ordre du jour. Je fus ensuite affecté à la sous-comission qui devait rédiger les modifications apportées aux trois premiers chapitres et aussi préparer l'ultime formulation des textes qui devaient être soumis, pour discussion et approbation, à la commission réunie en plénière avant d'être prescrites dans l’aula conciliaire.Cette sous‑comission se composait de trois évêques: Mgr Callewaert, archevêque de Gand, qui en était le président, Mgr Enciso Viana, de Majorque et, si je ne me trompe, Mgr Pichler, de Banjaluka (Yougoslavie), ainsi que de trois experts : Mgr Martimort, le P. Martinez de Antoñana, clarétin espagnol, et moi-même. Vous comprendrez aisément que, dans le cadre de ces travaux, on pouvait se faire une idée exacte de ce que souhaitaient les Pères conciliaires ainsi que du sens réel des textes votés et adoptés par le concile.

 

2. Mais vous pourrez également comprendre ma stupéfaction lorsque, prenant connaissance de l'édition définitive du nouveau Missel Romain, je fus bien obligé de constater que, sur bien des points, son contenu ne correspondait pas aux textes conciliaires qui m'étaient si familiers, que beaucoup de choses avait été changées ou élargies, ou allaient même directement au rebours des instructions données par le concile.

 

Comme j'avais précisément vécu tout le déroulement du concile, les discussions souvent très vives et longues et toute l'évolution des modifications jusqu'aux votes répétés qui eurent lieu jusqu'à leur adoption définitive, et que je connaissais aussi très bien les textes contenant les prescriptions détaillées pour la réalisation de la réforme souhaitée, vous pouvez vous imaginer mon étonnement, mon malaise croissant et même ma fureur devant certaines contradictions particulières, surtout considérant les conséquences nécessairement graves que l'on pouvait en attendre. C'est ainsi que je décidai d'aller voir le cardinal Gut qui, le 8 mai 1968, était devenu préfet de la Congrégation des Rites en remplacement du cardinal Laraona, qui s'était retiré le 9 janvier précédent.

 

Je lui demandai une audience dans son logement au monastère bénédictin de l’Aventin, audience qu'il m'accorda le 19 novembre 1969. Je ferai remarquer en passant que, dans ses Mémoires parus en 1983, Mgr Bugnini fait erreur sur la date de la mort de Mgr Gut, l'avançant d'un an : Mgr Gut est mort le 8 décembre 1970 et non 1969.

 

Mgr Gut me reçut très aimablement, bien qu'il fût déjà visiblement malade et, comme l'on dit, j'ai pu déverser tout ce que j'avais sur le cœur. Il me laissa parler une demi‑heure sans m’interrompre, puis il me dit qu'il partageait entièrement mes inquiétudes. Mais, ajouta‑t‑il, la faute n'en incombait pas à la Congrégation des Rites: en effet, toute la réforme était l'oeuvre du Consilium constitué expressément à cette fin par le pape, dont il avait nommé le cardinal Lercaro Président et le P. Bugnini Secrétaire. Dans ses travaux, ce Conseil n'avait eu de comptes à rendre qu'au pape.

 

3. A ce sujet, une précision s'impose : le P. Bugnini avait été Secrétaire de la Commission sur la liturgie pendant la période préparatoire du concile. Comme son travail, effectué sous la direction du cardinal Gaetano Cicognani, n'avait pas été jugé satisfaisant, il fut le seul à ne pas être promu Secrétaire de la commission conciliaire correspondante; cette fonction fut attribuée au P. Antonelli, o.f.m., ultérieurement nommé cardinal. Le groupe des liturgistes, d'inspiration plutôt moderniste, fit valoir à Paul VI qu'il s'agissait là d'une injustice faite au P. Bugnini et obtint du nouveau pape, qui était très sensible à ce genre de choses, que, en compensation de cette injustice, le P. Bugnini fut nommé Secrétaire du nouveau Consiliurn chargé d'opérer la réforme.

 

Ces deux nominations ‑celles du cardinal Lercaro et celle du P. Bugnini‑ aux postes clefs du Consiliurn offrirent la possibilité de se faire entendre, pour l'exécution de la réforme, à des gens qui jugeaient ne l'avoir pas suffisamment été pendant le concile, et aussi d'en faire taire d'autres : en effet, les travaux du Consilium se déroulaient dans des zones de travail non accessibles aux non‑membres.

 

Et pourtant : bien qu'ils se soient consacrés corps et âme aux travaux énormes et délicats réalisés par le Consilium. notamment sur le coeur même de la réforme, à savoir le nouvel Ordo Missae Romanus qui fut réalisé dans les délais les plus brefs, seul l'avenir nous expliquera pourquoi les deux principaux acteurs sont visiblement tombés en disgrâce : le cardinal dut renoncer à son siège épiscopal, et le P. Bugnini, nommé archevêque dès 1968 et nouveau Secrétaire de la Congrégation des Rites, ne reçut pas la pourpre cardinalice qui accompagne une telle fonction; il avait été nommé nonce à Téhéran lorsque, suite à une opération, la mort vint interrompre son activité terrestre le 3 juillet 1982.

 

I : la constitution conciliaire

 

Pour pouvoir maintenant juger de la concordance ou de la contradiction entre les dispositions conciliaires et la réforme effectivement appliquée, il convient tout d'abord de rappeler brièvement quelles étaient les directives les plus importantes données par la constitution conciliaire pour l'ensemble des travaux de restauration.

 

1. Les dispositions générales, qui concernent surtout les bases théologiques, sont pour l'essentiel contenues dans le Préambule, à l'Art. 2, où sont présentées, dans une claire synthèse, la nature à la fois terrestre et céleste de l'Église, ainsi que son mystère, tel qu'il doit s'exprimer dans la liturgie : dans celle‑ci, « tout ce qui est humain doit être subordonné et soumis au divin, le visible à l'invisible, l'action à la contemplation, le présent à la cité divine future que nous recherchons ». C'est pourquoi le renouveau de la liturgie devait aussi aller de pair avec le développement et le renouveau du concept d' Église.

 Au chapitre III de la Partie I : la restauration de la liturgie, l'Art. 21 indique qu'un présupposé de toute réforme de la liturgie est que celle‑ci comporte une partie immuable, car instituée par Dieu, et des parties qui peuvent être modifiées parce quelles y ont été indûment introduites au cours des temps ou qu'elles sont apparues inadaptées. Sur ce point le concile demandait, dans le deuxième paragraphe, que l'on veille en premier lieu à organiser les textes et rites selon le principe hiérarchique établi à l'Art. 2 mais aussi d'une façon telle que le peuple puisse mieux les comprendre et y participer.

 

Puis l'Art. 23 énonce les directives pratiques les plus importantes et les principes à respecter pour satisfaire au juste équilibre entre tradition et progrès. A cette fin, la révision de chacune des parties devait être précédée d'une soigneuse étude théologique, historique et pastorale. Il fallait en outre prendre en considération les lois générales de la structure et de l'esprit de la liturgie ainsi que l'expérience déjà acquise en application des autorisations particulières et indults accordés par l'Église. En conclusion, cet article établit comme norme générale que l'on ne devait introduire des innovations que si l'utilité de l'Église, confirmée par l'expérience, les exigeait vraiment, précisant que les formes nouvelles devaient, d'une façon ou d'une autre, toujours se développer organiquement à partir de ce qui existait déjà.

 

En outre, je me permettrai encore de mentionner les normes pratiques applicables à l'ensemble du travail de réforme, qui découlent de la nature pédagogique et pastorale de la liturgie. II faut en particulier remarquer que, selon l'Art. 33, la liturgie est principalement le culte de la majesté de Dieu, lequel y entre cependant en relation avec ceux qui le révèrent et ce, par des signes visibles dont la liturgie se sert pour signifier les réalités invisibles et qui ont été choisis soit par le Christ lui‑même soit par l'Église. On trouve ici un vif écho de ce que le concile de Trente avait déjà recommandé à l'Église catholique pour la préserver du vide rationaliste et profane du culte protestant et que le Saint Père a présenté, dans sa lettre sur la liturgie des Églises orientales, comme leur richesse propre, ajoutant que l'Église catholique devrait elle aussi mettre à profit cette richesse. La liturgie des Églises orientales se caractérise en effet par une riche symbolique qui, complétée par les éléments pédagogiques et pastoraux mentionnés précédemment, convient remarquablement à l'orientation mystique du culte, y compris pour les simples fidèles.

 

Si l'on considère que, quoique étant séparée du rocher de l'Église, les Églises orthodoxes ont conservé la juste foi et les sacrements précisément grâce à l'expression symbolique et au développement de leur théologie, qui tous deux ont toujours trouvé leur juste place dans leur liturgie, toute réforme catholique‑romaine de la liturgie devrait augmenter plutôt que réduire ‑parfois radicalement ‑ la richesse symbolique de ses formes cultuelles.

 

2. Pour ce qui est des directives applicables aux parties spécifiques de la liturgie, et en particulier à ce qui en constitue le centre : la messe, nous nous contenterons de mentionner quelques points qui sont importants pour la réforme de l'Ordo Missae et sur lesquels nous concentrerons notre attention.

 

a) À propos de cette réforme de l'Ordo Missae, il convient de souligner plus particulièrement deux instructions du concile. À l'Art. 50, il est tout d'abord indiqué de façon générale que, pour la révision, il fallait veiller à ce que se manifestent plus clairement « le rôle propre » [proprio ratio‑ en allemand : la nature spécifique] de chacune des parties de la messe ainsi que leur connexion mutuelle afin que soit facilitée la participation pieuse et active des fidèles.

 

C'est pourquoi (quamobrem‑ un lien était donc clairement établi) les rites devaient être simplifiés mais, souligne le texte, en gardant fidèlement leur substance, et l'on devait omettre ce qui, au cours des âges, avait été redoublé ou ajouté sans grande utilité [minus utiliter addita], alors que d'autres, qui s'étaient perdus avec le temps, devaient être rétablis selon l'ancienne norme des Pères, dans la mesure où cela apparaîtrait opportun ou nécessaire.

 

b) Quant à la participation active des fidèles, l'Art.30 mentionne déjà les différents éléments de la participation extérieure, et une ligne particulière est consacrée à la nécessité d'observer le silence en son temps. Mais le concile y revient plus en détail à l'Art. 48, en insistant particulièrement sur la participation intérieure qui seule permet de rendre fructueux le culte et l'obtention de la grâce, en communion avec le prêtre qui offre le sacrifice et avec les autres participants.

 

c) La question de la langue liturgique est mentionnée, de façon générale, à l'Ar t.36 et, pour la messe en particulier, à l'Art. 54. Au bout de quelques jours de débat, au cours duquel tous les arguments pour et contre furent vivement discutés, on en est arrivé à la conclusion bien claire ‑tout à fait en accord avec le    concile de Trente‑ qu'il fallait conserver le latin comme langue cultuelle du rite latin, mais que des exceptions étaient possibles et même souhaitables. Nous reparlerons plus en détail de ce point important dans la deuxième partie.

 

d) Le chant grégorien est longuement traité à l'Art. 116, qui établit que c'est le chant propre de la liturgie catholique romaine depuis l'époque de Grégoire le Grand et que, en tant que tel, il doit être conservé. La musique sacrée polyphonique fait aussi l'objet d'une mention particulière. Quant à la musique et aux chants inappropriés, dans l'Église et dans la liturgie, il en est question dans les autres articles du chapitre VI, qui traite de la musique sacrée et qui souligne expressément le rôle important et même fondamental, tant par lu passé qu'aujourd'hui encore, de l'orgue à tuyaux dans la liturgie catholique.

 

e) Dans la ligne de notre réflexion sur une réforme liturgique vue à la lumière de nos souvenirs et expériences, une mention spéciale mérite d'être faite de l'Art. 107 sur la réforme de l'année liturgique : il y est question d'une révision qui, souligne le texte, devra affirmer et garder ou restituer les éléments traditionnels en maintenant leur caractère statif. Quant aux adaptations aux conditions locales, le texte renvoie aux règles générales des Articles 39 et 40.

 

L'Art. 108 souligne spécialement l'importance des fêtes du Seigneur et surtout celles du propre du temps, lequel doit avoir la priorité sur les fêtes des saints pour ne pas affaiblir la pleine efficacité de la célébration des mystères du salut.

 

II : La réforme effective à la lumière des dispositions conciliaires

les plus importantes que nous venons de rappeler brièvement

 

Avant d'aborder cette présentation de la réforme liturgique au regard de la Constitution sur la Sainte Liturgie du concile Vatican II, il me faut préciser que cet exposé ne peut et ne veut pas être complet, tant pour ce qui concerne les différents objets de cette réforme que dans la façon dont ils seront traités ici. Nous sélectionnerons donc des exemples aussi nombreux et différents que nécessaire pour arriver à des conclusions convaincantes.

 

I. Nature de l'Église et de la liturgie

    La croissance et le développement de l'Église et de la liturgie vont de pair, mais toujours d'une manière telle que le terrestre soit orienté vers le céleste. Dans tous les rites, la liturgie est quelque chose qui s'est développé et continue à croître lentement; partie du Christ, et reprise par les Apôtres, elle a été organiquement développée par leurs successeurs, en particulier par les figures les plus marquantes tels que les Pères de l'Église, tout cela en préservant consciencieusement la substance, c'est‑à-dire le corpus de la liturgie en tant que tel. Ces deux évolutions, à savoir celle de la liturgie et celle de la foi qui la sous‑tend et s'exprime en elle, vont de pair, ce pour quoi nous pouvons toujours dire avec le pape Célestin Ier, pour reprendre l’expression qu'il employait dans sa lettre aux évêques de la Gaule en 422 « Legem credendi lex statuit supplicandi », en d'autres termes : la liturgie contient et exprime la foi d'une façon juste et compréhensible. Dans ce sens, la pérennité de la liturgie participe de la pérennité de la foi, elle contribue même à la préserver. C'est pourquoi il n'y a jamais eu de rupture, de re‑création radicale dans aucun des rites chrétiens‑catholiques, y compris dans le rite romain‑latin, à l'exception de la liturgie post‑conciliaire actuelle en application de la réforme, bien que le concile, comme nous l'avons souligné dans la précédente partie, ait toujours réaffirmé que  cette réforme devait préserver absolument la tradition. Toutes les réformes, à commencer par celle de Grégoire 1er et tout au long du moyen‑âge ‑ alors qu'entraient dans l'Église les peuples les plus divers avec leurs us et coutumes - ont maintenu cette règle fondamentale. C'est là d'ailleurs une caractéristique de toutes les religions, même non révélées, et qui prouve que l'attachement à la tradition est l'une des caractéristiques essentielles de tout culte religieux et qu'il lui est donc inhérent.

 

Il est donc typique que toutes les scissions hérétiques qui se sont produites dans l'Église catholique se soient accompagnées d'une révolution liturgique, comme le prouve clairement l'exemple des protestants et des anglicans, alors que les réformes adoptées par les papes, et tout particulièrement celle entreprise sous l'impulsion du concile de Trente et mise en oeuvre par le pape Pie V, et jusqu’à celles de Pie X, de Pie XII et de Jean XXIII, ne furent pas des révolutions mais‑ uniquement des corrections qui ne touchaient pas à l'essentiel, des ajustements et des enrichissements. À l'Art. 23, le concile a expressément dit, à propos de la restauration souhaitée par les Pères, qu'aucune innovation ne devait être faite qui ne fût vraiment et certainement exigée par l'utilité de l'Église.

 

2. Nous allons maintenant présenter quelques exemples marquants de ce qui a été créé par la réforme post‑conciliaire et en particulier dans son cœur, l’Ordo Missae radicalement nouveau.

 

 a) Après la nouvelle introduction de la messe qui déjà, fait la part belle à de multiples variantes et qui, avec les licences sup­plémentaires laissées à l'imagination du célébrant avec ses communautés, aboutit à une diversité presque illimitée, vien­nent les lectures, dont nous reparlerons dans un autre contexte.

 

Nous avons ensuite l'Offertoire qui, dans la forme et sur le fond, constitue une révolution : il n'est en effet plus prévu d'offrande préalable des dons mais simplement une préparation des oblats avec une teneur nettement humanisée mais qui en fin de compte, donne tout de suite une impression de dépassé. En italien, on appelle cela l'offrande des coltivatori diretti, c'est‑à­-dire des rares personnes qui cultivait encore personnellement leur petit bout de terrain, le plus souvent comme activité annexe ou secondaire. Désormais, avec les énormes moyens techniques qui ont envahi jusqu'à l'agriculture, laquelle ne survit qu'en étant industrialisée, la production de pain n'exige, outre les nombreuses machines que peu de travail humain pour produire le grain qui servira à la fabrication de la farine et du pain lui-même. Depuis les labours jusqu'à la moissonneuse-batteuse qui remplit directement les sacs de grain mûr, l'intervention humaine est très limitée... Le remplacement de  l'offrande des dons pour le sacrifice à venir relève donc plutôt d'un symbolisme malheureux, dépassé, qui ne peut guère suppléer les nombreux symboles éliminés par ailleurs.

 

Quant aux signes hautement loués par le concile de Trente et  exigés par le concile Vatican II, tels que les nombreux signes de Croix qui renvoient à la Très Sainte Trinité, les baisers à l'autel et les génuflexions‑ de tout cela on a fait table rase.

 

b) Le centre essentiel de la messe, qui était précisément l'action sacrificielle elle-même, a été nettement déplacée au profit de la communion dans la mesure où tout le sacrifice de la messe a été transformé en un repas eucharistique : ce faisant, si l'on consi­dère les termes utilisés, la communion est devenue, dans la conscience des fidèles, la seule partie de la messe ayant un effet intégrateur, en lieu et place de la partie essentielle qu'est l'action sacrificielle de transsubstantiation. S'appuyant en parti­culier sur les recherches dogmatiques et exégétiques les plus récentes, le cardinal Ratzinger a expressément établi que, théo­logiquement, il est faux de faire de l'Eucharistie un repas, ce qui se produit presque toujours dans la nouvelle liturgie.

 

c) Ainsi sont posés les fondements d'un autre détournement de fonction : à la place du sacrifice présenté à Dieu par le prêtre ordonné, en tant qu' alter Christus, s'instaure la communauté de repas des fidèles assemblés sous la présidence du prêtre. La définition de la messe qui, dans la première édition du Novus Ordo Missae, confirmait cette conception a pu être supprimée au dernier moment grâce à la lettre écrite à Paul VI par les car­dinaux Ottaviani et Bacci : cette édition fut mise au pilon sur ordre du pape. Pourtant, la correction de cette définition n'a entraîné aucune modification l’Ordo Missae lui-même

 

Ce bouleversement du cœur même du sacrifice de la messe fut confirmé et accentué par la célébration versus populum, pratique autrefois interdite et renversement de toute la tradition de la célébration vers l'orient, et dans laquelle le prêtre n'était pas l'interlocuteur du peuple mais se renait à sa tête pour le guider vers le Christ, avec le symbole du soleil se levant à l'est.

 

d) Il y a lieu de mentionner ici une très grave atteinte à la for­mule de consécration du vin en le Corps du Christ: les mots « mysterium fidei » en ont été supprimés pour être ajoutés a l'appel du peuple à la prière, après la consécration, ce qui fut présenté connue un gain majeur du point de vue de la participatio actuosa.

 

Que nous révèlent à ce sujet les recherches historiques prescrites par le concile avant toute modification ? Ces deux mots remontent art début de la tradition que nous connaissons de l’Eglise romaine, à qui elle aurait été donnée par saint Pierre. A propos des formes de tous les sacrements, Saint Basile, que ses études à Athènes avaient grandement familiarisé avec la tradition occidentale, dit que les Apôtres et leurs successeurs et disciples ne les avaient pas mises par écrit dans les saintes Écritures connues en raison de la discipline secrète qui régnait alors, selon laquelle les mystères les plus sacrés de l’Eglise ne devaient pas être révélés aux païens. Comme tous les témoins de l'Église primitive, qui font état de la même conviction, il dit expressément à ce sujet que, outre les doctrines transmises par écrit, nous avons des doctrines qui « in mysterio tradita sunt » et qui ont leur origine dans la tradition des Apôtres, que les deux ont la même valeur et que nul n'a le droit de les récuser. A titre d'exemple, il mentionne expressément les mots par lesquels sont réalisés le pain eucharistique et le breuvage salvifique : quel est donc le saint qui nous les aurait transmis par écrit? Selon lui, nous avons aussi reçu de la tradition non écrite la forme des mêmes sacrements, les Apôtres et les Pères ayant prescrit les rites de l'Église tout en voulant conserver aux mystères leur dignité dans le secret et l'occulte (St Basile : De Spiritu Sancto, a.375, 27, 66). Le Décret Gratien attribue aussi à saint Augustin le même texte  que celui repris par saint Basile.

 

Toutes les périodes suivantes confirment expressément cet héritage historique dans la formule de consécration eucharistique : le Sacramentarium Gelasianum, qui est le livre de messe le plus ancien de l'Église romaine, dans le Codex Vaticanus Reg. lat. 316, au folio 181v dans le texte original (il ne s'agit donc pas d'une addition postérieure) inclut clairement le mysterium fidei.

 

Par la suite, on s'est toujours interrogé sur l'origine de ces mots. C'est ainsi que, en 1202, Jean de Lyon, archevêque émérite, écrivait au pape Innocent III, dont les connaissances en matière de liturgie étaient bien connues, pour lui demander, à propos des paroles du Canon qui n'avaient pas été écrites pas les évangélistes, si l'ont devait croire qu’elles avaient été transmises par le Christ et les Apôtres à leurs successeurs. Eu Décembre de la même année, dans une longue lettre, le pape répondait que ces paroles et d'autres encore du Canon que l'on ne trouvait pas dans les évangiles devaient être crues en tant que paroles trasmises par le Christ aux Apôtres et par ceux‑ci à leurs successeurs (X, 111, d I, 6 ; Friedberg 111, pp. 636 sq.). Le fait que cette décrétale‑qui fait partie du recueil de décrétales d'Innocent III, dans le grand recueil du Liber X établi par Raymond de Peynafort à la demande de Grégoire IX ‑ n'ait pas été abandonnée comme dépassée, ce qui fut le cas de bien d’autres, mais ait continué à être transmise  par la tradition prouve qu'une valeur durable était attribuée à celle déclaration de ce grand pape.

 

Saint Thomas s’exprime clairement sur cette question dans sa Somme théologique (III, q. 78, Art. III, ad nonum) : à propos des paroles de consécration du vin, rappelant la nécessaire discipline secrète de l'Église ancienne, dont parle aussi Denis l'Aréopagyte, il écrit: « Les paroles ajoutées: "éternelle" et

 "mystère de la foi" viennent de la tradition du Seigneur, qui est parvenue à l'Église par l'intermédiaire des Apôtres » ; il renvoie lui-même à I Co 10, 23 et 1 'Fin 3, 9. En note de ce texte de saint Thomas, le commentateur, se référant à DD Gousset dans l'édition Marietti de 1939 (V, p. 155), ajoute: «Sarebbe un grandissimo errare sustituire un'altra forma eucharistica a quella del Missale Romano... di sopprimere ad essempio la parola aeterni et quella mysterium fidei che abbiamo della tradizione » . Dans la bulle d'union avec les Coptes, le concile oecuménique de Florence complète expressément les formules de consécration de la sainte messe qui n'avaient pas été incluses en tant que telles dans la bulle d’union avec les Arméniens et que l'Église romaine avait toujours utilisées sur la base de l'enseignement et de la doctrine des Apôtres Pierre et Paul (Conc. Oec. Decreta, éd. Herder, 1962, p. 557).

 

Le catéchisme de référence qu'est, pour l'Église catholique, le Catéchisme du concile de Trente dit, au chap. IX, n° 21, à propos de l'Eucharistie‑ appelée « mysterium fidei » à propos de la consécration du calice (n° 7)‑que l'on doit croire à la forme contenue dans ces mots. Les mots mysterium fidei et aeterna  « viennent de la [sainte] tradition, qui est l'interprète et la gardienne de la vérité [catholique] ».

 

On peut à juste titre s'interroger sur la légèreté souveraine dont ont fait preuve ici les collaborateurs du cardinal Lercaro et du P. Bugnini, avec nécessairement leur accord. en constatant comment ils ont pu ignorer et mépriser l'obligation de procéder à une recherche historique et théologique exacte pour une modi­fication aussi importante. Si cela s'est produit dans ce cas, qu'en aura‑t‑il été de cette importante obligation pour les autres modifications !

 

Et ce n'est pas par hasard que nous abordons ici la question du mystère. L'Eucharistie n'est pas seulement le mystère uni­que en son genre de notre foi, c'est un mystère qui se poursuit et que nous devons en conséquence toujours garder présent à l'esprit. Pour notre quotidien eucharistique, cela exige qu'il y ait quelque chose pour soutenir, étayer note conscience, en particulier à notre époque où l'autonomie, l'auto‑souveraineté de l'homme moderne s'oppose à tout concept qui dépasse la capacité humaine de compréhension et qui rappelle à l'homme qu'il est limité. C'est pourquoi. pour l'homme moderne, tout concept théologique devient un problème et, en particulier, la liturgie, qui soutient la foi, devient un objet permanent de dé­mythification , de rationalisation; il s'agit de réduire de tels concepts à des dimensions humaines afin de les rendre absolu­ment compréhensibles. Mais c'est aussi la raison pour laquelle l'exclusion du mysterium fidei de la formule eucharistique de­vient, elle aussi, le symbole de la démythification et donc de l’anthropomorphisation de ce qui constitue le centre du culte divin : la sainte messe.

 

3. Nous en arrivons ainsi au mandat donné aux réformateurs de promouvoir la participation vivante et active des fidèles à la célébration de la messe, un mandat qui, trop souvent, a été mal interprêté et adapté à la mentalité actuelleComme toute la liturgie, ainsi que le dit expressément le concile, le but principal de la Messe est le culte de la divine majesté. Aussi le coeur, et l'âme des participants doivent‑ils en premier lieu être élevés et s'élever vers Dieu. Cela n'exclut pas que la participation se manifeste concrètement à l'intérieur de la communauté et vis‑à-­vis d'elle. Et c'est la raison pour laquelle, pour pallier l’absence de participation des fidèles dont on se plaignait si souvent avant le concile, ce dernier a instamment demandé cette actuosa participatio. Mais si celle‑ci dégénère en un enchaînement ininterrompu de paroles et d'actions, avec une distribution des rôles aussi large que possible pour que tous aient leur part à l'action, lorsque l'on en arrive à un activisme qui relève plutôt d'un rassemblement humain purement externe, ce qui, pire encore, juste avant le moment le plus sacré pour les participants : dans la rencontre individuelle de chaque fidèle avec le Dieu‑homme eucharistique, est plus bavarde et distrayante que jamais, la mystique contemplative de la rencontre avec Dieu, le culte qui lui est rendu avec la crainte respectueuse, la révérence qui doit l'accompagner toujours ‑ tout cela ne peut que mourir : alors l’humain tue le divin et emplit le coeur de vide et de désolation. Ce moment appartient au silence, qui est expressément prévu, et qui n'a gardé difficilement sa place qu'après l'action que constitue la distribution de la communion, comme une petite feuille de vigne sur un grand cops nu. C'est ainsi que, reflétant la tendance actuelle de la conscience du monde à se limiter aux apparences, on voit se développer dans l'Eglise un agir cultuel de conception humaine et projeté vers l'extérieur.

 

4. A ce stade, il convient de mentionner une disposition du concile qui a été non seulement mal comprise mais, plus encore, complètement répudiée: la langue cultuelle. Je me permettrai ici, une fois encore, d'étayer mon argument par un souvenir personnel. En qualité d'expert de la Commission pour les séminaires, on m'avait confié le rapport sur la langue latine. Il fut clair et bref et, après mûre discussion, rédigé sous une forme qui correspondait aux souhaits de tous les membres avant d'être soumis à l'aula conciliaire. C'est alors que, sans que l'on s'y attendît, le pape Jean XXIII signa en toute solennité, à l'autel de saint Pierre, la lettre apostolique Vetera Sapientiae, ce qui, de l'avis de la Commission, rendait superflue la déclaration conciliaire sur le latin dans l'Église: cette lettre présentait non seulement le rapport entre la langue latine et la liturgie mais encore toutes les autres fonctions de cette langue dans la vie de l'Église.

 

Lorsque, plusieurs jours durant, la question de la langue du culte fut discutée dans l’aula conciliaire, je suivis avec beaucoup d'attention tout ce débat, ainsi d'ailleurs que la discussion, jusqu'au vote final, des différentes formulations incluses dans la Constitution sur la Sainte Liturgie. Je me rappelle très bien que, à la suite de quelques propositions radicales, un évêque sicilien se leva et adjura les Pères de procéder, sur cette question, avec prudence et intelligence car, sinon, le risque était que la messe fut dite dans sa totalité en langue vernaculaire, ce qui fit bruyamment éclater de rire toute l’aula conciliaire. Et c'est pourquoi je n'ai jamais compris comment, dans ses Mémoires publiés en 1983, Mgr Bugnini, à propos du passage radical et complet du latin obligatoire à la langue vernaculaire comme langue cultuelle exclusive, ait pu écrire que le concile avait pratiquement dit que la langue vernaculaire était, dans toute la Messe, une nécessité pastorale (np. cit., pli. 108‑121 dans l'édition italienne originale).

 

A l'encontre de cela, je puis témoigner que les formulations de la constitution conciliaire sur ce point, tant dans sa partie générale (Ail. 36) que dans les dispositions particulières relatives au sacrifice de la messe (Art. 54) ont été approuvées quasiment à 1'unanimité dans les discussions des pères conciliaires et surtout lors du vote final : 2 152 oui et 4 non. Au cours des recherches que j’ai effectué pou rpréparer le rapport sur la tradition sur lequel devait s'appuyer ce décret conciliaire sur la langue latine, j'ai constaté que toute la tradition était absolument unanime sur ce point, jusqu'au pape Jean XXIII : elle s'est toujours prononcée clairement contre toutes les tentatives antérieures visant à renverser cet ordre des choses. Je pense ici en particulier à la décision du concile de Trente, sanctionnée d'un anathème, contre Luther et le protestantisme, à Pie VI contre l'évêque Ricci et le Synode de Pistoïé, et à Pie XI qui, à propos de la langue cultuelle de l'Église, a prononcé un clair «non vulgaris». II faut bien voir que la raison n’en est pas uniquement d'ordre cultuel, même si cet aspect est toujours mis en avant. C'est aussi une question de révérence, de crainte respectueuse : comme le voile recouvre les vases sacrés, le latin sert de protection contre la profanation ‑ à la manière de l'iconostase des Églises orientales derrière laquelle s'accomplit l'anaphore ‑et aussi contre le danger de vulgariser, en utilisant la langue vernaculaire, toute l'action liée au mystère, ce qui se produit effectivement souvent de nos jours. Mais cela tient aussi à la précision du latin, qui sert comme nulle autre langue  la doctrine dogmatiquement claire; au danger d'obscurcir ou de fausser la vérité dans les traductions, ce qui d’ailleurs pourrait aussi porter gravement préjudice à l'élément pastoral, si important; et aussi à l'unité qui est ainsi manifestée et renforcée dans toute l'Église.

 

A propos de ces deux derniers points en particulier, compte tenu de leur importance pratique, je voudrais citer quelques exemples. L'un de mes bons amis me fait régulièrement parvenir la Deutsche Tagepost. Je lis toujours l’avant dernière page de ce journal, où la rédaction , très louablement, donne la possibilité d’exprimer eux aussi leur avis – même contraires – dans la rubrique des lettres des lecteurs . On y trouve ainsi toute une série d’échanges ininterrompus et très fouillés sur le « pro multis » du texte latin de la formule consécratoire et sa traduction allemande par « pour tous ». On ne cesse de recourir à la philologie, qui finit souvent par régner en maîtresse au lieu de n'être que la servante de la théologie. Dans ses Liturgiereformerinnerungen (Souvenirs sur la réforme liturgique), publiés en 1993, dix ans donc après les Mémoires de Mgr Bugnini, Johannes Wagner dit que les Italiens ont été les premiers à introduire cette traduction, alors que lui‑même était plutôt pour une  traduction littérale : « pour beaucoup ». Je n'ai malheureusement jamais trouvé personne pour se référer à un argument théologique décisif et de la plus haute importance pastorale, provenant de la plus haute autorité en l'occurrence le Catéchisme du Concile de Trente. Ce qui établit clairement la distinction théologique: le «pro omnibus» vaut pour la force qu’a la Rédemption « pour tous ». Cependant, si l’on considère le fruit effectif qui en est accordé aux hommes, le Sang du Christ n'est pas pour tous mais seulement pour beaucoup, à savoir pour ceux qui en tirent profit. II est donc juste de ne pas dire « pour tous » car il n'est question, à ce moment, que des fruits de la Passion du Christ , lesquels ne sont accordés qu'aux élus. Ici s'applique ce que dit l'Apôtre, à savoir que le Christ s'est offert lui-même une seule fois « pour enlever les péchés d'un grand nombre » (He 9,28), le Christ ayant lui‑même dit : « C'est pour eux que je prie, je ne prie pas pour tous le monde,mais pour ceux que tu m’as donnés, car ils sont à toi » (Jn 17, 9). Pour le concile de Trente, toutes ces paroles de la consécration renferment de nombreux mystères que, avec l'aide de Dieu. les pasteurs devraient découvrir par la méditation et l'étude.

 

II est facile de voir que des verités pastorales extrêmement importantes sont couronnés dans ces éléments dogmatiques relatifs au latin langue liturgique, vérités qui, consciemment ou inconsciemment, disparaissent dans une traduction inexacte.

 

 Toujours du point de vue pastoral, l'abandon du latin comme langue liturgique, à l’encontre de la volonté expresse du concile, engendre une deuxième source d'erreurs, plus grave encore : je veux parler de la fonction de langue universelle qu'assume le latin, qui unit toute l'Église, justement, dans le culte public, sans déprécier aucune langue vernaculaire vivante. Et précisément à notre époque où le concept d'Église qu’on voit se déve­lopper met l'accent sur l'ensemble du peuple de Dieu considéré comme Corps mystique un du Christ, aspect d'ailleurs toujours souligné dans la réforme, il se fait que, par l'introduction de l'usage exclusif des langues vernaculaires, et même de dialec­tes, l'unité de l'Église universelle est remplacée par une diversi­té d'innombrables chapelles populaires, jusqu'au niveau des communautés villageoises et églises paroissiales, qui sont sépa­rées les unes des autres par une véritable différence de tension naturelle qui, entre elles, est et ne peut qu'être insurmontable. D'un point de vue pastoral, comment alors un catholique peut‑il retrouver sa messe dans le monde entier, et comment peut‑on abolir les différences entre races et peuples dans un culte com­mun, grâce à une langue liturgique sacrée commune, ainsi que l'a expressément souhaité le concile, alors qu'il y a tant d’occasions, dans un monde devenu si petit, de prier ensemble ? Dans quelle mesure alors chaque prêtre a‑t‑il la possibilité pas­torale d'exercer le sacerdoce suprême de la sainte messe n'importe où, surtout dans ce monde où les pierres sont devenus si rares ?

 

5. Dans la constitution conciliaire, il n'est nulle part question d'introduire un cycle liturgique de trois ans : c’est là, de la part de la Commission de réforme, un péché contre une nature qui assure tous les besoins de changement en une année solaire. On aurait pu en rester au cycle annuel de l'année liturgique et assurer l'enrichissement des lectures par autant de recueils que l'on veut, aussi épais que l'on veut, mais sans pour autant abolir le déroulement d'un cycle annuel naturel unique dans l'ordre des lectures ; au lieu de quoi, en a abolit l'ancien ordre des lectures pour en introduire un nouveau, avec tout ce que cela implique comme poids de papier et de frais d'achat de livres, dans les­quels on a fourré le maximum de textes qui, d'ailleurs, ne sont pas tirés uniquement de sources ecclésiales mais aussi d'auteurs profanes, offerts au libre choix, comme cela se pratique sou­vent. Outre les difficultés pastorales qu’implique la compréhension, par ceux qui assistent au culte, de textes qui, pour la plupart, exigent une exégèse spéciale, cette réforme a en même temps donné l'occasion ‑ ce qui se passe fréquemment ‑ de manipuler les textes qui demeurent encore pour introduire de nouvelles vérités à la place des anciennes, sort subi par un grand nombre de collectes du dimanche. Ou bien encore on a exclu des rappels, souvent d'une importance théologique et morale essentielle mais qui, pastoralement, ne plaisaient pas. Un exemple classique en est le texte de saint Paul tiré de I Cor II, 27‑29 : dans ce passage, en conclusion du récit de l'instauration de l'Eucharistie ‑ le sérieux avertissement donné par l'Apôtre, à propos des graves conséquences auxquelles s'exposent ceux qui reçoivent l’Eucharistie Indignement, est régulièrement omis, même lors de la Fête‑Dieu, alors que cela serait précisément si nécessaire du point de vue pastoral, main­tenant que le pasteur accueille son troupeau sans confession et sans révérence.

 

Nous savons que, avec les nouvelles lectures, et en particu­lier le choix des paroles d'introduction et de conclusion, il peut se produire des déraillements, ce que montre l'exemple, déjà relevé par Klaus Gamber, de la fin de la lecture du premier dimanche de Carême de l'Année A, qui parle des conséquences du péché originel : « Alors leurs yeux s'ouvrirent et ils virent qu'ils étaient nus », ce à quoi, tenu de participer activement, le peuple doit répondre [en allemand] : « Grâce à Dieu ! ».

 

Quant à la réforme du calendrier, elle est d’une certaine ma­nière liée au problème précédent. pourquoi était‑il nécessaire de modifier, du fond d'un bureau, le déroulement des fêtes des saints? Sil fallait faire preuve de considération, c'eût été plutôt pour manifester une sollicitude pastorale pour l’attachement du peuple aux fêtes ecclésiales locales, dont le déplacement dans le temps ne pouvait qu'avoir une influence très négative sur la piété populaire, si importante. Mais il semblerait que les arti­sans de la réforme n'aient guère eu de considération pour cet aspect, malgré les Art. 9. 12, 13 et 37 de la Constitution sur la Sainte Liturgie.

 

6. Il convient encore de mentionner brièvement la mise en oeu­vre des dispositions conciliaires sur la musique liturgique. II est certain que nos réformateurs ne partageaient pas l'éloge contenu dans ce passage pour le chant grégorien typique, que d'ailleurs même les observateurs et mélomanes profanes apprécient de plus en plus. Ici encore, avec en particulier l'introduction des nouvelles prières intercalaires prolixes remplaçant l’Introït, le Graduel. le Trait, l'Alléluia, l’Offertoire et la Communion (et cela, et, plus et surtout, comme prières de la communauté), la supression radicale de tous ces chants a condamné les remar­quables mélodies grégoriennes variables à une mort lente, à laquelle ont seules échappé les mélodies simples des parties fixes, à savoir le Kyrie, le Gloria, le Credo, le Sanctus avec le Benedictus et l'Agnus Dei ‑ et encore, pour quelques rares mes­ses seulement. Au mandat donné par le concile de préserver et promouvoir ce chant liturgique romain typique très ancien a répondu une épidémie pratiquement mortelle.

 

Le même sort est advenu à l'orgue à tuyaux, instrument de musique religieuse hautement loué, remplacé par une multiplicité d’instruments - je laisse à votre riche expérience en la ma­tière le soin d'en faire la liste et de les qualifier, me contentant de faire remarquer que‑ à maintes occasions sans doute, ils ont favorisé l'introduction, dans la musique religieuse, d'éléments reconnus comme diaboliques.

 

7. Je voudrais maintenant aborder une dernière partie impor­tante de  cette présentation des éléments concrets de la réforme : les variantes autorisées. Sans doute  cette faculté existaient déjà dans l'Ordo Missae romain latin originel. Entre autres or­dies nationaux, on citera en particulier l'ordo allemand, qui se caractérise par de multiples concessions de ce genre. De facto, cependant, cela va à l'encontre de l'interdiction stricte et abso­lue énoncée à l'Art. 22 § 3 de la constitution conciliaire, selon lequel absolument personne, « même prêtre,ne peut, de son propre chef, ajouter, enlever ou changer quoi que ce soit dans la liturgie » . Les violations de plus en plus fréquentes, au cours de la Messe, de cette interdiction du concile, sans parler de l'usage et de l'abus fait des libertés déjà accordées dans le Novus Ordo, risquent de mener à l'anarchie qu'avait toujours si bien maîtrisé l’ancien ordo latin, grâce précisément à la rigidité qu'on lui reprochait. C'est ainsi que le nouveau garant de l'ordre devient facteur de désordre, aussi ne faut‑il pas s'étonner que chaque paroisse, pour ne pas dire chaque église, semble avoir adopté un ordo différent ‑c'est là une constatation que l’on peut faire toujours et partout. La principale victime de ce désordre est la révérence, le sens du sacré, facteur premier de distinction entre le culte divin et le culte humain, celui‑ci contribuant fortement à transformer celui‑là pour le réduire à ses éléments superficiels.

 

 

III : Réactions officielles négatives à la réforme de la messe

 

Nous en arrivons ainsi aux réactions officielles négatives, quoi­que dans une mesure limitée, à la réforme de la messe telle que publiée. Dans ses Mémoires, précédemment cités, sur la ré­forme de la liturgie, Mgr Bugnini lui‑même en fait un premier constat, aux pages 108 à 121, avec d'ailleurs une remarquable franchise, sans pouvoir les contester. Certaines de ses remarques sont assurément irritantes, par exemple lorsqu'il cherche à justifier l'emploi de la langue vernaculaire dans toute la messe. On y perçoit cependant, comme d'ailleurs dans les remarques de Mgr Wagner dans ses mémoires. l'embarras du Consilium à l'égard de la mise en oeuvre aussi rapide de cette réforme de l'Ordo Missae, ainsi que son quasi total dédain pour les recher­ches «théologiques, historiques et pastorales» qui devaient accompagner tout changement, ainsi que l'avait exigé le concile. Des experts de premier plan, tels que Mgr Gamber, le spécialiste allemand de l'histoire de la liturgie dans les Églises latines et orientales, furent complètement ignorés. La hâte ­incompréhensible pour un sujet aussi délicat, avec laquelle la réforme fut expédiée et rendue obligatoire avait déjà fait se poser des questions à des évêques influents et tout sauf traditio­nalistes : un monsignore allemand, en fut plus tard accrédité à l'ambassade d’Allemagne auprès du Saint‑Siège, et qui avait accompagné à Salzburg, en qualité de secrétaire, le cardinal Döpfner lors de la réunion des évêques des pays de langue allemande au cours de laquelle devaient être adoptées les modali­tés de mise en oeuvre du nouvel Ordo dans ces pays, m'a raconté que, lors du voyage de retour à Munich, le cardinal était resté très silencieux et avait fini par exprimer en quelques mots sa crainte que l'on n'ait agi avec précipitation dans cette ques­tion pastoralement si délicate.

 

Pour éviter tout malentendu à propos‑ de cette présentation de la réforme, dont l'objet essentiel est d'exposer la convergence ou la divergence entre la constitution conciliaire et le Novus Ordo Missae, je voudrais préciser expressément que je n'ai jamais mis en doute, que ce soit dogmatiquement ou juridique­ment, la validité de cet Ordo; sans doute, d'un point de vue juridique, ai‑je ressenti des doutes sérieux, qui tiennent à ce que j'ai intensivement étudié les canonistes médiévaux, lesquels sont unanimes à dire que les papes peuvent tout changer à l'exception de ce que prescrit la sainte Écriture, de ce qui tou­che aux décisions doctrinales de plus haut niveau déjà adoptées, et du status Ecclesiae. Mais la définition précise de ce dernier concept est difficile. Il est certain que le rattachement à la tradi­tion, pour les choses essentielles qui ont marqué l'Église de façon définitive au cours des temps, relève de ce statut fixe et irréformable, sur lequel le pape n'a aucun pouvoir discrétion­naire. Considérant l'importance de la liturgie en rapport avec tout le concept d'Église et son évolution, importance d'ailleurs particulièrement soulignée par le concile Vatican II, qui la considère comme immuable par essence, on peut penser que, pour ce qui est de son essence transmise au cours de l'histoire, la liturgie relève du status Ecclesiae.

 

Cela dit, je m'empresse de préciser que, lorsque la nouvelle liturgie est célébrée avec révérence, ce qui est toujours le cas, par exemple, à Rome et par le pape lui-même, les abus regretta­bles qui relèvent essentiellement de la divergence entre la cons­titution conciliaires et le Novus Ordo n'ont pas lieu. Mais ceux qui connaissent l'ancienne liturgie ne manqueront pas de re­marquer la grande différence entre le corpus traditionum qui vivaient dans l'ancienne messe et le Novus Ordo fabriqué, une différence qui est, non seulement dans l'abstrait mais aussi dans le vécu, très nettement en défaveur du Novas Ordo Missae.

 

Dans notre conclusion, nous allons présenter quelques continuations de ce dernier point, an travers de réactions de nombreux responsables de l'Église, de personnalités compétentes et distinguées mais aussi du peuple fidèle de l'Église.

 

De nombreuses voix contraires se sont immédiatement éle­vées, que Mgr Bugnini lui-même a généreusement mentionnées, mais avec le temps, loin de diminuer, elles se multipliées. C'est ainsi que notre Saint‑Père lui‑même, dans la lettre apostolique Dominicae Coenae du 24 février 1980 consacrée au mystère et au culte de la sainte Eucharistique, soulignait en conclusion qu'il tenait beaucoup à ce que les questions relatives à la liturgie, et en particulier au sacrifice eucharistique, ne deviennent jamais « une occasion de division pour les catholiques et de menace pour l'unité de l'Église », rappelant que l'Eucharistie est, selon saint Augustin, « sacramentum pietatis, signum unitatis, vinculum caritatis » [La Documentation catholique n° 1783 du 6 avril 1980, p. 310].

 

Dans sa lettre apostolique publiée le 14 mai 1989 à l'occasion du 25° anniversaire de la Constitution sur la Sainte Liturgie (4 décembre 1963), après avoir fait l'éloge du renouveau dans la ligne de la tradition, Jean‑Paul II attire l'attention dans la quatrième partie consacrée à l'application concrète de la réforme, sur les difficultés qu'elle soulève, ses résultats positifs mais aussi, en détail, ses applications erronées; enfin, dans la sixième partie, il dit expressément que la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des sacrements a le devoir de veiller aux grands principes de la liturgie catholique tels qu'exprimés et développés dans la Constitution sur la Sainte Liturgie et de s'en inspirer, ce qui, ajoute‑t‑il, relève aussi de la responsabilité des conférences épiscopales et des évêques.

 

Le cardinal Ranzinger, président de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, qui, après le pape, est le principal gardien de la foi et donc du culte, indissociable de celle‑ci, s'est luu aussi prononcé à plusieurs reprises sur la réforme liturgique post­conciliaire et, avec la profondeur et la clarté qui lui sont pro­pres, a soumis les problèmes théologiques et pastoraux posés par cette réforme à une critique constructive. Je me contenterai, à ce sujet, de rappeler son livre: La célébration de la foi (Fayard, 1985), dans lequel sont rassemblés plusieurs exposés traitant de la liturgie, ainsi que l'introduction à la traduction française du petit livre fondamental de Klaus Gamber: La ré­forme liturgique een question (Éditions Sainte‑Madeleine, 1992), et enfin les indications fondamentales qu'il donne dans ses deux derniers livres en date : Ma vie (Fayard, 1998) et Le sel de la terre (Flammarion‑Cerf, 1997).

 

Parmi les évêques du langue allemande, le responsable des questions liturgiques auprès de la Conférence épiscopale d'Autriche, que nous avons entendu ici hier, indiquait déjà en 1995, dans la conférence qu’il a donnée à Cracovie, que le concile avait voulu non pas une révolution mais une restaura­tion de la liturgie qui fût fidèle à la tradition. Au lieu de quoi, ajoutait‑il, nous avons eu un culte de la spontanéité et de l'improvisation qui a sans aucun doute contribué à la diminution du nombre des participants à la messe.

 

Enfin, le cardinal Danneels, primat de Belgique, que nul ne pourra ranger parmi les jusqu'auboutistes de la tradition, a soumis la toute nouvelle réforme à une critique impitoyable :  « Ce passage d'une obéissance primaire aux rubriques à une attitude manipulatrice est une révolution à 180 degrés. » [...] (in : Pasloralia, bulletin officiel de l'archevêché de Bruxelles, 10 décembre 1995 ; La Documentation catholique, 18 février 1996, n° 2132, pli. 172‑175).

 

Descendant maintenant de quelques degrés sur l'échelle du peuple de Dieu, nous trouvons. même parmi les membres du Consilium, un collaborateur que Mgr Bugnini considérait déjà comme difficile : P.-L. Bouyer qui, entre‑temps, n'est pas devenu plus silencieux.

 

En Italie, utile critique savoureuse: La tunique déchirée (1967), due à la plume d'un écrivain laïc très respecté : Tito Casini, et préfacée par le cardinal Bacci, a été très remarqué.

Et puis des groupes de laïcs, toujours plus nombreux, se sont lentement organisés, auxquels appartenaient d'ailleurs nombre d'intellectuels réputés, pour devenir des mouvements nationaux surtout en Europe, aux États‑Unis et au Canada, qui ont fini par se rejoindre, en Europe puis au‑delà, dans l'association internationale Una voce, et dans lesquels les problèmes de la réforme étaient discutés, en particulier dans des revues dont la plus importante, en Allemagne, est Una‑Voce‑Korrespondanz.

 

Je voudrais encore citer quelques témoignages caractéristi­ques sur certains points de détail. Ainsi, dans le numéro d'octobre 1995 de la revue canadienne Precious Blood Banner, on lit qu'il apparait toujours plus clairement que l'extrémisme des réformateurs post-conciliaires a consisté non pas à réformer la liturgie catholique depuis ses racines mais à la déraciner de son sol traditionnel; selon cet article, ils n'ont pas restauré le rite romain, ce que leur demandait le concile Vatican II, ils l'ont déraciné.

 

      Sans doute n'est‑il pas Superflu de mentionner ici l'avis por­té sur la réforme liturgique par Max Thurian, ancien prieur cal­viniste de Taizé passé au catholicisme et ordonné prêtre, dans un long article paru peu avant sa mort, dans l'Osservatore Ro­mano daté des 23 juillet 1996, p. 6, et intitulé : La liturgie, contemplation du mystère. Après avoir, comme il se doit, rendu hommage au concile et au Consilium de Liturgie, qui consti­tuent pour lui un événement important et qui « portent des fruits

merveilleux » ‑ ce qui. pris à la lettre est difficilement conci­liable avec la suite de sa réflexion‑ Max Thurian dit expressé­ment que toute la célébration actuelle se déroule souvent comme « un discours et un dialogue ou  la contemplation et le silence n'ont plus de place ». pour lui, « le constant face‑à‑face des officiants et des fidèle, referme la communauté sur elle-même. Au contraire, une saine célébration, tenant compte de la prééminence de l'autel, de la discrétion du minis­tère des officiants, de l'orientation de toits vers le Seigneur et de l’adoration de sa présence, signifiée par les symboles et réalisée par le sacrement, donne à la liturgie la respiration contemplative sans laquelle risque d'être un fatigant bavardage religieux, une vaine agitation communautaire, una specie de filastrocca ».

 

Max Thurian soumet ensuite, à l'intention de l'autorité, toute une série de suggestions très intéressantes et purement person­nelles dans le cas d'une éventuelle révision de la présentation générale du Missel Romain (on voit qu'il nourrit l'espoir qu'elle sera possible), dans lesquelles transparaît clairement son insatisfaction de la situation actuelle. Sous le titre : « Le prêtre au service de la liturgie» est ensuite présentée toute une série de critiques fondamentales contre de cette situation, qui coïnci­dent pratiquement avec tous les graves reproches que nous avons évoques ici et qui mériteraient d'être étudiés chacun en détail. Dans une dernière partie intitulée : « Le Christ toujours présent », Max Thurian souhaite que soient restaurés la place centrale qu'occupait autrefois le tabernacle ainsi que le rôle essentiel réservé à la prière privée dans l’église, devant Jésus­Eucharistie, à l'encontre de la pratique moderne qui se reflète et s'implante dans les églises modernes; ainsi se termine cette critique remarquable, à la fois claire et profonde ‑je dirais même fondamentale ‑de la situation liturgique de notre temps.

 

A ce témoignage en quelque sorte oecuménique je voudrais ajouter brièvement deux souvenirs personnels en relation avec les Églises orientales. Lorsque, à la fin du concile, en qualité de membre de la Commission liturgique, j'ai rendu visite aux re­présentants du Patriarcat orthodoxe de Constantinople pour discuter de la levée de la sentence d'excommunication pronon­cée par l'Église catholique romaine au milieu du XIe siècle (que l'on assimile d'ailleurs erronément à la scission de l'Église entre l'Est et l'Ouest), dès lors que nous avons pu discuter plus personnellement, ces représentants me dirent que, au Patriarcat, on ne comprenait pas pourquoi l'Église catholique tenait tant à changer la liturgie; cela ne devait pas se faire. Pour eux, si l'Église orthodoxe avait conservé sa foi intacte, elle le devait à sa fidélité à la tradition liturgique et au sain développement de celle‑ci. Quelque chose de semblable m'a été dit, en 1970, par des représentants du Patriarcat de Moscou, lorsque celui‑ci avait pris en charge la Commission d'historiens du Vatican qui parti­cipait au Congrès international d'historiens de Moscou.

 

Encore deux témoignages importants, en Europe, provenant du monde des petits et des sans‑grade. et qui expriment au mieux le véritable sensus fidei des enfants de Dieu. Tout d'abord, celui de deux jeunes scouts de 10 et 12 ans, de la Lé­gion de Sienne, qui, en application du privilège de l'évêque de Sienne, pouvaient assister à la messe dite tridentine chaque samedi soir; je leur ai demandé, avec un peu de provocation, quelle était la messe qu'ils préféraient, ce à quoi ils m'ont répondu que, depuis qu'ils assistaient à l'ancienne Messe, la nou­velle ne leur plaisait plus du tout.

 

Un simple paysan d'un certain âge, originaire de la Molise, région plutôt pauvre de l'Italie méridionale, me dit un jour spontanément qu'il assistait uniquement à la Messe tridentine de six heures, célébrée par un vieux prêtre, parce que le change­ment de la liturgie lui apparaissait comme un changement de la foi qu'il voulait conserver.

 

Mgr Klaus Gamber, que j'ai déjà mentionné, était un remar­quable spécialiste en la matière ; dans de nombreux articles et ouvrages et surtout dans sa synthèse : la réforme lilurgique en question (Éditions Sainte‑Madeleine, 1992), il a publié des considérations strictement scientifiques qui, en pratique, ont été complètement ignorées par les revues spécialisées mais que l'on ne cesse dz redécouvrir aujourd'hui en raison de leur clarté et de leur clairvoyance. Dans cet ouvrage, il parvient à la conclu­sion que, aujourd'hui, nous contemplons les ruines d'une tradition presque bimillénaire et qu'il est à craindre que les multiples réformes n'aient déjà tant détruit la tradition qu'il devrait être difficile de la ranimer. De nos jours, on n'ose plus guère se demander si après ce démantèlement viendra une restauration de l'ordre ancien. Mais, selon lui, il ne faut pas désespérer.

 

  Pour ce qui est de ce démantèlement, nous voyons combien il est peu dans la ligne du mandat donné par le concile. On lit en   effet dans la Constitution sur la Sainte Liturgie : « On ne fera des innovations que si l'utilité de l'Eglise les exige vraiment et   certainement» après avoir procédé à « une soigneuse étude théologique, historique et pastorale » et « après s'être bien assuré que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique ». Savoir si   cela a été fait et dans quelle mesure, ces Souvenirs et expérien­ces ont pu vous en donner une idée, quoique limitée. Mais ils   nous ont en outre permis d'évaluer dans quelle  mesure la réforme  avait satisfait aux exigences d'ordre théologique et écclé­siologique énoncées par le concile, en d’autres termes de voir si, dans la liturgie ‑et surtout dans ce qui en constitue le cen­tre : la sainte messe‑, ce qui est humain a véritablement été ordonné et soumis au divin ce qui est visible à l'invisible, ce          qui relève de l'action à la contemplation, et ce qui est présent à la cité future que nous recherchons. Et l'on en arrive à se demander si, au contraire, la nouvelle liturgie n'a pas, souvent,ordonné et soumis le divin à l'humain, le mystère invisible au visible, la contemplation à l'activisme, l’éternité future au pré­sent humain quotidien. C'est précisément parce que l'on se rend toujours plus clairement compte de la situation réelle que se renforce l'espoir d’une éventuelle restauration, que le cardinal Ratzinger voit dans un nouveau mouvement liturgique qui éveillera à une vie nouvelle le véritable héritage du concile Vatican II (Ma vie, op. en., p. 135).

 

Je voudrais conclure par une perspective consolante : avec sa profonde sensibilité pastorale, son souci pour les problèmes provoqués, en particulier chez les fidèles de notre vieille Eu­rope, par le changement de la liturgie dans l'Église catholique, notre Saint‑Père avait lancé en 1980 un clair appel aux évêques, qui n'a guère trouvé d'écho notable chez eux. Aussi a‑t‑il déci­de en 1984- et ce fut sans doute une décision difficile à prendre ‑ d'accorder un indult apostolique à l’intention de tous ceux qui se sentaient attachés à l'ancienne liturgie pour toutes les raisons énoncées et répétées ici et ailleurs, et surtout du fait que les innovations liturgiques, loin de reculer, allaient toujours plus loin. Cet indult ayant été accordé, comme il se doit, aux évê­ques mais dans des conditions étroites que le pape laissait à leur libre appréciation, le résultat pastoral en a été, en pratique, très limité.

 

Après la consécration illégale d'évêques par Mgr Lefèvre, et sans doute aussi pour éviter un schisme qui irait plus loin encore, Jean‑Paul II a publié, le 2 juillet 1988; un nouveau motu proprio: Ecclesia Dei afflicta, dans lequel non seulement il assurait aux membres de la Fraternité Saint Pie X disposés à la réconciliation la possibilité de rester fidèles à l'ancienne tradi­tion liturgique, mais encore il donnait  cette fois aux évêques un privilège bien plus large encore qui devait satisfaire les voeux légitimes des fidèles, leur recommandant spécifiquement d'imiter sa propre générosité vis‑à‑vis des fidèles qui se sentaient attachés à certaines formes de la liturgie et de la disci­pline anciennes, et leur demandant, de façon générale, de respecter l'attitude intérieure de ceux qui se sentent attachés à l'ancienne liturgie.