La
Croisade du Cardinal Ratzinger
Par
l’abbé P. de La Rocque
La chose se susurre et se murmure. De réunions discrètes en publications vedettes, à pas feutrés d’abord et désormais à coups d’accords, l’idée fait son bonhomme de chemin. Bien qu’elle relève aujourd’hui du domaine public, elle ne demeure pourtant qu’un léger murmure, vu qu’elle émane de milieux ecclésiaux trop déterminés pour être représentatifs. Mais il est des légers murmures qui, après les grondements du tonnerre ou le feu dévastateur, sont porteurs de Dieu (3° livre des Rois, ch. 20, v. 11 à 14). En est-il ainsi de celui qui nous concerne ? Telle est la cruciale question à laquelle il nous faut aujourd’hui apporter réponse.
Venons-en au fait, que vous trouverez étalé tout du long sur la première page du journal La Croix, en son édition du 28 décembre 2001 : « Le cardinal Ratzinger souhaite une réforme liturgique » ! Si fracassant que puisse paraître ce titre, il nous faut raison garder. Tant l’éminence du personnage que l’importance de sa charge sont à relativiser : ce n’est pas en tant que Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi – poste qu’il est en passe d’abandonner pour raison d’âge – mais à titre privé que le cardinal Ratzinger est monté au créneau. Par ailleurs, l’idée d’une “réforme de la réforme liturgique” ne date pas d’aujourd’hui.
Il demeure néanmoins vrai que l’année 2001, à travers deux événements, fut particulièrement propice à ce projet. Il y eut tout d’abord la publication allemande, puis française, d’un livre clé du cardinal Ratzinger, L’esprit de liturgie [1]. Cet ouvrage, qui selon son auteur est le « fruit d’une réflexion de cinquante ans [2] », affiche clairement l’objectif : « Si ce livre pouvait donner naissance à un nouveau Mouvement liturgique, ou aider à retrouver une manière digne de célébrer la liturgie, tant dans la forme que dans les dispositions intérieures qu’elle appelle, l’intention qui a inspiré ce travail sera pleinement réalisé » (p. 9). Discours programme donc, autour duquel il fallut ensuite rassembler des hommes. Ce fut chose faite avec la réunion qui s’est déroulée à Fontgombault du 22 au 24 juillet 2001 : une trentaine d’évêques, de pères abbés et de représentants des mouvements “Ecclesia Dei adflicta” s’y retrouvèrent autour du cardinal. D’abord tenue discrète, cette réunion est aujourd’hui médiatisée avec la publication de ses actes [3]. La croisade liturgique du cardinal est donc bel et bien lancée. A nous de l’analyser, pour nous positionner ; car, en un sujet si cher, l’indifférence n’est pas de mise.
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La première lecture de l’ouvrage du cardinal Ratzinger ne laisse pas de surprendre. Incontestablement, jamais de tels réajustements n’avaient été entendus de bouche cardinalice. Toute la gestuelle liturgique est patiemment analysée, savamment expliquée, et – ô joie ! – fortement défendue contre nombre de liturges avant-gardistes qui infestent les officines ecclésiales. Depuis les ornements liturgiques jusqu’à l’importance du silence pendant le Canon, de la dénonciation d’un faux concept de la participation active des fidèles à la condamnation de la trop grande liberté que le Missel de 1970 laisse au célébrant dans l’action liturgique, peu de choses sont épargnées. A chaque fois, le langage est énergique, les résolutions pratiques. Qu’on en juge avec cet exemple : « Il se peut bien que l’agenouillement soit étranger à la culture moderne pour la bonne raison que c’est une culture qui s’est éloignée de la Foi et ne connaît plus Celui devant qui l’agenouillement est le seul geste adéquat, le seul geste nécessaire. La foi apprend aussi à nous agenouiller. C’est pourquoi une liturgie qui ne connaîtrait plus l’agenouillement serait intrinsèquement malade. Il faut réapprendre à nous agenouiller, réintroduire l’agenouillement partout où il a disparu [4]. »
Ce que propose le cardinal Ratzinger, c’est en fait une véritable réordination du comportement cultuel qui, pour s’être par trop occupé de l’homme, a perdu sa dimension sacrale. Réorientation qu’il faut d’ailleurs entendre à la lettre, puisque est également dénoncé le non-sens liturgique de la célébration face au peuple : « La célébration versus populum n’est que l’effet le plus visible d’une transformation qui ne touche pas que l’aménagement extérieur des lieux liturgiques, mais implique une conception nouvelle de l’essence de la liturgie : la célébration d’un repas en commun […] L’orientation commune vers l’est pendant le Canon demeure essentielle. L’important n’est pas de regarder le prêtre mais de tourner un regard commun vers le Seigneur. Il n’est plus question ici de dialogue mais de commune adoration [5]. »
Tout cela est évidemment fort réjouissant. Si on y ajoute la place que le même cardinal accorde à la célébration de la Messe selon le rite traditionnel, les plus optimistes s’enthousiasmeront sans doute face à ce qu’ils considéreront comme un grand retour à la Tradition. Car là aussi, certaines paroles du cardinal Ratzinger peuvent paraître surprenantes : « Il est important de cesser de bannir la forme de la liturgie en vigueur jusqu'en 1970. Celui qui, à l'heure actuelle, intervient pour la validité de cette liturgie ou qui la pratique est traité comme un lépreux : c'est la fin de toute tolérance. Elle est telle qu'on n'en a pas connu durant toute l'histoire de l'Église. On méprise, par-là, tout le passé de l'Église [6]. » Néanmoins, ainsi que nous l’avons dit, il est urgent de raison garder. L’objectivité, indispensable à l’action, ne peut se contenter d’une lecture superficielle des déclarations du cardinal Ratzinger. C’est au cœur de son projet qu’il faut aller, pour en comprendre l’orientation exacte. Cette deuxième lecture permettra de saisir la logique d’un cardinal qui, malgré ses affirmations en faveur de la messe de toujours, s’est néanmoins fermement opposé voici un an à sa reconnaissance officielle par le Pape.
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Le sacré est remis à l’honneur à travers les gestes liturgiques, fort bien. Cela se devait, vu la transcendance de l’action centrale à laquelle les attitudes cultuelles entendent nous faire communier. Mais au fait, quelle est-elle, cette action sacrée qui est au cœur de la Messe ? La réponse vous semble tellement évidente qu’il peut paraître insolent de poser une telle question ici. Et je n’oserais le faire, s’il n’y avait là, malheureusement, la pierre d’achoppement qui nous oblige à dénoncer le projet du cardinal Ratzinger : c’est une vision profondément moderne du sacrifice de l’autel qui nous est proposée à travers les quarante premières pages de l’ouvrage. D’une densité théologique digne de son auteur, la portée doctrinale de cette première partie échappera peut-être au lecteur trop empressé. C’est pourtant en ces pages qu’est définie l’essence de la liturgie, le reste de l’ouvrage ne concernant que son esthétique. Et pour qui s’est opposé à la réforme liturgique de 1969 en avançant des motifs doctrinaux, c’est à l’aune de cette première partie qu’il faudra fondamentalement estimer la tentative du cardinal Ratzinger.
Une petite phrase, peut-être plus facile d’accès, nous indiquera la piste : « La destruction du corps terrestre sur la Croix marquera la fin du Temple [de Jérusalem], sa Résurrection en inaugurera un nouveau. La prophétie de la Résurrection est une prophétie de l’Eucharistie [7] ». Selon le cardinal Ratzinger, c’est donc la Résurrection – et non plus le sacrifice de la Croix – qui a inauguré un temple nouveau, le culte eucharistique. Tout est dit : la Messe du cardinal Ratzinger n’est plus premièrement le renouvellement du sacrifice de la Croix en vue de l’application de ses fruits ; elle est en tout premier lieu célébration et communion au Christ ressuscité, c’est-à-dire anticipation du Ciel : « Dans la liturgie l’action à laquelle nous sommes tous conviés à participer est l’action de Dieu même : Dieu inaugure la nouvelle Création [entendez : le Ciel], se rend accessible à nous et, à travers les choses de la terre, à travers nos dons, nous permet de communiquer avec Lui de façon personnelle [8]. » Dans cette liturgie, donc, « le véritable point de mire est la Maiestas Domini, le Seigneur ressuscité et exalté, mais qui est en même temps et avant tout celui qui doit revenir, qui vient à nous dès maintenant dans l’eucharistie. En célébrant la liturgie, l’Église se porte à sa rencontre ; la liturgie est tout simplement cet acte qui la porte à la rencontre de celui qui vient. Dans la liturgie, le Seigneur anticipe déjà sa venue promise : la liturgie est parousie anticipée, elle est l’entrée du déjà dans notre pas encore [9]. » Vous l’avez compris : l’immense fossé qui sépare le cardinal Ratzinger de la Tradition catholique, c’est précisément cette nouvelle “théologie du mystère pascal” qu’il a fait sienne. Il célèbre un Christ glorieux quand l’Église demande de s’unir au Christ victime. Il propose un sacrifice de louange là où le Christ a institué un sacrifice de propitiation « pour nos péchés de chaque jour [10]. » Ce changement radicale de perspective a évidemment réclamé une conception fort nouvelle du sacrifice, que nous ne pouvons faire nôtre, inapte qu’elle est à rendre compte des affirmations du concile de Trente [11].
Que cette nouvelle théologie du mystère pascal soit au cœur du projet cardinalice, cela apparaît clairement à travers les différents arguments utilisés pour légitimer les différentes réformes précédemment mentionnées. Prenons un exemple : si l’orientation commune vers l’est est importante pendant le Canon, nous dit le cardinal Ratzinger, c’est parce que la liturgie entend nous tourner vers le Christ glorieux, vers celui qui est le « Soleil levant de l’histoire », parce que le « Peuple de Dieu, en marche vers l’Orient [lisez : vers la Résurrection] se tourne ensemble vers le Christ qui vient à notre rencontre [12]. » Ainsi l’autel, une fois sa place retrouvée, « est une ouverture vers le Ciel … il permet à la fois l’entrée de Celui qui est l’Orient dans la communauté rassemblée et l’échappée de celle-ci hors de la prison du monde [13]. » Analysons maintenant ces assertions : l’importance et l’explication classique de l’“orientation” de la Messe est très bien rappelée par le cardinal Ratzinger. Mais cet aspect prend une place centrale, trop centrale peut-être, afin d’arriver à l’affirmation si chère au cardinal : « l’entrée de Celui qui est l’Orient dans la communauté rassemblée et l’échappée de celle-ci hors de la prison du monde ». La présence du Christ à la Messe n’est considérée que comme une présence glorieuse, et non plus comme une présence du Christ à l’état de victime ; à la communauté rassemblée, il est alors donné de “s’échapper hors de la prison du monde”, c’est-à-dire d’anticiper le Ciel, et non plus premièrement de bénéficier des fruits propitiatoires de la Messe, passage pourtant obligé pour qui veut aller au Ciel … Nous le voyons, c’est bien la nouvelle “théologie du mystère pascal” qui sert d’appui à chacune des redressements liturgiques proposés.
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Cette conception toute nouvelle et toute moderne de la messe, qui est à la racine de la réforme liturgique de 1969 [14], voilà précisément ce que le cardinal Ratzinger entend sauver et exalter à travers son projet de réforme de la réforme liturgique. Ainsi que l’a excellemment écrit Don H. Courau en préfaçant les actes du colloque liturgique de Fontgombault, l’ambition de ce nouveau mouvement liturgique est de « stabiliser les accotements de la réforme liturgique [15]. » Ceci, afin de sauver la substance même de ladite réforme. Le cardinal Ratzinger demeure en effet persuadé de la bonté intrinsèque du nouveau Missel, pourtant en passe de périr. Pour en sauver le fond, il se doit d’en revoir la forme, car elle n’est plus porteuse. Il faut donc réformer le Missel de Paul VI, donner un nouvel apparat à ce vieillard de trente ans pour tenter de lui redonner vie. C’est ce qu’en toute honnêteté le cardinal affirmait pour conclure le colloque de Fontgombault : « La réforme de la réforme se réfère naturellement au Missel réformé, pas au Missel précédent […] Nous devons être contre le chaotisme, contre la fragmentation de la liturgie, et, dans ce sens, aussi pour l’unité de l’observance du Missel de Paul VI. Cela me semble un problème prioritaire : comment retourner à un rite commun réformé ? [16] »
En cette opération de sauvetage d’un Missel réformé en passe de périr, le cardinal Ratzinger a aussi mobilisé des usagers du Missel de 1962. Car il a besoin d’eux : seul le Missel antique peut donner crédibilité à la réforme liturgique post-conciliaire. Maintes fois le cardinal s’en est expliqué. Selon lui, l’interdiction portée contre le Missel multiséculaire a porté un tort immense à la réforme liturgique, qui dévoilait ainsi sa nouveauté radicale en opposition avec la Tradition de l’Église : « Nul doute que ce nouveau Missel apportait une véritable amélioration et un réel enrichissement sur beaucoup de points ; mais de l'avoir opposé en tant que construction nouvelle à l'histoire telle qu'elle s'était développée, d'avoir interdit cette dernière [la Messe de saint Pie V], faisant ainsi passer la liturgie non plus comme un organisme vivant, mais comme le produit de travaux érudits et de compétences juridiques : voilà ce qui nous a porté un énorme préjudice [17]. » Sauver la Messe moderne réclame de détruire cette image négative. Aussi fera-t-on croire, à l’aide d’une apparente continuité retrouvée, que la réforme de Paul VI se situe dans la droite ligne des réformes liturgiques précédentes. Et cela, qui sera plus à même de le dire que les usagers du Missel de saint Pie V ? D’où le besoin, dans le projet d’un cardinal Ratzinger, d’une certaine reconnaissance de ce Missel : « J’ai été dès le début pour la liberté de continuer à user de l’ancien Missel, pour un motif très simple : on commençait déjà alors à parler d’une rupture avec l’Église pré-conciliaire, et de la formation de modèles différents d’églises : une église pré-conciliaire dépassée et une église nouvelle, conciliaire […] Il me semble essentiel et fondamental de reconnaître que les deux missels sont des missels de l’Église, et de l’Église qui reste toujours la même. Et pour souligner qu’il n’y a pas de rupture essentielle, que la continuité et l’identité de l’Église existent, il me semble indispensable de maintenir la possibilité de célébrer selon l’ancien Missel comme signe de l’identité permanente de l’Église [18]. » L’argument est donc simple : je reconnais la Messe saint Pie V, semble dire le cardinal Ratzinger, afin que celle-ci accrédite la réforme liturgique. C’est à ce jeu que se sont prêtés, sans même s’en rendre compte sans doute, les communautés “Ecclesia Dei”. Après avoir renoncé au combat doctrinal pour la défense de la Messe de toujours, les voilà qui désormais volent au secours de la Messe de Paul VI menacée…
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En ce début d’année 2001, tout allait bien dans le meilleur des mondes pour les projets du cardinal Ratzinger : la publication allemande de son livre avait fait grand bruit, la réunion de Fontgombault se préparait, et il semblait même que bientôt on pourrait associer à ce sauvetage de la Messe moderne jusqu’à la Fraternité Saint-Pie X, quoiqu’à son insu ! N’était-elle pas précisément en pourparler avec le Saint Siège ? Sa reconnaissance de la part de ceux qui célèbrent la Messe réformée ne pourrait-elle pas aussi être interprétée telle l’abolition d’un complexe d’Œdipe, autrement dit comme une maturation nouvelle de la Messe réformée de Paul VI ?
Oh, oui, l’année 2001 se présentait merveilleusement bien pour “la réforme de la réforme”… jusqu’à ce jour de février où la Fraternité Saint-Pie X déposait à Rome l’opuscule intitulé Le problème de la réforme liturgique : ladite Fraternité y dénonçait une nouvelle fois à la face du monde la rupture patente existant entre les deux Missels ! Voilà qui ruinait d’un coup les projets du cardinal ! Sa colère fut à la mesure de ses premières espérances : les pourparlers avec la Fraternité Saint-Pie X furent suspendus, et la fameuse réunion de Fontgombault utilisée à sauver ce qui pouvait l’être de son projet : le cardinal Ratzinger y fit, de manière à peine feutrée, l’apologie de ses positions face à nos attaques [19]. Ce faisant, il acceptait de s’engager publiquement dans le débat proprement doctrinal soulevé par la réforme liturgique de Paul VI. Pour la première fois depuis trente ans, ce débat si longtemps réclamé par Mgr Lefebvre semblait s’esquisser. Cette date est à retenir.
La chose ne pouvait en rester là. Dès publication des actes de ce fameux colloque, Mgr Fellay, Supérieur Général de la Fraternité Saint-Pie X, écrivait au cardinal Ratzinger pour tenter la poursuite de ce débat. A cette fin, il lui faisait parvenir une note, faisant office de réponse à sa conférence donnée à Fontgombault. En avant première, ce sont ces lignes qui sont publiées ci-après, afin que rien ne vous soit caché de ce débat capital pour l’avenir de la liturgie. Bonne lecture !
A
propos de la conférence donnée par le
Cardinal Ratzinger a Fontgombault
sur l’essence de la liturgie
Récemment, les
moines de Fontgombault ont publié les actes du congrès liturgique qui se
déroula en leur abbaye du 22 au 24 juillet dernier. Parmi les conférences,
celle donnée par le cardinal Ratzinger sur la théologie de la liturgie a retenu
toute notre attention car nous y trouvons, même si le geste est encore très
ténu, un premier essai de discussion doctrinale suite à l’opuscule que nous
avons remis au Saint Père en février dernier, Le problème de la réforme liturgique. Si l’ouvrage n’est cité
qu’une fois par le cardinal Ratzinger, la thématique même de cette conférence
et les compléments qu’elle ajoute à son dernier livre sur la liturgie [1]
manifestent qu’à travers elle le cardinal entend apporter une réponse à
certaines des graves interrogations que nous avons soumises au Saint Siège.
I. Il est encourageant de
voir correspondre en plusieurs points nos analyses respectives :
· Avec Le problème de la réforme liturgique (§ 53 à 55), le cardinal
Ratzinger reconnaît dans la perte du sens du péché et l’incompréhension de
l’œuvre rédemptrice accomplie par Notre Seigneur qui en résulte l’une des
principales sources de la crise liturgique : « La pensée contemporaine, écrit-il, ne peut plus se figurer que la faute humaine puisse blesser Dieu, et
encore moins quelle aurait besoin d’une expiation pareille à celle que
constitue la croix du Christ. Il en va de même de la substitution
vicaire : nous ne pouvons guère nous représenter quelque chose là dessus,
notre image de l’homme est devenue trop individualiste pour cela. Aussi la
crise de la liturgie a-t-elle pour base des conceptions centrales de l’homme. »
· Avec Le problème de la réforme liturgique (§ 109), le cardinal Ratzinger
affirme qu’on ne peut enlever à la Pâque juive – et donc à la Pâque chrétienne
– sa dimension sacrificielle. Ainsi, il rappelez que « la théologie de la Pâque est une théologie
de la rédemption, une liturgie du sacrifice expiatoire ». Le problème de la réforme liturgique (§
109) n’a pas affirmé autre chose. Il a simplement ajouté une question : de
fait, la liturgie de 1969 est-elle ou non une liturgie du sacrifice expiatoire ?
Les § 38 à 45, analytiques, empêchent toute réponse positive à cette
question.
· De manière plus pratique,
nous portons une analyse commune sur l’exaspération que peut engendrer la
survivance du missel de 1962, exaspération dont, pour notre part, nous
subissons les effets depuis trente ans. Cette haine prend sa source dans
l’invalidation de fait du concile de Trente : « C’est seulement à partir de là, écrivez-vous, de la disqualification pratique de Trente, que l’on peut comprendre
l’exaspération accompagnant la lutte contre la possibilité de célébrer encore
la messe selon le missel de 1962. » L’opposition que rencontre la
messe codifiée par saint Pie V manifeste donc combien cette dernière oppose
un barrage définitif aux graves déviances doctrinales dénoncées par le cardinal
Ratzinger, tandis que ceux qui invalident l’enseignement de Trente savent se
reconnaître dans le missel de Paul VI. C’est pourquoi, pour notre part, il nous
a paru indispensable de demeurer inébranlablement fidèles au missel dit de
saint Pie V afin de maintenir et de transmettre la foi eucharistique de
l’Église. N’en déplaise au cardinal Ratzinger, ce n’est pas là une question de
sensibilité ou de culture, mais bien de maintien et de transmission de la foi.
II. Reste
cependant à dissiper certains malentendus, capables à eux seuls d’empêcher
ou de fausser d’éventuelles clarifications doctrinales subséquentes. Lorsque,
au cours de sa conférence, le cardinal Ratzinger cite le livre que nous avons
remis au Souverain Pontife, il lui attribue des thèses qui ne sont pas les
siennes. Il écrit en effet : « Je mentionne cette étrange opposition entre la Pâque et le sacrifice
[exposée par Orth] parce qu’elle représente le principe architectonique d’un
livre récemment publié par la Fraternité Saint-Pie X, prétendant qu’il existe
une rupture dogmatique entre la liturgie nouvelle de Paul VI et la tradition
liturgique catholique précédente ». Il me paraît important de
respecter la portée des termes que nous avons employés :
· Le problème de la réforme liturgique (§
3) affirme tout d’abord une rupture liturgique – et non pas dogmatique – entre
le nouveau missel et le missel traditionnel. Cette affirmation, le cardinal
Ratzinger ne peut nous la reprocher, parce que maintes fois il l’a faite
sienne. N’écrivait-il pas par exemple : « La réforme liturgique, dans sa réalisation concrète s'est éloignée
toujours davantage de son origine. Le résultat n'a pas été une réanimation,
mais une dévastation. A la place de la liturgie, fruit d'un développement
continu, on a mis une liturgie fabriquée. On est sorti du processus vivant de
croissance et de devenir pour entrer dans la fabrication. On n'a plus voulu
continuer le devenir, maturation organique du vivant à travers les siècles, et
on l'a remplacé, à la manière de la production technique, par une fabrication,
un produit banal de l'instant » (Revue Theologisches, XX, feb. 90, p.
103-104).
· Là
où Le problème de la réforme liturgique
dépasse l’analyse du cardinal Ratzinger, c’est lorsque nous entendons remonter
aux causes de cette rupture liturgique. En exposant la “théologie du mystère
pascal” telle que l’entendaient ceux à qui fut confiée la rédaction du nouveau
missel, nous manifestons “l’opposition” (§ 93, 97, 99, 101),
“l’incompatibilité” (§ 98, 101) existant entre la théologie classique et
celle qui a inspiré la rédaction du missel de Paul VI. C’est alors
seulement que nous introduisons la notion de rupture dogmatique (§ 102) pour
exprimer non pas l’opposition entre deux liturgies, mais celle existant entre
la théologie précédemment dénoncée et l’enseignement infaillible de l’Église.
La nuance et de taille, et se doit d’être prise en considération.
III. Si
maintenant on aborde la dimension sacrificielle de la messe à la suite du
cardinal Ratzinger, l’opposition soulignée par Le problème de la réforme liturgique n’est en rien celle mentionnée
par Stepan Orth entre Pâque et sacrifice, comme si nous assimilions les
“théologiens du mystère pascal” à ceux qui, avec Luther, estiment une “maudite
impiété” le fait de parler de “sacrifice” de la messe.
· Avec
le cardinal Ratzinger, nous avons au contraire conscience que la plupart des
liturgistes ont « d’une manière ou
d’une autre, le désir de retrouver le concept de sacrifice ». Mais,
sachant que, toujours selon les dires du cardinal, « la notion de sacrifice de la messe prête hautement à des malentendus »,
nous avons patiemment analysé la place que la “théologie du mystère pascal”
accorde à la notion de sacrifice (§ 95 à 97). Et nous sommes obligés de
constater qu’il y a effectivement un malentendu : cette “théologie du
mystère pascal” entend mal la notion de sacrifice, et dès lors s’avère
incapable d’assumer l’enseignement de Trente (§ 106 à 113).
· C’est
malheureusement cette notion déficiente du sacrifice avancée par les
“théologiens du mystère pascal” que le cardinal Ratzinger va reprendre dans la
deuxième partie de sa conférence : gardant le mot de sacrifice, il en
redéfinit la “compréhension essentielle”.
C’est alors qu’il refuse de considérer le sacrifice comme une immolation
(« Une destruction n’honore pas Dieu »)
pour en faire une simple “transformatio in melius”, une transfiguration de
l’homme : « En quoi consiste
alors le sacrifice ? Non point dans la destruction, mais dans la
transformation de l’homme ». Dès lors, c’est tout à la fois la Passion
et la Résurrection, et peut-être plus encore la Résurrection, qui constitue
selon lui le sacrifice du Christ : « Dans le terme de mystère pascal, ces épisodes sont vus synthétiquement
comme un unique événement, unitaire, comme “l’œuvre du Christ” ». Nous
ne pouvons suivre le cardinal dans cette relecture de la notion de sacrifice,
pour plusieurs raisons :
-
Tout d’abord, il est à constater qu’une telle conception
du sacrifice est incapable de rendre compte de l’œuvre expiatrice du Christ. Si
celle-ci est mentionnée au début de la conférence du cardinal Ratzinger, sa
définition du sacrifice ne laisse désormais de place qu’à un nouveau concept,
“l’abolition de la différence”. Abolition de la différence qui n’est pas
destruction de l’obstacle constitué par le péché (« La différence n’est pas abolie, mais devient la modalité d’une unité
supérieure [celle opérée par l’amour] »), qui n’appelle pas non plus
l’expiation volontaire que le Christ a réalisée en se substituant à nous, mais
seulement l’amour transformant de Dieu sur nous : « Le fait d’être aimé [par Dieu] est un
processus de purification et de transformation ». Ce passage de
“l’expiation” à “l’abolition de la différence” a été rendu possible parce qu’en
cette deuxième partie de la conférence, comme d’ailleurs dans son livre [1],
le péché n’est plus considéré que de manière anthropologique : sa
réparation ne réclame plus la satisfaction de la justice divine, mais seulement
une conversion de l’homme, sa “transformation”. Oui, cette conception du
sacrifice s’est laissée influencer par une pensée moderne selon laquelle,
d’après les dires du cardinal Ratzinger en début de conférence, « on ne peut plus se figurer que la
faute humaine puisse blesser Dieu, et encore moins qu’elle aurait besoin d’une
expiation pareille à celle que constitue la croix du Christ ». Nous ne
pouvons que refuser cette redéfinition du sacrifice, parce qu’elle évacue la
satisfaction vicaire du Christ, laquelle relève du dépôt même de la Révélation
(cf. Le problème de la réforme liturgique,
§ 103 à 105).
-
Par voie de conséquence, nous ne pouvons suivre le
cardinal Ratzinger quand il exclue l’immolation de la définition du sacrifice.
Car il est une destruction qui plaît infiniment à Dieu, celle de l’obstacle
constitué par le péché. Or cette destruction, indispensable à l’union divine,
doit être réalisée efficacement, puis signifiée extérieurement dans le rite
sacramentel qui opère cette union divine. C’est pourquoi, en raison du péché,
le sacrifice – dont le cœur est évidemment l’amour – ne peut que prendre la
forme d’une immolation. Comme le cardinal Ratzinger le rappelle d’ailleurs au
début de conférence, c’est ainsi que le sacrifice du Christ fut figuré dans
l’Ancien Testament. C’est également ainsi que saint Paul nous présente le
sacrifice du Christ (1 Co 5, 7) ; c’est ainsi que, dès l’époque
apostolique, les premiers pères (Ignace d’Antioche, Polycarpe) ont considéré
tout à la fois la Passion du Christ et l’Eucharistie ; c’est ainsi que les
Pères les plus éminents, saint Jean Chrysostome et saint Augustin [1]
par exemple, ont exposé ces mystères ; c’est ainsi que les plus antiques
oraisons des premiers sacramentaires nous ont appris à considérer la
messe ; c’est ainsi enfin que parle le concile de Trente :
« Ayant célébré la Pâque ancienne, que la multitude des enfants d’Israël immolait en souvenir de la sortie
d’Égypte, il institua la Pâque nouvelle où lui-même doit être immolé sous des signes visibles, par le
ministère des prêtres, en mémoire de son passage de ce monde à son Père »
(DzH 1741).
IV.
Le “Mystère
pascal” et ses conséquences :
· Divergeant sur la notion de sacrifice, nous ne pouvons que nous opposer sur la manière de concevoir le “mystère pascal”.
-
Parce que, avec la Tradition, nous considérons le
sacrifice comme une immolation, avec la Tradition encore nous faisons de la
Passion le cœur de l’œuvre rédemptrice du Christ (Le problème de la réforme liturgique § 93-94), sans pour autant refuser
à la Résurrection l’efficience qui lui revient. C’est en effet dans sa seule
Passion, par l’immolation volontaire qu’Il fait de lui-même, que le Christ,
deuxième Adam, satisfait pour nos péchés et mérite notre salut.
-
Parce que, selon le cardinal Ratzinger, le sacrifice
est une simple “transformatio in melius”,
il n’envisage la Passion et la Résurrection que « comme un unique événement, unitaire, comme “l’œuvre du Christ” » :
la “Pâque” du Christ où celui-ci va être établi “Seigneur”. D’où le regard réducteur
porté sur le mystère de la Rédemption : est seulement souligné ce que la
Passion et la Résurrection ont de commun, à savoir que le Christ y est « le Médiateur qui, dans sa mort et sa
résurrection, devient pour nous le chemin, nous attire tous à lui et ainsi nous
exauce ». De “l’œuvre du Christ” sur l’humanité, le cardinal ne
retient que son aspect exemplaire (« il
est pour nous le chemin ») ainsi qu’une vague efficience du Ressuscité
(« il nous attire à lui »).
Sont alors passées sous silence les dimensions expiatoire et méritoire qui sont
spécifiques à la Passion, essentielles au mystère de la Rédemption. Une telle
conception, impuissante à dire ces éléments de la foi catholique, n’est donc
pas acceptable. De plus, considérer le Mystère pascal comme une “unique œuvre du Christ”, c’est oublier
que le Christ, en son humanité, n’œuvre pas de la même manière lors de sa
Passion et dans sa Résurrection. Au matin de Pâques, c’est la divinité seule
qui opère la Résurrection, son humanité étant comme le bénéficiaire de cette
opération exclusivement divine : en tant qu’homme, il est le “premier né
d’entre les mort”, réceptif et non actif. Ne considérer la Passion et la
Résurrection que de manière « unique
et unitaire », c’est donc se cantonner à décrire le Christ comme
“révélateur” du salut opéré par Dieu, c’est exalter l’action de Dieu dans le
Christ, au point de délaisser la causalité salutaire des actions proprement
humaines du Christ, malgré toute la valeur que leur accorde leur caractère
théandrique. N’est-ce pas là « rendre vaine la croix du Christ » (1
Co 1, 17) ?
·
C’est encore dans cette réduction dramatique de la notion de sacrifice, dans
cette nouvelle manière de concevoir l’œuvre rédemptrice, que prend racine la
très profonde crise du sacerdoce que vous dénoncez à juste titre. Si le Christ,
en son humanité, n’est considéré que comme “premier mû” et non plus comme agent
propre de la Rédemption, comment pourrait-on accorder à l’action du prêtre une
efficience propre, lors de la messe par exemple ? Ce qui définit le prêtre
et lui accorde toute sa grandeur, son pouvoir sur le Corps physique du Christ,
est désormais passé sous silence. Le prêtre n’est plus considéré comme agissant
in persona Christi parce que le
Christ prêtre (homme, donc) agit à travers lui – et à travers lui seul en
raison de son caractère sacerdotal ; on dira plutôt de lui qu’il agit
« en la personne du Christ Tête »,
en ce sens qu’à la suite du Christ, il doit être le « premier » de la
communauté. La médiation a laissé la place à la présidence ; le prêtre a
comme été dénaturé, parce que le sacrifice a été dénaturé.
En guise de conclusion, il
est important de souligner que la crise liturgique n’est qu’un épiphénomène
d’une crise théologique plus profonde. C’est pourquoi l’esquisse de mouvement
liturgique promu par le cardinal Ratzinger à travers son livre L’esprit de la liturgie – que sa
conférence donnée à Fontgombault vient présenter et défendre – nous laisse
perplexes : parce que la crise est théologique avant d’être liturgique,
nous demeurons pour notre part persuadés qu’un redressement liturgique ne peut
s’appuyer sur un simple regard d’anthropologie rituelle mais doit trouver ses
fondements sûrs dans les principes fondamentaux de la doctrine catholique.
Le problème de la réforme liturgique
et la réponse apportée par le cardinal Ratzinger à travers sa conférence sont
cependant des signes encourageants, manifestant que, même si les divergences
sont profondes, un échange théologique réel et suivi permettrait de mieux
mettre en évidence les points de doctrine aujourd’hui menacés. Si la question
sacrificielle est désormais à l’ordre du jour, plusieurs autres points
théologiques, connexes à la question liturgique et de grande portée sur
l’ensemble du dogme, réclameraient d’être ainsi développés et clarifiés. Je
pense par exemple à la délicate notion de “sacrement” et à la légitimité de ses
applications, notamment dans le domaine ecclésiologique.
Daigne l’Esprit Saint accorder aux hommes d’Église force et lumière, droiture et fidélité, afin que soient pris les remèdes salutaires qui permettront l’issue heureuse de cette crise sans précédent qui secoue l’Église, et par le fait même donneront à cette dernière de répandre plus efficacement les fruits de la Rédemption sur le monde.
( Nouvelles de Chrétienté n°71 – janvier 2002 )
[1] - Cardinal Joseph Ratzinger, L’esprit de la liturgie, ad solem 2001.
[2] - cardinal Ratzinger, interview dans La Croix du 28/12/01.
[3] - Autour de la question liturgique avec le cardinal Ratzinger, publication de l’Abbaye ND de Fontgombault, 2001.
[4] - Cardinal Joseph Ratzinger, L’esprit de la liturgie, p. 153.
[5] - Cardinal Joseph Ratzinger, L’esprit de la liturgie, p.65 et 69.
[6] - Cardinal Ratzinger, Voici quel est notre Dieu, Plon 2001, p. 291.
[7] - Cardinal Ratzinger, L’esprit de la liturgie, p. 36.
[8] - Cardinal Ratzinger, L’esprit de la liturgie, p. 138.
[9] - Cardinal Ratzinger, Un chant nouveau pour le Seigneur, Desclée Mame 1995, p. 172.
[10] - Concile de Trente, DzH 1740.
[11] - Cf. à ce sujet l’article suivant : Note sur la conférence donnée par le cardinal Ratzinger à Fontgombault.
[12] - Cardinal Ratzinger, L’esprit de la liturgie, p. 71.
[13] - Cardinal Ratzinger, L’esprit de la liturgie, p. 60.
[14] - Cf. Fraternité Saint-Pie X, Le problème de la réforme liturgique, Clovis 2000, 2ème partie.
[15] - Don H. Courau, Présentation, in Autour de la question liturgique, p. 3.
[16] - Abbaye ND de Fontgombault, Autour de la question liturgique, p. 180.
[17] - Cardinal Ratzinger, Ma vie mes souvenirs, Fayard 1998, p. 134.
[18] - Cardinal Ratzinger, Bilan et perspectives, in Autour de la question liturgique, p. 177-178.
[19] - Cardinal Ratzinger, Théologie de la liturgie, in Autour de la question liturgique, p. 13 à 29.