Flash-Info au 2 janvier 2009

 

 

Mort de Samuel Huntington,

 

l’auteur du “Choc des civilisations”

 

 


PARIS (NOVOpress) –
L’université de Harvard a annoncé sur son site Internet, la mort d’un de ses plus célèbres enseignants à l’âge de 81 ans.
Le politologue américain Samuel Huntington est surtout connu pour son article “The Clash of Civilizations” (Le Choc des civilisations) paru en 1993 puis ultérieurement développé en un livre qui a été traduit en français (Le Choc des Civilisations, Odile Jacob, Paris, 2007). Pour Huntington les luttes futures se feront entre les différentes cultures.

Cette vision de Huntington s’oppose à celle développée peu avant, par le nippo-américain Francis Fukuyama dans son livre “La fin de l’histoire” (1992) qui lui au contraire prévoyait la fin des conflits dans un consensus universel (peut-être pour faire baisser la garde de la culture européenne ou d’origine européenne ?)

Les événements ont donné raison à Huntington, l’histoire n’est pas finie, et par exemple on assiste même à une substitution de population en Europe et aux Etats-Unis, qui se fait sans doute à une vitesse sans précédente dans l’histoire de l’Homme.

Constatant ce phénomène de substitution de population, Samuel Huntington a publié en 2004, un livre “Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures” dans lequel il s’intéresse aux fondements de l’identité des peuples et s’inquiète des conséquences d’une immigration galopante sur cette identité.


[cc] Novopress.info, 2008, Dépêches libres de copie et diffusion sous réserve de mention de la source d’origine
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Avec l’aimable autorisation du mensuel “Le Choc du Mois“, Novopress vous présente un article de fond sur Samuel Huntington, paru dans Le Choc du Mois en mai 2006

 

Huntington ou l’anti-Benetton

 

 

On l’a suffisamment répété, commenté, proclamé : le plus dangereux des incendiaires planétaires des vingt dernières années est un universitaire chauve à grosses lunettes, répondant au nom de Samuel P. Huntington. Pour le Réseau Voltaire, « ses ouvrages […] forment le corpus idéologique du fascisme contemporain ». Tiens ! Et si on allait y voir de plus près ?

Dans un article de 1993, « Clash of Civilizations ? », paru dans la revue Foreign Affairs, puis dans un livre développé sur ces bases trois ans plus tard (1) , ce professeur de sciences politiques à Harvard théorise un affrontement fatal entre grandes civilisations, dont la forme la plus violente opposerait les civilisations islamique et occidentale. Cette réactualisation géométrique des thèses d’Arnold Toynbee et des angoisses d’Oswald Spengler, qui s’appuie également sur les travaux de l’orientaliste Bernard Lewis, se diffuse très rapidement aux Etats-Unis. Le « pitch » huntingtonien est simple et bien emballé.

Un scénario cousu main pour Bruce Willis

Les conflits dans le monde ne sont pas ordonnés à des luttes idéologiques ou des concurrences politiques, mais à des données de civilisation, où le fait religieux joue un rôle structurant. Le mouvement contemporain de réinvestissement identitaire est censé confirmer cette analyse. La carte du monde est donc réarticulée autour de sept ou huit entités concurrentes : les civilisations occidentale (Etats-Unis, Europe, Australie), slavo-orthodoxe, latino-américaine, islamique, confucéenne, japonaise, hindoue et « peut-être » africaine. Cette géopolitique est déterministe :
• les pays traversés par une ligne de fracture entre deux civilisations sont voués à la guerre civile ;
• l’Occident, garant de la démocratie et des droits de l’homme, doit prendre conscience du ressentiment des autres civilisations ;
• enfin, de manière tectonique, les conflits se déclenchent prioritairement sur les zones de contact entre « plaques civilisationnelles ».

Le rôle du méchant, adversaire organique du camp occidental, est tenu par l’islam, incompatible avec le progrès et la démocratie, et qu’Huntington essentialise de manière assez rudimentaire. Face à cet adversaire, l’Occident doit renforcer ses forces militaires, s’allier aux civilisations orthodoxe et japonaise, et combattre le rapprochement antioccidental objectif entre civilisations islamique et chinoise afin de garantir la paix mondiale, la progression de la mondialisation économique et l’avènement de la démocratie. Bruce Willis aurait pu racheter les droits de ce scénario hollywoodien sobre et manichéen.
L’Amérique, qui se cherche dans les années 1990 un nouvel ennemi générique après la défection de Russes mauvais joueurs, est déçue par le Coréen Kim Jong-Il, un peu court pour le rôle. Dans ce cadre, la renommée de Huntington s’établit assez rapidement. Cinq ans après la parution de son livre, il est un des augures écoutés des cercles conservateurs. Rien cependant ne laisse présager la gloire actuelle de l’auteur du « Choc des civilisations ». Jusqu’au 11 septembre 2001.

Bien le bonjour d’Oussama

A cette date, un entrepreneur en travaux publics milliardaire, avatar lointain et saoudien du célèbre Vieux de la Montagne, décide de cumuler ses miles et envoie une dizaine de « jeunes » s’écraser en Boeing sur les tours jumelles de New York. Entre la fumée noire des buildings croulants, les défenestrations hurlantes des golden boys et le sacrifice des pompiers new-yorkais, le « choc des civilisations » explose sur tous les écrans de la planète. Huntington, connu mais sans plus, acquiert soudain l’aura du visionnaire et du prophète. Le professeur américain prend la stature extralucide d’un Bainville qui aurait survécu au deuxième conflit mondial. Ratzel, Haushofer, Mackinder (2) et leurs fondamentaux sont enfoncés. Ne reste, de l’herméneutique géopolitique traditionnelle, que le paradigme global du choc civilisationnel, qui ramène la marche du monde à un conflit fatal et programmé.

Par chance, l’agent littéraire improvisé de Huntington ne lui réclame aucun pourcentage après son percutant happening new-yorkais ; mais le concept de « choc des civilisations » (appelons-le CDC) devient tellement connu que personne ne prend plus la peine de lire les livres pénétrants de Samuel. Les sociologues, politologues, géopoliticiens, théologiens et épiciers commencent à « réfuter » Huntington. Ayant caricaturé les relations internationales, il voit à son tour sa pensée caricaturée. Le « théoricien de la Trilatérale », « l’intellectuel organique du Pentagone », le « Prophète de malheur » est voué aux gémonies.

Une lueur d’espoir se fait jour lorsque BHL et Danielle Mitterrand se déclarent contre lui, ce qui redonne du crédit à sa thèse. Pour peu de temps. Signe qui ne trompe pas, de Copenhague à Bruxelles, de Londres à Paris, le CDC devient le leitmotiv en forme de repoussoir des discours européens, démocratiques et multiculturels. L’apothéose est bien entendu l’avènement du CDC au rang de pivot dialectique des discours chiraquiens. La Turquie dans l’Europe ? Il s’agit d’éviter le choc des civilisations (3) . Les émeutes de banlieues ? Pas de provocations, au risque d’envenimer le CDC. L’intervention en Irak ? Pas d’huile sur le feu du CDC. « Tonner contre », eut conseillé Flaubert (4) . Le CDC a pris la place du Sida. Depuis 2001, les élites françaises n’ont donc cessé de prendre pour cible la thèse huntingtonienne, contestable par certains de ses aspects, mais qui ne méritait peut-être pas en revanche les approximations de certains « spécialistes », défendant une Weltanschauung multiculturelle plus simpliste que celle de l’auteur du « clash des civilisations ».

Le paradis ? Une urne et un McDo !

Depuis une dizaine d’années, les critiques dissèquent le modèle global, ou « paradigme », du professeur de Harvard. Une civilisation suffit-elle à résumer les contradictions des cultures qui la composent ? Quelle cohérence dans la « civilisation islamique » entre sunnites, chiites, Persans, Arabes, Turcs, Indonésiens ? Pourquoi le Japon, influencé par le confucianisme, est-il séparé de la Chine pour constituer un Etat-civilisation ? Toutes remarques pertinentes, à l’instar de celles d’un Aymeric Chauprade. L’insistance méticuleuse de certains commentateurs à recenser les contradictions propres à la matrice de Huntington met donc en lumière des hiatus manifestes dans le paradigme du Clash. Pour autant, ceci invalide-t-il la théorie proposée ?

On conviendra en effet que la vocation des théoriciens des relations internationales est bien de proposer des théories, c’est-à-dire des schémas généraux d’explication du monde. L’existence d’exceptions ou de séries d’exceptions ne suffit pas à invalider un principe. Or, la conclusion lapidaire du « c’est plus compliqué que ça » résume 90 % du fond des critiques adressées à Huntington. Un peu court vis-à-vis d’un auteur qui a affirmé : « Il ne s’agit pas de savoir si mon paradigme rendait compte de tout ce qui arrive dans la politique internationale. À l’évidence ce n’est pas le cas. L’important est de savoir s’il fournit plus qu’un autre paradigme une lunette d’approche plus signifiante et utile pour observer les événements internationaux. »

Evitant les impasses d’un criticisme mesquin ou idéologisant, les remises en cause les plus pertinentes concernent cependant la relation d’identité établie par l’auteur entre l’Europe et les Etats-Unis. Cette relation induit d’emblée la convergence des destins européen et américain dans le cadre d’une « civilisation occidentale » monolithique, au mépris de toute vraisemblance géopolitique. Là gît le paradoxe huntingtonien le plus évident : censé faire évoluer l’explication du monde d’une vision idéologique dépassée à une vision civilisationnelle englobante, l’auteur réintroduit l’idéologie dans son architecture, en esquissant les contours d’une « Euramérique » unie dans la promotion de la démocratie et du McDonald. Indéfendable.

En relisant Baudelaire…

Car s’ils sont issus de la culture européenne, les Etats-Unis en sont très vite venus à incarner une civilisation différente. Par bien des aspects, cette civilisation s’est même pensée consciemment à rebours d’une Europe décrite comme corrompue et sénescente et dont il s’agissait, dans le cadre d’une « City on the Hill » régénératrice, de dépasser les contradictions et les errements archaïques, sous le double signe de la démocratie et d’un universalisme moralisant. L’identité fusionnelle établie par Huntington entre ces deux mondes n’est pas crédible. N’en déplaise aux thuriféraires de la relation transatlantique, quoi de commun entre la Vieille Europe, espace tragique saturé d’Histoire, et la « vaste barbarie éclairée au gaz (5) » des puritains du Mayflower ?

Un tel contresens étonne d’ailleurs de cet ami de Brzezinski (6), de cet héritier de l’école réaliste des relations internationales. Morgenthau non plus qu’Aron (7) n’auraient cautionné ces thèses. Cette essentialisation de la « civilisation occidentale », davantage que les petites contradictions de sa tectonique, conclut en défaveur du modèle proposé par Huntington.

Et pourtant. On ne peut s’empêcher d’être pris d’un malaise indéfinissable devant l’unanimisme des critiques adressées à Huntington. Viel Feind, viel Ehr ? (8) Il doit y avoir à tout le moins une raison obscure pour justifier une telle curée. Tout se passe comme si quelque chose dans cette théorie faisait peur et dérangeait, par-delà ses simplifications, ses approximations et l’utilisation qui en a été faite par l’Administration Bush.

Un drapeau, un empire et… une seule couleur !

Dans un article de réponse aux critiques formulées à l’encontre de sa thèse, « If Not Civilizations, What ? », Samuel Huntington affirmait : « Ce qui compte en définitive pour les gens, ce n’est ni l’idéologie politique, ni les intérêts économiques. C’est la foi et la famille, le sang et la croyance, auxquels les gens s’identifient, et ce pour quoi ils lutteront et mourront. » Ce qui amène à une autre dimension de son discours, celle du clash interne aux civilisations, un clash culturel, fondé sur la perte d’homogénéité des nations « occidentales ». A la lumière des émeutes de banlieue et de l’Affaire des caricatures, tout cela prend une autre résonance et explique la haine de certains commentateurs.

Observons que ce n’est donc pas simplement l’antiaméricanisme qui motive l’opposition des bien-pensants à Huntington, mais bien la déclinaison culturelle qu’il fait de sa thèse. Car le choc des civilisations se double, pour le professeur de sciences politiques à Harvard, d’une confrontation interne à la civilisation occidentale, entre immigrés refusant de s’assimiler, et « Occidentaux » de souche éloignés de leurs racines. Inscrite en filigrane dans le Clash, cette théorie fait l’objet d’un autre livre plus récent du même auteur, sorti à l’été 2004 sous le titre Who are We? The Challenge to America’s national identity, devenu dans l’édition française Qui sommes-nous ? Identité nationale et Choc des cultures (Odile Jacob), et qui a déchaîné des accusations de racisme, de « suprématisme blanc » et de catastrophisme.

Huntington ou l’anti-Benetton ? Sans occulter la récupération faite de ses thèses par les unilatéralistes américains, et pour le réfuter ou le suivre, voilà sans doute une bonne raison de le lire. Sérieusement, cette fois.

Bruno Wieseneck

(1) Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order (Simon and Schuster, 1996). Paru en France sous le titre le Choc des civilisations (Odile Jacob, 1997).
(2) Précurseurs de la science géopolitique. Pour le Britannique Mackinder, « l’homme est avant tout le produit de son environnement géographique ».
(3) La position de Huntington, à rebours du discours américain (et chiraquien), mérite d’être rappelée : «Beaucoup pensent à juste titre en Europe que l’Union politique ne résistera pas à l’entrée de 70 millions de musulmans. La plupart des leaders européens, en privé, sont contre l’entrée de la Turquie en Europe. Valéry Giscard d’Estaing s’est prononcé contre. Je crois qu’il serait souhaitable que la Turquie fasse le choix d’appartenir au bloc islamique, qu’elle accepte de renouer pleinement avec son héritage musulman, que le régime laïque mis en place par Atatürk a voulu éradiquer sans y parvenir. La Turquie est un pays musulman solide, bien administré, avec une armée efficace et une démocratie qui fonctionne plutôt bien. Elle serait le candidat idéal pour donner au monde musulman un leader. »
(4) Dans ce compendium de la bêtise de son époque qu’est le Dictionnaire des idées reçues.
(5) Charles Baudelaire dixit.
(6) Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller du président Jimmy Carter, insiste sur la nécessité pour les Etats-Unis de contrôler l’Eurasie pour dominer le monde, et empêcher l’apparition d’un concurrent de niveau stratégique. A l’origine de la création de la Commission trilatérale, Brzezinski donne une grande importance à l’Alliance occidentale, sans pour autant jamais confondre les intérêts américains et européens. Son ouvrage le plus emblématique reste Le Grand Echiquier. L’Amérique et le reste du monde, publié en France en 1997 par Bayard.
(7) Deux figures de cette même école réaliste, dont la grille de lecture repose sur l’analyse des rapports de puissance (concept du « balance of power »).
(8) « Beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneur », dicton allemand.