Liturgie et crise écclésiale

Le cardinal Jorge Medina, préfet émérite de la Congrégation des Sacrements, vient d’accorder un entretien publié à la fois dans la Nef d’Avril 2005 et l’Homme Nouveau 1343 du 3 Avril 2005. Trois points sont saillants, qu’il est bon de connaître, voire diffuser, étant donné l’autorité et la compétence de celui qui les énonce.

Les voici, suivis, en italique, de questions que se pose un simple curé de base qui célèbre uniquement selon le rite moderne [en usant chaque fois que possible, selon les possibilités rubricales de 1973 et leur interprétation authentique officielle, de la forme traditionnelle : par exemple, l’orientation de l’autel qui n’a jamais fait l’objet explicite d’une demande de changement …,  l’usage du grégorien au moins pour le kyriale …, la sainte communion sur la langue selon la norme rappelée par Paul VI -la forme dans la main n’étant que concédée le temps pour les pasteurs de raffermir la norme- …, le service uniquement par des garçons … ]

Extraits du Cardinal Medina :

n Le statut canonique du rite de la Messe dit de Saint Pie V

w « Il n’est pas possible de prouver que le rite de Saint Pie V a été abrogé du point de vue juridique. »

w « La troisième édition typique du missel de Paul VI ne contient aucune clausule d’abrogation du rite ancien, et cette absence est voulue. »

w « On peut dire que c’est la déclaration par les faits. Il serait tout de même bon qu’il y ait une réponse donnée par un organisme compétent. Et cette réponse devrait éclairer les deux points : dire tout d’abord que le vénérable rite de Saint Pie V qui a été le rite de l’Église latine pendant des siècles, n’est pas interdit ni abrogé ; et préciser d’autre part que pour ne pas créer de confusion, ni troubler les sensibilités, ce rite pourrait être célébré dans des endroits définis etc… »

A l’unanimité en 1982, à 8 voix sur 9 en 1986, une commission cardinalice demandée par le St Père a estimée que la messe tridentine n’a jamais été interdite. Pourquoi donc l’organisme compétent (la Congrégation des Sacrements) ne l’a-t-elle jamais fait savoir ? y aurait-il en elle des éléments administratifs qui auraient davantage de pouvoir réel que les cardinaux, tout comme ceux qui ont empêché le cardinal Medina d’apporter les corrections qu’il souhaitait dans la troisième édition du missel renové comme il le dit ci-dessous ? Comment donc ces éléments ont-ils été nommés ? Comment se fait-il que leur pouvoir de nuisance ne peut être restreint par les cardinaux en exercice eux même ?

Envisager pour qu’il n’y ait pas de trouble que le rite tridentin reconnu non abrogé ne puisse être célébré qu’à certaines conditions revient en fait à ne le tolérer qu’ici ou là et l’abroger ailleurs en général : pour que le « bon ordre » justifie de prendre d’une main ce qu’on donne de l’autre, il faut que la crainte de désordre soit immense et donc justifiée. Ce qui est pour le moins douteux : si le rite traditionnel était loisible à tout prêtre de rite latin validement et licitement ordonné, cela ne déclencherait pas, vu l’état du clergé et surtout sa peur panique des petits groupes de pression diocéso-paroissiaux composés des militants d’il y a 40 ans, une ruée sur le missel de Saint Pie V ! Et si par impossible cela était le cas, eh ! bien cela prouverait … qu’il était urgent d’arrêter un tel malaise.

Si désordre il devait y avoir, en fait ce serait chez les idéologues qui tiennent les rênes et qui ont, au lieu de faire la réforme demandée par les Pères conciliaires, imposé et imposent la révolution, fût-elle « douce », comme le remarque le Cardinal Stickler dans la préface au Bref examen republié en 2004 : « Le décret Sacrosanctum Concilium suggérait une réforme comme on l’entend au sein de l’Eglise catholique, et non un bouleversement accompagné d’une fabrication hâtive de nouveaux rituels. Ces innovations ouvraient trop grande la voie à ceux qui peut-être sans le vouloir consciemment, feront entrer, comme l’a dit notre pape Paul VI, les « fumées de Satan » dans l’Église. Les résultats de la réforme sont jugés dévastateurs par beaucoup aujourd’hui … Heureusement, la Messe romaine latine dite de saint Pie V n’a jamais été interdite : les prêtres et les fidèles peuvent toujours puiser à la source de la Lex orandi et ainsi vivre fidèlement la Lex credendi. »

Et puis craindre le « désordre » c’est penser implicitement qu’actuellement les choses sont dans l’ordre ? Est-ce si vrai ? Plus bas le cardinal lui-même ne semble pas le penser …

n Du rapport entre la forme du rite « ancienne » et « nouvelle »

w « … j’aurais voulu à l’occasion de la troisième édition typique du missel de Paul VI, alors que j’étais préfet de la Congrégation pour le Culte divin, réintroduire quelques éléments de la forme ancienne, mais j’ai rencontré des oppositions très décidées. »

w « … je n’éprouve aucune difficulté en célébrant tous les jours la sainte Messe selon le Missel du pape Paul VI. J’estime tout de même que l’on pourrait revoir certains points de ce missel pour se réapproprier des éléments très positifs du missel de saint Pie V… »

◊ Tout comme plus haut on peut se demander comment « des oppositions très décidées » ont pu l’emporter sur un Cardinal Préfet en exercice.

S’il semble si difficile de corriger le missel moderne dans le sens, fût-il extrêmement modéré, de la forme traditionnelle, peut-on au moins espérer que le mouvement de dégradation par rapport à la volonté des Pères conciliaires et des Papes eux même soit du moins arrêté ? Hélas, pas du tout : la hiérarchie elle-même compose avec les abus : elle les intègre et ainsi en fait les répand. Voir plus bas.

L’idée ratzingérienne de « la réforme de la réforme », fondée sur l’analyse scientifique, historique des rites liturgiques depuis l’origine et leurs rapports avec la foi réellement vécue par le peuple chrétien, s’impose certes de plus en plus, mais elle restera un pur vœu pieux, tant qu’elle ne sera pas portée par une volonté décidée chez les ecclésiastiques compétents (dans tous les sens du terme), et donc que ceux-ci ne seront pas « renouvelés ». En liturgie comme ailleurs dans l’Église, le problème de l’heure est celui du gouvernement, et de sa capacité à refuser tout compromis avec les idéologies infiltrées dans l'Église et qui n’ont rien à y faire.

n Crise de l’Église et crise liturgique

w « En tous cas il faut aussi reconnaître que l’on peut déplorer assez souvent des abus dans la célébration de la Sainte Eucharistie, et comme vous le savez ceux-ci ont été récemment signalés par la Congrégation pour le culte divin. Or ce qui trouble le bon ordre ecclésial, ce sont bien, en particulier, ces abus. »

◊ Certes les abus sont gravement nuisibles. Mais pourquoi ont-il été rendus possibles à ce point si ce n’est que dès avant qu’ils commencent, la hiérarchie n’a pas eu la volonté forte de faire positivement pratiquer ce qu’elle promulguait ? dans ces conditions là, les abus sont inévitables et inévitablement se propagent et grossissent. Pour corriger les abus, il ne suffit pas de les corriger dans leurs manifestations les plus grossières mais dès avant, il faut réaffirmer concrètement les normes dans la réalité concrète. Enrayer le progrès de la maladie n’est pas inutile, mais le pire serait de s’arrêter là sans aller jusqu’à en expulser la cause : faute de quoi on ne sera jamais guéri mais toujours « mal foutu ». Il est parfaitement contradictoire de dénoncer les abus dans Redemptionis Sacramentum  et de les promulguer dans la troisième édition typique du Missel Romain de Paul VI !

Prenons le cas typique et capital de la Sainte Communion.

Dans cette troisième édition dont parle le Cardinal Medina, lui-même a introduit dans les rubriques (n° 161) une manière de faire réprouvée formellement par Paul VI : la communion dans la main au libre choix du communiant. Cette erreur est d’ailleurs diffusée dans le petit catéchisme eucharistique paru en 2005 avec préface du cardinal préfet actuel Arinze au n°76. Lorsque Paul VI a non pas autorisé, mais concédé, la possibilité de distribuer la communion dans la main, il l’a fait a contrecoeur, après avoir rappelé la norme traditionnelle et la nécessité de la pratiquer (Mémoriale Domini 29 mai 1969) : « il n’a pas paru opportun au Souverain Pontife de changer la façon selon laquelle depuis longtemps est administrée la Sainte Communion aux fidèles. Aussi le Siège Apostolique exorte-t-il de façon véhémente les évêques, les prêtres et les fidèles à se soumettre diligemment à la loi en vigueur une fois encore confirmée… Mais au cas où se serait déjà enraciné dans un endroit particulier l’usage contraire… » Moyennant quoi les évêques et le clergé français ont fait exactement le contraire. Il est clair que Paul VI n’entendait pas du tout donner un droit au communiant à le faire selon la manière « moderne » (impie serait plus exact) et encore moins un droit qui primerait sur la responsabilité pastorale du ministre distribuant la communion. La Lettre Pastorale accompagnant Memoriale Domini dit au n° 1284 : « Le St Père accorde que chaque évêque puisse (≠ doive) autoriser (≠ obliger) dans son diocèse l’introduction du nouveau rite » Mgr Laise, évêque de San Lui, explique bien : « il reste à considérer le sujet de l’autorisation, seul titulaire d’un droit subjectif : ce qui est concédé ici est l’autorisation de distribuer (≠ le droit de recevoir) la Communion d’une façon non prévue par la loi universelle, la personne autorisée est donc le ministre de l’eucharistie » (La Communion dans la main. Documents et Histoire. Ciel 1999, p. 74). Aucun texte pontifical n’est venu « élargir » cette concession ; même, le Pape Jean Paul II a notamment fait savoir qu’il était opposé à la communion dans la main. Comment donc le Cardinal Medina alors en exercice a-t-il pu établir le contraire dans la rubrique 161 de la troisième édition du missel moderne ? Que ce soit une question de « compétence » ou de « courage », à ce niveau-là de la hiérarchie, c’est grave. Car cela encourage le mal. Car il est clair que manipuler Notre Seigneur comme la monnaie au comptoir finit par enlever la foi eucharistique et même tout court : il suffit d’aborder le sujet de manière sérieuse avec ses ouailles comme je l’ai fait pour s’en rendre compte. [Heureusement que d’autres rubriques décrivent la communion sous les deux espèces comme étant la plus parfaite dans l’ordre du signe : en la donnant par intinction (laquelle est interdite avec la forme dans la main) cela contribue puissamment à la longue à redonner une foi eucharistique vive et un amour du Bon Dieu un peu sérieux.]

Cette digression étant finie, on peut constater que avant même d’envisager la réintroduction fut ce au compte goutte du rite de Saint Pie V, vu l’état de déliquescence du rite de Paul VI au sommet de la hiérarchie, et avant même de songer à « corriger le rite de Paul VI fût ce minimement », il faudra un énorme ‘coup de balai’ dans les curies … épiscopales et romaines.

w « … il ne me semble pas sage tout de même de réduire la crise de l'Église catholique au seul problème liturgique. Il y a d’abord les problèmes doctrinaux, de perte du sens de la tradition, d’affaiblissement du sens du sacré, des manquements à la discipline ecclésiastique. Je pense qu’en célébrant la liturgie selon la nouvelle forme du rite romain d’une manière fidèle, exacte et pieuse, on pourrait porter remède à bien des difficultés. Mais vous le savez, il y a aussi des problèmes quant à une application pleinement ecclésiale et spirituelle de la forme nouvelle du rite. »

◊ Oui, il n’y a pas que le problème liturgique dans l'Église. Mais il lui est congénital. Car l’enjeu de la liturgie n’est pas une affaire de rites et de formes ni même de la vertu de religion, c’est l’esprit d’adoration sacrée en Présence de la Sainteté divine là où elle se donne concrètement sur cette terre, dans les sacrements. Et les problèmes doctrinaux, disciplinaires etc… même s’ils nécessitent évidemment des solutions qui leur soient propres, n’en verront pas les fruits tant que la question liturgique ne sera pas profondément assainie car elle en est l’âme. Je suis étonné que le cardinal ne fasse aucune allusion à cette connexion essentielle.

◊ Quant à célébrer la nouvelle forme du rite romain d’une manière fidèle, exacte et pieuse, ce que l’auteur de ces lignes depuis son ordination a toujours gardé en première ligne de ses devoirs, cela ne portera remède que si la hiérarchie locale ne sabote pas de manière délibérée et systématique le ministère des prêtres qui s’y attellent, -souvent à deux ou trois contre cent par diocèse-, via des relégations dans des trous paumés alors que des secteurs populeux voisins sont abandonnés, des cabales organisées par la hiérarchie intermédiaire via les habituelles équipes laïques (toujours nuisibles même si éloignées, tant que les curies entretiendront leurs doléances erronées), des mises en quarantaine d’office de tous les projets pastoraux un peu consistant (il ne faudrait pas que ces prêtres ‘intégristes’ contaminent le troupeau), par des pétitions de ‘base’ en fait montées par des vicaires généraux ou des campagnes de rumeurs régulièrement entretenues sur le terrain, tout cela dans l’espoir de  les lasser (en général cela fait l’effet contraire) …

Alors, oui, M. le Cardinal, comme vous, nous le savons, il y a aussi des problèmes quant à une application pleinement ecclésiale et spirituelle de la forme nouvelle du rite. Vous le dites fort bien, et c’est très courageux de le dire maintenant que vous êtes à la retraite.

St Charles Borromée visitant une paroisse où se trouvait un calice en étain alors qu’il les avait interdit, en trouvant un chez un curé, qui avait les moyens d’avoir un calice en or ou vermeil réglementaire, lui dit que l’année d’après il ne voulait plus le voir. L’année d’après le calice était toujours là. Borromée le prit, le mit par terre et l’aplatit avec le talon de sa botte.

Nous avons besoin de saints Charles Borromées.

Un Curé de campagne ‘Paul VI’.

Illustration : pendant la dernière ordination diaconale au diocèse de Mende.

Source : site officiel du diocèse de Mgr Robert Legall