Mes trois mois en
cours de violence appliquée
Karen Montet-Toutain,
l'enseignante agressée à Etampes, témoigne • Presque un mois après avoir été
poignardée en classe, l'enseignante du lycée Louis-Blériot
raconte les menaces quotidiennes et dénonce l'abandon de sa hiérarchie •
par Marie-Joëlle GROS
QUOTIDIEN : mercredi 11 janvier 2006
Agressée au couteau par un de ses
élèves, le 16 décembre en pleine classe, Karen Montet-Toutain,
27 ans, a donné hier sa version des faits devant quelques journalistes, dans
une salle de la mairie d'Etampes (Essonne). Grande brune élégante, elle se
tient très droite sur sa chaise. Les sept coups de couteaux, au nombril, à
l'estomac et sur son bras droit, limitent encore ses mouvements. Assis dans un
coin de la pièce, son mari la surveille du coin de l'oeil. Son avocat, Me Koffi Senah, adressera dans les
prochains jours au procureur d'Evry une plainte contre X. L'Education nationale
a failli, selon lui, «dans sa mission de protection» d'un de ses agents
: «Les responsables doivent être sanctionnés pour cela.» Karen Montet-Toutain prend la parole, calme, assurée :
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«Je voudrais vous parler du climat qui régnait au
lycée professionnel Louis-Blériot depuis la rentrée,
et du comportement de la hiérarchie. Dès le 16 septembre, j'ai connu la plus
grosse angoisse de ma vie d'enseignante, dans une classe très oppressante. Ce
jour-là, je n'ai pas réussi à prendre le dessus. J'ai invité les élèves à
quitter la salle avant la cloche. Certains ont jugé que ce n'était pas
respectueux. Très vite, ils ont entouré mon bureau. Il y avait des regards, des
mains qui saisissaient mes affaires personnelles. Quelque chose dans leur
attitude m'a fait peur. Face à ces classes, très masculines, c'est un rapport
de force.
«T'inquiète, on trouvera ton adresse»
De septembre à
Après la journée du 16 septembre, j'ai eu peur
pendant un mois et demi. J'ai essayé de discuter avec les élèves, de leur
expliquer que des mots et des attitudes pouvaient me blesser. Il y a eu moins
de ricanements, pendant quelques semaines. Je leur ai demandé d'écrire ce
qu'ils attendaient du lycée, de la discipline. L'un m'a écrit : "Je
veux être tireur d'élite." Un autre : "Je t'aime", et
un troisième : "Je veux travailler et devenir un être humain."
A la rentrée de
Le 5 décembre, nouvel incident. Cette fois j'ai reçu
des menaces de mort. Cette classe-là était très énervée parce qu'un élève avait
été exclu. Deux élèves, surtout, faisaient de la provocation, parlant de
l'inutilité des profs qui gagnent 1 500 euros par mois. Ils évoquaient les
cambriolages comme un bon moyen de se faire du fric. Chez moi, par exemple. Je
leur ai demandé ce qu'ils feraient s'ils se retrouvaient nez à nez avec les
propriétaires. "T'inquiète ! On trouvera ton adresse et on te mettra
une balle dans la tête. Et à tous ceux qui seront là." J'étais
évidemment très ébranlée. Nouveau rapport écrit à la conseillère d'éducation.
Ce soir-là, la proviseure ne m'a pas reçue.
J'ai attendu une réponse. Rien. C'est l'omerta
Entre collègues, on parlait beaucoup de tout ça.
Comment dire ? Ça devenait banal, quotidien. On écrivait des rapports, certains
se mettaient en arrêt de travail. Mais il ne se passait rien. Le 5 décembre, il
y a eu un conseil de classe. J'y suis allée pour dire que j'avais reçu des
menaces de mort. La proviseure a répondu : "Elle
est bien bonne celle-là !" Et quelque chose comme "Ça ne
s'arrange pas !" Et c'est tout. Je suis rentrée en pleurs chez moi.
J'ai écrit un e-mail à mon inspectrice, persuadée que mes rapports ne lui
étaient pas transmis. J'ai ouvert l'ordinateur tous les jours, attendant une
réponse. Rien. C'est l'omerta.
Entre septembre et décembre, j'estime avoir fait
cours normalement à trois reprises seulement. J'ai douze classes. Demander à un
élève d'enlever son écharpe, son bonnet, c'était une source de conflit. Je n'ai
pas l'habitude de tergiverser sur la tenue, la politesse. Le 12 décembre,
c'était le conseil d'une classe dont je suis prof principale. Deux enseignants
y subissaient une forme de harcèlement moral de la part d'élèves. J'ai demandé
des sanctions. La proviseure avait l'habitude de
tempérer, du genre "élève capable du pire comme du meilleur"...
Mon agresseur avait été exclu une semaine, à ma demande, en tant que prof
principale. Trois rapports concernaient son comportement. L'un, parce qu'il
avait refusé d'enlever son bonnet, estimant qu'il ne le ferait pas tant que les
vacances de Pâques existeraient, car il n'était pas chrétien. Un autre, parce
qu'il avait refusé de prendre connaissance d'une charte de conduite rédigée à
la suite d'un vol dans l'établissement. Et un dernier, parce qu'il était parti
en vrille à la suite de la réflexion d'un prof. J'ai appris en lisant son
dossier que cet élève avait été déscolarisé pendant deux ans. Il était arrivé
chez nous en cours d'année, à la demande de sa mère.
Il a sorti quelque chose de sous son sweat-shirt...
Une réunion parents-profs
était prévue le lendemain du conseil de classe, le 13 décembre. J'avais proposé
que les parents viennent eux-mêmes chercher les bulletins de notes, sans quoi
leurs enfants ne pourraient pas retourner en classe. Quinze parents sont venus,
pour trente et un élèves. J'ai convoqué les absents par téléphone. C'est comme
ça que j'ai rencontré la mère de mon agresseur, la veille des faits. Elle
ignorait tout de son exclusion de huit jours. Elle bouillonnait et l'a
vraisemblablement sermonné ce soir-là.
Vendredi 16, il est entré en cours... Il s'est
installé au premier rang. J'ai demandé aux élèves d'enlever leurs blousons.
Tous l'ont fait, sauf lui. J'ai senti que quelque chose pouvait se passer,
qu'il ne fallait pas le titiller. Je suis allée au tableau. Il m'a lancé : "
Madame, c'est bien vous qui avez rencontré ma mère hier ? Oui. Et c'est
bien vous qui lui avez raconté que je refusais d'enlever mon bonnet ?» Je
lui ai répondu qu'il aurait pu assister à l'entretien. Il s'est levé. J'ai fait
un pas en avant, et me suis trouvée à dix centimètres de lui. Il a sorti
quelque chose de sous son sweat-shirt et m'a frappée dans le ventre. Un élève
s'est interposé. Il a continué. Les élèves hurlaient, je leur criais de
sortir... Je n'en veux pas à mon agresseur, qui présentait des signes
d'inadaptation à notre établissement. J'en veux à l'institution. Si sa seule
réponse est de nous reprocher notre mauvaise formation ou notre incompétence,
alors c'est à elle de se remettre en question.
J'ai envie de reprendre les cours. J'ai
l'enseignement dans la peau, et j'adore malgré tout ce public-là. La hiérarchie
est incapable de reconnaître notre implication. J'ai tout fait pour ces gamins
et je le ferai encore demain. Mais nous devons avoir notre mot à dire sur le
recrutement des élèves. Nous faisons de la garderie sociale ! On nous demande
de retenir en classe des jeunes qui sont des délinquants dehors. Ce qui m'est
arrivé doit servir à quelque chose.»