Officiellement, rien n’a bougé depuis le
15 novembre dernier et la dernière rencontre entre le cardinal Dario
Castrillon Hoyos, préfet de la Congrégation pour
le clergé, président de la commission Ecclesia
Dei, et Mgr Bernard Fellay, supérieur général
de la Fraternité sacerdotale
Saint-Pie-X (FSSPX). « La balle est désormais
dans le camp de Rome », nous déclare à Menzingen,
au siège de la FSSPX,
Mgr Fellay qui reconnaît que la rencontre
avec Benoît XVI, fin septembre, n’a pas substantiellement modifié les
termes de la négociation : les bases restent celles de l’accord proposé
en 2001 que la Fraternité avait finalement
repoussé. Le successeur de Mgr Lefebvre à la tête du mouvement intégriste
note cependant un certain changement de climat. « Nous avons l’impression
que Rome accepte l’idée de passer par les phases intermédiaires que
nous proposions », affirme-t-il à La Croix.
Ces préalables – la levée des excommunications et la
liberté pour tous les prêtres de pouvoir célébrer selon le rite dit
« de saint Pie V » – avaient déjà été à l’ordre du jour de la réunion
des chefs de dicastères convoquée le 13 février par Benoît XVI. Ils
pourraient être évoqués lors de la réunion du collège des cardinaux
aujourd’hui à Rome, avant que le pape, d’ici à début avril, ne réunisse
à nouveau les cardinaux de la curie pour leur demander leurs propres
conclusions. C’est dire que Rome prend cette affaire particulièrement
au sérieux. Ne serait-ce qu’à cause du nombre de prêtres présents au
sein de la Fraternité (près de 500 dont un tiers en France),
que certains responsables romains voient comme une des options pour
revivifier l’Église de France. Ceux-ci ne voient donc pas d’obstacle
majeur à une réintégration prochaine des intégristes. Certains, une
minorité, vont même jusqu’à considérer qu’il ne s’agit pas ici d’un
schisme, mais seulement, comme l’a confié lui-même à la presse le cardinal
Castrillon Hoyos,
d’« une attitude schismatique ».
Une interprétation néanmoins contestée par d’autres cardinaux qui rappellent
que, en juillet 1997, le Conseil pontifical pour l’interprétation des
textes législatifs estimait que « tout le mouvement lefebvrien
doit être considéré comme schismatique » (1). « Et on ne peut quand
même pas aller jusqu’à accepter deux rites différents dans l’Église
latine », ajoute un cardinal refusant de placer les lefebvristes
sur le même plan que les Églises orientales qui bénéficient d’un statut
à part. Plus profondément, des cardinaux s’interrogent aussi sur les
divergences de fond entre Rome et les intégristes. « L’accord ne doit
pas être réalisé à n’importe quel prix, observe l’un d’eux. Et les grands
principes affirmés par Vatican II – liberté religieuse, œcuménisme –
ne sauraient être mis de côté. »
"On
ne peut pas résilier l'apport conciliaire"
«Même si on peut dénoncer un certain nombre d’abus ou d’interprétations
erronées du Concile, le texte conciliaire mérite d’être respecté et
sauvegardé », confie de son côté à La
Croix le président de la
Conférence des évêques de France, Mgr Jean-Pierre Ricard,
archevêque de Bordeaux et membre de la commission Ecclesia
Dei. « On ne peut pas récuser l’apport conciliaire », insiste celui
que Benoît XVI créera cardinal demain. Le pape qui, justement, rappelle
un autre cardinal, « a clairement tracé la limite à ne pas dépasser
dans le discours sur l’interprétation de Vatican II prononcé le 22 décembre
devant la curie».
La perception de ce véritable « discours-programme
» montre le gouffre doctrinal qui sépare Rome de la FSSPX. «La vision philosophique
de Benoît XVI selon laquelle la Vérité est indissociable
des éléments historiques dans lesquels elle s’inscrit, avec la conséquence
que l’Église doit constamment réadapter son discours et ses principes
aux circonstances, est très moderne», nous explique Mgr Fellay,
qui avoue lui préférer « une philosophie plus classique selon laquelle
notre intelligence peut atteindre l’essence des choses et peut s’abstraire
des éléments historiques».
«Une philosophie plus classique», c’est-à-dire résolument thomiste,
comme on le comprend plus facilement en allant à Écône
(Suisse), principal séminaire francophone et cœur historique de la Fraternité. «Nous sommes
thomistes au sens où l’Église elle-même l’est», résume son directeur,
l’abbé Benoît de Jorna pour qui «saint Thomas
d’Aquin, “docteur commun de l’Église” dont la sagesse est
universellement reconnue, récapitule tout l’enseignement de l’Église
». Ouverte sur les tables de cours du séminaire, la Somme théologique y sert
de base à l’enseignement de la théologie. «Avec l’aide des commentateurs
en vigueur jusqu’à Vatican II, comme le P. Garrigou-
Lagrange», explique l’abbé de Jorna. Et dans
la bibliothèque du séminaire, les théologiens postérieurs, comme Henri
de Lubac ou Marie-Dominique Chenu, sont rangés au rayon « théologie
moderniste» (2). Tout comme Joseph Ratzinger.
Une
messe perçue comme "protestante"
Car pour la
Fraternité Saint-Pie-X, c’est de la rupture opérée par le Concile que découlent
toutes les
difficultés de l’Église. Dès lors, toutes les ouvertures que Rome pourrait
opérer finiraient par s’avérer insuffisantes, au moins tant que l’Église
ne reviendra pas sur un concile jugé «funeste» et n’abandonnera pas
une messe perçue comme «protestante». Une messe qu’en tout état de cause,
et même de retour dans le giron de l’Église, les intégristes se refuseraient
à célébrer ou à concélébrer, posant alors un sérieux problème de communion.
Toute la question pour les lefebvristes est
en fait de savoir s’ils seraient en mesure de diffuser leur vision au
sein de l’Église. « Il manque actuellement un certain nombre d’éléments
permettant de dire que cette vie de la
Tradition est possible », estime Mgr Fellay.
D’autres ont fait le pari contraire : les héritiers de Mgr de Castro
Mayer – ami de Mgr Lefebvre – à Campos (Brésil), réintégrés en 2001.
Ou encore l’abbé Paul Aulagnier, ancien proche
de Mgr Lefebvre et assistant général de la
Fraternité de 1970 à 2002, date à laquelle il en est
exclu : aujourd’hui prêtre du diocèse de Clermont, il affirme que «
Mgr Lefebvre aurait signé avec Rome dès 2001 »…
La Fraternité
Saint-Pie-X
peut-elle alors prendre le risque de rejeter les propositions romaines
? « Si on ne fait rien aujourd’hui, après il sera trop tard et les situations
de division perdureront », prévient un cardinal. « Et surtout Rome risque
de sévir », ajoute l’abbé Aulagnier qui met
en garde la Fraternité contre le
risque de « Petite Église », du nom du schisme des évêques qui avaient
refusé le concordat de 1801. Rejetant cet augure, persuadé que si Rome
ne revient pas sur la doctrine de Vatican II, la crise de l’Église n’ira
qu’en s’amplifiant, Mgr Fellay veut croire
qu’il peut refuser la main tendue de Benoît XVI. « Il y en aura d’autres
», affirme-t-il.
Nicolas SENEZE (avec Isabelle de GAULMYN, à Rome)
(1) La Documentation
catholique n° 2163 du 6 juillet 1997, p. 621.
(2) Le modernisme a été qualifié d’hérésie par Pie X en 1907.
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REPÈRES
La Fraternité
sacerdotale Saint-Pie-X
Fondée en 1970 par Mgr Marcel Lefebvre, la Fraternité sacerdotale
Saint-Pie-X (FSSPX) est officiellement dissoute
le 6 mai 1975 par l’évêque de Lausanne, dont elle dépend.
Le 30 juin 1988, Mgr Marcel Lefebvre, assisté de l’évêque brésilien
de Campos, Mgr Antonio de Castro Mayer, ordonne illicitement quatre
évêques (dont Mgr Fellay). L’excommunication
latae sententiae sera confirmée
le 1er juillet par la
Congrégation pour les évêques. Le lendemain, dans le
motu proprio Ecclesia Dei adflicta,
Jean-Paul II crée la commission du même nom chargée d’étudier le retour
des intégristes dans la communion de l’Église. Les prêtres refusant
de suivre Mgr Lefebvre dans le schisme seront notamment regroupés au
sein de la Fraternité Saint-Pierre.
En 2000, pour le Jubilé, la
FSSPX organise un pèlerinage à Rome à l’occasion duquel
de nouvelles discussions démarrent. Si la Fraternité refuse de signer, le successeur de
Mgr de Castro Mayer à Campos accepte l’accord : une administration apostolique
personnelle est alors créée pour lui et ses fidèles.
29 août 2005 : Benoît XVI reçoit en audience privée Mgr Fellay.
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