« Iota Unum » : La guerre

 

Le christianisme et la guerre

 

Le changement intervenu dans la conception de la guerre peut se ramener au genre du développement homogène, bien que de nombreuses manifestations de l'opinion catholique et certains documents épiscopaux lui donnent l'apparence du passage à autre chose. On voit dans ce développement homogène quel est le sens légitime de l'adage qui dit : « Ce qui n'était pas péché peut devenir péché » et vice-versa. Cela peut arriver, non que la loi morale fondamentale ait changé, mais parce que changent les circonstances qui rendent une action plus ou moins ou nullement coupable, ou encore parce les connaissances morales du genre humain engendrent, grâce à une réflexion plus poussée, des consciences nouvelles et des devoirs nouveaux. Que les circonstances changent la qualité des actes, c'est doctrine classique. Le même acte est vertueux dans le mariage, coupable dans la fornication et plus coupable dans l'adultère. Et, pour prendre un exemple dans la vie moderne, conduire une voiture en état d'ébriété passait pour véniel au temps où les routes étaient désertes mais devient mortel à l'époque des routes très fréquentées et de grand risque d'accidents.

Dans l'appréciation morale qu'il faut faire de la guerre, ce sont les circonstances qui la font changer de nature et qui rendent illicite ce qui était licite et méritoire jadis en d'autres circonstances. Mais la condamnation absolue de la guerre est étrangère à la tradition catholique. L'état militaire n'est pas proscrit par l'Evangile et a toujours été pratiqué par les chrétiens : beaucoup de saints martyrs ont été hommes d'armes, tous les Pères de l'Eglise ont considéré l'état militaire comme métier honorable. C'est seulement dans des mouvements d'inspiration manichéenne et de teinte hérétique que la guerre commence à être tenue pour illicite. Même la Règle de saint François permet de porter les armes pour défendre la patrie.

Je ne dirai rien de toute la théologie catholique, de saint Augus­tin à saint Thomas et à Taparelli d'Azeglio. Saint Thomas d'Aquin, traitant des actes qui rompent la concorde entre les hommes, qualifie la guerre de façon purement négative, en établissant qu'elle n'est pas toujours péché. Saint Augustin, dans un passage du livre Contra Faustum, chapitre 74, situe le mal de la guerre non dans le fait de tuer, mais de poursuivre un but injuste : « En effet, qu'y a-t-il à blâmer dans la guerre ? Est-ce de faire mourir des hommes qui mourront un jour, afin d'en soumettre qui vivront ensuite en paix ? Faire à la guerre de tels reproches serait le propre d'hommes pusillanimes, non d'hommes religieux. Le désir de nuire, la cruauté dans la ven­geance, l'esprit inapaisé et implacable, la brutalité dans la rébellion, la passion de dominer d'autres semblables, voilà ce que l'on blâme dans la guerre'. » Dans son discours de Noël 1949, Pie XII, après avoir proclamé que « tout violateur du droit doit être réduit à un isolement infamant au ban de la société civile » , dénonça le faux pacifisme : « L'attitude de ceux, qui ont horreur de la guerre à cause de son atrocité mais non en raison de son injustice, prépare le succès de l'agresseur. »

La guerre ne peut être le père des maux, sinon pour ceux qui adoptent la vue irréligieuse qui voit dans la vie, et non dans la fin transcendante de celle-ci, le bien suprême et, équivalem­ment, dans le plaisir le destin de l'homme. La guerre est cepen­dant un mal et l'Eglise la met avec la famine et la peste parmi les fléaux dont elle souhaite que les hommes soient préservés, Léon XIII a dénoncé en 1894 dans l'encyclique Prae clarae congratulationis l'inutilité des guerres et préconisé une Société des Peuples et un nouveau droit international. De Benoît XV on se rappelle qu'il déplora « l'horrible boucherie » et le « suicide de l'Europe » et dénonça « l'inutile massacre » dans sa note du 1er août 1917.

 

Le pacifisme et la paix. - Le cardinal Poma. Paul VI. Jean-Paul 11.

 

Ce qui est propre à l'Eglise n'est donc pas le pacifisme absolu qui absolutise la vie, mais le pacifisme relatif qui conditionne la paix en fonction de la justice, et la guerre aussi. Or le plus puissant fauteur du pacifisme, Erasme de Rotterdam, enseigne au contraire, dans la « Querela pacis » et dans sa paraphrase du Pater noster, qu' « il n'y a pas de paix injuste qui ne soit préférable à la plus juste des guerres ». Et des courants d'opi­nion fort répandus ont épousé l'irénisme absolu et peuvent invoquer des appuis autorisés. Le cardinal Poma, archevêque de Bologne, a écrit dans l'Osservatore Romano du 4 mai 1974

« Il n'existe rien qui soit en plus vif contraste au christianisme que la guerre. L'orgueil, synthèse de tous les péchés s'y ren­contre avec le déchaînement des instincts les plus bas. » Mais des thèses aussi dépourvues des distinctions nécessaires et du sens de l'histoire sont contraires à des siècles de christianisme, à la sainteté reconnue de guerriers comme Jeanne d'Arc et de la célébration de la guerre juste par Paul VI dans un document ad hoc qu'il publia pour le cinquième centenaire de la mort de Scanderbeg l'Albanais vainqueur des Turcs. Le même Paul VI, rappelant dans un discours la visite de Pie XII au peuple de Rome après le bombardement de 1943, et le cri d'un jeune homme : « Pape, pape, mieux vaut la servitude que la guerre libère-nous de la guerre ! (Papa, papa, meglio la schiavitù che la guerra ! Liberaci de la guerra ! », qualifia ce cri de « fou ». (RI, 1971, p. 42). Le grand promoteur de liberté et de paix que fut Gandhi n'est pas loin de taxer de lâcheté le pacifisme absolu : « Il est déjà noble de défendre son bien, son honneur et sa religion à la pointe de l'épée. Il est encore plus noble de les défendre sans chercher à faire du mal au malfaiteur. Mais il est antimoral et déshonorant d'abandonner son " partner " et, pour sauver sa peau, de laisser son bien, son honneur et sa religion à la merci des malfaiteurs. »

 Il y a certes des déclarations de Paul VI qui proclament « l'absurdité de la guerre moderne » et « la suprême irratio­nalité de la guerre » (OR, 21 décembre 1977). Et il y a enfin la déclaration de Jean-Paul II à Coventry en mai 1982 : « Aujour­d'hui, la portée et l'horreur de la guerre moderne, qu'elle soit nucléaire ou conventionnelle, rendent cette guerre totalement inacceptable pour mettre fin à des disputes et controverses entre nations. » Toutefois, si l'on observe les termes de ces deux déclarations pontificales, on reconnaîtra qu'elles ne s'appuient pas sur les principes traditionnels de la théologie de la guerre et qu'ils constituent pour celle-ci l'un des développements de la conscience morale qui dépendent du changement des circons­tances. La licéité de la guerre est en effet liée à des conditions qu'elle soit déclarée par quelqu'un qui a qualité pour le faire; qu'elle se propose de réparer un droit violé; qu'il y ait espoir fondé d'obtenir cette réparation; qu'elle soit faite avec modé­ration. Ces conditions sont reçues aussi dans l'article 137 du Code social élaboré par l'Union internationale d'études sociales fondée par le cardinal Mercier et reflètent une tradition ininterr­ompue des écoles catholiques.

 

La doctrine de Vatican II.

 

Dans Gaudium et Spes, nos 79 et 80, Vatican II a confirmé la licéité de la guerre défensive, a condamné la guerre offensive entreprise comme moyen de résoudre le contentieux entre les nations, et enfin a proscrit sans exception la guerre totale et surtout la guerre atomique (2). Quant au service militaire qu'ac­complissent les citoyens pour la sécurité et la liberté de leur patrie, le Concile non seulement l'admet, mais déclare aussi qu' « en accomplissant ce devoir, ils contribuent réellement à établir la paix ». C'est parce que l'une des conditions convenues n'a pas été accomplie, que le droit de guerre doit être réexaminé dans un esprit tout nouveau, et que le Concile décide : « Toute action de guerre tendant à la destruction indiscriminée de villes entières ou de vastes régions avec toute leur population est un crime contre Dieu et contre l'homme, qu'il faut condam­ner avec force et sans exception. » La guerre totale est interdite, même dans le cas de légitime défense, qui devient elle-même illégitime par manque de modération. Le Concile, qui enseigne que la guerre de défense contre l'agression est licite, « aussi longtemps qu'il n'existe pas d'autorité internationale compé­tente et pourvue de moyens de contrainte adaptés » enseigne aussi qu'elle devient illicite quand elle vise à l'extermination totale de l'adversaire. Sont donc condamnées la guerre entreprise offensivement pour résoudre un litige, et la guerre, qu'elle soit offensive ou défensive, faite dans le « moderamen inculpatae tutelae: ». La guerre défensive faite avec modération n'est donc pas condamnée. C'est à cause de la circonstance nouvelle qu'est la guerre totale, qu'a changé le jugement sur la guerre -comme changent d'ailleurs toutes les choses selon la diversité des circonstances.

Je ferai remarquer ici qu'à Vatican I on avait déjà proposé de statuer : « Qui bellum incipit, anathema sit (Soit frappé d'anathème celui qui commence la guerre). » Mais un axiome de ce genre n'entrait pas dans l'appréciation du mérite moral et ce n'est certes pas la priorité chronologique de l'action guerrière qui décide de la qualité. Est condamné l'effet homicide des actes de guerre, parce qu'il altère la nature des choses et fait être la guerre autre chose qu'elle n'est. Alors, en effet, que jadis les nations guerroyaient par l'action spécifique d'un organe spécifique, l'armée de métier, aujourd'hui les nations guerroient par la totalité de l'organisme social, et tout est militarisé : il y a guerre politique, guerre commerciale, guerre diplomatique, guerre de propagande, guerre chimique, guerre biologique et jusqu'à guerre météorologique (3). Mars n'est plus seul : Minerve, Mercure et les autres aussi sont divinités de l'Olympe moderne.

La guerre totale ou poussée à son paroxysme fut inaugurée en 1793 par la levée en masse qui comporta la réquisition des hommes, celle des forces économiques et une tentative de réqui­sition des âmes au moyen de la propagande. La conscription obligatoire ou exaction du sang, introduite dans tous les Etats modernes, et regardée comme un pas en avant en justice civile, a signifié la perte d'une liberté dont jouissaient déjà les peuples de l'Antiquité (4). Elle était l'effet de la solidarité plus étroite entre citoyens d'une nation, née du progrès de la puissance de l'Etat, devenu un géant (un macroanthrope !) dont les indi­vidus sont les cellules, et elle amena la guerre à perdre sa spécificité. Il faut toutefois remarquer que les doctrines mili­taires, à présent abandonnent de plus en plus le concept de la guerre faite par un peuple entier à l'aide de toutes ses ressources et reviennent aux armées non de masse mais de métier hautement spécialisées. Ainsi se restaure l'idée de la guerre conçue comme l'activité d'un corps spécial et se resti­tuent à Mars seul les oeuvres de sang. Ainsi reviendrait-on, en guerroyant avec un organe de la nation et non avec la totalité de celle-ci, au droit naturel et à la situation bien dépeinte par Frédéric II de Prusse : « Quand je fais la guerre, mes peuples ne s'en aperçoivent pas, parce que je la fais avec mes soldats. m Mais toute l'activité de la vie nationale est encore orientée vers la guerre totale, et ainsi tous les organes de la société devien­nent un unique organe belliqueux visant à la destruction de l'ennemi. La maxime de Talleyrand, qu'en temps de paix les peuples doivent se faire le plus de bien possible et en temps de guerre le moins de mal possible, est renversée par la guerre moderne, qui transforme l'organisme social en une unique machine destructrice.

 

Les apories de la guerre.

 

La moralité de la guerre est donc assujettie à deux condi­tions : qu'elle soit juste, et il n'y a juste recours à la force que pour repousser l'agression ; et qu'elle soit modérée car il n'y a pas de droit de guerroyer qui ne soit soumis à l'obligation de modération. Nous n'examinerons pas en détail la théorie de don Sturzo développée dans son ouvrage La communita inter­nazionale e il diritto di guerra (Paris 1932) selon laquelle la guerre n'a pas de rapport essentiel et nécessaire avec la nature humaine, mais un rapport seulement contingent et donc évolutif, qu'il sera possible d'éliminer comme ont été éliminés la poly­gamie et l'esclavage. Nous ferons seulement remarquer que l'emploi de la force, et donc le principe de la guerre, est essen­tiel à la société civile : c'est elle qui règle la communauté sur le bien commun au moyen de la loi, mais aussi qui réprime ceux qui violent cette loi, et dans cette répression (sans suivre Hobbes), il faut reconnaître le premier de ses devoirs, Si donc, comme l’enseigne la philosophie catholique de l'ethnarchie, les peuples du monde doivent descendre de leur prétention de sou­veraineté et s'assujettir à une autorité supranationale (voir Vatican II cité au paragraphe précédent), cet assujettissement est impossible si cette autorité n'a pas le pouvoir de réprimer efficacement les violateurs, c'est-à-dire de faire la guerre à l'associé rebelle. De même que, dans l'organisation imparfaite actuelle de la société internationale, la guerre n'est permise à chaque Etat que pour repousser l'offense faite aux droits propres de ces Etats, ainsi dans une société ethnarchique la guerre n'est permise que pour réprimer l'attaque dirigée contre les droits de cette ethnarchie.

Selon certains, la nation qui guerroie pour sa légitime défense accomplit un acte de justice vindicative (Cajetan est de cet avis), en sorte que le belligérant qui a la justice pour lui tient le rôle du juge statuant au criminel : personam gerit judicis criminaliter agentis. Selon d'autres, cette guerre est un acte de justice commutative, par lequel on cherche répa­ration et restitution d'un bien injustement enlevé. Il n'y a pas lieu de trancher la question ici. La sentence de Cajetan est pourtant conforme au principe catholique permettant la défense des innocents, reconnu par le Syllabus (DB, 1762) en condam­nant la non-intervention. Mais si la société internationale n'est pas encore constituée en société parfaite pourvue des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, il reste difficile d'éclaircir le cas d'une guerre et de porter des sanctions contre le belligérant injuste, en exerçant pour ainsi dire l'office d'un tribunal universel.

 

Même la guerre juste est toujours chose triste pour deux motifs :

 

1° parce que c'est un fratricide et, si elle se livre entre chrétiens, un sacrilège, vu le caractère sacré du baptisé;

2° à la guerre, l'activité d'un camp ne peut être bonne sans que celle de l'autre soit mauvaise. La guerre défensive de celui qui a raison est juste; mais elle ne peut l'être que si l'atta­quant est injuste. En raison de cette double tristesse, Kant dit, dans Zum ewigen Frieden : « Pour la paix éternelle, qu'au jour de la victoire vaincus et vainqueurs devraient prendre le deuil. y Et dans le Carmagnola de Manzoni on entend les « chœurs des homicides » entonner « grâces et hymnes qu'abomine le ciel ».

Une autre aporie de la guerre est l'incertitude de l'issue du conflit, même pour celui qui a la justice pour lui. C'est une loi de la théodicée qu'au cours de la vie terrestre le bonheur a tendance à accompagner la vertu ; mais cette Providence géné­rale ne suffit pas à soustraire l'événement au jeu de l'insolente fortune. Celui qui connaît l'histoire sait qu'elle est pleine de scélérats qui ont de la chance et de justes souffrants. Les exemples, quoique pas très rares, de méchants, qui finirent par tomber entre les mains de Némésis, ne suffisent pas à trans­former en théorème démontré ce cas fréquent, ni en loi cette tendance. Dans le système catholique, il n'y a pas de sanction immanente, ni individuelle ni collective, qui se produise Infail­liblement sur terre : l'homme vertueux n'est assuré qu'en espé­rance. Par l'incertitude de l'issue de la guerre, le conflit reste indécis jusqu'au bout. Le dieu Mars (l'Arès des Athéniens) demeure comme au temps d'Homère inconstant. L'effet peut tenir à une cause insignifiante qui recelait la puissance super­momentanée du moment (5).

Par le caractère aléatoire de son effet, la guerre ressemble au jeu. Selon Manzoni, l'économie politique devrait les classer sous la même étiquette. L'effet utile d'une guerre pourrait donc s'obtenir sans guerre en excluant l'irrationalité qui lui est innée et qui, à cet égard, l'apparente au duel. Les philologues ne font-ils pas venir duellum de bellum. De plus, les raisons, qui montrent que la guerre n'est pas chose bonne en soi, sont celles-là mêmes qui enseignent la manière d'obtenir cet effet utile sans guerre.

Le coefficient du hasard dans l'issue d'une guerre peut être diminué sans doute, mais ne peut être éliminé ; et cela suffit à rendre inopérant le compte quantitatif des forces antago­nistes. De plus, Jomini l'observait déjà, le perfectionnement des engins de guerre, poursuivi sans arrêt par les Etats, n'offre d'avantages à celui qui s'en sert que s'il est seul à s'en servir. On l'a vu à Crécy en 1346 pour les armes à feu, au Japon en 1945 pour la bombe atomique. Par les armes nouvelles, on ne fait qu'ajouter un coefficient commun aux deux termes d'une proportion, dont la valeur reste inchangée. Cc qui augmente, c'est le prix de l'armement et le nombre des morts, mais pas pour autant la probabilité du succès, qui continue de dépendre de la chance des événements et de la valeur des hommes. La guerre faite à trois contre trois ne finirait pas autrement que par millions contre millions.

 

L'aporie de la guerre modérée. - Voltaire. - Pie XII. -Impossibilité finale de la juste guerre moderne.

 

La modération apparaît donc comme absolument exigée pour guerroyer selon la justice. Ce n'est pas seulement dans les pertes à infliger à l'ennemi que la guerre doit être modérée, mais aussi dans celles à subir de la part du belligérant qui est dans son droit. Est donc proscrite la défense à outrance qui n'a plus espoir de vaincre et est sûre que son holocauste sera vain

Mais quel est le fondement de l'obligation à la modération ? Si l'on pose la thèse en termes métaphysiques, on trouve qu'elle dérive du principe de raison suffisante en vertu duquel il est irrationnel et donc immoral d'exercer une action de guerre dépassant le but à obtenir. Dès lors donc que l'action est adé­quate à sa fin et que le surplus serait improductif et nul, l'action militaire, elle aussi, qui a pour fin la restauration du droit et donc la paix, doit être menée avec le minimum pos­sible de destructions. La destruction totale de l'ennemi est donc illicite parce que disproportionnée à sa fin.

Mais la raison morale surpasse la raison métaphysique.

 

C'est en effet un principe de morale qu'on ne peut jamais vou­loir le mal moral du prochain. Même son malheur physique, on ne peut jamais le vouloir pour lui-même, directement, mais seulement comme moyen d'un bien moral, et dans la mesure la plus petite possible où il est indispensable. On ne veut pas la guerre pour la guerre mais pour la paix.

La doctrine de Voltaire dans le dialogue « Des droits de guerre » est que la guerre prend son origine en dehors du droit et que l'on ne peut donc pas exiger qu'elle ait des règles juridiques : c'est la doctrine même de la guerre totale. Elle répugne à la religion. Comme le souligne Gui Gonella dans la Revue de droit international de 1943, (p. 205), la guerre juste, motivée par un principe moral, recevra de ce principe sa propre règle, la modé­ration justement. Et ici apparaît l'aporie insoluble. Celui qui fait la guerre selon les règles du droit contre un agresseur qui ne garde aucune mesure perdra à la rencontre et succom­bera aux coups du méchant numériquement supérieur. L'effi­cacité de la guerre juste sera annulée par sa justice même. L'obligation de limiter les pertes de vies humaines exclurait la possibilité de vaincre et interdirait d'entreprendre même la guerre défensive. La justice est la proportion entre les sacri­fices nécessaires pour faire prévaloir le droit et leur compen­sation par le fait de l'avoir rétabli, Quand donc cette proportion entre les moyens et la fin vient à manquer, celui qui se refusait à être victime le devient néanmoins ; tolérer l'injustice peut alors devenir vertueux et obligatoire. Pie XII l'enseigne expli­citement : « Il ne suffit pas d'avoir à se défendre contre n'importe quelle injustice, pour utiliser la méthode violente de la guerre. Lorsque les dommages entraînés par celle-ci ne sont pas comparables à ceux de l'injustice, on peut avoir l'obli­gation de subir l'injustice(7).

L'aporie de la guerre moderne est manifeste. Il est légitime de faire la guerre pour se défendre, mais celui qui se bat est tenu à la modération et est destiné par là à succomber devant un adversaire plus nombreux et sans scrupule. Ces cir­constances rendent immorale même la guerre défensive et obligent à se soumettre à l'injustice. L'Antiquité et les Temps modernes nous ont donné des exemples de semblables soumis­sions. Tout à sa gloire et indiscuté celui donné par Pie IX le 20 septembre 1870. Légitime mais blâmé par un grand nombre, celui du roi des Belges Léopold III en juin 1940. Toute guerre sera-t-elle donc absolument à proscrire parce qu'elle ne peut aujourd'hui être qu' immodérée ? Et faudra-t-il interdire tous les actes de guerre, même simplement ébauchés ?

 

Solution donnée au problème de la guerre par une société ethnarchique.

 

Vatican II le dit expressément dans Gaudium et Spes, n° 79 : Aussi longtemps qu'il n'y aura pas d'autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements le droit de légitime défense. . Si dans chaque Etat l'autorité sociale rend périmé le droit individuel de se faire justice, le droit de chaque Etat à se faire justice serait périmé aussi dans la société internationale qu’il faudrait constituer en consortium non plus d'Etats souverains mais d'Etats associés, tous sujets de la supranationale. Il faut que, sortant de l'état sauvage où gît encore la communauté des peuples, le genre humain s'organise en une parfaite « société des peuples » telle que la souhaitait Léon XIII et la décrivait concrètement Benoît XV selon la tradition de la théologie catholique depuis les auteurs du Moyen Age jusqu'à Suarez et depuis Campanella jusqu'à Taparelli d’Azeglio. La guerre alors ne sera pas éliminée, qu'on y prenne garde, mais l'on saura que celui, qui fait la guerre pour faire respecter ses droits par ses propres moyens comme sil était le souverain, est injuste, et la guerre que lui fera l'unique autorité aura le caractère de la justice. L'emploi de la force par l'autorité ethnarchique en vue de réprimer le violateur de la justice est le principe de l'ordre et de la paix internationale. Les sociétés nationales se désagrègent dans l'anarchie quand l'autorité perd l'usage de la force : la société ethnarchique tout autant (8).

 

La solution de l'aporie de la juste guerre moderne n'est possible qu’en reconnaissant une autorité ethnarchique : c'est ce qu'enseigne Jean-Paul II dans son message pour la Journée de la Paix (OR. 21 déc. 1981: DC, 17 février 1982. n° 1822. pp. 67-73). Mais le Pape voit la société des nations comme une institution de dialogue et de négociations, ce qu'elle est déjà, et ne dit mot de la force qui est pourtant le nerf essentiel de l'autorité. Il ne semble pas, d'ailleurs, que le Pape proscrive la guerre défensive, car sil la proscrivait ce serait inaugurer une « vucatio legis », absence de légalité, où le monde serait abandonné aux initiatives des méchants. Ce que condamnent les paroles du Pape à Coventry, ce n'est pas la guerre défensive, que le Concile non plus n'a pas condamné, mais l'initiative de celui qui prend les armes, peu importe qu'elles soient atomiques ou conventionnelles, pour résoudre par lui-même les controverses. Au contraire, celui qui, étant attaqué, se défend, emploie la force de plein droit. Malgré tout, à cause de l'obligation d'y mettre de la mesure, l'aporie reste posée.

 

La nécessité d'organiser le genre humain en « ethnarchie » découle du principe auquel tient tout notre raisonnement, celui de la dépendance de tout ce qui dépend, que ce soit dépendance des droits, dépendance du droit naturel, ou dépendance de Dieu. Chaque partie doit être réduite à n'être qu'une partie. Comme le dit suggestivement M. Smuts, théoricien avec Wilson de la Société des Nations, et en qui des esprits supérieurs comme Joseph Motta ont vu un modèle chrétien de philanthropie internationale universelle, les Etats doivent être réduits à leur vraie nature, n'étant chacun nullement un tout mais un simple holoïde, non souverain mais sujet, non petit dieu (microthée) mais créature.

 

 

 

1. « Quid enim culpatur in bello ? An quia moriuntur quandoquidem morituri ut domentur in pace victuri ? Hoc reprehendere timidorum est, non religiosorum. Nocendi cupiditas, ulciscendi crudelitas, implacatus atque implacabilis animus, feritas rebellionis, libido dominandi, et si qua similia haec sunt quae in bello culpantur. p (Pl, 42, 447. Cf. Vivès, 1870, t. 26, pp. 222-223.)

 

2. Cette condamnation de la guerre immodérée a un analogue dans celle que le Deuxième Concile de Latran fulmina en 1139, sous Innocent II « l'art odieux à Dieu de faire répandre la mort par les desservants des balistes et par les archers - artent illam mortiferam et Deo odibilem ballistariorum et sagittariorum ». La condamnation prouve le développement de la conscience morale qui va se perfectionnant dans les changements de relations historiques. Mais elle prouve aussi l'inefficacité de l'action de l'Eglise en ce domaine : inefficacité assez semblable à celle de la proscription de la guerre décidée dans le Traité de paix de 1919, dans le Pacte Briand-Kellog de 1928 et dans le statut de l'ONU de 1945.

 

3. En 1977, les Russes et les Américains ont signé à Genève une convention, par laquelle ils renoncent à la guerre météorologique. En effet, pendant la guerre du Viêt-Nam les Américains ont rendu impraticable la piste Ho-Chi-Minh en lançant 150 000 récipients d'iodure d'argent et de neige carbonique pour y faire pleuvoir.

 

4. C'est la liberté dont Sénèque rendait grâce au prince (Sénèque, Epître LXXIII, 9), et qu'exalte G. Ferrero, Discorsi ai sordi, discours aux sourds, Milan 1920. En sens inverse, Rosmini, Filosofia del diritto (philosophie du droit. § 2154) regarde la conscription obligatoire comme . le plus grand bienfait laissé à 1 Europe par l'Empire napoléonien ». (Ed. nat., t. XXXIX, p. 1426.)

 

5. Cet élément fortuit dans la carrière d’un soldat de fortune était connu des Anciens. Parmi les dons du chef, ils étaient, à côté de l'autorité et de la compétence, la felicitas ou fortuna, comme on le voit à l'élection de Pompée pour la guerre contre Mithridate : voir Cicéron, Pro lege Manilia. Napoléon aussi tenait grand compte de la bonne chance ; parlant du général Mack, mis en déroute à Ulm en 1805, il disait : « C'est un incapable ; mais, pis encore, il est né sous une mauvaise étoile.

 

6. Ce fut, dans la dernière guerre, le cas de la défense de Stalingrad par le maréchal von Paulus, et celle de l'île Attu où les deux mille Japonais qui la défendaient contre des forces supérieures restèrent sur le terrain, soit tués au combat, soit se tuant eux-mêmes, sans laisser aux mains de l'ennemi un vaincu survivant. Il faut noter d'ailleurs que la guerre sans quartier et la défense à outrance ont été interdites par les conventions de La Haye en 1907 et en 1899.

 

7. Discours du 19 octobre l953 à la XVIème  session de l'Office international de documentation de médecine militaire (DC n° 1160 ,du 15 novembre 1953, col. 1413).

 

8. M. Vismara, L'azione politica dell' ONU 1946 -1964, Padoue, 1983, montre avec une très ample documentation que I’unique succès net obtenu par l'ONU fut la solution du problème du Congo parce qu’il fut obtenu par le recours à la force, y employant  quinze mille hommes qui, eurent raison en un temps relativement court de la sécession du Katanga de Tshombé et du Kasaï de Lumumba. La ferme action du Secrétaire général Hammarskjöld obtint son effet grâce à l’emploi  de la force militaire internationale.

Iota Unum la Guerre

Romano Amerio