ITEM
Lettre
Confidentielle
d’Entraide et Tradition
Le 1er Avril 2003
Chers Lecteurs,
Bonnes et Saintes Fêtes de Pâques.
Même si ces vœux ne vous arriverons qu’après
cette belle fête, sachez que nous les avons formulés pendant la Semaine Sainte,
dans nos prières d’un cœur sincère.
Nous vous présentons dans ce numéro une
étude très intéressante sur les rits orientaux par rapport au rite latin. Et
nous tenons à remercier et l’auteur et Monsieur l’abbé Barthe de nous avoir
permis de vous en faire profiter.
Vous trouverez aussi une nouvelle inattendue
qui vous réchauffera le cœur…
Bonne lecture tant sur le papier que sur
l’écran.
Le Comité de Rédaction
à la lumière des
rits apostoliques
d’Orient
Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans
la revue Catholica, n. 77,
automne 2003, p. 78-95.
Dire que la question de
l’offertoire a été une des plus controversées dans la récente réforme
liturgique latine est presque banal. L’affaire est bien connue : les
réformateurs de 1969 reprochaient à l’offertoire romain son caractère de
« doublet » — ou son caractère propitiatoire, on ne sait trop,
en tout cas son existence comme « doublet » des prières
sacrificielles du canon. Parmi tant de références possibles, mentionnons les
mémoires de Mgr Bugnini, secrétaire et éminence grise du Consilium, l’organe chargé de la concrétisation de la réforme
liturgique[1]. Jungmann, membre de ce conseil,
sur lequel sa figure planait telle celle d’un patriarche, reprochait aussi à
cet offertoire de faire « double emploi » avec le canon[2]. On pourrait encore citer le père
Roguet, qui, dans l’édition de 1951 de La
Messe, consacre une section au « problème de l’offertoire » (sic)[3]. Le R.P. Cabié, soucieux de
l’orthodoxie des rites, y voit des « théologies douteuses » (sic)[4]. En fait, il suffit de prendre
pratiquement n’importe quel numéro de La
Maison-Dieu[5] des années 1950 ou 1960 pour se
faire une religion.
Que l’offertoire ait disparu dans le rite de 1969 n’est
pas douteux. On n’aperçoit pas, sinon, pourquoi les néo-liturges auraient crié
victoire. Or, pour se limiter à cet exemple, la « Note sur le problème de
l’offertoire » du père Roguet disparaît purement et simplement dans l’édition
de 1971[6].
Si ce point a fait couler des
fleuves d’encre, il est un aspect sous lequel il a rarement été abordé de façon
systématique : celui de la liturgie comparée. Lorsque cette ligne
d’analyse a été adoptée, le parallèle a été généralement fait avec les rits
latins non romains. Au mieux, la comparaison presque inévitable a été celle
établie avec la grande entrée et la prothèse byzantines[7].
Pour pertinente qu’elle soit, cette
approche nous semble insuffisante. Elle réduit en effet l’Orient à Byzance et
ignore largement le rôle des deux sièges apostoliques d’Orient :
Alexandrie et Antioche. Pas même une métropole, la cité du Basileus n’était à
l’origine qu’une éparchie (évêché)[8]. En conséquence, il ne semble pas
mauvais de rappeler que la liturgie de la « Grande Eglise » est un rit
second, dérivé de celui d’Antioche après des emprunts aux liturgies d’Asie
Mineure (aujourd’hui éteintes) et de Jérusalem. Que ce soit sur le plan
ecclésial ou liturgique, ce bref rappel ramène sans doute à de plus justes
proportions l’intérêt de la comparaison entre le rit de Rome et celui de
Byzance.
Il nous a paru plus fructueux de
comparer le rite nouveau à l’ensemble des liturgies non latines, en accordant
une importance architectonique à celles d’Alexandrie (siège de saint Marc) et
d’Antioche (premier siège de saint Pierre)[9]. L’apostolicité étant une des
marques de l’Eglise, on aperçoit l’importance de cette approche. Qui plus est,
toutes les liturgies d’Orient dérivent de celles de ces deux sièges apostoliques :
du rit copte (alexandrin) dérive celui d’Ethiopie ; du rit syriaque
(antiochien) proviennent tous les autres rits orientaux, de façon directe ou
indirecte[10]. En nous limitant à Antioche et
Alexandrie, nous espérons prendre la question à la racine. Des études
ultérieures permettront d’étendre la comparaison aux dimensions universelles
contenues ici in germine. Il importe
en effet de saisir la conformité d’un rit donné avec l’ensemble des autres,
afin de s’assurer du respect du quod
semper quod ubique quod ab omnibus. La liturgie étant une icône de la foi,
l’usage de la célèbre formule de saint Vincent de Lérins dans le domaine du
culte ne semble pas illégitime.
Il revient à l’abbé Franck Quoëx le
mérite d’avoir appelé à une telle ligne d’analyse systématique pour ce qui est
de la question de l’offertoire. Au colloque du CIEL de 1999, il appelait de ses
vœux une « étude comparée de ces diverses liturgies — étude qui est
encore à entreprendre » et serait « d’une grande utilité pour une meilleure
intelligence de la théologie de l’offertoire »[11]. La méthode pourrait évidemment
être étendue à d’autres parties de la messe mais nous espérons que cette
modeste étude apportera un début de réponse à ce juste souhait[12].
Cette approche semble d’autant plus prometteuse que,
dans le débat sur la réforme, les comparaisons avec les liturgies orientales
n’ont pas manqué pour justifier tantôt l’aggiornamento,
tantôt son rejet. Ainsi, les auteurs du Bref
Examen critique consacraient une page à ce qu’ils estimaient être une opposition
entre les rits orientaux et celui qui venait de naître. Ils donnaient ensuite
en note des éléments de confirmation pour le rit byzantin. Dans l’autre sens,
il suffit d’ouvrir un numéro de La
Maison-Dieu de cette époque pour y trouver des légitimations de la réforme
sur la base des rits orientaux. Ou encore, dom Oury, tentant de justifier la
prière eucharistique n. II, souligne que « la liturgie éthiopienne
s’en sert toujours »[13]. Quant à la IVe prière eucharistique, « c’est la
tradition orientale qui se rend familière à l’Eglise latine ; elle doit
beaucoup en effet aux anaphores de la liturgie antiochienne »[14]. De façon générale, poursuit le
bénédictin, « avant de rien affirmer en matière de liturgie, il est de
bonne méthode de consulter la pratique des Eglises qui ont une foi intègre en
l’eucharistie et n’ont jamais subi l’influence de la Réforme
protestante ». Dom Oury vise évidemment les « Eglises d’Orient, dont
la foi en l’eucharistie est entière »[15]. C’est avec plaisir que nous
relevons cette invitation.
Liturgie
alexandrine : une messe sans offertoire ?
La liturgie alexandrine catholique
ne comporte pas d’offertoire. A aucun moment entre la fin de l’Evangile et le
début de l’anaphore on ne trouve de procession des dons, ni le célébrant ne
présente à Dieu la matière du sacrifice. Une telle caractéristique dans la
liturgie d’un siège apostolique ne peut manquer de frapper. Est-ce à dire que
l’offertoire est un élément non essentiel de la célébration eucharistique[16] ? Les néo-liturges semblent
confortés dans la volonté qu’ils avaient eue un moment de supprimer carrément
les prières d’offertoire[17].
A vrai dire, lorsque l’on considère la question de
l’offertoire dans les liturgies orientales, il faut aussi examiner ce qu’on
appelle la prothèse, ou proscomidie. Il s’agit d’une préparation des dons,
effectuée par le prêtre et le diacre au début de la divine liturgie[18]. Dom Parsch, peu partisan de
l’offertoire romain, le met pourtant en parallèle avec les prothèses orientales[19]. De même Jungmann :
« Comme la liturgie romaine a son offertoire avec la prière conclusive super oblata, ainsi d’autres liturgies
ont leur prothèse […] largement développée »[20]. Voyons ce qu’il en est dans le
rit alexandrin. Nous nous proposons de décrire d’abord les rits dans leurs
différentes parties, pour les commenter ensuite[21]. Notons déjà que, à l’instar du
missel romain de 1969, le rit copte possède, à défaut d’offertoire, une
préparation des dons. Cette analogie structurelle entre les deux liturgies
devrait permettre de dégager des lignes de convergence.
Après être monté à l’autel et avoir procédé à un lavabo, le célébrant prend l’hostie, la
couche dans sa paume, l’élève à la hauteur du menton et prie :
« Seigneur, rendez notre sacrifice agréable à vos yeux et daignez l’agréer
comme satisfaction pour nos péchés et pour les négligences de votre peuple,
afin qu’il soit sanctifié par les dons du Saint-Esprit, en Jésus-Christ Notre
Seigneur, par qui vous revient tout honneur, toute gloire, louange et
adoration, avec lui et le Saint-Esprit, le vivificateur consubstantiel,
maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen. »
Le prêtre re dépose l’hostie pour l’emballer, l’élève à
hauteur des yeux et, accompagné des diacres et servants, fait une procession
autour de l’autel en chantant : « Souvenez-vous, Seigneur, de ceux
qui ont offert ces dons et de ceux pour qui nous vous les offrons. Donnez-leur
la récompense éternelle. » Après une louange à la Sainte Trinité[22], il remonte à l’autel et dépose
l’hostie.
Il verse dans le calice le vin et quelques gouttes d’eau
puis élève le vase sacré et prononce exactement la même prière que celle de
l’offrande du pain. Il recouvre ensuite le calice et salue encore le peuple.
Après deux prières d’action de grâce et une nouvelle
salutation/bénédiction du peuple, se déroule à voix basse une invocation
inattendue : « Seigneur Dieu […], vous êtes le pain de vie descendu
du Ciel [...] ; jetez les yeux sur ce pain et ce vin qui se trouvent sur
votre autel sacerdotal ; bénissez-les, purifiez-les et transformez-les,
afin que ce pain devienne votre saint corps et le contenu de ce calice votre
précieux sang, et que l’un et l’autre tournent ainsi[23] à la résurrection, à la guérison
et au salut de notre corps et de notre âme […] ». Ce disant, il baise
l’autel.
Au terme de cette succincte description, nous voudrions cogere et efficere, tirer une conclusion
de ce qui précède. Il est évident que l’absence d’offertoire dans la liturgie
copte est à considérer en relation avec la présence de ces prières de prothèse.
La prière sacerdotale d’offrande contient bien des éléments propres à une
anaphore : l’évocation d’un sacrifice, l’affirmation de sa valeur
propitiatoire et la demande à Dieu de l’agréer. La différence est même
clairement faite entre sacerdoce ministériel du prêtre et sacerdoce commun des
fidèles. Le fait que cette prière soit répétée telle quelle pour l’offrande du
vin ne fait évidemment que renforcer les affirmations qu’elle contient. Nous
avons ici un « doublet dans le doublet ».
En fait, l’itération est un procédé pédagogique dont
l’utilité a curieusement échappé à ceux qui prônaient la valeur didactique de
la liturgie. Elle a pour effet évident de mieux faire pénétrer la chose
signifiée[24]. On découvre ainsi a contrario un des résultats, sinon des
buts, de la suppression de l’offertoire dans la liturgie d’Occident.
La prière de la procession insiste
sur les effets du sacrifice. Elle constitue ce que dans la liturgie d’Occident
on appellerait un Memento :
« Souvenez-vous, Seigneur [...] ». Et les dons sont offerts pour
certaines personnes. Ici encore, il y a évocation du sacrifice : une
simple « présentation des
dons » n’appelle pas d’offrande pour quelqu’un. On retrouve presque mot
pour mot le « pro quibus tibi
offerimus, vel qui tibi offerunt » du canon romain. Ainsi, cette
présentation copte des dons est d’une autre nature que celle du rit paulien.
L’une préfigure déjà le sacrifice rédempteur, l’autre se limite à être une nuda praesentatio, sans aucune vision de
la finalité des dons. Remarquons enfin que les Memento accompagnent toujours le sacrifice, dans toutes les
liturgies. Le célébrant rappelle à Dieu certains fidèles et le supplie de leur
appliquer les mérites du sacrifice.
La surprise des contempteurs des
prolepses et « doublets » doit atteindre son comble à la vue de l’épiclèse
à Dieu le Fils. Comment le prêtre peut-il donner à ce point dans la
« surenchère consécratoire » alors que les lectures n’ont même pas
encore commencé ? La constatation devrait conduire les partisans de la
cartésianisation liturgique à revoir leur mode de procéder
hypothético-déductiviste pour laisser les faits les instruire par
induction : par la place de cette épiclèse dans la liturgie d’un siège
apostolique apparaît l’importance et la force de l’anticipation du sacrifice dans
la liturgie. Les Coptes donnent d’ailleurs à ce formulaire le nom de
« prière eucharistique ». Le fait se passe de commentaire.
A vrai dire, le début de la divine liturgie copte, que
nous avions traité par prétérition, est très parlant à cet égard. Après s’être
signé et avoir récité les prières de préparation correspondant aux prières au
bas de l’autel, le prêtre, s’inclinant profondément, récite l’oraison
suivante : « […] Rendez-moi digne [...] de vous offrir ce sacrifice.
Faites qu’il vous soit agréable. Acceptez-le comme satisfaction pour nos péchés
et pour les négligences de votre peuple, afin qu’il soit sanctifié par les dons
du Saint-Esprit, en Jésus-Christ Notre Seigneur, par qui vous revient tout
honneur […] ». Pour se faire une idée de la situation, il faudrait se
représenter un prêtre latin récitant cette prière juste après être monté à
l’autel…
On est frappé de la triple occurrence du membre de
phrase : « ce sacrifice que nous vous offrons comme satisfaction pour
nos péchés et pour les négligences de votre peuple, afin qu’il soit sanctifié
par les dons du Saint-Esprit, en Jésus-Christ Notre Seigneur ». Suivi de
l’ample doxologie dont il s’accompagne, il rythme ce début de célébration et
exprime puissamment l’essence du saint sacrifice. La triple répétition est sans
doute une allusion à la Sainte Trinité mais on peut aussi y voir une nouvelle
forme d’insistance puisque, dans la culture classique, la trilogie était la
perfection de l’action. Or il faut garder à l’esprit qu’Alexandrie était une
ville toute tournée vers la Méditerranée et très hellénisée. Nous voyons donc
dans cette triple prière du début de la liturgie copte une affirmation
solennelle de la finalité des saints mystères. En d’autres termes, dès le début
du drame, « le décor est planté ».
L’absence d’offertoire et la présence, au contraire,
d’une « préparation des dons » ne présente avec le missel de Paul VI
que des analogies de forme extérieure. Imagine-t-on les néo-liturges acceptant
les cérémonies que nous venons de décrire ?
Liturgie antiochienne :
les sacrifices de Melchisédech et d’Aaron
Où se trouve l’offertoire syriaque ? La question
est délicate puisqu’elle divise même les spécialistes[25]. Le P. Sélis le situe au même
endroit que ses homologues latin, arménien, byzantin etc. mais on ne trouve à
cet endroit ni procession ni présentation ni offrande des dons. Aurions-nous
affaire à une autre liturgie sans offertoire ? Tâchons d’en juger :
« L’anaphore commence par une prière de paix […]. Le célébrant se
prosterne devant l’autel et récite une prière d’humilité […]. S’étant relevé,
le célébrant relève le grand voile qui couvre les offrandes, l’agite trois fois
au-dessus de celles-ci et récite une prière d’offertoire. Les éventails sont
agités. Ces trois prières, doublées de trois gestes, correspondent à
l’offertoire »[26]. On n’y trouve pourtant aucun
texte exprimant l’offrande des saints dons. Toutefois, pendant la troisième
oraison, justement dite « du voile », le prêtre qualifie le Christ de
« roc dur qui se fendit » cependant que le diacre chante :
« regardons cette sainte offrande qui est devant nous et qui s’offre,
hostie vivante, à Dieu le Père par les mains du prêtre vénérable ». Etant
donné ce que l’on sait du rapport entre les rubriques et les formulaires[27], on ne peut échapper au lien entre
les saintes espèces et la mort du Christ, au moment de laquelle les rochers se
fendirent. Comme, en outre, un des rôles du diacre est d’attirer l’attention du
peuple sur l’action du prêtre, on voit qu’on tient ici une bonne partie de la
théologie de la messe. Enfin, on aura remarqué que ce rite se trouve dans
l’anaphore. A strictement parler, elle n’a pas encore commencé puisqu’on n’en
est pas encore au Sursum corda mais le fait est précisément
parlant, d’autant plus si on le met en relation avec l’usage du temps présent
dans le formulaire du diacre.
Puisque, comme dans le cas du rit copte, l’offrande des
dons ne se fait pas juste avant l’anaphore, nous voudrions remonter dans le
cours de la cérémonie pour examiner l’endroit où a lieu cette cérémonie mais
aussi pour voir jusqu’où va « l’anticipation du sacrifice ».
Après l’évangile, le chœur chante une hymne, variable
suivant les fêtes. Une des plus courantes est la suivante : « […] Voici
dressée la table de vie sur laquelle seront posés le pain de vie et le calice
rempli du sang qui jaillit de la poitrine du Seigneur pour la rémission des
péchés ». Ainsi est donné le signal de la fin de la liturgie des
catéchumènes. Celle des fidèles commence par l’introït.
« Cette prière comprend trois parties : le prœmium […], la prière propitiatoire et
le corps de l’introït »[28]. Vu leur longueur, nous en
donnerons des extraits. Prœmium :
« Au pain de vie issu de Marie […], qui fut cloué sur le bois de la Croix
pour notre rédemption […], sont dus louanges, honneurs, puissance, en ce moment
où se célèbre cette eucharistie […] » Ici encore, il est sans doute
inutile d’épiloguer sur le caractère présent du sacrifice eucharistique, où le
« pain issu de Marie » est identifié au Rédempteur sur la Croix.
Pendant que le prêtre remplit l’encensoir, le ministre dit : « Devant
le Dieu miséricordieux, devant son autel purificateur, devant ces célestes et
divins mystères, de l’encens est versé par les mains du prêtre ». L’encens
possède une symbolique très riche, à laquelle le rit syriaque s’est beaucoup
attaché. Entre autres choses, il exprime la sanctification d’une chose, la
distinguant de ce qui est profane. Il symbolise aussi l’oblation puisque thus vient du grec qusia : le
sacrifice. L’Ancien Testament dit souvent que l’odeur des sacrifices agréés par
Dieu monte vers lui in odorem suavitatis.
Cette idée est encore exprimée dans l’introït proprement dit, qui suit :
« Pain céleste, […] en vous mangeant ont retrouvé la vie ceux qui étaient
morts en mangeant du fruit défendu ; vin généreux nouvellement pressé sur
le sommet du Golgotha, les nations et les peuples en ont bu et ont recouvré la
vie […] Vous vous êtes offert en sacrifice pour la rédemption du genre humain.
A vous […] nous recourons par le parfum de cet encens répandu devant votre
majesté […]. Oui, acceptez le parfum de cet encens, Dieu miséricordieux
[…] ».
Avant le début de l’anaphore, que nous avons examiné, le
prêtre fait encore un lavabo, en
disant : « Lavez, Seigneur, l’immonde impureté de mon âme […], que je
puisse vous offrir un sacrifice vivant qui plaise à votre divinité et soit une
icône de votre glorieux sacrifice pour nous... » Puis, s’inclinant
profondément, il récite à voix basse cette prière : « Trinité Sainte,
[…] agréez de mes mains pécheresses ce sacrifice que j’offre sur l’autel
parlant supra-céleste. […] Souvenez-vous favorablement de […]tous les défunts
qui se sont endormis dans votre espérance et surtout de tous les vivants et
défunts pour qui est offert ce sacrifice. » Placé avant l’anaphore, ce formulaire
aurait peu de chances de plaire aux réformateurs de 1969. Pour parler en termes
de liturgie latine, il unit un Suscipe
Sancta Trinitas et un double Memento.
On sait d’ailleurs, en ce qui concerne les défunts, que « l’Eglise a voulu
que l’on priât pour eux chaque fois qu’on offrirait le saint sacrifice. […]
Saint Chrysostome et saint Augustin nous assurent que cet usage vient des
apôtres »[29]. Il s’agit, comme pour les
vivants, de leur appliquer les fruits du sacrifice. Celui-ci est donc
nécessairement présent en quelque manière à ce stade de la cérémonie.
Puisque nous avons choisi d’examiner la messe
antiochienne dans le sens anti-chronologique, voyons de quelle façon elle
commence. Après avoir fait le signe de la croix et récité le psaume Miserere (Ps 50), le prêtre s’incline
vers les fidèles et leur demande de prier pour lui : « Mes frères
bien-aimés, priez pour moi pour l’amour de Dieu, afin que le Christ daigne
accepter mon sacrifice. » Puis il monte à l’autel et fait le
« sacrifice de Melchisédech », qui est souvent qualifié de
« préparation des dons ». Il s’agit de la prothèse syriaque.
« Comme un agneau, commence le prêtre, il a été
mené à l’abattoir... » (Is 53, 7). Ensuite, faisant un signe de croix sur
la patène avec l’hostie, il poursuit : « Premier-né du Père, acceptez
ce premier-né des mains de votre humble serviteur... » Il redépose
l’hostie et verse le vin et un peu d’eau dans le calice en citant saint
Jean : « Un des soldats lui perça le côté d’un coup de lance et
aussitôt il en sortit du sang et de l’eau, salut du monde entier » (Jn 19,
34, extrapolé). Baisant l’autel, il redescend les marches, se signe et prie les
bras étendus : « Dieu pacifique, père des humbles et clément, vous
qui êtes ami des hommes, rendez-nous dignes de vous offrir ce sacrifice... »
Après l’hymne Btare
okh, Moran et deux autres prières, le célébrant va revêtir les ornements
complets. A ce dernier détail on se rend compte qu’en dépit de son caractère
public, la cérémonie de la prothèse ne fait pas pleinement partie de la messe
mais en constitue plutôt l’antichambre.
Pourtant, ce rite est plein d’expressions sacrificielles
qui sont à proprement parler du domaine de l’offertoire ou de l’anaphore. Pour
ne prendre qu’un formulaire, le « Mes frères bien-aimés, priez pour
moi... » est presque identique à l’Orate
Fratres latin, dont on sait que les auteurs de la nouvelle liturgie ont
voulu le supprimer. Situé immédiatement après l’offertoire romain, il était
accusé des mêmes défauts[30]. Acceptant de justesse, sur
l’insistance du pape, de conserver cette prière, les réformateurs décidèrent
d’en dénaturer systématiquement les traductions[31]. Vaut ici le schéma que donne Mgr
Bugnini à propos de la traduction des deux prières de « présentation
» : « La phrase proposée demeura, étant entendu qu’on pouvait pallier
à ces difficultés par les traductions »[32]. On appréciera l’euphémisme.
S’il était légitime de chercher à supprimer l’Orate Fratres, coupable d’exprimer le sacrifice trop tôt, à combien plus
forte raison son homologue antiochien, qui se situe dans l’antichambre de la
célébration. A moins qu’on ne soit fondé à examiner les choses dans l’autre
sens. Ceci ne devrait-il pas conduire à une révision de la phobie anti-prolepse
que l’on a vue à l’œuvre en 1965-1969 ? L’argument de l’apostolicité des
rits et des sièges ne semble pas manquer de pertinence. Si les néo-liturges
avaient eu pour l’Orient la vénération qu’ils professaient avoir et qu’ils
eussent fait quelque cas de la Tradition apostolique, ils se seraient sans
doute arrêtés à ce genre de réflexions.
Revêtu des ornements complets, le prêtre offre le
« sacrifice d’Aaron ». Ce rite, qui constitue le début de la messe
proprement dite, est souvent appelé « offertoire ». Après une prière
de pénitence, le prêtre dit : « Nous faisons mémoire de Notre
Seigneur et Dieu, le Sauveur Jésus-Christ, et de toute son économie salvifique
pour nous […] Nous faisons mémoire de la présente eucharistie, d’Adam, d’Eve,
de la sainte mère de Dieu, des prophètes, des apôtres […]. Nous faisons
également mémoire […] de tous les fidèles défunts […] et de quiconque est en
communion avec nous […] et tout particulièrement de N., pour qui est offert
aujourd’hui ce sacrifice ».
Cette longue prière n’est rien d’autre qu’une anamnèse
suivie d’un Memento des morts et des
vivants. Il est frappant de constater comme « la présente
eucharistie » est mise en rapport avec toute l’économie du Salut[33]. L’anamnèse, dans toutes les
liturgies, suit immédiatement la consécration. Elle exprime de façon on ne peut
plus étroite le lien entre la messe et l’économie du Salut puisqu’elle fait
« mémoire des mystères de Jésus-Christ en offrant le sacrifice »[34]. Quant aux Memento, nous en avons vu le lien avec le sacrifice rédempteur.
Le célébrant poursuit : « Dieu, vous qui vous
êtes offert vous-même comme hostie/victime de sacrifice et à qui est offert ce
sacrifice, recevez de mes mains pécheresses ces saints dons pour N. » Il
dit cette invocation trois fois[35] et, après avoir recouvert les
dons, procède au grand encensement.
La signification sacrificielle de l’encens est à nouveau
soulignée par la liturgie antiochienne. Bénissant l’aromate, le célébrant le
fait « à la louange et en l’honneur de la Sainte Trinité, à qui des
parfums sont versés par mes mains pécheresses […] en ce moment où nous offrons
cette eucharistie ». Les trois encensements qui suivent ne sont pas en
reste : « […] Nous offrons devant vous cet encens à l’exemple du
prêtre Aaron qui vous offrit un encens pur et écarta la morbidité du peuple
d’Israël » et : « Nous vous en conjurons, Seigneur Dieu, agréez cet
encens d’agréable odeur que vous offre notre débilité à cause de nos
péchés... »
N’en déplaise aux adversaires des « répétitions
inutiles », le caractère présent de l’eucharistie ne cesse d’être affirmé dans
cette liturgie des catéchumènes. Sur le plan théologique, nous avons vu plus
haut (note 22) que la fin ultime de la messe est le sacrifice de louange à
la Sainte Trinité. La voici exprimée à travers la figure de l’encens, cependant
qu’une fois de plus « ce moment où nous offrons cette eucharistie » est
mis en rapport avec les sacrifices de l’Ancienne Alliance, préfigurant celui du
Christ[36]. On comprend dès lors que l’encens
soit bien plus qu’un parfum et que Dieu soit conjuré de l’agréer pour nos
péchés.
Ces paroles ont une telle sonorité anaphorale que,
quoiqu’on n’en soit pas encore à l’épître, on a peine à ne pas écrire :
« la messe est dite ». Bien plus, on mesure ici la distance d’avec le
nouveau rit d’Occident. Dom Oury et d’autres ont vanté le caractère supposément
syriaque de la « prière eucharistique » n. IV. S’il s’agissait pour
le deuxième siège de Pierre de montrer sa vénération pour le premier, pourquoi
n’être pas allé chercher son inspiration dans les éléments que nous avons
vus ?
* * *
A la lumière de l’examen des textes et rubriques, on
aperçoit le lien très étroit qui existe dans les liturgies alexandrine,
antiochienne et romaine entre la préparation et l’offrande des dons d’une part
et la prière eucharistique d’autre part. Nous nous limitons à une perspective
synchronique mais une étude historique de ces prières permettrait de mettre en
lumière le caractère quasi génétique de ce lien. En tout cas, on ne peut
s’interdire de poser quatre constatations :
— Les rits de ces trois sièges apostoliques se refusent
à une nuda præsentatio des dons qui
ne considérerait pas leur finalité sacrificielle.
— On cherche en vain une procession des fidèles, censée
exprimer « de façon vivante » la participation du peuple.
— Ce bref examen critique nous fait voir que
l’anticipation de l’idée d’oblation ne connaît d’autres limites que celles de
la cérémonie elle-même. Encore se rencontre-t-elle jusque dans son
« antichambre ». C’est dire la puissance de cette tendance. Elle est
l’affirmation on ne peut plus claire de ce que toute la messe est un sacrifice[37].
— Par comparaison, le degré d’anticipation et
d’expression du caractère propitiatoire contenu dans l’offertoire romain fait
presque pâle figure. On se demande dès lors sur quoi reposent les arguments des
réformateurs qui prétendaient à sa suppression.
Pour justifier son archéologisme, Mgr Bugnini est allé
jusqu’à dire que cette réforme de l’offrande des dons était nécessaire afin de
« ne pas […] diminuer la valeur de la seule véritable offrande du Christ
immolé, exprimée dans le canon »[38]. De la part du principal artisan
de la messe définie par « l’article 7 », c’est un argument qui ne
manque pas d’hypocrisie. On connaît d’ailleurs ce genre d’appels à ne pas
banaliser l’holocauste.
Les deux liturgies apostoliques orientales
auraient-elles, elles aussi, laissé « diminuer » de façon dramatique
« la valeur de la seule véritable offrande du Christ » ?
Auraient-elles donné depuis plus d’un millénaire droit de cité à des doublets
d’une « théologie douteuse », mettant les fidèles en danger d’accomplir
des actes d’idolâtrie ? Nous croyions que ce navrant accident n’était
arrivé qu’au rit romain. Or voici que l’Esprit Saint a délaissé pendant plus de
mille ans les trois sièges apostoliques d’Antioche, Alexandrie et Rome. Il ne
reste sans doute plus qu’à s’attaquer à la réforme des rituels copte et
syriaque.
Le concept de temps
dans la messe
Le fait que l’évocation du sacrifice, de sa nature et de
ses effets puisse être avancée jusqu’au tout début de la cérémonie peut
s’expliquer à notre avis autrement que par l’affirmation suivant laquelle la
liturgie ignore l’avant et l’après[39]. Nous croyons qu’une analyse plus
conceptuelle fournit de meilleurs résultats.
Le sacrifice propitiatoire est ce qui constitue
l’essence de la messe. Ce qui fait la dignité singulière des prières
eucharistiques, c’est qu’elles en sont le lieu spécifique. Il n’y a rien de
surprenant à ce que des parties secondaires d’un tout en annoncent ou en
expriment la partie essentielle. Ce phénomène[40] repose sur la question de la
relation entre les parties essentielles et les parties intégrantes[41]. La messe est appelée « le
saint sacrifice »[42]. Cette appellation s’applique à
toute la cérémonie, aussi bien aux prières au bas de l’autel ou au dernier
évangile qu’au canon. Or, comme l’explique Aristote, dans une action complexe
on donne souvent aux différentes parties le nom du tout, à cause précisément de
leur ordination au tout et à la cause finale du tout[43]. Ainsi, on appellera
« mariage » l’ensemble de la journée concernée parce que toutes ses parties
tirent leur raison d’être de l’union matrimoniale réalisée dans l’échange des
consentements. C’est en vertu de cette vision finaliste que, dans certaines
langues, on parle dès le début de la journée du marié et de la mariée.
N’est-ce pas exactement ce que nous voyons ici[44] ? N’est-ce pas ce qui
explique que l’évocation du sacrifice puisse se faire dès les prières de
préparation ? On ne voit guère en effet pourquoi cette anticipation ne
pourrait pas remonter au-delà de la place attribuée à l’offertoire romain.
Dès lors, il ne semble pas que la liturgie ignore
l’avant et l’après. Cette position serait recevable si les rites de la messe
exprimaient avant leur lieu propre divers éléments ne touchant pas à l’essence
de cette même messe. On pourrait dire alors que la liturgie, exprimant
n’importe laquelle de ses composantes à n’importe quel moment, n’accorde aucune
considération au temps. Or, pour ne prendre que cet exemple, lorsque le prêtre
copte, à la fin des prières de préparation, prie Dieu d’agréer le sacrifice
pour les péchés du peuple, l’élément de la célébration qu’il exprime avant son
lieu propre n’est pas un détail de l’action liturgique. Il fait déjà référence
à un élément qui constitue l’essence de l’ensemble de l’action sacrée. D’autre
part, on ne peut nier que l’action essentielle de la messe se déroule dans
l’anaphore, c’est-à-dire qu’elle ait un lieu propre dans la cérémonie. Certes,
l’ensemble de la messe en porte le nom et même, par participation, certains
attributs mais cela n’enlève rien à l’existence de ce lieu (temps) propre. Il y
a donc bien à notre avis anticipation mais elle ne doit évidemment pas
s’entendre uniquement sur le plan « technique » de la ligne du temps
de la cérémonie. Elle doit s’envisager radicalement dans le sens de la participation[45] des parties intégrantes à la cause
finale de l’ensemble, telle que définie par la partie essentielle.
D’ailleurs, le fait même que les divers aspects d’une
cérémonie aient leurs lieux (temps) propres implique un avant et un après, un
soir et un matin, une gradation. Ainsi, il existe une progression évidente
entre l’avant-messe et la messe des
fidèles : on ne donnait pas aux catéchumènes la nourriture des adultes et,
même actuellement, cette pédagogie reste appliquée aux fidèles. A contrario, on ne voit pas de partie
faite de lectures, de préparation... après la consécration. Le terme
d’avant-messe a tout son sens[46]. Qui plus est, cette partie
connaît elle-même une gradation (prières au bas de l’autel tout au début ;
l’épître précédant l’évangile, etc.).
A l’encontre de ce raisonnement qui affirme l’existence
d’un avant et d’un après dans la liturgie, on a souvent invoqué l’épiclèse qui,
alors que la consécration est déjà accomplie, supplie l’Esprit Saint de
transformer le pain au corps du Christ et le vin en son sang[47]. Au total, les notions de
postériorité et d’antériorité seraient irrelevantes dans les cérémonies du
culte.
L’argument nous semble peu puissant pour deux raisons.
La première est que cela n’infirmerait pas l’existence d’un temps en liturgie.
On parlerait sans doute de « postériorisation ». Il se fait
simplement que ce phénomène ne se rencontre précisément à notre connaissance
que dans l’épiclèse post-consécratoire[48], alors que les anticipations sont
multiples et ce dans tous les rits. La deuxième, qui est un corollaire, est que
l’épiclèse est tellement proche de la consécration qu’on peut la considérer
facilement comme une simple répétition de celle-ci. Il s’agit d’une insistance
visant à demander au Paraclet de ratifier l’acte essentiel de la messe. Etant
donné que la Tradition attribue au Saint-Esprit toute œuvre de sanctification
et toute opération sacramentelle, le cardinal Bessarion précise que c’est une
façon d’associer la troisième personne de la Sainte Trinité aux deux autres dans
l’acte essentiel du sacrifice, la forme textuelle narrative de la consécration
ne le permettant pas.
La quasi-absence d’exemples de postériorisation nous
paraît conforter notre analyse. Si la gradation entre la messe des catéchumènes
et celle des fidèles signifie qu’il n’y a pas de mouvement du plus essentiel
vers le moins essentiel, on observe le même phénomène dans la façon dont sont
traités les saints dons. On les considère par certains aspects comme déjà
consacrés avant le début de la prière eucharistique mais il n’y a pas de retour
en arrière en ce sens qu’ils ne sont pas traités comme non consacrés après la narratio. Au contraire, dans le rit
latin, les marques d’adoration sont multipliées après la consécration et ces
gestes ont leurs équivalents dans les liturgies orientales[49].
La gradation de la liturgie du moins essentiel vers le
plus essentiel est donc bien confirmée, étant entendu qu’en plusieurs occasions
des éléments exprimant l’essence de l’action se trouvent également hors de leur
lieu propre, dans celui des choses moins essentielles.
En termes moins abstraits, le sacrifice propitiatoire,
essence de la messe, est présent de façon propre à la consécration et dans la
deuxième partie du canon mais, par moments, il est déjà évoqué avant cela, dans
les parties non proprement sacrificielles de la cérémonie.
Si l’on souhaite conclure en termes de nouveau plus
conceptuels, on pourrait dire que ce qui s’applique à l’essentiel est aussi
donné (à certains moments) par participation aux parties secondaires qui
contribuent à la réalisation de la cause finale de l’ensemble.
Nous pensons que cette analyse rend compte à la fois du
fait, capital, que ce sont uniquement des éléments essentiels de la messe qui se trouvent « dupliqués » hors
de leur lieu propre et du fait que l’action liturgique a nécessairement quo ad nos, êtres de chair et de sang,
une dimension temporelle, un avant et un après.
« Semper,
ubique, ab omnibus »
Un examen des offertoires et prothèses des autres rits
orientaux — rits tous dérivés des deux que nous venons de présenter —
ne ferait que confirmer nos conclusions[50]. Il y a un an, Jean-Paul II
semble avoir implicitement invité à un exercice de ce type. Dans son allocution
à la plenaria de la Sacrée
Congrégation pour le culte divin du 21 septembre 2001, il reconnaissait que
« dans le missel romain dit de saint Pie V comme dans plusieurs liturgies
orientales figurent de très belles prières par lesquelles le prêtre exprime son
plus profond sentiment d’humilité et de respect en présence des saints mystères ;
elles révèlent la substance même de toute liturgie ». Rien n’interdit
évidemment d’étendre à de nombreux autres points ces comparaisons concernant
les apologies. Ce qui est ici flagrant, c’est la façon dont ces propos
autorisés laissent hors jeu le rite de Paul VI[51]. Quelle que soit l’intention du
pontife, tout laisse en effet penser que « la substance même de toute
liturgie » dont il parle n’est pas exprimée dans le nouveau missel. Cette
allocution constitue un encouragement à étendre à d’autres rits et à poursuivre
sur d’autres points les recherches que nous avons esquissées[52]. On retrouve en effet avec intérêt
la « preuve par le Conmonitorium » que nous évoquions en début
d’article.
Pour refermer ces réflexions sur le rite rénové, disons
qu’on y relève un grave défaut du sens de la cause finale dans le cas de
l’offertoire. Les nouvelles prières s’appellent « praeparatio donorum »[53]. Or toute préparation se fait en
vue d’une fin. En supprimant l’« anticipation » du sacrifice rédempteur,
la nouvelle liturgie a aussi supprimé le principe de compréhension de
l’offertoire[54]. Les nouvelles prières n’évoquent
plus que la communion[55]. Or, outre le fait que l’essence
de la messe est le sacrifice propitiatoire et non la communion, cette dernière
ne se comprend que comme participation à la victime du sacrifice. Felix qui potuit rerum cognoscere causas.
Il semble que la querelle de l’offertoire ne soit pas encore terminée.
STÉPHANE
WAILLIEZ
Pour approfondir
C. Barthe, « Faut-il
reconstruire l’offertoire ? », in Catholica,
n. 41, décembre 1993, pp. 15-31.
C. Barthe, « Liturgie,
le temps favorable », in Catholica n. 70, hiver 2000-01,
pp. 33-43.
A. Bugnini, La
Riforma liturgica, Rome, Edizioni Liturgiche-Centro Liturgico Vincenziano,
2e éd., 1997.
I.-H. Dalmais, o.p., Les
Liturgies d’Orient, Fayard, 1959.
N. Liesel, Die Liturgien der Ostkirche, Fribourg, Herder 1960. Edition française : Les Liturgies catholiques orientales,
Letouzey et Ané, Paris, 1959.
F. Quoëx, « Remarques historiques et doctrinales
sur l’offertoire romain », in Aspects
historiques et théologiques du missel romain, Actes du 5e congrès du CIEL, Versailles, 1999,
pp. 101-127.
P. Tirot, o.s.b., Histoire
des prières d’offertoire dans la liturgie romaine, Edizioni
Liturgiche-Centro Liturgico Vincenziano, Rome, 1985.
[1]
A. Bugnini, La Riforma liturgica,
Rome, Edizioni Liturgiche-Centro Liturgico Vincenziano, 2e éd., 1997.
[2] J.-A.
Jungmann, s.j., Missarum Solemnia :
eine genetische Erklärung der römischen
Mess, Herder, 1948. Dans la version française : Aubier, Paris, 1952, t. II,
p. 378.
[3] Signe du
respect des réformateurs envers la divine liturgie, on y trouve des propos du
type : « [ces formules], relativement récentes, se contentent de
démarquer assez servilement les prières du canon » (p. 62).
[4] In
« Le nouvel Ordo Missae », La Maison-Dieu, n. 100, p. 28.
[5] Revue du
très progressiste Centre de Pastorale liturgique et point de ralliement de bien
des réformateurs du Consilium.
[6] Plus
récemment et venant d’une figure de moindre envergure, citons Mgr Raffin, dans L’Homme Nouveau du 3 février 2002 :
« N’en déplaise aux partisans de la liturgie tridentine, je suis heureux
de la disparition des prières d’“offertoire” (sic) ». Les guillemets sont significatifs.
[7] L’abbé
Barthe a allié les deux dans un remarquable article paru dans Catholica de décembre 1993 :
« Faut-il reconstruire l’offertoire ? »
[8] Cf. Jager, Histoire de Photius, Louvain, Fonteyn,
1845, introduction.
[9] On peut
presque dire qu’Antioche a adopté le rit de Jérusalem. Le caractère apostolique
de la liturgie syriaque antiochienne n’est cependant pas remis en cause puisque
la liturgie de la Ville Sainte est dite « de saint Jacques ».
« Si elle ne remonte pas à l’apôtre lui-même pour ses moindres détails,
elle en fut au moins inspirée. Nous trouvons certaines de ses prières employées
déjà au commencement du IIe siècle »
(Mgr Khouri-Sarkis, Petit Manuel de la
messe syrienne, Paris, Mission syrienne, 1935).
[10] Cf. I.-H.
Dalmais, o.p., Les Liturgies d’Orient,
Fayard, 1959, p. 8. Faut-il rappeler que les rits orientaux ne sont pas
« orthodoxes » mais tout simplement orthodoxes, c’est-à-dire
appartenant pleinement à l’Eglise catholique ? Les communautés ecclésiales
séparées s’en servent aussi mais c’est une autre question. Comme, les schismes
aidant, de légères différences sont parfois apparues, nous prenons les versions
catholiques de ces rits.
[11]
F. Quoëx, « Remarques
historiques et doctrinales sur l’offertoire romain », in Aspects historiques et théologiques du
missel romain, Actes du 5e congrès
du CIEL, Versailles, 1999.
[12] Nous ne
pourrons donner ici qu’une description partielle des formulaires et des
rubriques et nos commentaires, soumis à des impératifs d’espace, seront
davantage des amorces de réflexion que des analyses. De plus, nous ne pourrons
faire qu’une présentation synchronique des rites concernés, alors qu’on sait
l’importance de la perspective historique en liturgie.
[13]
G. Oury, o.s.b., La Messe, de saint
Pie V à Paul VI, Solesmes, éd. 1975, p. 97.
[14] Idem, p. 98.
[15] Idem.
[16] Dans son art.cit., C. Barthe disait :
« La présence de l’offertoire “sacrificiel” dans la plupart des liturgies
suffirait à prouver qu’il est un élément notable de la lex orandi » (p. 29). Cette analyse serait-elle plus
prudente ?
[17] Voir par
exemple Niels Krogh Rasmussen, o.p., « La
Présentation du pain et du vin », in
La Maison-Dieu, n. 100,
p. 52 : « Dans la messe normative présentée […] le 24 octobre
1967, le Consilium avait proposé que
les formules accompagnant la depositio
donorum ne soient pas obligatoires mais seulement
pro opportunitate dicendae. »
[18] « Cette
différence avec la messe romaine provient de l’époque où, en Orient, les
fidèles apportaient leurs dons au skeuophylakion avant la divine liturgie. On
pourrait nous reprocher de latiniser en cherchant des offertoires en Orient
mais il s’agit dans les deux cas du rite issu de la procession des fidèles où
le prêtre offre immédiatement leurs dons, matière du sacrifice à venir. L’étude
historique confirme cette identité ».
[19] La Sainte Messe, Bruges, Beyaert, 1938, p. 162.
[20] « Le canon romain et les autres formes de la grande prière
eucharistique », in La Maison-Dieu,
n. 87, p. 67.
[21] Pour ce rit
comme pour celui d’Antioche, nous nous fondons sur divers eucologes mais aussi
sur le Petit Paroissien des liturgies
orientales, Harissa, Librairie Saint-Paul, ainsi que Die Liturgien der Ostkirche, de N. Liesel, Fribourg, Herder,
1960. Il est disponible en traduction française : Les Liturgies catholiques orientales, Letouzey et Ané, Paris.
[22] On sait que
la louange à la Sainte Trinité est la fin ultime de la messe. On voit comme les
Coptes le saisissent dès le début de la célébration, l’embrassant ainsi tout
entière dès le début.
[23] Le texte
copte est malaisé à rendre en français. On pourrait lui trouver l’équivalent
latin : « ex quo fiant ».
[24] Voir par
exemple les propos tenus en ce sens par le chanoine Rose aux Journées
liturgiques de Fontgombault : Autour
de la question liturgique avec le cardinal Ratzinger, Fontgombault, 2001,
p. 111.
[25] C’est ainsi
que le Petit Manuel de la messe syrienne, publié par ordre de Sa Béatitude Mgr
Ignace-Ephrem II Rahmani, patriarche d’Antioche des Syriens le place dans
le rite appelé « sacrifice d’Aaron » (cf. infra), tandis que le
P. Sélis, connaisseur du monde syriaque, le place entre l’évangile et
l’anaphore (cf. Les Syriens orthodoxes et catholiques, Turnhout, Brépols, 1988,
p. 186).
[26]
C. Sélis, op. cit.,
p. 186.
[27] Cf. par
exemple les explications de l’abbé Quoëx in
art.cit. p. 101.
[28]
Mgr Khouri-Sarkis, op.cit.,
p. 25.
[29]
P. Lebrun, Explication littérale, historique et dogmatique des prières et
cérémonies de la messe, Avignon-Paris, 1843, tome 1, p. 455.
[30] Frisant le
blasphème, le P. Cabié le qualifiait même de « véritable
verrue » (LMD, n. 100,
p. 30).
[31] Mgr Bugnini
explique dans son chapitre Traduzioni
comment la Sacrée Congrégation pour le Culte divin préparait elle-même les
traductions dans sept grandes langues. Or, comme il le précise lui-même, on y
note une « dilution » systématique de ces traductions. D’autre part,
depuis le fameux « 7 mars 1965 », l’usage du vernaculaire était autorisé
pour une partie de la messe et Paul VI, en avance d’une phase dialectique sur
son propre programme officiel, avait même proclamé la mort du latin, noble ci-devant.
On savait donc que les traductions seraient bientôt quasi les seuls textes
employés dans la pratique. Ainsi, le travail de « remodelage » mené par la
Sacrée Congrégation était une atteinte directe au culte. On notera en
conséquence combien est irrecevable l’argument qui prétend que la décadence
liturgique est imputable aux seuls « abus ». On peut difficilement
imaginer plus autorisé que ces aveux du secrétaire du Consilium. Ils démontrent une fois de plus que la récente réforme
liturgique est un processus révolutionnaire qui forme un tout, « cujus participatio in idipsum » (Ps
121, 3).
En reprochant au chanoine Rose, lors du dernier congrès du CIEL, de critiquer
des traductions officielles, le R.P. Gy ne prouvait pas grand-chose. Le fait
que des cardinaux (dont deux préfets de la Sacrée Congrégation pour la Doctrine
de la foi) aient pu, sans encourir de condamnation, soit exprimer soit
approuver des critiques doctrinales profondes contre le nouveau rite démontre
que celui-ci n’engage pas le magistère ordinaire universel.
[32] « La
frase proposta restò, potendosi provvedere alle difficoltà su accennate con le
traduzioni », A. Bugnini, op.cit., p. 376.
[33] A cet égard,
le P. Roguet explique fort bien comment la commémoraison ne porte pas que
sur le passé (in op.cit., pp. 149-159).
[34]
P. Lebrun, op.cit., p. 430.
[35] C’est-à-dire
que le mot « sacrifice » est prononcé six fois. On voit ce que donnerait
ici la suppression des répétitions.
[36]
Souvenons-nous que, dans le rit romain, ils sont évoqués dans le canon.
[37] Les moines
de Cluny reculaient encore les frontières du possible dans ce domaine puisque
« le blé destiné à la confection des hosties était planté dans un champ
spécial […]. La pâte était pétrie par trois prêtres et trois diacres revêtus
d’aubes […]. Ils avaient auparavant récité les laudes, les psaumes de la
pénitence et les litanies des saints. La préparation du vin de messe n’exigeait
pas moins de soins : une vigne était réservée à ce vin et la vendange
était souvent faite par des ministres sacrés, avec des instruments en or »
(Dom Chalufour, o.s.b., La Sainte Messe,
Fontgombault, 2000, p. 286). Remarquons l’« anticipation au
carré » des changements de substance puisqu’il ne s’agit même pas encore
de pain ni de vin !
[38] « Per
non […] sminuire il valore dell’unica vera offerta di Cristo immolato, espressa
nel canone », A. Bugnini, op. cit.,
p. 376.
[39] Voir, par
exemple, A.-M. Roguet, o.p., La Messe,
Cerf, 1951, pp. 62-63 ou C. Barthe, « Faut-il reconstruire l’offertoire ? » in Catholica,
n. 41, 1993.
[40] Les
linguistes et les rhétoriciens auront vu l’étroite parenté de ce phénomène avec
la figure de la synecdoque.
[41] Comme le dit
très à propos F. Quoëx, citant A. Barrois : « il est
de l’essence du sacrifice de n’être pas un être simple mais un complexe unifié
par l’unité même de sa fin » (art. cit.,
p. 121).
[42] De même chez
les Arméniens et les Chaldéens, respectivement « Sourp Badarak » et « Qurbana ».
Chez les Ethiopiens : « Kedassé »,
id est « consécration ».
[43] In Physiques, l. III, ch. 3.
[44] Le rit latin
parle dès le début d’hostie (victime), les Syriaques de « premier-né » et les Byzantins d’agneau.
[45] Au sens non
pas seulement courant mais aussi quasi platonicien et augustinien du terme.
[46] On pourrait
multiplier les exemples dans tous les rits qui montrent cette progression dans
la liturgie. La place fait ici défaut.
[47] Du moins
l’épiclèse de consécration placée après la narratio
institutionis et comprenant une
invocation explicite au Saint-Esprit. On a en effet trop tendance à perdre de
vue la variété des types d’épiclèses.
[48] Du moins
dans la messe.
[49] Un simple
exemple : lorsque le prêtre arménien donne sa bénédiction entre la
consécration et la communion, il le fait de trois quarts pour ne pas tourner le
dos au Saint Sacrement.
[50] Jungmann,
s.j., peu favorable à l’offertoire codifié par saint Pie V, reconnaissait
pourtant que « au moment où se préparent les dons du pain et du vin sur
lesquels la prière eucharistique doit être dite, des concepts de la langue
sacrificielle apparaissent aussi et cela se comprend. […] D’autres liturgies
ont leur prothèse […] largement développée », LMD, n. 87, p. 67.
[51] D’autant
que, dans une catholicité actuellement latine à 90 %, Jean-Paul II
s’adresse au dicastère chargé du « seul rit en vigueur dans l’Eglise
latine » et absolument incompétent pour le rit « tridentin » comme
pour ceux d’Orient.
[52] Pour ce qui
est de l’offertoire, le tableau serait complet si l’on y ajoutait une étude des
rits latins non romains. On se rapportera en particulier avec profit à
F. Quoëx, art.cit., dom Tirot,
o.s.b., Histoire des prières d’offertoire
dans la liturgie romaine, edizioni liturgiche - Centro liturgico,
Vincenzianio, 1985, C. Folsom, o.s.b., Rite romain ou rites romains, in Autour de la question liturgique, op. cit.,
pp. 61-97 et à « Faut-il
reconstruire l’offertoire ? » de C. Barthe, in Catholica, n. 41,
1993.
[53] Institutio
generalis Missalis romani, édition typica tertia, 2000, p. 31.
[54] Paul VI
avait perçu ce problème puisqu’il nota en marge d’un projet que les prières à
lui soumises « non hanno alcuna intenzionalità oblativa se si tolgono […]
“quem tibi offerimus” e “quod tibi offerimus”. Non sono, senza di essi, formule
dell’offertorio » [n’ont pas d’intentionalité oblative si on retire [...]
“quem tibi offerimus”. Sans cela, ce ne sont pas des formules de l’offertoire]
(in A. Bugnini, op.cit. p. 375).
Pour l’importance de la causa causarum comme principe de compréhension d’une
chose, cf. saint Thomas, Somme théologique, I q. 5, art. 2 et 5, et
I-II, q. 1, art. 2.
[55] « Ex quo nobis fiet panis vitae/potus
spiritualis ». Cette exclusivité du repas est sans doute favens haeresi en tant qu’elle induit à
la négation pratique du canon 1er de
la XXIIe session de Trente :
« Si quis dixerit in missa […] quod
offerri non sit aliud quam nobis Christum ad manducandum dari, anathema sit ».