Le
débat religieux
Extrait
d’Itinéraires.
Tel qu'il
semble s'engager en cette année 1985, le débat religieux sur le concile -
je précise religieux, car il y a
aussi un débat politique, j'y viendrai
tout à l'heure --. appelle une observation générale. Vatican
II a été interprété et appliqué par ceux qui l'ont fait : par les Pères conciliaires
eux-mêmes, rentrés dans leurs diocèses, regroupés dans leurs conférences
épiscopales et, il faut le dire, encouragés, incités, dirigés et protégés
par le pape Paul VI. Les interprétations et applications que conteste aujourd'hui
un cardinal Ratzinger ne sont pas sorties de terre par génération spontanée
; elles n'ont pas non plus été subrepticement insinuées dans le clergé, .contre
la volonté de la hiérarchie ecclésiastique, par des irresponsables comme ceux
de Témoignage chrétien. D'ailleurs,
faut-il le rappeler, Témoignage chrétien lui-même a été protégé, promu et soutenu à fond
par le très puissant cardinal Villot, que Paul VI a librement nommé secrétaire
d'Etat et que les deux successeurs de Paul VI ont librement maintenu à ce
poste jusqu'à sa mort. Donc, même si l'on incriminait Témoignage chrétien et des groupes semblables, cela n'allègerait point
la responsabilité hiérarchique.
Prenons un exemple simple, le
plus simple, celui qui éclaire tout. On dit ; ce n'est pas le concile qui a
supprimé le latin liturgique, il y a eu interprétation vicieuse et application
erronée. Le concile, c'est vrai, dans sa constitution sur la liturgie, ordonne
(art. 36) que la langue latine soit conservée dans les rites ; il autorise
seulement que « la langue du pays » reçoive facultativement « une plus large
place ». Au nom de quoi -au nom du concile ! - le latin a été
radicalement supprimé à peu près partout. Mais c'est que les Pères conciliaires
et à leur tête le pape, ayant la ferme intention d'abolir le latin, croyaient
en 1963 qu'une transition était nécessaire et qu'il fallait commencer par
seulement entr'ouvrir la porte au vernaculaire. Moins de deux ans plus tard,
Paul VI en personne attestait que telle était bien l'intention, tel était bien
le but, il déclarait alors sans ambages : « C'est un sacrifice que l'Eglise
accomplit en renonçant au latin » (discours du 7 mars 1965). Et quatre ans
après, il y allait encore plus carrément : « Ce n'est plus le latin, mais la
langue courante qui sera la langue principale de la messe » (discours du 26
novembre 1969). L'exemple du latin n'est pas le plus important, mais il est le
plus clair, il fait comprendre comment les choses se sont passées.
Quand aujourd'hui l'on parle de
replacer Vatican II dans le contexte des précédents conciles et de tout
l'enseignement du magistère, on en vient enfin à ce que nous avions . réclamé
dès le début : mais c'est pour cela que la revue ITINÉRAIRES a été condamnée en
1966 comme coupable d'un « refus du concile ». Je l'ai indiqué
au P. Congar dans la dernière partie de ma quatrième lettre. Je vais citer un
peu amplement les textes : ils témoignent.
La condamnation d' ITINÉRAIRES
par l'épiscopat français, en juin 1966, déclarait :
« Le concile vient de s'achever
(etc...). Le devoir des catholiques est clair. Ils ont à recevoir filialement
et à mettre en oeuvre ces enseignements et ces décisions. La plupart des
fidèles s'y sont conformés avec une .joyeuse obéissance. Une minorité
cependant, avec une audace qui s'affirme, conteste, au nom d'une fidélité au
passé, les principes du renouveau entrepris. »
Or voici quelle était notre «
contestation », et quels « principes » nous contestions ; voici quelle était
notre position et ce qui nous a fait condamner :
« Nous recevons les décisions du concile en conformité avec les décisions
des conciles antérieurs. Si tels ou tels textes devaient paraître, comme il
peut arriver à toute parole humaine, susceptibles de plusieurs interprétations,
nous pensons que l'interprétation juste est fixée précisément par et dans la
conformité avec les précédents conciles et avec l'ensemble de l'enseignement du
magistère. Nous croyons à l’Eglise des papes et des conciles et non point à une
Eglise qui serait celle d'un seul concile. S'il fallait - comme certains
osent le suggérer interpréter les décisions du concile dans un sens contraire
aux enseignements antérieurs de l'Eglise, nous n'aurions alors aucun motif de
recevoir ces décisions et personne n'aurait le pouvoir de nous les imposer. Par
définition l'enseignement d'un concile prend place dans le contexte et dans la
continuité vivante de tous les conciles. Ceux qui voudraient nous présenter
l'enseignement du concile hors de ce contexte et en rupture avec cette
continuité nous présenteraient une pure invention de leur esprit, .sans aucune
autorité. »
Telle
était notre position.
Elle fut dès juin 1966
condamnée par l'épiscopat comme constituant un « refus des principes » de
Vatican Il.
Cette condamnation indiquait
que les Pères conciliaires avaient entendu le concile et qu'ils l'appliquaient
dans un esprit de rupture avec la tradition. Nous n'avions pas refusé le concile. Nous avions refusé la
rupture. Pour l'épiscopat, refuser la rupture c'était refuser le concile. Et la
significative condamnation épiscopale de la position d'ITINÉRAIRES n'a été ni
cassée ni réformée par Paul VI.
Cela donnait à réfléchir.
Nous ne contestions pas les
textes conciliaires tels qu'ils étaient. Nous n'avions pas eu le temps ni le
recul nécessaires pour en soupeser toute la portée. Nous énoncions une position
de principe : nous les recevions. Nous contestions l'intention, déjà exprimée
un peu partout, d'utiliser ce concile comme un moyen de rupture avec la
tradition. Cette intention, les Pères conciliaires l'avaient insinuée ou sous-entendue
dans leurs textes. La preuve de la réalité d'une telle intention fut ré
administrée de mille manières, année après année. Contre les prétendus « excès
» ou les prétendues « bavures », il était entièrement inefficace d'invoquer
l'autorité du décret conciliaire dans sa teneur authentique. Ce qui avait été
l'intention du législateur demeurait l'intention non moins souveraine d'une
mise en œuvre dirigée par Paul VI et les évêques : parmi ces derniers, les uns
étaient enthousiastes, les autres étaient passifs et résignés, mais aucun, à
deux exceptions près, n'osait aller contre une constante orientation qui venait
de Rome, qui venait du cardinal Villot, qui venait du pape en personne.
Si bien que la distinction que
l'on envisage de restaurer officiellement aujourd'hui entre « le concile » et
d'autre part son « interprétation » ou son « application » s'est révélée à
l'usage, pendant vingt ans, une distinction inadéquate. C'est la distinction
que nous avions réclamée dès la fin du concile en décembre 1965. Non seulement
elle a été condamnée en juin 1966 comme constituant un refus du concile
lui-même, mais encore nous avons dû constater jour après jour qu'elle ne
correspondait en effet à aucune réalité. L'interprétation authentique,
l'application fidèle étaient forcément celles des discours et des décisions de Paul VI et du corps épiscopal qui avaient
fait le concile et qui en dirigeaient la mise en œuvre.
Il devenait impossible, dès
lors, de ne pas nous mettre à interpréter nous aussi Vatican II selon l'intention de rupture manifestée
en paroles et en actes par ceux qui l'avaient fait. Et selon cette intention,
Vatican II était évidemment et demeure inacceptable. Par ce concile nous avons
vu adopter ce que l'Eglise de Pie XII, de saint Pie X et de Pie IX avait
solennellement rejeté, sans qu'on allègue pour un tel changement d'autres
motifs que mondains, démocratiques, diplomatiques, profanes ; nous avons vu,
l'expression n'est pas de nous, des « transformations acceptées après avoir été
longtemps déclarées inacceptables, consenties après avoir été impitoyablement
combattues, sans autre fondement en dernière instance qu'un changement de
perspective et de majorité ».
Concile pastoral, ni infaillible,
ni irréformable, Vatican II attend son sort définitif. Seule l'Eglise pourra le
déterminer. Elle commencera sans doute par essayer de le purger de son
intention mauvaise. Elle pourra aussi le rectifier, le réformer ou l'abolir ;
ou bien l'oublier. Ce n'est pas à nous d'en décider. Notre rôle de catholiques
du rang, de simples militants de l'Eglise enseignée, était de refuser
l'inacceptable : nous l'avons fait. Nous ne cesserons pas.