Qui était Luther ?

 

Luther ! Le nom d'une rupture jamais ressoudée dans l'histoire de la chrétienté, une personnalité exceptionnelle.

Des talents rares. Une puissance d'impulsion sociale étonnante. Le tout au service d'une révolte : elle le ravage au-dedans, il la répand au dehors. Il en mourra. La moitié de l'Europe en restera baignée de sang, prostrée, stérile pour deux siècles.

1483. Naissance de Luther. Depuis plus d'un siècle les historiens qui ont étudié les documents sans passion avaient conclu que (utopie intellectuelle seule ne permettait pas d'expliquer Luther, et que ses propos recelaient un état pathologique. Des travaux récents (L'angoisse de Luther par Dalbiez, Tequi 1974 ; Luther par Ivan Gobry, LTR, 1991) ne laissent plus de doute.

Les premières années de l'homme ont vu naître la névrose d'angoisse qui, devenue paroxystique, sera le moteur de Luther.

Dans ses écrits, surtout dans les propos de table pieusement recueillis par ses disciples, les excréments, l'urine, tout cela revient avec une truculence, une délectation, une fréquence qui effarait déjà ses contemporains même bienveillants.

" Cet homme dégorge la m... à pleine bouche ", écrira son contemporain l'humaniste Thomas More. Luther en écrira des poésies comme cette chiasse de Luther contre le poète m... Ceux de Lemmich où, à chaque vers, revient (en latin) le mot de cinq lettres.

Lemmich, c'est merveille comme tes poésies et toi se conviennent

Ce que tu es est merde et merde sont tes poèmes

Lemmich, pote merdeux était digne d'une poésie de merde

car à un poète de merde, rien ne convient mieux que la merde

malheureux est le prince que tu loues avec tes poèmes de merde

car de ta propre merde tu fais l'emmerdé

tu presses ton ventre et tu voudrais chier à volonté

une immense merde, mais poète de merde tu ne fais rien

mais si un châtiment s'ensuit digne de tes mérites,

les corbeaux mêmes ne voudront pas de ton cadavre de merde "

Avec la même fréquence, une haine grondante du Pape. Cela aussi revient sans cesse. Sans argument : comme un soulagement dans l'invective. Ce n'est pas (indignation d'un homme de bien pour l'impiété.

En 1510, ses supérieurs l'avaient envoyé à Rome et il avait été émerveillé de la piété, de la charité, de (humanité de la justice pontificale et il compare tout cela à l'état lamentable de l'Allemagne. Non : il y a quelque chose de fou, de démesuré dans sa haine mélangée de peur : le premier mouvement lors de l'excommunication a été la peur, puis la haine : les actes pontificaux sont scellés avec la merde du diable (disant une décrétale). Ce n'était qu'un affreux pet du pape. Que d'énergie parti lancer un pareil coup de tonnerre ! C'est tin miracle qu'il n'ait pas fait éclater son derrière et ses boyaux. (voir Gobry p. 45 t )

Dalbiez multiplie les exemples. Sa théologie tourne autour d'une obsession

" Un enfant a beau chier dans sa culotte ou sur les genoux de son père, il n'en est pas moins l'héritier des biens paternels. Ainsi ce n'est pas en nous qu'est notre justice. FI si je ne suis pas pieux, le Christ n'en garde pas moins sa piété " (propos de table tome 2 n° 1712)

Tout petit, cela a sans doute commencé par ce jeu qu'ont certains enfants à forte personnalité, d'affronter leurs parents. Les parents sont frustes et brutaux. La révolte de Luther contre les coups s'exprime en faisant dans sa culotte. Il en était battu jusqu'au sang. Il finit par plier, non par docilité, mais par peur. Une peur aussi violente qu'est puissante sa vitalité. Cette peur de son père se projettera sur Dieu. Sous la peur, liée mais bien vivante, une haine grondante. Contre Dieu, l'inhibition est trop forte. Le jour où l'équilibre instable se rompra, cette haine se fixera sur le Pape.

Sa vocation ? Un jour la foudre tombe près de lui. Dieu va le frapper comme son père. Il fuit au couvent dans un réflexe de terreur. Cette terreur s'apaise mais la tension peur-haine développe chez lui une névrose d'angoisse qui ne le quitte pas. Dans la chapelle du couvent, on lit l'évangile du possédé. Il se roule soudain par terre en criant : " ce n'est pas moi, ce n'est pas moi ".

La vie religieuse semble l'équilibrer si on en juge par les portraits de 1505, mais le virus s'est mis dans son intelligence. Pendant sa théologie, il fait la relecture - à la lumière de sa névrose d'angoisse - de Saint Paul. Et il s'accroche à cela comme un talisman contre la folie et le désespoir.

Avec cela une vitalité prodigieuse, une mémoire, une intelligence, un talent oratoire qui retiennent l'attention de ses supérieurs. Cinq ans après son entrée, le voilà prêtre (il s'évanouira de frayeur lors de sa première messe) et professeur à l'université de Wittenberg.

En 1517, les Augustins, jaloux des Dominicains qui ont obtenu le monopole de la prédication des indulgences du jubilé, chargent leur brillant orateur de casser les reins au dominicain Tetzel. Ils ne soupçonnent pas l'ouragan qu'ils vont libérer. Le purgatoire, pour Luther, c'est le dogme des mérites et de l'expiation, le retour de sa terreur et de ses angoisses, le fantôme qu'il faut tuer. Alors il prêche le salut par les mérites du Christ indépendamment de nos œuvres. Ses succès l'enhardissent, le rassurent : oui, c'est bien la doctrine du Christ ! Tous m'écoutent !

Puis la fuite en avant : les placards contre les indulgences, les défis contre le Pape et (empereur, l'ivresse de voir (Allemagne s'ébranler au son de sa voix : Luther est l'un de ces cas rares où la névrose ne dévore pas l'énergie et 1a vitalité. Bien plus, elle lui donne une puissance d'incantation, une exaltation, une passion communicative, une audace, une énergie rugissante qui subjuguent et attirent les foules. En Allemagne tout ce qui aspire à bouger accroche son wagon à la locomotive Luther. Les humanistes qui veulent refaire le monde sur le modèle de l'antiquité, la haute noblesse ne veut plus aucune soumission au pouvoir ecclésiastique, la petite noblesse pauvre enrage de voir les richesses de 1`Eglise profiter aux cadets de famille, les paysans las de l'oppression, les gens pieux las des scandales donnés par les mauvais évêques. On déplore ses excès mais on a trop besoin de lui. L'excommunication (1520) arrive à point nommé Von Hutten, brigand a besoin d'un prophète : il fait des ouvertures. Luther qui était terrifié et venait d'écrire une lettre de soumission, se jette dans ses bras. La haine reprend le dessus.

" Attendez, messeigneurs les évêques, larves du diable, le docteur Martin veut vous faire lire une bulle qui sonnera mal à vas oreilles : bulle luthérienne. Quiconque aidera de son bras, de sa fortune, de ses biens, à dévaster les évêques et la hiérarchie épiscopale, est un bon fils de Dieu, un vrai chrétien, qui ob

serve les commandements du Seigneur". (T. Il, Witt, fol. 120).

Les théologiens catholiques lui opposent les conséquences de sa théorie nouvelle : elle implique de nier non seulement le purgatoire, mais aussi confession, bonnes œuvres, messe-sacrifice pour nos péchés, visibilité de l'Eglise : trop tard maintenant. Luther est ivre de ce sentiment de libération qu'il éprouve à crier ce qu'il comprimait en lui, et " les reproches réveillent mes adversaires, me rendent intelligents ", dit-il. Sa doctrine est faite très tôt : de 1517 à 1520, Luther n'ajoutera que le divorce et l'autorisation de la bigamie, une fois domestiqué par les princes. Car le lion rugissant aura bientôt une muselière.

Le tournant se fait en pleine guerre des paysans : 1524, il a trouvé plus fou, plus extrémiste, plus démagogue, plus ordurier que lui : les anabaptistes. Eux poussent au pillage des châteaux, au communisme intégral, à la communauté des femmes avec les mêmes arguments que Luther. Alors c'est la volte-face : Luther se jette dans les bras du pouvoir politique.

" Allons, mes princes, frappez ! Aux armes ! Percez ! Les temps sont venus, temps bénis où avec du sang, un prince peut gagner plus facilement le Ciel que nous, avec nos prières ; moi Martin Luther, j'ai ordonné moi-même leurs supplices, qu'on les empale, qu'on les égorge, qu'on les assomme. "

Il sera écouté : un massacre. 100 000 victimes d'après un historien protestant. Le début d'un cauchemar qui enchaînera l'Allemagne pour deux siècles.

Désormais tout est joué : puisqu'il faut une autorité religieuse, puisqu'on a rejeté l'Eglise, ce sera le pouvoir politique qui décidera ce qu'il faut croire. Le protestant Munzel dans sa monumentale histoire de l'Allemagne, remarque

" Ce qu'il y a sans doute de plus remarquable dans cette pacification religieuse, c'est que chez les protestants, la religion et l'Eglise, après avoir été ôtées à l'autorité spirituelle dont elles dépendaient jusqu'alors; furent mises sous la dépendance des princes et des Etats. Les électeurs palatins, en vertu du droit de réformation que la pacification religieuse établissait de fait et que la paix de Westphalie déclara un droit originaire de l'empire, contraignirent leurs sujets à passer du catholicisme au luthéranisme, du luthéranisme au calvinisme, puis au luthéranisme, puis au calvinisme, et enfin les voulurent faire revenir au catholicisme. "

Désormais, pour Luther, c'est la fuite en avant dans l'ivresse et la débauche. Les portraits successifs de, l'hérétique témoignent de cette déchéance progressive. A Wittenberg, tes religieuses écoutent le maître, sortent, prêchent et finissent dans l'inconduite. Luther en épousera une, Catherine Bora. Mais il eut au moins un enfant d'une autre. Ses sermons décrivent ses propres mœurs :

" Mon Dieu, donnez-nous beaucoup de femmes et peu d'enfants (..) si laide que soit la femme, celui qui n'a pas d'eau pour éteindre le feu prend du fumier. "

On ne s'étonne plus que, lorsque le prince de Hesse le consulte pour faire excuser sa bigamie, le vieux débauché ne se fait pas prier et lui trouve de bonnes raisons théologiques.

La fuite en avant n'apporte pas la paix à Luther. Son exaltation, parfois, laisse place à une effrayante lucidité.

Un soir, Luther étant dans le jardin avec Kaliche (Catherine Bora), des témoins ont rapporté leur dialogue :

" - Regarde, que c'est beau le ciel, comme les étoiles brillent, murmure Catherine.

-Oui. Mais elles ne brillent pas pour nous. - Et pourquoi ?

- (un silence) Nous avons quitté notre couvent. - Mais alors, il faut retourner à nos vœux ?

- Il est trop tard. Le chariot est trop embourbé. "

Les cinq dernières années de Luther sont sinistres. Sa célébrité, qui l'enivrait, est sur le déclin. Il sait bien qu'il est domestiqué par les puissants. Catherine Bora est devenue aigre et tyrannique. Elle n'a plus d'illusion sur le prophète qui l'avait éblouie.

Il est amer. Il invective, menace, se plaint, et boit. Dans ses lettres de cette époque, revient comme un leitmotiv, sous diverses formes, l'aveu : < Je suis saoul du matin au soir ". Sa théologie à cette époque est comme une autobiographie désespérée :

" Je le ,sais : si quelqu'un a ressenti la terreur et le poids de la mort, il préférerait être un pourceau que de subir continuellement un tel écrasement. Dans la nie ou sur son fumier, le pourceau se figure sur un lit moelleux : il repose en paix, ronfle douillettement, dort délicieusement. Il ne craint ni roi ni maître, ni mort ni enfer, ni démon ni colère divine. Il n'a aucun souci, et ne s'inquiète même pas du son qu'il mangera. Si on le chasse, il pousse des grognements. S'il pouvait parler, il dirait : Insensé vois comme tu te laisses aller à la colère ! Tu n'as pas la moindre parcelle de mon bonheur ; et serais-tu beaucoup plus riche et puissant, jamais tu ne passeras une heure aussi sûre, douce et paisible que le sont toutes les miennes. Oui, le pourceau n'a pas le souci de la mort : il vit dans une parfaite sécurité, dans la douceur de vivre ". " Je ne sais plus si Dieu est le diable ou si le diable est Dieu ", dit-il.

 

1546. Luther est invité par les princes de Mansfeld comme médiateur dans une querelle. On le traite magnifiquement. On se presse à ses sermons. Les festins se succèdent. Au cours d'une beuverie, il se lève et écrit sur le mur une invective contre le Pape, parmi les rires et les plaisanteries, et soudain la vieille angoisse le submerge, les convives le voient retourner à sa place, sinistre, n'ouvrant plus la bouche. L'ivresse même ne lui rend pas sa faconde ordinaire. Ses valets ont révélé plus tard que cette nuit du 18 février 1546, ils avaient porté le maître ivre mort sur son lit. Revenus le lendemain pour l'habiller, ils le trouvèrent pendu aux colonnes de son lit et étranglé. Le diable, avec qui il se vantait de coucher plus souvent qu'avec sa femme, lui avait communiqué, avec sa haine, son désespoir.

Comment expliquer la pérennité du protestantisme? Melanchton s'empressera après sa mort de rejeter le dogme de la foi sans les œuvres. Mais on ne peut plus faire demi-tour: la haine du Pape est désormais inviscérée chez les protestants. Et puis les pillages, et puis les divorces, et puis l'ambition des princes ravis de contrôler la religion. Un mur qui tient toujours sépare les protestants de la vérité, de la vie, du salut.

Abbé Philippe MARCILLE

Bibliographie

Rohbacher, Histoire de l'église, p. l0. Audin, Histoire de Luther.

Dalbiez, L'angoisse de Luther (Ed. Tequi 1974). Bonum Certanent, n° 63, 1981.

Une partie des citations est empruntée ù un tract de M. l Abbé Moureaux - 69, rue du Maréchal Oudinot 54000 Nancy.

Ivan Gobry Luther. Henri Sacchi, Guerre de Trente ans, Ed. l'Harmattan.

biographie

1483 - naissance à Eisleben

1505 - Augustins d'Erfurt

1510 - professeur à Wittenberg et voyage à Rome

1517 - les indulgences

1520 - excommunication après refus de se présenter devant la diète

1521 - mis au ban de l'empire La Wartburg

1522 - bible de langue vulgaire (germanisme-langue allemande)

1524 - révolte des paysans

1525 - Catherine Bora

1532 - liberté de culte dans l'empire (paix de Nuremberg)

1546 - mort de Luther