par
Dom Guillou
Nolite ante tempus
judicare
quoadusque veniat Dominus ....
I Cor. IV.
LES
pages qui suivent n'ont aucune prétention à l'infaillibilité; elles se veulent
un libre essai d'explication de la crise provoquée par les sanctions dont
Mgr Lefebvre est victime; elles se soumettent, par avance, au jugement de
l'histoire, une fois tirées les ultimes conclusions. Le terme fera apparaître
les buts de l'action divine qui ne permet rien sans raison. Une seule chose
est d'ores et déjà certaine : l'Église est la chose du Christ; elle est le
corps mystique dont il est la tête; elle lui appartient en propre; il est
seul à la diriger en pleine souveraineté. Quand il l'a établie sur le roc
de Pierre, il a eu soin de dire qu'elle était sienne. Lorsqu'il a demandé
à saint Pierre, par trois fois, s'il l'aimait, il lui a rappelé son triple
reniement, il a fait de l'humilité la première condition de la lieutenance
qu'il lui conférait. Il a dit : Pais mes agneaux, pais mes brebis : meos, non tuos, commente saint Augustin.
C'est
ce qui fonde notre certitude que l'Église résistera à tous les assauts de
l'Enfer; les uns sont extérieurs mais il en est d'intérieurs; ce sont les plus
dangereux, ce sont aussi les plus actuels, dans la mesure où Vatican II a
déclaré ville ouverte la Jérusalem nouvelle.
Seul?
ON dit aujourd'hui, « jusqu'à la nausée »
(comme le Père Congar le pensait lors du Concile à propos du Tu es Petrus) on dit que les évêques
doivent collaborer au gouvernement universel du Souverain Pontife. Ce serait la
découverte (ou re‑découverte) principale du dernier Concile, estimé plus
important, sans doute à cet égard, que le Concile de Nicée. S'il en est ainsi,
ne convient‑il pas de se demander si Mgr Lefebvre n'est pas le mieux préparé à
remplir le rôle de collaborateur privilégié
il n'a pas seulement participé
de façon très étroite et très active au Concile, il a été appelé par la
confiance de Jean XXIII en raison de ses éminents états de service et de sa
rigueur doctrinale à la composition de schémas préalables que le pape a jugé
excellents : le Concile que le pape a voulu « pastoral », il entendait bien le
fonder sur une exacte fidélité aux définitions dogmatiques antérieures. Mgr
Lefebvre bénéficie de plus d'une situation post‑conciliaire très avantageuse.
Alors que Paul VI dut avouer, quelque jour, au Cardinal Gut, avoir « contre son
gré » admis maintes nouveautés liturgiques, alors surtout que tous les évêques
sont plus ou moins tributaires des conférences nationales, Mgr Lefebvre est pleinement
libre. Sa parole et son action n'en ont que plus de poids.
Rien
d'étonnant à ce qu'il se trouve, d'ailleurs sans le vouloir et par la force des
choses, le porte‑parole d'une très grande portion de l'Église ne sachant plus à
quel saint se vouer; elle n'avait guère jusqu'ici qu'à suivre, envers et contre
tout, le mouvement qui lui était imposé au nom de l'unité ecclésiale, alors que
le pluralisme le plus insensé s'installait partout. Un récent sondage révèle en
effet que 48 5/. des catholiques français estiment que « l'Église est allée
trop loin ». Tout sera tenté pour réduire ce nombre impressionnant, le fait
reste. Comme le constate le R. P. Bruckberger dans son langage sans détour : on
en a ras‑le‑bol. « La Croix » elle‑même convient que la résistance de Mgr
Lefebvre a joué le rôle de révélateur.
Rien
donc de plus inepte que de prétendre que « l'évêque d'Écône » fait cavalier
seul. Ce qui semble, au contraire, c'est que sans la domination des conférences
nationales plus ou moins condamnées à la dynamique
de groupe et sensibles aux comités de pression internes et externes, Mgr
Lefebvre aurait plus d'un émule dans l'épiscopat même. Quant à ceux de ses
confrères qui ont remis à la conscience d'un chacun la solution de ce qu'ils
appelaient un « conflit de devoirs » après la parution de l'encyclique Humanae vitae, puissent‑ils considérer
avec une compréhension au moins égale la résolution courageuse et douloureuse
d'un conflit de devoirs par la conscience éclairée d'un des leurs, honneur
de la hiérarchie catholique! Dans un curieux style, le P. Congar est obligé de
lui reconnaître « une qualité subjective incontestée... »
Une simple question
de soutane
ou de latin?
RÉDUIRE la résistance de Mgr Lefebvre à une affaire de
latin et de soutane est assurément simpliste. Mais si beaucoup de gens s'en
contentent, il peut être intéressant de se demander pourquoi. Pour le peuple,
en effet, l'extérieur a beaucoup d'importance, et cela s'applique aussi à la
liturgie qui est un art du sensible et du visible, par définition même. II
serait malvenu de se gausser des simples fidèles, à la manière d'un P. Roguet
se moquant de la réflexion de la chaisière : « On nous change la religion! » Ce
sont les propres novateurs qui tombent dans le piège qu'ils tendent. Pour eux,
la nouvelle mode vestimentaire revêt une grande importance : il faut, disent‑ils,
que le prêtre ne se coupe pas des laïcs; il doit se montrer parmi les hommes un
homme comme eux; l'impact de son apostolat en dépend... Qui n'a pas entendu
dire et redire ces calembredaines! Mais l'esprit foncièrement catholique de
notre peuple est cruellement logique: si le prêtre ne doit pas se distinguer de
ceux qui l'entourent, pourquoi ne vivrait‑il pas comme eux, pourquoi ne
prendrait‑il pas métier et femme? Effectivement, beaucoup de novateurs le
suggèrent ou même l'écrivent et le clament, au vu et su des catholiques
épouvantés. On compte, avec le temps, que ces « retardataires » finiront par
s'y faire. Unde irae... Il faut
couvrir de ridicule cet évêque qui estime que la dignité du prêtre doit
s'exprimer visiblement, qui se préoccupe d'enrayer par tous les moyens
traditionnels la dégradation du sacerdoce catholique, aux yeux de ceux qui ont
le plus grand intérêt à le vénérer. L'un d'eux nous disait récemment : « Si Mgr
Lefebvre a tort, pourquoi le pape ne s'habille‑t‑il pas en pékin? »
La soutane n'est pas
une invention
du siècle dernier
IL paraît que la soutane est une invention du XIXe
siècle. Rien de plus faux. Certes, il a fallu, après la Révolution (comme
d'ailleurs après des crises morales du clergé), il a fallu que M. Émery, supérieur
de Saint‑Sulpice, rappelle l'obligation de porter la soutane. Les prêtres
avaient dû en effet la quitter pour ne pas se désigner à la persécution, être
expédiés aux pontons de Rochefort ou à l'échafaud. Mais M. Émery n'innovait
aucunement. Alors même qu'à la fin du XVIIIe siècle, l'Église constitutionnelle
permettait aux prêtres de se marier, elle ne leur enjoignait pas moins de
garder l'habit ecclésiastique. Elle exigeait aussi le maintien du latin
liturgique. Elle tenait à une tradition établie dont il conviendrait tout de
même de se souvenir encore, si l'on se donnait la peine simplement de
feuilleter « le Traité des saints ordres » de M. Olier, principal réformateur
du clergé au XVIIe siècle. Peut‑on reprocher à Mgr Lefebvre d'en savoir un peu
plus long que des ignorants, même mitrés?
Le latin est toujours
la seule langue possible de
l'unité dans la prière
QUANT au latin, n'avons‑nous pas lu, vu ou entendu que le
pape Paul VI célébrait la messe en latin devant les foules de l'Année Sainte,
venues de toutes les nations? S'il le fait, ce n'est tout de même pas pour
s'isoler de ces peuples, c'est au contraire parce qu'il suppose et même
commande que les fidèles gardent contact avec cette langue sacrée traditionnelle
comme avec le chant grégorien qui lui est adapté. Il est donc parfaitement
absurde de considérer comme retardataire et a fortiori schismatique un évêque
qui s'en tient au latin dans son séminaire à Écône, précisément «
international ». D'ailleurs la pratique liturgique du latin et du plain-chant
reste exigée par la Constitution postconciliaire sur les séminaires. L'«
épiscopat » français peut n'en pas tenir compte. La Constitution n'est pas
rapportée.
La messe en français
est‑elle
mieux comprise ?
LA messe en langue vulgaire est plus immédiatement
accessible; mais qu'elle soit mieux comprise est tout autre chose, puisqu'il
s'agit, de toute façon, au saint sacrifice de la messe, d'un mystère de foi qui échappe à nos simples
prises. La psychologie la plus élémentaire nous apprend en outre que, pour
intérioriser et pénétrer plus profondément les paroles sacrées, rien ne vaut la
lecture, l'effort bienheureux de posséder un missel et de s'en servir. On le
nie? Alors pourquoi, après avoir banni dictatorialement les missels d'antan,
pourquoi s'emploie‑t‑on à en composer d'autres, à en vendre aux fidèles comme
une chose utile? Au moins mgr Lefebvre est‑il logique, lui. Ils le seraient
aussi, ceux qui ont composé, d'ailleurs fort mal, un nouveau Pater en français pour permettre aux
orthodoxes, aux protestants, aux catholiques, de le réciter ou chanter
ensemble, s'ils ne s'opposaient pas à la lecture et au chant en latin du même Pater pour les catholiques de toute
nation.
Les nouveaux missels
français
sont-ils fidèles ?
LES nouveaux missels imposent une traduction unique et
obligatoire. Or elle n'est pas fidèle au
texte latin approuvé par Paul VI. Les libertés que l'on a prises sont, de
l'avis de tous, parfaitement orientées : cela va même parfois jusqu'à de
véritables trahisons. Par quel miracle, alors, peut-on penser que le pape
impose à la fois le noir et le blanc, le vrai et le faux? Que l'on ne dise pas
qu'en célébrant la nouvelle messe en latin, tout rendre dans l'ordre. Car la
majorité des fidèles et la presque universalité du reste ne peuvent l'entendre
que dans une traduction infidèle. A partir d'une pareille dichotomie, comment
veut-on que la nouvelle messe elle‑même, célébrée et défendue par des
conformistes bornés, ne s'en aille pas en charpie? C'est Mgr Lefebvre qui
s'attache à l'unité de l'Église, à tout ce qui peut la maintenir.
Le problème de la nouvelle messe
ON sait que Mgr Lefebvre s'en tient à la messe
traditionnelle, consacrée, au titre même de la tradition séculaire, par saint
Pie V,. pour parer aux diversités et fantaisies liturgiques, et s'opposer ainsi
de manière sûre aux innovations protestantes, aux erreurs attaquant l'intégrité
et l'identité du sacerdoce, la réalité de la présence substantielle du Corps et
du Sang du Christ, le renouvellement réel de l'oblation sacrificielle du
Calvaire. Personne ne peut prétendre que ces trois points essentiels ne soient
point de nos jours contestés dans l'Église elle‑même. Comment expliquerait‑on,
alors, les réaffirmations du Credo de
Paul VI et de son encyclique Mysterium
Fidei? On assure d'ailleurs, pour cette raison, que la messe de Paul VI ne
différe pas, substantiellement, de celle de saint Pie V. Ce substantiellement a quelque chose de
comique lorsque le fabricateur de la nouvelle messe assure que la liturgie post‑conciliaire
a complètement changé d'aspect. Or l'aspect, le visible, c'est encore une fois
quelque chose d'importance capitale, étant donné la nature même de la liturgie.
On a pu
maintenir ici et là, en des lieux privilégiés, une allure traditionnelle, mais
la plupart du temps le peuple se trouve dans une atmosphère toute différente;
il peut comprendre que le prêtre se tourne vers lui pour lui parler, mais il ne
comprend plus qu'il se tourne vers lui pour prier Dieu., chose qui est
absolument anti‑traditionnelle; une véritable rupture liturgique. Pour lui, la
solennité sacrale a disparu; les gestes qui la manifesteraient sont réduits au
minimum quand ils ne disparaissent pas. Le rite de la communion devient d'une
telle banalité, quand ce n'est pas d'un tel irrespect, qu'il n'est pas possible
qu'à la longue, sinon dès maintenant pour les jeunes générations, le sens de la
divine présence ne s'évanouisse pas. Des protestants convertis ‑ nous en avons
reçu maints témoignages ‑ se croient revenus dans leurs temples froids.
Or ce
qui nous paraît caractériser le refus de la nouvelle messe chez Mgr Lefebvre,
c'est qu'en véritable pasteur, il ne finasse pas; il n'accepte pas de la
considérer en dehors de ce qu'elle est en fait, de ce qu'elle devient sous nos
yeux de façon de plus en plus commune, c'est‑à‑dire principalement un repas, un
partage, ou, comme l'a dit le missel nouveau, à l'usage des fidèles, un simple
mémorial. Encore si cette déviation grave était le fait d'une exagération
provisoire, peut‑être suffirait‑il d'y remédier par une observation plus
rigoureuse de la nouvelle messe, mais celle‑ci, telle qu'elle a été composée,
telle qu'elle subsiste, a été décrite par son auteur exactement dans l'esprit
qui maintenant la dirige ou la dépasse.
Cette
définition‑description était si aberrante, doctrinalement, que Paul VI a été
obligé de la faire modifier. Mais rien n'a été changé aux rites qu'elle
exprimait, sauf l'obligation d'utiliser un plateau pour la communion. Qui s'en
préoccupe? Il a pourtant son importance si l'on croit vraiment à la
transsubstantiation, à la présence du Christ dans les parcelles mêmes. Si la
messe nouvelle a été composée avec la collaboration effective de six pasteurs
protestants, par un néo‑liturge qu'on a dû, depuis, envoyer dans un exil doré à
cause de ses attaches maçonniques, il est bien difficile de dire qu'elle ne
présente aucun danger d'équivoque pour les catholiques; il est certain
seulement qu'elle ne peut être considérée comme dangereuse pour les protestants...
Le Père Congar
s'efforce de nous donner une explication du fait : la messe nouvelle
reprendrait « les dispositions d'une tradition plus ancienne, pleine de la sève
des Pères. C'est pourquoi... et non pour une autre raison, certains
protestants, qui ont fait eux‑mêmes un ressourcement au‑delà du XVIe siècle,
ont pu déclarer s'y retrouver ». Voilà, certes, une bien singulière façon de
considérer la tradition vivante de l'Église catholique : une longue éclipse du
Saint‑Esprit.
On voit
mal Mgr Lefebvre accepter ce décri de la tradition. Il sait, lui, que de son
propre aveu, s'autorisant d'une orientation de la Constitution liturgique de
Vatican II, Mgr Bugnini a été guidé par « le désir de tout faire pour faciliter
à nos frères séparés le chemin de l'union, en écartant toute pierre qui
pourrait constituer ne serait‑ce que l'ombre
d'un risque d'achoppement ou de déplaisir, dans la confiance que la prière
commune hâtera le jour où toute la famille de Dieu réunie dans l'intégrité de
la foi (le papier souffre tout) et
sous le signe de la charité, pourra chanter d'une seule voix et d'un seul coeur
l'alléluia pascal de la résurrection
et de la vie ». Pour ce faire, a été supprimée, dans les prières du Vendredi
Saint, la demande que les « frères séparés » reviennent à « la sainte Mère
Église, catholique et apostolique ». Tout le reste est à l'avenant...
Nous
regrettons de le dire : ce n'est pas honnête, ce n'est pas franc, ce n'est pas
réaliste. Le moment est venu de se rappeler le jugement d'un éminent canoniste
sur la Constitution liturgique elle‑même : « Malgré son titre de constitution,
elle n'a qu'un caractère disciplinaire. Canoniquement parlant, elle n'a valeur
que de décret et les décisions qu'elle renferme ne sont ni infaillibles, ni
irréformables. » Qu'il en soit ainsi, la suite l'a d'ailleurs prouvé
aux dépens de ce qu'elle avait
encore de traditionnel, ladite constitution a été largement dépassée dans ce
qu'elle avait de nouveau. Ce que tout le monde dit et sait, y compris Hans
Küng, serait‑il interdit aux seuls traditionalistes de le constater?
La manière
ou le
processus
CERTAINS s'imaginent que lorsqu'il y a changement,
rupture de tradition, la chose ne doit comporter aucune exception. Ce n'est pas
ainsi que les nouveautés s'instaurent dans une Église aussi foncièrement
traditionnelle que l'Église catholique, car tout le monde s'apercevrait
aussitôt de l'innovation. C'est par changements successifs et à petits coups
qu'il a été procédé. On conçoit aussi que, d'un état à l'autre, des mots‑clefs
n'aient pas disparu entièrement. Le laudateur de la nouvelle messe s'y
accroche, sans s'apercevoir que la nouveauté de l'ensemble, comme de la
pratique et de la mentalité, finit par les dévaloriser.
Dom
Guéranger était autrement clairvoyant. Il savait que l'amour et le très grand
respect de la tradition est le caractère même du liturgiste, qu'il faut se
défier « des expressions vagues qui n'expriment pas clairement le dogme au lieu de le traduire dans un style précis
mais surtout catholique »; il savait que les novateurs prennent soin «
d'insérer dans leur oeuvre un certain nombre de textes » qu'on puisse « faire
valoir en cas d'attaque ». La discrétion exige « de garder un point de contact
avec l'orthodoxie en même temps qu'(on) s'entend par‑dessous terre avec
l'hérésie ».
Faut‑il
voir des intentions si malignes dans la nouvelle liturgie? Nous ne
l'affirmerions pas... Mais ce qui paraît beaucoup moins incertain, c'est qu'un
souci abusif d'oecuménisme ait procédé de cette façon. S'il ne restait rien de
traditionnel dans la nouvelle liturgie, elle serait absolument indéfendable.
N'en reste‑t‑il rien aussi dans la liturgie protestante? L'actuel cardinal qui
préside la Congrégation du Culte Divin est allé jusqu'à dire, par exemple, que
la nouvelle messe était plus « sacrificielle » que la messe dite de saint Pie V
car à Ceci est mon corps a succédé :
Ceci est mon corps qui sera livré pour
vous : Hoc est Corpus meum quod pro vobis tradetur. Or Luther, qui avait en
horreur la messe catholique, renouvellement sacramentel de l'oblation
sacrificielle du Christ, a justement adopté cette formule... Alors?
Monseigneur Lefebvre n'invente rien
NOUS avons donc à y regarder de plus près, avant de
condamner la répugnance de beaucoup devant la nouvelle messe, dont les
tendances sont encore accentuées par les traductions. A la veille des plus
importants changements, nous avons la bonne fortune de posséder le projet de
canon préparé par un liturgiste, Dom Vagaggini contempteur de l'incomparable
canon romain. C'est un homme du sérail; il connaît bien l'esprit des néo‑liturges
qui ont fabriqué le nouvel ordo missae. Le
canon qu'il composa s'essayait ‑ lourdement ‑ à rassembler et perpétuer les
richesses des diverses traditions‑types, dans le respect de la théologie
catholique. Or que craignait‑il? Précisément l'adoption du canon d'Hippolyte
qui est devenu la prière eucharistique n° 2. Pourquoi? Parce que lui qui
connaissait encore une fois ses hommes, les voyait tentés par des manies fort
dangereuses, celles mêmes que, post factum, constate et dénonce Mgr Lefebvre.
Écoutons Dom Vagaggini en soulignant des mots plutôt
euphémiques :
« Défiance envers toute « théologie » (défiance),
aujourd'hui largement répandue dans certains milieux (ceux précisément des néo‑liturgistes);
une certaine façon, sûrement très superficielle, de comprendre l'esprit
oecuménique et notre devoir d'aller à la rencontre des frères séparés protestants, en nous mettant sur un
terrain pour ainsi dire indifférencié (donc
susceptible d'équivoque) dans la question eucharistique; le goût de l'archéologie, parfois très vif chez les liturgistes qui ne sont que philologues et historiens de
la liturgie. Mais s'engager sur cette route serait faire, je crois, une oeuvre irréelle, et, au fond, se laisser aller
à un archéologisme érudit et, aujourd'hui, antihistorique
» (autrement dit : antitraditionnel).
Dom
Vagaggini ‑ et là il rejoint la pensée de Dom Guéranger sur le perfectionnement
toujours possible de la liturgie ‑ posait en « principe » qu'« une anaphore a
le droit et le devoir, non seulement d'être profondément théologique, mais
encore de refléter à sa manière les préoccupations théologiques d'aujourd'hui.
» Et Dom Vagaggini prêchait d'exemple en mettant dans son canon l'accent nécessaire
sur le caractère particulier du prêtre, sur le mystère de la présence réelle,
sur le caractère sacrificiel et expiatoire de la messe. Il s'efforçait de se
maintenir dans l'atmosphère d'adoration et d'humilité si caractéristique du
canon traditionnel.
Or,
pour nous en tenir à la Prière eucharistique empruntée pour l'essentiel au
canon d'Hippolyte, prière devenue hélas presque la seule employée parce que
plus brève (quand, bien sûr, on ne façonne pas de nouveaux canons : il y en
aurait maintenant jusqu'à 103 et l'on enseigne dans maints séminaires à en
fabriquer à volonté) l'épiclèse « post‑consécratoire » (curieux souci
d'ordonnancement, étranger à la tradition des diverses liturgies) peut
parfaitement convenir à une intercommunion eucharistique
aucun rappel de l'unité dans la
vérité n'y figure. Plus grave encore, et ceci ne peut se justifier de la part
d'érudits exhumant le canon d'Hippolyte, on est allé jusqu'à attribuer à tous
les écoutants tout ce que le prêtre, dans le texte primitif, ne dit qu'en
rappelant la dignité dont il est seul revêtu.
Dans la
même ligne, le nouvel ordo missae a
supprimé toutes les prières où le
prêtre parle en son nom, où il se distingue des fidèles. II ne reste plus que l'Orate fratres et le Suscipiat qui puissent indiquer cette
distinction, mais les néo‑liturges les ont traduits de façon que personne ne
puisse le voir. Comment vouloir que, soucieux d'affirmer le caractère
particulier du prêtre, Mgr Lefebvre puisse admettre pareils changements? Et
qui, sur ce point, respecte le Concile, lequel conserve la distinction capitale
entre le prêtre et les fidèles?
Le nouvel ordo missae est un tout
QU'IL
s'en tienne, alors, Mgr Lefebvre, au canon romain et accepte la messe nouvelle,
en la faisant célébrer en latin et en grégorien! A défaut d'un offertoire digne
de l'ancien, il pourrait du moins retrouver l'Orate
fratres et le Suscipiat traditionnels...
» C'est bien mal comprendre les choses : ce ne serait pas honnête et sans doute
inaccepté. D'autre part, à mettre le doigt dans l'engrenage, tout l'homme finit
par y passer. La prudence impose la plus rigoureuse réserve à l'heure où la
notion catholique du sacerdoce est en jeu.
Il n'y
a pas moyen de faire la moindre concession, lorsque l'« identité » du prêtre
(comme on dit) est matière à discussion, lorsqu'on se demande si ce qui le
définit est le ministère de la Parole « au nom du » Christ, in nomine Domini, ou la célébration de
la messe et l'administration des sacrements vice
Domini, « à la place du » Christ, souverain Prêtre. Telle est, nous semble-t‑il,
une des raisons principales du refus du nouvel ordo dans son ensemble, et, partant, dans chacune de ses parties.
Ce que
demande Mgr Lefebvre à Paul VI dans sa lettre du 17 juillet 1976 c'est de «
restaurer la liturgie dans toute sa valeur dogmatique
et son expression hiérarchique, selon
le rite romain consacré par tant de siècles d'usage. » Un pareil souci, chez un
évêque qui se préoccupe de former des prêtres dans la pure ligne de la
tradition catholique, s'explique très aisément; il n'est pas sa condamnation
mais son honneur. Quand il parle de sa fidélité à « l'Église de toujours », ce n'est pas dans un esprit,
d'immobilisme et de fixisme, car il ne refuse a priori aucune réforme, mais il
ne peut et il ne doit la concevoir que dans le sens « eodem sensu eademque sententia » de la tradition sacrée, celle
qui ne comporte pas d'atténuation ni aucun de ces éléments contingents que la
mutation des temps peut imposer ou les nécessités locales exiger.
L'Ordre
et les
ordres
PÉGUY se moquait des honneurs au pluriel mais pas de
l'Honneur. Le catholique ne confond pas non plus les ordres et l'Ordre. Ce
n'est pas en vain que le sacrement qui, confère le sacerdoce s'appelle le
sacrement de l'Ordre. Il est l'épine
dorsale du catholicisme. Il est la ligne de force de la liturgie catholique
d'hier, comme il doit l'être de la liturgie d'aujourd'hui et de demain. Tout ce
qui l'atteint ou y contredit ne peut amener que confusion et subversion
irrémédiables. Mgr Harscouët, qui était un grand liturgiste, disait très
justement : « la liturgie catholique est « anti‑révolutionnaire. » Rien de plus
exact. On peut même considérer la transformation du « prêtre » en « ministre »
et prédicant, opérée par le protestantisme, comme le germe religieux de l'égalitarisme
de la Révolution et de l'esprit maçonnique.
En
parfait accord avec Luther qui s'élevait contre « la muraille élevée par les
Romanistes : la distinction des clercs et des laïcs », le pasteur Leplay dans
les « Études » d'avril 1976 croyait devoir « rappeler d'abord l'importance
fondamentale et l'actualité permanente, pour le protestantisme, de la doctrine
du sacerdoce universel. Elle fut une des grandes intuitions des Réformateurs et
la plus annonciatrice des temps modernes. » Or l'égalitarisme, dogme premier
des démocraties issues des « Droits de l'homme », est la voie toute tracée vers
l'égalitarisme communiste.
Il faut
croire que la chose n'échappe pas à certains plumitifs puisqu'ils accusent Mgr
Lefebvre d'être < maurrassien. » Maurras, s'il revenait sur terre, se
gausserait de pareille sottise. Si Bossuet ne l'a pas attendu pour écrire son
admirable « Politique tirée de l'Écriture Sainte », a fortiori l'Église
pour être < le temple des définitions du devoir » ou « l'arche de salut des
sociétés », ni Pie IX pour promulguer le Syllabus
qu'il admirait tant. Il ne faisait, lui, que découvrir, à partir de
l'expérience de l'histoire et de l'art politique, le bienfait des principes
d'ordre et de vie qui n'ont cessé et ne cesseront pas d'être ceux de l'Église
catholique sur le plan religieux.
Pauvres
gens que ceux qui inversent les valeurs et « politisent » tout. Pauvres aussi
ceux qui ne voient pas la cohésion profonde du spirituel et du temporel. Le
saint pape Pie IX aimait à le dire : la disjonction contraire est le mal de
notre temps.
Le
libéralisme
CETTE
disjonction est le propre du libéralisme. Elle se manifeste en ceci que le lien
fondamental entre la vérité et la liberté n'est plus affirmé ni respecté.
Comment le serait‑il alors entre le bien et le mal? Sur une pareille pente,
étant donné les conséquences de la tare originelle que l'on ne rappelle presque
plus, le sens du péché ne peut que s'émousser et par voie de conséquence la foi
dans la Rédemption et dans son renouvellement sacramentel, à la messe.
La
subversion de 68 a prétendu s'élever contre la « société de consommation »,
mais dans le défoulement des pires instincts, l'apologie de la débauche. « Dieu
n'est pas conservateur », clamait alors le Pontife d'une Église moins « ouverte
au monde » que démagogique. Mais qui conserve donc les principes de toute
civilisation digne de ce nom, qui empêche, par les lois infrangibles de l'ordre
naturel lui‑même, que l'esprit de jouissance l'emporte sur l'esprit de
sacrifice? L'action et la pensée de Mgr Lefebvre, traité calomnieusement de «
retardataire », est donc tout à fait opportune; elle se situe au noeud des
problèmes d'aujourd'hui, elle répond à leur urgence. C'est tout naturellement
et logiquement qu'il s'attaque au libéralisme.
Le Père
Congar, dans un article de « La Croix » du 20 août 1976, s'imagine qu'Écône ne
s'aperçoit pas que, « tout en disant matériellement le contraire du Syllabus (sic) », la Déclaration
conciliaire sur la liberté religieuse est en réalité « la suite du combat par
lequel, face aux jacobinismes et aux totalitarismes, les papes auraient de plus
en plus mené le combat pour la dignité et la liberté de la personne humaine
faite à l'image de Dieu ». Quel charabia!
L'Église
affirme depuis longtemps la liberté de l'homme car sans cette liberté il ne
peut y avoir ni péché ni mérite, ni Incarnation ni Rédemption, ni Paradis ni
Enfer. Ce qui est exact, c'est que, face au totalitarisme communiste ou
simplement athée, l'Église tient à réaffirmer la liberté humaine, menacée dans
sa racine même; par le fait, elle défend la liberté religieuse, mais exactement
comme le Syllabus, elle ne consacre
pas comme un droit l'adhésion à toute autre religion que celle qui a pouvoir et
droit de dire avec son Époux : je suis la voie, la vérité et la vie. Il ne peut
être question pour elle d'équiparer la vérité et l'erreur, le bien et le mal.
Le
principe protestant du libre arbitre et du libre examen qui a donné naissance
et apparente noblesse à la liberté de toutes les opinions, base du démocratisme
révolutionnaire, n'est pas un principe catholique. Ce n'est pas une raison pour
légitimer une réelle coaction, Dieu n'entend pas être honoré par un peuple
d'esclaves. Mais la mentalité actuelle qui condamne toute affirmation de la
vérité comme une sorte d'aliénation de la liberté, est une erreur infiniment
néfaste et parfaitement courante.
Voilà
des choses que rappelle opportunément le confrère dominicain du Père Congar
qu'est le Père André‑Vincent, professeur de droit à la Faculté d'Aix, dans son
ouvrage sur ladite Déclaration conciliaire. Il la défend tant bien que mal,
mais il lui faut bien dénoncer les faiblesses et les lacunes qui ont scandalisé
jusqu'à des protestants. Il lui faut bien signaler qu'après avoir approuvé ce
document bâclé, Paul VI dut, dans un discours, avertir qu'il ne fallait pas
l'interpréter isolément de la doctrine constante (et donc infaillible) du
Magistère. Malheureusement les paroles s'envolent et le document reste
« disant matériellement le contraire du Syllabus », c'est‑à‑dire évitant
de porter un jugement clair et vraiment catholique sur la caricature de liberté
que le libéralisme, « avancé » ou non, s'imagine un rempart contre le
totalitarisme menaçant.
Y a‑t‑il
opposition à tout
le Concile?
AVEC une belle unanimité, les adversaires de Mgr Lefebvre
s'efforcent de le faire passer pour un opposant à tout le Concile, ou comme on
dit, à « l'Église conciliaire ». Il est bien vrai que Mgr Lefebvre ne connaît
pas cette Église‑là; il connaît seulement, et cela suffit, l'Église de tous les
Conciles, c'est‑à‑dire « l'Église de toujours ». Le Père Congar donne dans
cette accusation monstrueuse quand il ose comparer Mgr Lefebvre à Doellinger se
séparant de Rome après Vatican ler. Ce Concile était dogmatique. Or, sur tout
ce que le Concile pastoral Vatican II comporte de dogmatique, il n'y a pas plus
conciliaire que Mgr Lefebvre; il pourrait en remontrer à bien des approbateurs
intempérants.
Quand
Mgr Marty croit devoir lui opposer que « le Concile ne fut jamais une remise en
cause de la doctrine », sa remarque tombe à faux. C'est tout autre chose de
croire à une remise en cause de la doctrine et d'estimer que, par une sorte de
peur des définitions et des précisions dogmatiques, certaines vérités
traditionnelles se trouvent mises en danger. Mgr Lefebvre n'a pas attendu
l'après‑concile pour exiger qu'on définisse les notions de base; il a constaté
qu'à toute demande de ce genre il lui était répondu : mais ce concile est
un concile pastoral !
Il est
certain que, dans l'enseignement des séminaires et des universités, depuis déjà
belle lurette, l'abus de la théologie positive (ou historique) avait pris le
pas sur la théologie spéculative. On pouvait ainsi prétendre (l'histoire est
une science assez souple) que dans le dessein de se démarquer de Luther le
Concile de Trente avait exagéré ce que l'on appelle.« l'aspect »! sacrificiel
de la messe et peut‑être même la conception du sacerdoce. Mais l'histoire
n'enseigne‑t‑elle pas aussi que les dogmes conciliaires ont été formulés de
manière plus précise quand les vérités qu'ils expriment ont eu justement besoin
de l'être et pour qu'à l'avenir elles ne soient plus discutées? L'ambiguïté
fatale de la théologie positive pouvait servir, il faut le reconnaître,
l'intention oecuméniste de Vatican II, enclin à rendre les précédentes
définitions conciliaires plus ou moins responsables des divisions entre
chrétiens. Toujours est‑il qu'il y a eu souvent refus de définir
dogmatiquement.
Et Mgr
Lefebvre donne des exemples, difficiles à récuser, qu'il conviendrait de
réfuter un à un : ce qui ne se fait pas. Il a pris soin de s'assurer, auprès du
juge le plus qualifié, c'est‑à‑dire le secrétaire même du concile, des notes
théologiques exactes pour apprécier les divers documents et directives
conciliaires. L'éminent prélat lui a répondu : « Il faut distinguer suivant les
schémas, les chapitres, ceux qui ont déjà fait l'objet de définitions
dogmatiques dans le passé; quant aux déclarations qui ont un caractère de
nouveauté, il faut faire des réserves. » De son côté, le pape Paul VI a précisé
que Vatican II n'avait pas promulgué de dogmes nouveaux.
La
ligne de conduite de Mgr Lefebvre est donc pleinement légitime. Elle ne sort
pas des limites permises. Pas plus qu'il ne se permettrait, tout «
infaillibiliste » et romain qu'il soit, d'élargir la définition du dogme de
l'infaillibilité, qui assure au pape l'assistance du Saint‑Esprit en matière de
dogme, de morale, de loi naturelle, assistance qui ne peut être assimilée à une
inspiration, pas plus n'admet‑il que soit attribué au pape ou au concile je ne
sais quel « charisme prophétique », comme vient de le prétendre Mg''
Etchegarray, sur la foi sans doute du fameux discours au Consistoire du 24 mai.
Pourquoi,
alors, dans la même ligne incertaine et vague, ne pas admettre ce que le
professeur Hans Küng, négateur de l'infaillibilité pontificale sans être déposé
de sa chaire, a inventé : l'obéissance prophétique. Au nom de cette obéissance,
il pense que dans une Église qui n'avance pas au souffle de ce prophétisme, il
n'y a pas lieu de faire schisme; il n'y a qu'à se retirer « sur la pointe des
pieds » d'un corps vide et momifié... Peut‑être, j après tout, Mgr Lefebvre
n'est‑il traité de « schismatique » que parce qu'il (ne se reconnaît pas d'une
Église emportée par les vents...
Toujours
est‑il que la plupart des contradicteurs paraissent considérer Vatican II comme
« inspiré ». Surévaluation manifeste et indue, corsée par le rappel du grand
nombre des Pères et experts, d'observateurs non catholiques et de journalistes!
Il y aurait lieu plutôt, de faire des réserves sur l'influence de ceux‑ci et
sur l'unanimité de ceux‑là. Mais, réaliste et bon, Mgr Lefebvre n'insiste pas
sur «l'humain, trop humain » qui se mêle à tout. Ce qu'il redoute c'est la
fausse mystique; ce n'est pas lui qui présiderait à Saint‑Pierre de Rome une
assemblée charismatique ou pentecôtiste. En doctrine, il demande la précision;
dans les nouveautés, il considère les résultats.
L'arbre
se juge à
ses fruits
Monseigneur Lefebvre s'inspire
dans ses
jugements, tout à fait légitimes, sur des points de pure pastorale, d'une règle
formulée par Notre Seigneur et qui ne cesse, dans l'Église, d'être utilisée
lorsqu'il s'agit de prophétisme ou projet d'avenir. Mêmes ses adversaires le
reconnaissent, les fruits n'ont pas passé la promesse des fleurs, c'est le
moins que l'on puisse dire. La nouvelle liturgie n'a point empêché la
diminution catastrophique de la pratique religieuse; les absolutions
collectives n'ont point amené la fuite du péché : on s'accommode de plus en plus
d'une conscience chargée; on communie sans se préoccuper d'être en état de
grâce. L'exaltation de l'amour conjugal a pris le pas sur la première fin du
mariage, au point que l'on en arrive à bénir les relations pré‑maritales.
Une
fausse conception de la messe fait mépriser à maint prêtre la célébration
privée. Les concélébrations se multiplient, comme si l'on avait perdu la notion
de la sacramentalité de l'Eucharistie, telle que Mgr Lefebvre doit la rappeler,
dans la pure ligne des meilleures pages de Dom Vonier dans « La clef du mystère
eucharistique ». Les saluts du Saint Sacrement, les processions de la Fête‑Dieu,
le chapelet se raréfient au plus grand dam des fidèles. On ne sent plus très
bien ce qu'est le baptême et l'on s'imagine qu'à le retarder il sera plus
conscient et plus profitable : ce qui est la bonne manière de revenir à ces
temps malheureux où l'on attendait indéfiniment pour se faire baptiser, afin de
vivre sans obligations...
Le
sacrement des malades devenu le « sacrement du troisième âge », administré
collectivement, dispense trop de prêtres de courir au chevet des mourants qui
s'en vont sans viatique. L'effort missionnaire ressemble maintenant à une
sorte de philantropie sociale, voire socialiste. Partout le mouvement des
conversions s'est considérablement ralenti, etc. Comment un évêque réaliste,
habitué à ne pas courir l'oeil fixé sur des chimères, ne s'émouvrait‑il pas?
Résistance
n'est
pas schisme
A résistance de Mer
Lefebvre, surtout dans de pareilles conditions, n'a vraiment rien à voir avec
un schisme. Les schismes, remarque‑t‑il quelque part, ne se déclarent
ordinairement que par suite d'une diminution de la foi. Ce n'est pas la foi qui
les cause, ce n'est pas la volonté de mettre les convictions de foi en acte.
Nous avons un exemple classique, dès l'origine de l'Église, d'une résistance
publique au chef de l'Église : la timidité de saint Pierre en fut cause.
Imagine‑t‑on ce qu'il fût advenu si saint Pierre avait exigé de saint Paul une
soumission inconditionnelle, parce qu'il était l'unique chef, choisi par le
Christ lui‑même? II a eu l'humilité de comprendre la remontrance de son
inférieur. Les Pères et les théologiens n'ont cessé de commenter cet exemple,
de louer ensemble et saint Paul et saint Pierre.
L'obéissance
inconditionnelle est une invention de l'orgueil, elle ne va de soi que dans les
sociétés sans Dieu. Dans l'Église catholique, où l'autorité a la garde du dépôt
mais n'en dispose pas, le « qui vous écoute m'écoute » s'adresse à Dieu seul.
II n'y a pas, de la part de Mgr Lefebvre, le moindre usage du « libre examen »
, à s'en tenir à ce que l'Église a toujours transmis fidèlement, de siècles en
siècles. S'il y a conflit, c'est à un procès régulier de le dirimer.
Monseigneur ne s'y soustrait pas, il le demande. Mais en vain.
Son
attitude peut effrayer des pusillanimes, mais les protestants et les
orthodoxes, en ces temps d'œcuménisme, veulent justement savoir si l'Église
catholique n'est pas, comme ils se l'imaginent, une institution trop humaine,
une belle construction dont le chef se substitue au Christ qu'ils reconnaissent
comme nous. Le fait rapporté par le Père Bruckberger de l'émotion soulevée chez
les « frères séparés » et jusque chez les incroyants par les sanctions prises
contre Mgr Lefebvre est une indication très claire que l'oecuménisme véritable
n'est pas du côté de ceux qui en ont plein la bouche et qui se contredisent
d'ailleurs en s'acharnant à mettre au ban de l'Église un évêque qui n'entend
pas le moins du monde rompre la communion avec le Pape et la hiérarchie.
II
demande à voir le Souverain Pontife, à parler cœur à cœur et franchement avec
son Père. II entretient dans son séminaire le respect du Saint-siège; nulle
part peut‑être plus qu'à Écône, où les saluts du Saint Sacrement sont
fréquents, on ne prie plus assidûment « pro pontifice nostro Paulo ». Nulle
part on ne demande avec plus d'ardeur à Dieu de « conserver dans la sainte
religion le Seigneur Apostolique et les divers ordres de l'Église ». Mais
enfin, si la liturgie nous fait depuis ces siècles, demander cela, c'est aussi,
comme dit le Père Bruckberger, c'est que « ce n'est pas du tout cuit ». Il y a,
chez certains supracatholiques, une ignorance qui fait peine, une sorte de «
papalisme » qui confine à la confusion de l'infaillibilité et de l'impeccabilité.
Faut‑il leur rappeler que le pape Libère disait de saint Athanase
« Athanase n'est pas de notre
communion. » Se doutent‑ils, selon le proverbe brésilien, que « la bêtise est
le cheval du diable »?
Il en
est d'autres qui reprochent à Mgr Lefebvre la confiance qu'il ne cesse de
mettre dans le bon sens, la justice, l'amour paternel du Saint‑Père. Pour un
évêque, rien de plus normal. Conscient de la nécessité de l'autorité, de
l'immense bienfait qu'elle procure en s'exerçant sans défaut ou excès, Mgr
Lefebvre s'est efforcé de se mettre sous la protection des règles canoniques,
si provisoires qu'elles puissent être. Il répondait à l'attente et au désir de
nombreuses vocations de jeunes gens, désirant marcher avec la grâce de Dieu sur
les traces de saints prêtres. Pour Mgr Lefebvre, qui est profondément
surnaturel et pieux, s'adonner à cette tâche est exaltant. Il faut voir quel
amour il porte à ces jeunes! Si, quelque jour, l'un ou l'autre pouvait être un
curé d'Ars ou un Don Bosco, quelle grâce pour l'Église catholique, quel
bienfait pour les âmes!
Afin de
ne pas compromettre son pauvre, il a fait l'impossible pour ne pas s'attirer
les foudres qui le menaçaient, il le savait bien : ce n'est pas un naïf. II
espérait que l'aflux des postulants, que leur piété viendraient à bout de
toutes les préventions, qu'on se féliciterait en définitive d'avoir des prêtres
quand les séminaires se vident et que trop de consacrés renoncent aux saintes
obligations de leur état. Effectivement Mgr Lefebvre a trouvé des défenseurs et
des amis qui ont retardé l'orage : Mgr Thiandoum et les évêques africains. Mais
ses adversaires ne désarmaient pas. C'est le lot de toutes les oeuvres divines,
les croix ne leur manquent jamais.
L'heure
allait donc sonner où l'autorisation de sa Fraternité de Saint Pie X lui serait
retirée. Comme il ne pouvait être question de renoncer à ordonner ses
séminaristes, il a été mis de telles conditions à la continuation de son ceuvre
qu'il lui a bien fallu prendre le parti que l'on sait. Comme il l'avait prévu
et écrit : « Le coup magistral de Satan est d'être arrivé à jeter dans la
désobéissance à toute la Tradition par obéissance »; il a alors choisi
l'obéissance supérieure à la Tradition.
Le
droit canon est au service de la Tradition et de la foi; il n'est pas
utilisable à d'autres fins. Dom Oury, derrière lequel s'alignent des
journalistes ou des auteurs peu habitués jusqu'ici à attendre de Solesmes la
lumière, peut soutenir que la nouvelle messe n'est pas équivoque, il doit
reconnaître que si elle l'était « la résistance deviendrait un devoir ». Ce
devoir coûte beaucoup à Mgr Lefebvre.
Ce n'est pas non plus du jour
au lendemain que Jeanne d'Arc, à une époque où l'on ne barguignait pas sur
l'obéissance aux parents, s'est décidée contre leur interdiction à suivre ses
voix. Les juges ecclésiastiques n'ont pas manqué de le lui reprocher. Elle a
répondu avec une courageuse simplicité : « Si j'avais eu cent pères et
cent mères, et si j'avais été fille de roi, je serais partie, car c'était la
volonté de mon Dieu. » Il est certain surtout que l'obligation des lois se
mesure à la raison qui les fonde et au bon usage qui en est fait. Sur les
canons des Invalides à Paris, une devise est gravée : ultima ratio regum. Elle
ne se traduit pas : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. »
La croix
de
Jésus
SI notre analyse des faits et des idées est exacte, si la
situation générale de l'Église et de la société est aussi grave que nous le
pensons, s'il n'y a plus, semble‑t‑il, que l'ultime et toute puissante Raison
de Dieu pour la résoudre, il faut bien admettre que nous sommes aux portes d'un
mystère qui échappe aux règles ordinaires. Nous aimons et nous vénérons le
successeur de Pierre, vicaire de Jésus‑Christ, nous admirons la foi rigoureuse,
le courage tranquille et la piété profonde de Mgr Lefebvre. Nous voyons deux
hommes souffrir et nous souffrons avec eux. Nous mesurons les risques d'une
pareille situation. Nous comprenons le bienfait de l'unité, mais nous ne la
concevons que sur la base de la vérité dont la notion s'efface maintenant sous
le slogan de la « recherche ». Nous redoutons la « démolition » de l'Église,
mais nous ne pouvons confondre sa restauration avec ce que l'on appelle si
improprement sa « construction ».
Beaucoup
de raisons opposées ici et là à l'attitude de Mgr Lefebvre nous émeuvent, mais
la réaction est un signe de vitalité, la condition d'un progrès véritable, bien
que le combat, devenu si nécessaire, ne devrait pas être mené en ordre
dispersé. Tout est matière à angoisse ou à discussion entre des catholiques
aussi bien intentionnés. C'est au point que les voies de Dieu finissent par
nous paraître moins impénétrables. Elles se déroulent et se développent sans
doute au‑delà de ce que nous voyons et ressentons immédiatement, tant que le
dernier acte, que nous aimerions proche, n'a pas été joué. Mais nous savons au
moins qu'il convient de l'attendre dans la prière, la charité, le respect des
personnes, au lieu de parler, comme tel académicien, de l'affrontement de deux
orgueils.
Nous
adhérons dès maintenant à la divine volonté, nous en appelons la manifestation
dans un monde qui a plus que jamais besoin de la connaître, de s'y conformer,
d'apprendre que rien ni personne ne peut lui résister. Le Christ est le
souverain maître des destinées de son Église pour l'avènement de son Règne. Ce
qui est advenu à sainte Jeanne d'Arc, condamnée au bûcher, parce que la France
ne pouvait être sauvée que par une victime expiatrice, s'est reproduit
plusieurs fois dans l'Histoire aux moments les plus graves; la manière de Dieu
est toujours la même, sous la diversité des circonstances; elle est celle que
le fils de Dieu fait homme a pleinement consentie au Calvaire pour le salut de
l'humanité.
Pour
que les générations successives, en attendant qu'il revienne en gloire,
participent à son sacrifice rédempteur, Notre Seigneur a institué la messe,
renouvellement, à chaque fois, de son oblation sacrificielle : grande vérité
que Mgr Lefebvre affirme et réaffirme contre l'erreur protestante. Mais cette
actualisation sacramentelle de la croix est si capitale, si importante, que
Dieu veut l'imprimer en lettres de feu dans la mémoire des hommes pour
réveiller la foi. Il se choisit alors un homme qui polarise l'attention du
grand nombre en déroutant la raison ordinaire, il s'associe une victime qu'il
fait monter sur sa propre croix.
Pas
question alors de s'hypnotiser sur la conduite des juges ou sur les
imperfections ou les impuissances de l'instrument humain : l'enjeu est
ailleurs; le drame se joue au‑delà d'un voile qui ne se déchire souvent
qu'après le déroulement du fatal cortège de maladresses et d'outrances, de
calomnies, de mauvais coups, d'injustices, de trahisons, de lâchages et de
reniements; c'est le combat du Christ contre l'éternel Ennemi, la lutte que
présageait le duel du petit David et du géant Goliath, représenté par la grande
foi de nos pères au Portail Royal de Reims. David est le plus jeune de la
famille, il est resté à garder ses troupeaux, tandis que ses frères, solides et
aguerris, sont à la bataille qui décidera de la victoire du peuple de Dieu.
C'est lui, pourtant, lui, nu, sans bouclier, ignorant des ruses de la guerre,
qui s'avance au devant du géant bien armé, avec une simple fronde. Le bâton de
cette fronde symbolise la croix et la petite pierre qui frappera le front de
l'Ennemi symbolise le Christ, la pierre rejetée qui est devenue la pierre
d'angle.
Alors
que l'enseignement répété du Magistère sur les erreurs quasi invétérées du
monde moderne qui nous entraînent à l'épouvantable abîme du totalitarisme
athée, reçoit des événements la confirmation la plus éclatante; alors que
l'Église catholique pourrait apparaître à tous les yeux comme l'ancre du salut
par l'affirmation plénière d'une foi capable de soulever les montagnes, le
démon qui le sait, lui, qui le voit, qui estime son empire menacé à la veille
même de son propre triomphe, veut à tout prix que personne ne s'en aperçoive;
il dispose pour cela de forces nombreuses, d'une véritable conjuration
internationale. Mais c'est l'heure des ténèbres qui est aussi l'heure du
Christ, comme l'a dit saint Jean. Tel est, tel reste le mystère de la Croix. «
La fumée de Satan », comme s'est exprimé Paul VI, répandue jusque dans
l'Église, offusque les yeux; c'est le moment, croyons‑nous, où la foi a puissance
de la dissiper, une foi brillante comme le soleil en son midi qui bannit toutes
les ombres, la fades velut meridies que
la liturgie nous fait demander.
Non,
les assauts de l'enfer, si graves et subtils qu'ils soient, ne prévaudront pas
contre l'Église de Dieu. Sans rêver d'un coup de baguette transformant le
monde du jour au lendemain, du moins pouvons‑nous croire, tant c'est
indispensable, que la Providence va renverser la vapeur. Alors l'infaillible
sagesse de l'enseignement constant des Pontifes romains sera reconnue.
L'autorité de Pierre, utilisée par d'hypocrites défenseurs d'un jour qui
s'employaient hier et qui s'emploient encore à l'affaiblir, pourra retrouver
toute la force que lui confèrent ses justes limites; alors, attirées par la fraternité
restaurée des « fils de lumière », les âmes de bonne volonté viendront ou
reviendront de toutes parts à l'unique bercail. Les intentions les plus hautes
du concile porteront des fruits qui dépasseront, ceux‑là, la promesse des
fleurs, au plus grand bénéfice non seulement de l'Église, mais de toute la
société humaine. Dieu nous en fasse la grâce.
Adveniat regnum tuum. Telle
est notre commune prière.
fr
Édouard Guillou