Monseigneur Lefebvre
par Dom Guillou

 

Nolite ante tempus

judicare

quoadusque veniat Dominus ....

I Cor. IV.

 

 

                       LES pages qui suivent n'ont aucune prétention à l'infaillibilité; elles se veulent un libre essai d'explication de la crise provoquée par les sanctions dont Mgr Lefebvre est victime; elles se soumettent, par avance, au jugement de l'histoire, une fois tirées les ultimes conclusions. Le terme fera apparaître les buts de l'action divine qui ne permet rien sans raison. Une seule chose est d'ores et déjà certaine : l'Église est la chose du Christ; elle est le corps mystique dont il est la tête; elle lui appartient en propre; il est seul à la diriger en pleine souveraineté. Quand il l'a établie sur le roc de Pierre, il a eu soin de dire qu'elle était sienne. Lorsqu'il a demandé à saint Pierre, par trois fois, s'il l'aimait, il lui a rappelé son triple reniement, il a fait de l'humilité la première condition de la lieutenance qu'il lui conférait. Il a dit : Pais mes agneaux, pais mes brebis : meos, non tuos, commente saint Augustin.

C'est ce qui fonde notre certitude que l'Église résistera à tous les assauts de l'Enfer; les uns sont extérieurs mais il en est d'intérieurs; ce sont les plus dangereux, ce sont aussi les plus actuels, dans la mesure où Vatican II a déclaré ville ouverte la Jérusalem nouvelle.

 

 

Seul?

 

ON dit aujourd'hui, « jusqu'à la nausée » (comme le Père Congar le pensait lors du Concile à propos du Tu es Petrus) on dit que les évêques doivent collaborer au gouvernement universel du Souverain Pontife. Ce serait la découverte (ou re‑découverte) principale du dernier Concile, estimé plus important, sans doute à cet égard, que le Concile de Nicée. S'il en est ainsi, ne convient‑il pas de se demander si Mgr Lefebvre n'est pas le mieux préparé à remplir le rôle de collaborateur privilégié

il n'a pas seulement participé de façon très étroite et très active au Concile, il a été appelé par la confiance de Jean XXIII en raison de ses éminents états de service et de sa rigueur doctrinale à la composition de schémas préalables que le pape a jugé excellents : le Concile que le pape a voulu « pastoral », il entendait bien le fonder sur une exacte fidélité aux définitions dogmatiques antérieures. Mgr Lefebvre bénéficie de plus d'une situation post‑conciliaire très avantageuse. Alors que Paul VI dut avouer, quelque jour, au Cardinal Gut, avoir « contre son gré » admis maintes nouveautés liturgiques, alors surtout que tous les évêques sont plus ou moins tributaires des conférences nationales, Mgr Lefebvre est pleinement libre. Sa parole et son action n'en ont que plus de poids.

Rien d'étonnant à ce qu'il se trouve, d'ailleurs sans le vouloir et par la force des choses, le porte‑parole d'une très grande portion de l'Église ne sachant plus à quel saint se vouer; elle n'avait guère jusqu'ici qu'à suivre, envers et contre tout, le mouvement qui lui était imposé au nom de l'unité ecclésiale, alors que le pluralisme le plus insensé s'installait partout. Un récent sondage révèle en effet que 48 5/. des catholiques français estiment que « l'Église est allée trop loin ». Tout sera tenté pour réduire ce nombre impressionnant, le fait reste. Comme le constate le R. P. Bruckberger dans son langage sans détour : on en a ras‑le‑bol. « La Croix » elle‑même convient que la résistance de Mgr Lefebvre a joué le rôle de révélateur.

Rien donc de plus inepte que de prétendre que « l'évêque d'Écône » fait cavalier seul. Ce qui semble, au contraire, c'est que sans la domination des conférences nationales plus ou moins condamnées à la dynamique de groupe et sensibles aux comités de pression internes et externes, Mgr Lefebvre aurait plus d'un émule dans l'épiscopat même. Quant à ceux de ses confrères qui ont remis à la conscience d'un chacun la solution de ce qu'ils appelaient un « conflit de devoirs » après la parution de l'encyclique Humanae vitae, puissent‑ils considérer avec une compréhension au moins égale la résolution courageuse et douloureuse d'un conflit de devoirs par la conscience éclairée d'un des leurs, honneur de la hiérarchie catholique! Dans un curieux style, le P. Congar est obligé de lui reconnaître « une qualité subjective incon­testée... »

 

 

Une simple question

de soutane

ou de latin?

 

RÉDUIRE la résistance de Mgr Lefebvre à une affaire de latin et de soutane est assurément simpliste. Mais si beaucoup de gens s'en contentent, il peut être intéressant de se demander pourquoi. Pour le peuple, en effet, l'extérieur a beaucoup d'importance, et cela s'ap­plique aussi à la liturgie qui est un art du sensible et du visible, par définition même. II serait malvenu de se gausser des simples fidèles, à la manière d'un P. Roguet se moquant de la réflexion de la chaisière : « On nous change la religion! » Ce sont les propres novateurs qui tombent dans le piège qu'ils tendent. Pour eux, la nouvelle mode vestimentaire revêt une grande impor­tance : il faut, disent‑ils, que le prêtre ne se coupe pas des laïcs; il doit se montrer parmi les hommes un homme comme eux; l'impact de son apos­tolat en dépend... Qui n'a pas entendu dire et redire ces calembredaines! Mais l'esprit foncièrement catholique de notre peuple est cruellement logique: si le prêtre ne doit pas se distinguer de ceux qui l'entourent, pourquoi ne vivrait‑il pas comme eux, pourquoi ne prendrait‑il pas métier et femme? Effectivement, beaucoup de novateurs le suggèrent ou même l'écrivent et le clament, au vu et su des catholiques épouvantés. On compte, avec le temps, que ces « retardataires » finiront par s'y faire. Unde irae... Il faut couvrir de ridicule cet évêque qui estime que la dignité du prêtre doit s'exprimer visi­blement, qui se préoccupe d'enrayer par tous les moyens traditionnels la dégradation du sacerdoce catholique, aux yeux de ceux qui ont le plus grand intérêt à le vénérer. L'un d'eux nous disait récemment : « Si Mgr Lefebvre a tort, pourquoi le pape ne s'habille‑t‑il pas en pékin? »

 

 

La soutane n'est pas

une invention

du siècle dernier

 

IL paraît que la soutane est une invention du XIXe siècle. Rien de plus faux. Certes, il a fallu, après la Révolution (comme d'ailleurs après des crises morales du clergé), il a fallu que M. Émery, supé­rieur de Saint‑Sulpice, rappelle l'obligation de porter la soutane. Les prêtres avaient dû en effet la quitter pour ne pas se désigner à la persécution, être expédiés aux pontons de Rochefort ou à l'échafaud. Mais M. Émery n'in­novait aucunement. Alors même qu'à la fin du XVIIIe siècle, l'Église consti­tutionnelle permettait aux prêtres de se marier, elle ne leur enjoignait pas moins de garder l'habit ecclésiastique. Elle exigeait aussi le maintien du latin liturgique. Elle tenait à une tradition établie dont il conviendrait tout de même de se souvenir encore, si l'on se donnait la peine simplement de feuilleter « le Traité des saints ordres » de M. Olier, principal réformateur du clergé au XVIIe siècle. Peut‑on reprocher à Mgr Lefebvre d'en savoir un peu plus long que des ignorants, même mitrés?

 

 

Le latin est toujours

la seule langue possible de

l'unité dans la prière

 

QUANT au latin, n'avons‑nous pas lu, vu ou entendu que le pape Paul VI célébrait la messe en latin devant les foules de l'Année Sainte, venues de toutes les nations? S'il le fait, ce n'est tout de même pas pour s'isoler de ces peuples, c'est au contraire parce qu'il suppose et même commande que les fidèles gardent contact avec cette langue sacrée tradi­tionnelle comme avec le chant grégorien qui lui est adapté. Il est donc par­faitement absurde de considérer comme retardataire et a fortiori schismati­que un évêque qui s'en tient au latin dans son séminaire à Écône, précisé­ment « international ». D'ailleurs la pratique liturgique du latin et du plain-chant reste exigée par la Constitution postconciliaire sur les séminaires. L'« épiscopat » français peut n'en pas tenir compte. La Constitution n'est pas rapportée.

 

 

La messe en français

est‑elle

mieux comprise ?

 

LA messe en langue vulgaire est plus immédiatement accessible; mais qu'elle soit mieux comprise est tout autre chose, puisqu'il s'agit, de toute façon, au saint sacrifice de la messe, d'un mystère de foi qui échappe à nos simples prises. La psychologie la plus élémentaire nous apprend en outre que, pour intérioriser et pénétrer plus profondément les paroles sacrées, rien ne vaut la lecture, l'effort bienheureux de posséder un missel et de s'en servir. On le nie? Alors pourquoi, après avoir banni dicta­torialement les missels d'antan, pourquoi s'emploie‑t‑on à en composer d'autres, à en vendre aux fidèles comme une chose utile? Au moins mgr Lefebvre est‑il logique, lui. Ils le seraient aussi, ceux qui ont composé, d'ailleurs fort mal, un nouveau Pater en français pour permettre aux ortho­doxes, aux protestants, aux catholiques, de le réciter ou chanter ensemble, s'ils ne s'opposaient pas à la lecture et au chant en latin du même Pater pour les catholiques de toute nation.

 

 

Les nouveaux missels

français

sont-ils fidèles ?

 

LES nouveaux missels imposent une traduction unique et obligatoire. Or elle n'est pas fidèle au texte latin approuvé par Paul VI. Les libertés que l'on a prises sont, de l'avis de tous, parfaitement orientées : cela va même parfois jusqu'à de véritables trahisons. Par quel miracle, alors, peut-on penser que le pape impose à la fois le noir et le blanc, le vrai et le faux? Que l'on ne dise pas qu'en célébrant la nouvelle messe en latin, tout rendre dans l'ordre. Car la majorité des fidèles et la presque universalité du reste ne peuvent l'entendre que dans une traduction infidèle. A partir d'une pareille dichotomie, comment veut-on que la nouvelle messe elle‑même, célébrée et défendue par des conformistes bornés, ne s'en aille pas en charpie? C'est Mgr Lefebvre qui s'attache à l'unité de l'Église, à tout ce qui peut la maintenir.

 

 

Le problème de la nouvelle messe

 

ON sait que Mgr Lefebvre s'en tient à la messe traditionnelle, consacrée, au titre même de la tradition séculaire, par saint Pie V,. pour parer aux diversités et fantaisies liturgiques, et s'opposer ainsi de manière sûre aux innovations protestantes, aux erreurs attaquant l'inté­grité et l'identité du sacerdoce, la réalité de la présence substantielle du Corps et du Sang du Christ, le renouvellement réel de l'oblation sacrificielle du Calvaire. Personne ne peut prétendre que ces trois points essentiels ne soient point de nos jours contestés dans l'Église elle‑même. Comment explique­rait‑on, alors, les réaffirmations du Credo de Paul VI et de son encyclique Mys­terium Fidei? On assure d'ailleurs, pour cette raison, que la messe de Paul VI ne différe pas, substantiellement, de celle de saint Pie V. Ce substantiel­lement a quelque chose de comique lorsque le fabricateur de la nouvelle messe assure que la liturgie post‑conciliaire a complètement changé d'aspect. Or l'aspect, le visible, c'est encore une fois quelque chose d'importance capitale, étant donné la nature même de la liturgie.

On a pu maintenir ici et là, en des lieux privilégiés, une allure tradi­tionnelle, mais la plupart du temps le peuple se trouve dans une atmosphère toute différente; il peut comprendre que le prêtre se tourne vers lui pour lui parler, mais il ne comprend plus qu'il se tourne vers lui pour prier Dieu., chose qui est absolument anti‑traditionnelle; une véritable rupture liturgi­que. Pour lui, la solennité sacrale a disparu; les gestes qui la manifesteraient sont réduits au minimum quand ils ne disparaissent pas. Le rite de la commu­nion devient d'une telle banalité, quand ce n'est pas d'un tel irrespect, qu'il n'est pas possible qu'à la longue, sinon dès maintenant pour les jeunes générations, le sens de la divine présence ne s'évanouisse pas. Des protestants convertis ‑ nous en avons reçu maints témoignages ‑ se croient revenus dans leurs temples froids.

Or ce qui nous paraît caractériser le refus de la nouvelle messe chez Mgr Lefebvre, c'est qu'en véritable pasteur, il ne finasse pas; il n'accepte pas de la considérer en dehors de ce qu'elle est en fait, de ce qu'elle devient sous nos yeux de façon de plus en plus commune, c'est‑à‑dire principalement un repas, un partage, ou, comme l'a dit le missel nouveau, à l'usage des fidèles, un simple mémorial. Encore si cette déviation grave était le fait d'une exagération provisoire, peut‑être suffirait‑il d'y remédier par une observation plus rigoureuse de la nouvelle messe, mais celle‑ci, telle qu'elle a été composée, telle qu'elle subsiste, a été décrite par son auteur exactement dans l'esprit qui maintenant la dirige ou la dépasse.

Cette définition‑description était si aberrante, doctrinalement, que Paul VI a été obligé de la faire modifier. Mais rien n'a été changé aux rites qu'elle exprimait, sauf l'obligation d'utiliser un plateau pour la communion. Qui s'en préoccupe? Il a pourtant son importance si l'on croit vraiment à la transsubstantiation, à la présence du Christ dans les parcelles mêmes. Si la messe nouvelle a été composée avec la collaboration effective de six pasteurs protestants, par un néo‑liturge qu'on a dû, depuis, envoyer dans un exil doré à cause de ses attaches maçonniques, il est bien difficile de dire qu'elle ne présente aucun danger d'équivoque pour les catholiques; il est certain seulement qu'elle ne peut être considérée comme dangereuse pour les pro­testants...

Le Père Congar s'efforce de nous donner une explication du fait : la messe nouvelle reprendrait « les dispositions d'une tradition plus ancienne, pleine de la sève des Pères. C'est pourquoi... et non pour une autre raison, certains protestants, qui ont fait eux‑mêmes un ressourcement au‑delà du XVIe siècle, ont pu déclarer s'y retrouver ». Voilà, certes, une bien singulière façon de considérer la tradition vivante de l'Église catholique : une longue éclipse du Saint‑Esprit.

On voit mal Mgr Lefebvre accepter ce décri de la tradition. Il sait, lui, que de son propre aveu, s'autorisant d'une orientation de la Constitution liturgique de Vatican II, Mgr Bugnini a été guidé par « le désir de tout faire pour faciliter à nos frères séparés le chemin de l'union, en écartant toute pierre qui pourrait constituer ne serait‑ce que l'ombre d'un risque d'achop­pement ou de déplaisir, dans la confiance que la prière commune hâtera le jour où toute la famille de Dieu réunie dans l'intégrité de la foi (le papier souffre tout) et sous le signe de la charité, pourra chanter d'une seule voix et d'un seul coeur l'alléluia pascal de la résurrection et de la vie ». Pour ce faire, a été supprimée, dans les prières du Vendredi Saint, la demande que les « frères séparés » reviennent à « la sainte Mère Église, catholique et apostolique ». Tout le reste est à l'avenant...

Nous regrettons de le dire : ce n'est pas honnête, ce n'est pas franc, ce n'est pas réaliste. Le moment est venu de se rappeler le jugement d'un éminent canoniste sur la Constitution liturgique elle‑même : « Malgré son titre de constitution, elle n'a qu'un caractère disciplinaire. Canoniquement parlant, elle n'a valeur que de décret et les décisions qu'elle renferme ne sont ni infaillibles, ni irréformables. » Qu'il en soit ainsi, la suite l'a d'ailleurs prouvé

aux dépens de ce qu'elle avait encore de traditionnel, ladite constitution a été largement dépassée dans ce qu'elle avait de nouveau. Ce que tout le monde dit et sait, y compris Hans Küng, serait‑il interdit aux seuls tradi­tionalistes de le constater?

 

 

La manière

ou le

processus

 

CERTAINS s'imaginent que lorsqu'il y a changement, rupture de tradition, la chose ne doit comporter aucune exception. Ce n'est pas ainsi que les nouveautés s'instaurent dans une Église aussi foncièrement traditionnelle que l'Église catholique, car tout le monde s'apercevrait aussitôt de l'innovation. C'est par changements successifs et à petits coups qu'il a été procédé. On conçoit aussi que, d'un état à l'autre, des mots‑clefs n'aient pas disparu entièrement. Le laudateur de la nouvelle messe s'y accroche, sans s'apercevoir que la nouveauté de l'ensemble, comme de la pratique et de la mentalité, finit par les dévaloriser.

Dom Guéranger était autrement clairvoyant. Il savait que l'amour et le très grand respect de la tradition est le caractère même du liturgiste, qu'il faut se défier « des expressions vagues qui n'expriment pas clairement le dogme au lieu de le traduire dans un style précis mais surtout catholique »; il savait que les novateurs prennent soin « d'insérer dans leur oeuvre un cer­tain nombre de textes » qu'on puisse « faire valoir en cas d'attaque ». La discrétion exige « de garder un point de contact avec l'orthodoxie en même temps qu'(on) s'entend par‑dessous terre avec l'hérésie ».

Faut‑il voir des intentions si malignes dans la nouvelle liturgie? Nous ne l'affirmerions pas... Mais ce qui paraît beaucoup moins incertain, c'est qu'un souci abusif d'oecuménisme ait procédé de cette façon. S'il ne restait rien de traditionnel dans la nouvelle liturgie, elle serait absolument indéfen­dable. N'en reste‑t‑il rien aussi dans la liturgie protestante? L'actuel cardinal qui préside la Congrégation du Culte Divin est allé jusqu'à dire, par exemple, que la nouvelle messe était plus « sacrificielle » que la messe dite de saint Pie V car à Ceci est mon corps a succédé : Ceci est mon corps qui sera livré pour vous : Hoc est Corpus meum quod pro vobis tradetur. Or Luther, qui avait en horreur la messe catholique, renouvellement sacramen­tel de l'oblation sacrificielle du Christ, a justement adopté cette formule... Alors?

 

 

Monseigneur Lefebvre n'invente rien

 

NOUS avons donc à y regarder de plus près, avant de condamner la répugnance de beaucoup devant la nouvelle messe, dont les tendances sont encore accentuées par les traductions. A la veille des plus importants changements, nous avons la bonne fortune de posséder le projet de canon préparé par un liturgiste, Dom Vagaggini contempteur de l'in­comparable canon romain. C'est un homme du sérail; il connaît bien l'esprit des néo‑liturges qui ont fabriqué le nouvel ordo missae. Le canon qu'il composa s'essayait ‑ lourdement ‑ à rassembler et perpétuer les richesses des diverses traditions‑types, dans le respect de la théologie catholique. Or que craignait‑il? Précisément l'adoption du canon d'Hippolyte qui est devenu la prière eucharistique n° 2. Pourquoi? Parce que lui qui connaissait encore une fois ses hommes, les voyait tentés par des manies fort dangereuses, celles mêmes que, post factum, constate et dénonce Mgr Lefebvre.

Écoutons Dom Vagaggini en soulignant des mots plutôt euphémiques :

« Défiance envers toute « théologie » (défiance), aujourd'hui largement répan­due dans certains milieux (ceux précisément des néo‑liturgistes); une certaine façon, sûrement très superficielle, de comprendre l'esprit oecuménique et notre devoir d'aller à la rencontre des frères séparés protestants, en nous mettant sur un terrain pour ainsi dire indifférencié (donc susceptible d'équi­voque) dans la question eucharistique; le goût de l'archéologie, parfois très vif chez les liturgistes qui ne sont que philologues et historiens de la liturgie. Mais s'engager sur cette route serait faire, je crois, une oeuvre irréelle, et, au fond, se laisser aller à un archéologisme érudit et, aujourd'hui, anti­historique » (autrement dit : antitraditionnel).

Dom Vagaggini ‑ et là il rejoint la pensée de Dom Guéranger sur le perfectionnement toujours possible de la liturgie ‑ posait en « principe » qu'« une anaphore a le droit et le devoir, non seulement d'être profondément théologique, mais encore de refléter à sa manière les préoccupations théo­logiques d'aujourd'hui. » Et Dom Vagaggini prêchait d'exemple en mettant dans son canon l'accent nécessaire sur le caractère particulier du prêtre, sur le mystère de la présence réelle, sur le caractère sacrificiel et expiatoire de la messe. Il s'efforçait de se maintenir dans l'atmosphère d'adoration et d'humilité si caractéristique du canon traditionnel.

Or, pour nous en tenir à la Prière eucharistique empruntée pour l'essen­tiel au canon d'Hippolyte, prière devenue hélas presque la seule employée parce que plus brève (quand, bien sûr, on ne façonne pas de nouveaux canons : il y en aurait maintenant jusqu'à 103 et l'on enseigne dans maints séminaires à en fabriquer à volonté) l'épiclèse « post‑consécratoire » (curieux souci d'ordonnancement, étranger à la tradition des diverses litur­gies) peut parfaitement convenir à une intercommunion eucharistique

aucun rappel de l'unité dans la vérité n'y figure. Plus grave encore, et ceci ne peut se justifier de la part d'érudits exhumant le canon d'Hippolyte, on est allé jusqu'à attribuer à tous les écoutants tout ce que le prêtre, dans le texte primitif, ne dit qu'en rappelant la dignité dont il est seul revêtu.

Dans la même ligne, le nouvel ordo missae a supprimé toutes les prières où le prêtre parle en son nom, où il se distingue des fidèles. II ne reste plus que l'Orate fratres et le Suscipiat qui puissent indiquer cette distinction, mais les néo‑liturges les ont traduits de façon que personne ne puisse le voir. Comment vouloir que, soucieux d'affirmer le caractère particulier du prêtre, Mgr Lefebvre puisse admettre pareils changements? Et qui, sur ce point, respecte le Concile, lequel conserve la distinction capitale entre le prêtre et les fidèles?

 

 

Le nouvel ordo missae est un tout

 

QU'IL s'en tienne, alors, Mgr Lefebvre, au canon romain et accepte la messe nouvelle, en la faisant célébrer en latin et en grégorien! A défaut d'un offertoire digne de l'ancien, il pourrait du moins retrouver l'Orate fratres et le Suscipiat traditionnels... » C'est bien mal comprendre les choses : ce ne serait pas honnête et sans doute inaccepté. D'autre part, à mettre le doigt dans l'engrenage, tout l'homme finit par y passer. La prudence impose la plus rigoureuse réserve à l'heure où la notion catholique du sacerdoce est en jeu.

Il n'y a pas moyen de faire la moindre concession, lorsque l'« identité » du prêtre (comme on dit) est matière à discussion, lorsqu'on se demande si ce qui le définit est le ministère de la Parole « au nom du » Christ, in nomine Domini, ou la célébration de la messe et l'administration des sacrements vice Domini, « à la place du » Christ, souverain Prêtre. Telle est, nous semble-­t‑il, une des raisons principales du refus du nouvel ordo dans son ensemble, et, partant, dans chacune de ses parties.

Ce que demande Mgr Lefebvre à Paul VI dans sa lettre du 17 juillet 1976 c'est de « restaurer la liturgie dans toute sa valeur dogmatique et son expression hiérarchique, selon le rite romain consacré par tant de siècles d'usage. » Un pareil souci, chez un évêque qui se préoccupe de former des prêtres dans la pure ligne de la tradition catholique, s'explique très aisément; il n'est pas sa condamnation mais son honneur. Quand il parle de sa fidélité à « l'Église de toujours », ce n'est pas dans un esprit, d'immobilisme et de fixisme, car il ne refuse a priori aucune réforme, mais il ne peut et il ne doit la concevoir que dans le sens « eodem sensu eademque sententia » de la tra­dition sacrée, celle qui ne comporte pas d'atténuation ni aucun de ces élé­ments contingents que la mutation des temps peut imposer ou les nécessités locales exiger.

 

 

L'Ordre

et les

ordres

 

PÉGUY se moquait des honneurs au pluriel mais pas de l'Honneur. Le catholique ne confond pas non plus les ordres et l'Ordre. Ce n'est pas en vain que le sacrement qui, confère le sacerdoce s'appelle le sacrement de l'Ordre. Il est l'épine dorsale du catholicisme. Il est la ligne de force de la liturgie catholique d'hier, comme il doit l'être de la liturgie d'aujourd'hui et de demain. Tout ce qui l'atteint ou y contredit ne peut amener que confusion et subversion irrémédiables. Mgr Harscouët, qui était un grand liturgiste, disait très justement : « la liturgie catholique est « anti‑révolutionnaire. » Rien de plus exact. On peut même considérer la transformation du « prêtre » en « ministre » et prédicant, opérée par le protestantisme, comme le germe religieux de l'égalitarisme de la Révolution et de l'esprit maçonnique.

 

En parfait accord avec Luther qui s'élevait contre « la muraille élevée par les Romanistes : la distinction des clercs et des laïcs », le pasteur Leplay dans les « Études » d'avril 1976 croyait devoir « rappeler d'abord l'impor­tance fondamentale et l'actualité permanente, pour le protestantisme, de la doctrine du sacerdoce universel. Elle fut une des grandes intuitions des Réformateurs et la plus annonciatrice des temps modernes. » Or l'égali­tarisme, dogme premier des démocraties issues des « Droits de l'homme », est la voie toute tracée vers l'égalitarisme communiste.

Il faut croire que la chose n'échappe pas à certains plumitifs puisqu'ils accusent Mgr Lefebvre d'être < maurrassien. » Maurras, s'il revenait sur terre, se gausserait de pareille sottise. Si Bossuet ne l'a pas attendu pour écrire son admirable « Politique tirée de l'Écriture Sainte », a fortiori l'Église pour être < le temple des définitions du devoir » ou « l'arche de salut des sociétés », ni Pie IX pour promulguer le Syllabus qu'il admirait tant. Il ne faisait, lui, que découvrir, à partir de l'expérience de l'histoire et de l'art politique, le bienfait des principes d'ordre et de vie qui n'ont cessé et ne cesseront pas d'être ceux de l'Église catholique sur le plan religieux.

Pauvres gens que ceux qui inversent les valeurs et « politisent » tout. Pauvres aussi ceux qui ne voient pas la cohésion profonde du spirituel et du temporel. Le saint pape Pie IX aimait à le dire : la disjonction contraire est le mal de notre temps.

 

 

Le libéralisme

 

CETTE disjonction est le propre du libéralisme. Elle se manifeste en ceci que le lien fondamental entre la vérité et la liberté n'est plus affirmé ni respecté. Comment le serait‑il alors entre le bien et le mal? Sur une pareille pente, étant donné les conséquences de la tare originelle que l'on ne rappelle presque plus, le sens du péché ne peut que s'émousser et par voie de conséquence la foi dans la Rédemption et dans son renouvel­lement sacramentel, à la messe.

La subversion de 68 a prétendu s'élever contre la « société de consom­mation », mais dans le défoulement des pires instincts, l'apologie de la débauche. « Dieu n'est pas conservateur », clamait alors le Pontife d'une Église moins « ouverte au monde » que démagogique. Mais qui conserve donc les principes de toute civilisation digne de ce nom, qui empêche, par les lois infrangibles de l'ordre naturel lui‑même, que l'esprit de jouissance l'emporte sur l'esprit de sacrifice? L'action et la pensée de Mgr Lefebvre, traité calomnieusement de « retardataire », est donc tout à fait opportune; elle se situe au noeud des problèmes d'aujourd'hui, elle répond à leur urgence. C'est tout naturellement et logiquement qu'il s'attaque au libéralisme.

Le Père Congar, dans un article de « La Croix » du 20 août 1976, s'imagine qu'Écône ne s'aperçoit pas que, « tout en disant matériellement le contraire du Syllabus (sic) », la Déclaration conciliaire sur la liberté reli­gieuse est en réalité « la suite du combat par lequel, face aux jacobinismes et aux totalitarismes, les papes auraient de plus en plus mené le combat pour la dignité et la liberté de la personne humaine faite à l'image de Dieu ». Quel charabia!

L'Église affirme depuis longtemps la liberté de l'homme car sans cette liberté il ne peut y avoir ni péché ni mérite, ni Incarnation ni Rédemption, ni Paradis ni Enfer. Ce qui est exact, c'est que, face au totalitarisme commu­niste ou simplement athée, l'Église tient à réaffirmer la liberté humaine, menacée dans sa racine même; par le fait, elle défend la liberté religieuse, mais exactement comme le Syllabus, elle ne consacre pas comme un droit l'adhésion à toute autre religion que celle qui a pouvoir et droit de dire avec son Époux : je suis la voie, la vérité et la vie. Il ne peut être question pour elle d'équiparer la vérité et l'erreur, le bien et le mal.

Le principe protestant du libre arbitre et du libre examen qui a donné naissance et apparente noblesse à la liberté de toutes les opinions, base du démocratisme révolutionnaire, n'est pas un principe catholique. Ce n'est pas une raison pour légitimer une réelle coaction, Dieu n'entend pas être honoré par un peuple d'esclaves. Mais la mentalité actuelle qui condamne toute affirmation de la vérité comme une sorte d'aliénation de la liberté, est une erreur infiniment néfaste et parfaitement courante.

Voilà des choses que rappelle opportunément le confrère dominicain du Père Congar qu'est le Père André‑Vincent, professeur de droit à la Faculté d'Aix, dans son ouvrage sur ladite Déclaration conciliaire. Il la défend tant bien que mal, mais il lui faut bien dénoncer les faiblesses et les lacunes qui ont scandalisé jusqu'à des protestants. Il lui faut bien signaler qu'après avoir approuvé ce document bâclé, Paul VI dut, dans un discours, avertir qu'il ne fallait pas l'interpréter isolément de la doctrine constante (et donc infaillible) du Magistère. Malheureusement les paroles s'envolent et le document reste « disant matériellement le contraire du Syllabus », c'est‑à‑dire évitant de porter un jugement clair et vraiment catholique sur la caricature de liberté que le libéralisme, « avancé » ou non, s'imagine un rempart contre le totalitarisme menaçant.

 

 

Y a‑t‑il

opposition à tout

le Concile?

 

AVEC une belle unanimité, les adversaires de Mgr Lefebvre s'efforcent de le faire passer pour un opposant à tout le Concile, ou comme on dit, à « l'Église conciliaire ». Il est bien vrai que Mgr Lefebvre ne connaît pas cette Église‑là; il connaît seulement, et cela suffit, l'Église de tous les Conciles, c'est‑à‑dire « l'Église de toujours ». Le Père Congar donne dans cette accusation monstrueuse quand il ose comparer Mgr Lefebvre à Doellinger se séparant de Rome après Vatican ler. Ce Concile était dog­matique. Or, sur tout ce que le Concile pastoral Vatican II comporte de dogmatique, il n'y a pas plus conciliaire que Mgr Lefebvre; il pourrait en remontrer à bien des approbateurs intempérants.

Quand Mgr Marty croit devoir lui opposer que « le Concile ne fut jamais une remise en cause de la doctrine », sa remarque tombe à faux. C'est tout autre chose de croire à une remise en cause de la doctrine et d'estimer que, par une sorte de peur des définitions et des précisions dogma­tiques, certaines vérités traditionnelles se trouvent mises en danger. Mgr Lefebvre n'a pas attendu l'après‑concile pour exiger qu'on définisse les no­tions de base; il a constaté qu'à toute demande de ce genre il lui était répondu : mais ce concile est un concile pastoral !

Il est certain que, dans l'enseignement des séminaires et des universités, depuis déjà belle lurette, l'abus de la théologie positive (ou historique) avait pris le pas sur la théologie spéculative. On pouvait ainsi prétendre (l'histoire est une science assez souple) que dans le dessein de se démarquer de Luther le Concile de Trente avait exagéré ce que l'on appelle.« l'aspect »! sacrificiel de la messe et peut‑être même la conception du sacerdoce. Mais l'histoire n'enseigne‑t‑elle pas aussi que les dogmes conciliaires ont été formulés de manière plus précise quand les vérités qu'ils expriment ont eu justement besoin de l'être et pour qu'à l'avenir elles ne soient plus discutées? L'ambiguïté fatale de la théologie positive pouvait servir, il faut le reconnaître, l'intention oecuméniste de Vatican II, enclin à rendre les précédentes définitions conciliaires plus ou moins responsables des divisions entre chrétiens. Toujours est‑il qu'il y a eu souvent refus de définir dogmatiquement.

Et Mgr Lefebvre donne des exemples, difficiles à récuser, qu'il conviendrait de réfuter un à un : ce qui ne se fait pas. Il a pris soin de s'assurer, auprès du juge le plus qualifié, c'est‑à‑dire le secrétaire même du concile, des notes théologiques exactes pour apprécier les divers documents et directives conciliaires. L'éminent prélat lui a répondu : « Il faut distinguer suivant les schémas, les chapitres, ceux qui ont déjà fait l'objet de définitions dogmatiques dans le passé; quant aux déclarations qui ont un caractère de nouveauté, il faut faire des réserves. » De son côté, le pape Paul VI a précisé que Vatican II n'avait pas promulgué de dogmes nouveaux.

La ligne de conduite de Mgr Lefebvre est donc pleinement légitime. Elle ne sort pas des limites permises. Pas plus qu'il ne se permettrait, tout « infaillibiliste » et romain qu'il soit, d'élargir la définition du dogme de l'infaillibilité, qui assure au pape l'assistance du Saint‑Esprit en matière de dogme, de morale, de loi naturelle, assistance qui ne peut être assimilée à une inspiration, pas plus n'admet‑il que soit attribué au pape ou au concile je ne sais quel « charisme prophétique », comme vient de le prétendre Mg'' Etchegarray, sur la foi sans doute du fameux discours au Consistoire du 24 mai.

 

Pourquoi, alors, dans la même ligne incertaine et vague, ne pas admettre ce que le professeur Hans Küng, négateur de l'infaillibilité pontificale sans être déposé de sa chaire, a inventé : l'obéissance prophétique. Au nom de cette obéissance, il pense que dans une Église qui n'avance pas au souffle de ce prophétisme, il n'y a pas lieu de faire schisme; il n'y a qu'à se retirer « sur la pointe des pieds » d'un corps vide et momifié... Peut‑être, j après tout, Mgr Lefebvre n'est‑il traité de « schismatique » que parce qu'il (ne se reconnaît pas d'une Église emportée par les vents...

Toujours est‑il que la plupart des contradicteurs paraissent considérer Vatican II comme « inspiré ». Surévaluation manifeste et indue, corsée par le rappel du grand nombre des Pères et experts, d'observateurs non catholiques et de journalistes! Il y aurait lieu plutôt, de faire des réserves sur l'influence de ceux‑ci et sur l'unanimité de ceux‑là. Mais, réaliste et bon, Mgr Lefebvre n'insiste pas sur «l'humain, trop humain » qui se mêle à tout. Ce qu'il redoute c'est la fausse mystique; ce n'est pas lui qui présiderait à Saint‑Pierre de Rome une assemblée charismatique ou pentecôtiste. En doctrine, il demande la précision; dans les nouveautés, il considère les résultats.

 

 

L'arbre

se juge à

ses fruits

 

Monseigneur Lefebvre s'inspire dans ses jugements, tout à fait légitimes, sur des points de pure pastorale, d'une règle formulée par Notre Seigneur et qui ne cesse, dans l'Église, d'être utilisée lorsqu'il s'agit de prophétisme ou projet d'avenir. Mêmes ses adversaires le reconnaissent, les fruits n'ont pas passé la promesse des fleurs, c'est le moins que l'on puisse dire. La nouvelle liturgie n'a point empêché la diminution catastrophique de la pratique religieuse; les absolutions collectives n'ont point amené la fuite du péché : on s'accommode de plus en plus d'une conscience chargée; on communie sans se préoccuper d'être en état de grâce. L'exaltation de l'amour conjugal a pris le pas sur la première fin du mariage, au point que l'on en arrive à bénir les relations pré‑maritales.

Une fausse conception de la messe fait mépriser à maint prêtre la célé­bration privée. Les concélébrations se multiplient, comme si l'on avait perdu la notion de la sacramentalité de l'Eucharistie, telle que Mgr Lefebvre doit la rappeler, dans la pure ligne des meilleures pages de Dom Vonier dans « La clef du mystère eucharistique ». Les saluts du Saint Sacrement, les processions de la Fête‑Dieu, le chapelet se raréfient au plus grand dam des fidèles. On ne sent plus très bien ce qu'est le baptême et l'on s'imagine qu'à le retarder il sera plus conscient et plus profitable : ce qui est la bonne manière de revenir à ces temps malheureux où l'on attendait indéfiniment pour se faire baptiser, afin de vivre sans obligations...

Le sacrement des malades devenu le « sacrement du troisième âge », administré collectivement, dispense trop de prêtres de courir au chevet des mourants qui s'en vont sans viatique. L'effort missionnaire ressemble main­tenant à une sorte de philantropie sociale, voire socialiste. Partout le mou­vement des conversions s'est considérablement ralenti, etc. Comment un évêque réaliste, habitué à ne pas courir l'oeil fixé sur des chimères, ne s'émouvrait‑il pas?

 

 

Résistance

n'est

pas schisme

 

A résistance de Mer Lefebvre, surtout dans de pareilles conditions, n'a vraiment rien à voir avec un schisme. Les schismes, remarque‑t‑il quelque part, ne se déclarent ordinairement que par suite d'une diminution de la foi. Ce n'est pas la foi qui les cause, ce n'est pas la volonté de mettre les convictions de foi en acte. Nous avons un exemple classique, dès l'origine de l'Église, d'une résistance publique au chef de l'Église : la timidité de saint Pierre en fut cause. Imagine‑t‑on ce qu'il fût advenu si saint Pierre avait exigé de saint Paul une soumission incondition­nelle, parce qu'il était l'unique chef, choisi par le Christ lui‑même? II a eu l'humilité de comprendre la remontrance de son inférieur. Les Pères et les théologiens n'ont cessé de commenter cet exemple, de louer ensemble et saint Paul et saint Pierre.

L'obéissance inconditionnelle est une invention de l'orgueil, elle ne va de soi que dans les sociétés sans Dieu. Dans l'Église catholique, où l'autorité a la garde du dépôt mais n'en dispose pas, le « qui vous écoute m'écoute » s'adresse à Dieu seul. II n'y a pas, de la part de Mgr Lefebvre, le moindre usage du « libre examen » , à s'en tenir à ce que l'Église a toujours transmis fidèlement, de siècles en siècles. S'il y a conflit, c'est à un procès régulier de le dirimer. Monseigneur ne s'y soustrait pas, il le demande. Mais en vain.

Son attitude peut effrayer des pusillanimes, mais les protestants et les orthodoxes, en ces temps d'œcuménisme, veulent justement savoir si l'Église catholique n'est pas, comme ils se l'imaginent, une institution trop humaine, une belle construction dont le chef se substitue au Christ qu'ils reconnaissent comme nous. Le fait rapporté par le Père Bruckberger de l'émotion soulevée chez les « frères séparés » et jusque chez les incroyants par les sanctions prises contre Mgr Lefebvre est une indication très claire que l'oecuménisme véritable n'est pas du côté de ceux qui en ont plein la bouche et qui se contredisent d'ailleurs en s'acharnant à mettre au ban de l'Église un évêque qui n'entend pas le moins du monde rompre la communion avec le Pape et la hiérarchie.

II demande à voir le Souverain Pontife, à parler cœur à cœur et franche­ment avec son Père. II entretient dans son séminaire le respect du Saint-siège; nulle part peut‑être plus qu'à Écône, où les saluts du Saint Sacrement sont fréquents, on ne prie plus assidûment « pro pontifice nostro Paulo ». Nulle part on ne demande avec plus d'ardeur à Dieu de « conserver dans la sainte religion le Seigneur Apostolique et les divers ordres de l'Église ». Mais enfin, si la liturgie nous fait depuis ces siècles, demander cela, c'est aussi, comme dit le Père Bruckberger, c'est que « ce n'est pas du tout cuit ». Il y a, chez certains supracatholiques, une ignorance qui fait peine, une sorte de « papalisme » qui confine à la confusion de l'infaillibilité et de l'impecca­bilité. Faut‑il leur rappeler que le pape Libère disait de saint Athanase

« Athanase n'est pas de notre communion. » Se doutent‑ils, selon le proverbe brésilien, que « la bêtise est le cheval du diable »?

Il en est d'autres qui reprochent à Mgr Lefebvre la confiance qu'il ne cesse de mettre dans le bon sens, la justice, l'amour paternel du Saint‑Père. Pour un évêque, rien de plus normal. Conscient de la nécessité de l'autorité, de l'immense bienfait qu'elle procure en s'exerçant sans défaut ou excès, Mgr Lefebvre s'est efforcé de se mettre sous la protection des règles canoniques, si provisoires qu'elles puissent être. Il répondait à l'attente et au désir de nombreuses vocations de jeunes gens, désirant marcher avec la grâce de Dieu sur les traces de saints prêtres. Pour Mgr Lefebvre, qui est profondément surnaturel et pieux, s'adonner à cette tâche est exaltant. Il faut voir quel amour il porte à ces jeunes! Si, quelque jour, l'un ou l'autre pouvait être un curé d'Ars ou un Don Bosco, quelle grâce pour l'Église catholique, quel bienfait pour les âmes!

Afin de ne pas compromettre son pauvre, il a fait l'impossible pour ne pas s'attirer les foudres qui le menaçaient, il le savait bien : ce n'est pas un naïf. II espérait que l'aflux des postulants, que leur piété viendraient à bout de toutes les préventions, qu'on se féliciterait en définitive d'avoir des prêtres quand les séminaires se vident et que trop de consacrés renoncent aux saintes obligations de leur état. Effectivement Mgr Lefebvre a trouvé des défenseurs et des amis qui ont retardé l'orage : Mgr Thiandoum et les évêques africains. Mais ses adversaires ne désarmaient pas. C'est le lot de toutes les oeuvres divines, les croix ne leur manquent jamais.

L'heure allait donc sonner où l'autorisation de sa Fraternité de Saint Pie X lui serait retirée. Comme il ne pouvait être question de renoncer à ordonner ses séminaristes, il a été mis de telles conditions à la continuation de son ceuvre qu'il lui a bien fallu prendre le parti que l'on sait. Comme il l'avait prévu et écrit : « Le coup magistral de Satan est d'être arrivé à jeter dans la désobéissance à toute la Tradition par obéissance »; il a alors choisi l'obéissance supérieure à la Tradition.

Le droit canon est au service de la Tradition et de la foi; il n'est pas utilisable à d'autres fins. Dom Oury, derrière lequel s'alignent des journalistes ou des auteurs peu habitués jusqu'ici à attendre de Solesmes la lumière, peut soutenir que la nouvelle messe n'est pas équivoque, il doit reconnaître que si elle l'était « la résistance deviendrait un devoir ». Ce devoir coûte beaucoup à Mgr Lefebvre.

Ce n'est pas non plus du jour au lendemain que Jeanne d'Arc, à une époque où l'on ne barguignait pas sur l'obéissance aux parents, s'est décidée contre leur interdiction à suivre ses voix. Les juges ecclésiastiques n'ont pas manqué de le lui reprocher. Elle a répondu avec une courageuse simplicité : « Si j'avais eu cent pères et cent mères, et si j'avais été fille de roi, je serais partie, car c'était la volonté de mon Dieu. » Il est certain surtout que l'obli­gation des lois se mesure à la raison qui les fonde et au bon usage qui en est fait. Sur les canons des Invalides à Paris, une devise est gravée : ultima ratio regum. Elle ne se traduit pas : « La raison du plus fort est toujours la meil­leure. »

 

 

La croix

de

Jésus

 

SI notre analyse des faits et des idées est exacte, si la situation générale de l'Église et de la société est aussi grave que nous le pensons, s'il n'y a plus, semble‑t‑il, que l'ultime et toute puissante Raison de Dieu pour la résoudre, il faut bien admettre que nous sommes aux portes d'un mystère qui échappe aux règles ordinaires. Nous aimons et nous véné­rons le successeur de Pierre, vicaire de Jésus‑Christ, nous admirons la foi rigoureuse, le courage tranquille et la piété profonde de Mgr Lefebvre. Nous voyons deux hommes souffrir et nous souffrons avec eux. Nous mesurons les risques d'une pareille situation. Nous comprenons le bienfait de l'unité, mais nous ne la concevons que sur la base de la vérité dont la notion s'efface maintenant sous le slogan de la « recherche ». Nous redoutons la « démo­lition » de l'Église, mais nous ne pouvons confondre sa restauration avec ce que l'on appelle si improprement sa « construction ».

Beaucoup de raisons opposées ici et là à l'attitude de Mgr Lefebvre nous émeuvent, mais la réaction est un signe de vitalité, la condition d'un progrès véritable, bien que le combat, devenu si nécessaire, ne devrait pas être mené en ordre dispersé. Tout est matière à angoisse ou à discussion entre des catho­liques aussi bien intentionnés. C'est au point que les voies de Dieu finissent par nous paraître moins impénétrables. Elles se déroulent et se développent sans doute au‑delà de ce que nous voyons et ressentons immédiatement, tant que le dernier acte, que nous aimerions proche, n'a pas été joué. Mais nous savons au moins qu'il convient de l'attendre dans la prière, la charité, le respect des personnes, au lieu de parler, comme tel académicien, de l'af­frontement de deux orgueils.

Nous adhérons dès maintenant à la divine volonté, nous en appelons la manifestation dans un monde qui a plus que jamais besoin de la connaître, de s'y conformer, d'apprendre que rien ni personne ne peut lui résister. Le Christ est le souverain maître des destinées de son Église pour l'avènement de son Règne. Ce qui est advenu à sainte Jeanne d'Arc, condamnée au bûcher, parce que la France ne pouvait être sauvée que par une victime expiatrice, s'est reproduit plusieurs fois dans l'Histoire aux moments les plus graves; la manière de Dieu est toujours la même, sous la diversité des circonstances; elle est celle que le fils de Dieu fait homme a pleinement consentie au Cal­vaire pour le salut de l'humanité.

Pour que les générations successives, en attendant qu'il revienne en gloire, participent à son sacrifice rédempteur, Notre Seigneur a institué la messe, renouvellement, à chaque fois, de son oblation sacrificielle : grande vérité que Mgr Lefebvre affirme et réaffirme contre l'erreur protestante. Mais cette actualisation sacramentelle de la croix est si capitale, si importante, que Dieu veut l'imprimer en lettres de feu dans la mémoire des hommes pour réveiller la foi. Il se choisit alors un homme qui polarise l'attention du grand nombre en déroutant la raison ordinaire, il s'associe une victime qu'il fait monter sur sa propre croix.

Pas question alors de s'hypnotiser sur la conduite des juges ou sur les imperfections ou les impuissances de l'instrument humain : l'enjeu est ailleurs; le drame se joue au‑delà d'un voile qui ne se déchire souvent qu'après le déroulement du fatal cortège de maladresses et d'outrances, de calomnies, de mauvais coups, d'injustices, de trahisons, de lâchages et de reniements; c'est le combat du Christ contre l'éternel Ennemi, la lutte que présageait le duel du petit David et du géant Goliath, représenté par la grande foi de nos pères au Portail Royal de Reims. David est le plus jeune de la famille, il est resté à garder ses troupeaux, tandis que ses frères, solides et aguerris, sont à la bataille qui décidera de la victoire du peuple de Dieu. C'est lui, pourtant, lui, nu, sans bouclier, ignorant des ruses de la guerre, qui s'avance au devant du géant bien armé, avec une simple fronde. Le bâton de cette fronde symbolise la croix et la petite pierre qui frappera le front de l'Ennemi symbolise le Christ, la pierre rejetée qui est devenue la pierre d'angle.

Alors que l'enseignement répété du Magistère sur les erreurs quasi invétérées du monde moderne qui nous entraînent à l'épouvantable abîme du totalitarisme athée, reçoit des événements la confirmation la plus écla­tante; alors que l'Église catholique pourrait apparaître à tous les yeux comme l'ancre du salut par l'affirmation plénière d'une foi capable de soulever les montagnes, le démon qui le sait, lui, qui le voit, qui estime son empire menacé à la veille même de son propre triomphe, veut à tout prix que per­sonne ne s'en aperçoive; il dispose pour cela de forces nombreuses, d'une véritable conjuration internationale. Mais c'est l'heure des ténèbres qui est aussi l'heure du Christ, comme l'a dit saint Jean. Tel est, tel reste le mystère de la Croix. « La fumée de Satan », comme s'est exprimé Paul VI, répandue jusque dans l'Église, offusque les yeux; c'est le moment, croyons‑nous, où la foi a puissance de la dissiper, une foi brillante comme le soleil en son midi qui bannit toutes les ombres, la fades velut meridies que la liturgie nous fait demander.

Non, les assauts de l'enfer, si graves et subtils qu'ils soient, ne prévau­dront pas contre l'Église de Dieu. Sans rêver d'un coup de baguette transfor­mant le monde du jour au lendemain, du moins pouvons‑nous croire, tant c'est indispensable, que la Providence va renverser la vapeur. Alors l'infail­lible sagesse de l'enseignement constant des Pontifes romains sera reconnue. L'autorité de Pierre, utilisée par d'hypocrites défenseurs d'un jour qui s'employaient hier et qui s'emploient encore à l'affaiblir, pourra retrouver toute la force que lui confèrent ses justes limites; alors, attirées par la fra­ternité restaurée des « fils de lumière », les âmes de bonne volonté viendront ou reviendront de toutes parts à l'unique bercail. Les intentions les plus hautes du concile porteront des fruits qui dépasseront, ceux‑là, la promesse des fleurs, au plus grand bénéfice non seulement de l'Église, mais de toute la société humaine. Dieu nous en fasse la grâce.

 

 

Adveniat regnum tuum. Telle est notre commune prière.

 

fr Édouard Guillou