Mysterium Fidei

 

Présentation de la Messe

Par DOM GUILLOU

 

              La messe est d'institution divine et apostolique. Mais elle ne nous est pas parvenue telle que les Apôtres l'ont célébrée, bien qu'elle n'ait jamais été une pure imitation de la Cène. Les plus anciens documents qui nous la décrivent montrent que, dès le début, l'Église se l'appro­prie. De sorte qu'elle est maintenant la fleur d'une croissance sui generis. Elle s'est formée autour d'un noyau vital qui seul date de l'origine et qui comprend l'offertoire, le canon ou consécration, et la communion. L'avant messe ou messe des catéchumènes, appelée maintenant "liturgie de la parole", relève, elle, de la pratique synagogale réunissant le peuple pour la lecture et l'explication des Livres sacrés.

 

Tous ces éléments se sont développés, sans évolution ni changement, au cours des siècles, d'abord de façon très diverse selon les régions - comme il en reste des témoins , mais sous la conduite du même Esprit dont l'assistance a été promise à l'Église. " Quand l'Esprit de vérité sera venu, il vous fera découvrir toute la vérité. Il ne livrera pas, de lui-même, un enseignement nouveau, mais il enseignera tout ce qu'il a reçu... Il me glorifiera, puisqu'il reprendra mon enseignement et vous l'expliquera. " La tradition est cette glorification. Il n'y a rien de plus sacré. " La liturgie, disait Dom Guéranger, est la tradition même à son plus haut degré de puissance et de solennité. " Or la plus grande, la plus étendue des traditions apostoliques est assurément la liturgie de la Rome de saint Pierre et de saint Paul, ces deux colonnes maîtresses de l'Église, ces fondateurs de la Cité, mère de toutes les églises et conservatoire privilégié de la foi première.

 

Rome, avec son génie propre de sobriété et de grandeur si accordé à l'Évangile, son souci de fidélité et de pureté, sa constante préoccupation d'unité, et d'unité visible et sensible, nous a transmis à travers les siècles et avec leur concours une messe qui est en même temps l'expression et la source de sa doctrine eucharistique. Cette doctrine a été définitivement fixée et définie par le concile de Trente lorsque le protestantisme a osé la contester et la modifier. Toujours, depuis les premiers temps, les hérésies ont été ainsi l'occasion de fixer et de définir la foi traditionnelle. Sous cet aspect, la messe tridentine ou de saint Pie V se présente comme le rempart et l'illustration de la foi commune. Elle a été alors réexaminée puis codifiée pour cela. Elle garde, jusqu'à la fin des temps, une particulière autorité qui la fait échapper, de droit et par la nature même des choses, à toute modification dans un sens restrictif, à toute équivo­que, à toute réinterprétation, à tout retour vers des pratiques antérieures précisément éliminées comme imparfaites et inadéquates. C'est une prétention incroyable, jetant le discrédit sur l'action perpétuelle du Saint-esprit dans l'Église, du Saint-Esprit qui ne se contredit pas, et sur la sagesse et la piété des générations chrétiennes, que de concevoir la tradition comme un trésor dont on puisse disposer à son gré, retranchant ceci, ajoutant cela, choisissant comme traditionnelles des pratiques que le développement liturgique a rejetées.

 

II est de nos jours une manie qui affecte du signe " moins y ce que l'Église a dû renforcer et préciser en face de l'hérésie : on serait tombé dans l'exagération ou dans un système de pensée humaine aujourd'hui périmé lorsqu'on a fixé la notion de transsubstantiation, puis lorsqu'on a insisté sur le caractère sacrificiel de la messe... Ce qui est vrai seulement, c'est qu'à partir de formulations claires et nettes, il reste toujours à approfondir, en tenant à la fois à ce qui est acquis et à ce que le besoin des temps nouveaux nous invite à y découvrir ou à y redécouvrir. II est certain, par exemple, qu'à une époque comme la nôtre, où s'émousse le sens du péché comme de la vérité objective, où l'activisme prend le pas sur la contemplation sous prétexte d'efficacité, où le goût du mystère est évacué pour faire place à une prétendue et si courte compréhension, où le souci du confort et du plaisir domine au mépris de l'esprit de sacrifice, où la tendance est de rejeter ce qui nous arrive du passé au profit de la créativité et de la mutation déifiée, jamais n'a été plus nécessaire d'approfondir la messe traditionnelle, car elle nous apporte justement le remède le plus approprié et le plus indispensable aux maux qui nous minent et qui ferment la voie au véritable progrès.

 

La crise actuelle de la messe, conséquence et cause à la fois de la crise générale, est l'occasion de rétablir les bases de l'authentique civilisation catholique, de remettre de l'ordre dans les esprits et par-là même dans la société tout entière. Nous touchons ici à l'essentiel. Il semble que si Dieu permet l'épreuve actuelle de la messe, c'est qu'il en attend le renouveau de la foi. Nous étions des " messalisants " superficiels; la liturgie finissait par se confondre avec des rubriques pour les prêtres; et pour les fidèles sa pratique était une affaire de coutume, voire de respectabilité. De même que les hérésies ont obligé à creuser et formuler la doctrine, de même les déviations présentes contraignent à scruter le mystère de la messe, à méditer sa signification, à mesurer son importance capitale.

 

Déjà, ici et là, des âmes fidèles, soucieuses de réagir contre les erreurs du temps, s'aperçoivent qu'elles en trouvent la force et la lumière dans l'assistance plus recueillie que jamais à la messe traditionnelle. Les idées ambiantes relèvent du protestantisme. Au XVIIIe siècle, cette influence s'insinuait dans notre France catholique par le biais du jansé­nisme et apportait son appui au gallicanisme. Aujourd'hui, c'est par l'imprégnation du démocratisme, forme politique du protestantisme, que nous sommes menacés, car il pénètre jusque dans le domaine religieux sans que nous nous en rendions compte; la chose est aggravée par le faux œcuménisme postconcilialre. Il était fatal que la messe en souffrît, dès lors qu'on prétendait l'adapter à " l'homme d'aujourd'hui ", non pour lui réapprendre à vivre catholiquement mais pour flatter ses tendances.

 

La doctrine eucharistique est à remettre en valeur; c'est la condition première du salut parce que la messe est le renouvellement du sacrifice du Calvaire et le sacrement de la rédemption du monde. Aux âmes qui le voient, s'adressent les pages qui suivent et les images qui les concrétisent, afin qu'elles puissent ouvrir les yeux qui ne voient pas encore mais qui cherchent à comprendre. La maxime antique doit se graver dans tous les esprits : lex orandi, lex credendi. C'est la foi même qui est en jeu. Il n'y a pas de hiatus entre la croyance transmise par nos pères et la liturgie qui la met en scène, la fait vivre de jour en jour, de dimanche en dimanche et de fête en fête en union avec les Anges et les saints dans l'éternelle vision.

 

            La liturgie est le culte public de l'Église; elle culmine dans le saint sacrifice de la messe qui est l'action sacrée par excellence, l'opus Dei parfait. Tout ce qui l'entoure, et d'abord l'office divin, en découle, s'y ordonne, constitue l'écrin précieux de ce joyau incomparable, l'aire de cette opération mystérieuse.

 

La messe a été instituée lorsque Notre-Seigneur a dit : " Ceci est mon corps ", en prenant du pain, " Ceci est mon sang ", en prenant du vin. C'était au. repas commémoratif de la délivrance de l'Égypte grâce au sang de l'agneau. C'était la veille de la Passion, pridie quam pateretur. La messe est donc intime­ment liée au sacrifice du Calvaire; par avance elle le signifie, de telle sorte qu'en renouve­lant ce que Notre-Seigneur a fait, le sacerdoce catholique renouvelle l’œuvre rédemptrice. Pour cela, le pain et le vin sont consacrés distinctement, parce que sur la croix il n'y a pas eu seulement séparation du corps et de l'âme de Jésus par une mort véritable, volon­tairement acceptée, mais la mort a été poussée jusqu'à son extrême limite : la chair du Sauveur a été vidée de tout son sang, afin que la mort fût, par la résurrection subséquente, définitivement vaincue

 

mors et vita duello

conflixere mirando

Dur vitae mortuus

regnat vivus.

 

Donc, en même temps que de " la mort bienheureuse du Seigneur ", la messe est aussi le rappel et la représentation de " sa résurrection d'entre les morts et de sa glorieuse ascen­sion " jusqu'à ce qu'il revienne en gloire pour nous ressusciter avec lui; alors la croix apparaîtra dans le ciel, elle regroupera autour d'elle la multitude achevée des élus qu'elle introduira tous, comme par une procession triomphale, dans le royaume éternel. Entre

cette définitive victoire et l'événement du Golgotha, le Christ glorieux ne cesse d'intercéder pour nous; l'action rédemptrice continue sacramentellement, comme le voyait si bien un grand converti de l'anglicanisme, le cardinal Newman : le sacrifice du Calvaire ne devait pas, ne pouvait pas être un événement passager dans l'histoire du monde, un acte terminé, emporté dans le temps et qui devrait rentrer dans le passé et ne demeurer présent que dans ses effets obscurs et non reconnus par les hommes.

Si " ce grand acte fut ce que nous croyons et ce que nous savons qu'il est, il doit demeurer présent, bien que passé; ce doit être un fait subsistant pour tous les temps. Notre propre réflexion sérieuse nous le dit : et c'est pourquoi lorsqu'on nous apprend, Seigneur, que bien que remonté au ciel dans la gloire, vous avez renouvelé et perpétué votre sacrifice, jusqu'à la fin de toutes choses, non seulement cet article de foi est reçu par nous comme la nouvelle la plus touchante et la plus joyeuse, témoignant si bien de la bonté d'un Seigneur et d'un Sauveur si tendre, mais il emporte avec lui le plein assentiment et la pleine sympa­thie de notre raison. Quoique nous n'eussions pu et que nous n'eussions pas dû pressentir une doctrine aussi merveilleuse, toutefois en le recevant comme objet de notre foi, nous adorons son adaptation même à vos perfections, autant que l'infinie compassion dont elle est pour nous le témoignage. "

Tel est le mystère de la messe, où le Seigneur se rend présent sous les espèces du pain et du vin pour s'offrir avec nous à son Père.

" Le sacrifice des autels est le centre de tout culte catholique... Il est comme le soleil de la religion tout entière; c'est le foyer d'où partent les rayons étincelants de la vérité et les chaleureuses influences de la grâce; c'est la source d'où jaillissent et découlent toutes inspirations de la tendre piété. Et comme dans nos corps, la fonction du cœur est d'épurer sans cesse et de renouveler le sang que, par un double mouvement, il attire d'abord et repousse ensuite dans nos veines; ainsi l'auguste sacrifice, condensant en quelque sorte tous les jours sur l'autel le sang de Jésus-Christ, entretient et rafraîchit sa vertu et le fait rentrer ensuite dans nos âmes plus vivifiant et plus salutaire.

" Mais je n'ai pas dit encore assez : le sacrifice des autels est le seul hommage digne de Dieu; sans lui la terre n'aurait rien à offrir au Ciel, le Très-Haut n'abaisserait jamais les yeux sur cet univers impuissant à l'honorer, et la création, œuvre désormais inutile à la gloire de Dieu, retomberait dans les abîmes du néant. De là ces magnifiques mais justes expressions des pères de l'Église et des saints docteurs. La messe, dit saint Odon de Cluny, est l'œuvre à laquelle est attaché le salut du monde. C'est par la messe, ajoute saint Timothée de Jérusalem, que l'univers subsiste; sans elle il y a longtemps qu'il serait anéanti. "

Ainsi parlait le Cardinal Pie, écho très pur de la tradition catholique.

 

 

              DANS la religion catholique, tout est concret, continuellement actuel passé, présent et avenir tendent sans cesse à ne faire qu'un dans le Christ, par le Christ, avec le Christ qui a été et qui sera et qui est;le Christ, Verbe de Dieu incarné, n'est aucunement séparé de nous par son Ascension. Tout nous situe sans cesse et fortement dans la dépendance continuelle, vitale, filiale, de Dieu. Sainte Thérèse de Lisieux l'a fort bien compris, l'a éminemment vécu : nous redevenons des enfants, nous bénéficions vraiment, comme le disait Jésus à Nicodème, d'une nouvelle naissance qui nous fait appartenir à la Famille divine, dont nous ne pouvons sortir sans déchoir, où nous ne pouvons nous attribuer quelque importance propre sans présomption, où l'obéissance est la grandeur suprême et se mesure à l'humilité. La vie nouvelle que nous menons nous lie indissolublement à la Trinité sainte : au Père des Cieux par son Fils Jésus-Christ et dans un amour si merveilleux qu'il n'est autre que le Saint-Esprit. Or tout cela tient au fait que la rédemption, qui nous rend fils de Dieu, est sacramentellement renouvelée dans la messe indéfiniment répétée.

 

Nous sommes, ici, aux antipodes d'une eucharistie commémorative, d'une conception livresque et littéraliste de l'événement rédempteur, inséré à sa place, même la première, dans l'histoire et comme fossilisé par elle. La tradition catholique est apostolique et ininter­rompue, elle n'a rien d'une tradition mort-née parce que tard venue dans le christianisme, d'une tradition qui prétend remonter aux sources parce qu'elle a cessé de s'y plonger et de s'y vivifier, d'une tradition qui aboutit à une religion tendue, froide, irréaliste, desséchante, sans vigueur ni onction, qui n'est pas faite pour des enfants, qui peut relever de l'intellection mais ne s'adresse pas au cœur, ne le réchauffe pas. La célébration .eucharistique, dans cette tradition tronquée sous prétexte de réforme, consiste principalement dans l'audition ou la proclamation de la Parole de Dieu, mais cette parole ne devient pas, par la transsubs­tantiation réelle du pain et du vin au vrai corps et au vrai sang du Christ, une nourriture. Le festin eucharistique, rappel en priorité de la Cène du Jeudi-saint, n'est plus que l'acte d'une foi artificielle. Donnez-moi un cœur qui aime, disait saint Augustin, et cette eucha­ristie-là ne peut le combler. La vie du chrétien se déroule sur la terre, mais elle est déjà dans le Ciel, disait saint Paul : conversatio nostra in caelis est.

 

Voilà pourquoi notre nourriture doit être, hic et nunc, " le pain des Anges " lui-même, comme le prédisait, dans une belle image, le psalmiste évoquant la manne au désert, sur la route de la Terre Promise. Nous cheminons ici-bas non seulement dans l'attente de la possession de Dieu; mais déjà il se fait nôtre. O res mirabilis! Chose inouïe, chante poéti­quement la liturgie romaine:

 

Paris angelicus

Fit paris hominum...

 

Le pain des Anges devient le pain des hommes.

 

 

            SYMBOLE de la maison du Ciel, l'église où se célèbre la messe 'doit être belle, " parée comme une épouse au jour de ses noces " elle le doit aussi parce que le Christ qui s'y fait nôtre par la communion eucharistique ne se contente pas de cette rencontre intime, il tient à ce qu'elle dure, il tient à ce qu'elle se manifeste dans notre vie sociale; et pour le signifier sensiblement, il veut rester avec nous dans le taber­nacle. La transsubstantiation n'a pas seulement pour but de continuer et de réactualiser sans relâche la rédemption, elle a pour but d'abord d'en poser la condition en prolongeant l'incarnation. Ce n'est pas sans une délicate et profonde pensée que la liturgie traditionnelle n'affecte pas à la messe du Saint-Sacrement une préface propre, mais celle de Noël. Dans cette perspective, quelles que soient les raisons qui 'ont amené peu à peu à son utilisation généralisée au terme de la messe, le prologue de l'évangile de saint Jean achève heureusement l'action sacrée; il indique que la divine présence se perpé­tue : habitavit in nobis et vidimus gloriam ejus : le Verbe s'est fait chair pour habiter

parmi nous et nous voyons sa gloire.

 

L'église est la maison de Dieu, avant d'être celle du peuple chrétien; c'est parce qu'il y séjourne que les fidèles s'y réunissent et pas seulement parce qu'unis dans la prière le

Seigneur est au milieu d'eux. Nous ne créons pas sa présence. Depuis que le tabernacle occupe la place d'honneur dans nos églises, cette vérité si consolante de l'habitation du Seigneur parmi nous s'impose sensiblement à toute âme catholique : il n'est pas de peuple à qui Dieu se rende plus proche qu'à nous. Une lampe toujours allumée atteste qu'il est là, aussi réellement qu'au Ciel, à perpétuité, jusqu'à ce qu'il vienne en gloire, donec veniat.

 

L'orientation des édifices sacrés, selon la coutume des anciens âges, digne d'être maintenue, remplissait un rôle semblable en même temps qu'elle y préparait. A l'antienne de communion de la fête de l'Ascension de Jésus, la mélodie grégorienne met en valeur le mystérieux ad Orienteur qui l'achève : " Chantez en l'honneur du Seigneur qui s'élève au plus haut des cieux du côté de l'orient, alleluia. " C'est à l'orient que la liturgie aime à voir s'élever au ciel le Seigneur. Le miracle s'est opéré à l'heure de midi, car toute la vie de celui qui s'est levé sur le monde comme le Soleil de Justice montait d'un pas de géant vers ce zénith de gloire, vers cette plénitude de lumière que sera l'établissement de son règne lorsqu'il reviendra pour introduire tous les élus ressuscités dans les splendeurs éternelles.

 

Ce jour est attendu par nos os humiliés, dans les cimetières qui encore, ici et là, entourent nos églises; voilà pourquoi les défunts étaient ensevelis face à l'orient prêts à accueillir le Seigneur de gloire, car les Anges ont dit aux Apôtres : " Ce Jésus enlevé au Ciel au milieu de vous, reviendra de la même manière que vous l'avez vu monter. " Quemadmodum vidistis eum ascendentem in caelum, ita veniet. Alleluia, alleluia, alleluia, repète l'introit de l'Ascension. Il reviendra aussi pour la même raison qu'il s'est élevé; " pour nous donner part à sa divinité ", dit la préface; pour introduire " dans l'éclat de sa majesté notre faible nature humaine qu'il avait unie à sa divinité " dit le Communi­cantes. Cette œuvre d'union, nous l'avons vu, ne cesse de s'opérer au cours des âges, de génération en génération, par la participation à la passion du Christ, pour se parachever dans la résurrection générale.

 

Vraiment, la liturgie peut le proclamer, vraiment l'église est la porte du ciel et le sanctuaire de Dieu : porta caeli et aula Dei. Nous allons de l'église au Ciel et toute notre aspiration est celle de saint Louis mourant : " Je vais adorer dans votre temple saint et je chanterai votre nom. " " La maison du Seigneur a des fondements solides " sur notre terre même. ".Elle est bâtie sur une pierre inébranlable " qui est l'autel, symbole du Christ prêtre et victime; ses colonnes sont les Apôtres, d'où les croix de consécration, portées parfois par les douze apôtres comme à la Sainte Chapelle de Paris. Et toutes les pierres de l'édifice représentent les chrétiens destinés à entrer dans la construction céleste après avoir été équarris, préparés à petits coups répétés par le ciseau de l'artiste divin qui les éprouve pour les rendre dignes de ce sort bienheureux.

 

Nous devrions regarder avec émotion maintes vieilles églises de nos pauvres campa­gnes, plus belles que les demeures humaines qui les entourent et faites de pierres bien taillées, alignées avec tant de soin et d'amour. Toujours, depuis l'origine, le souci de l'Église a été de faire au Seigneur une habitation digne de lui comme des sacrés mystères qui s'y déroulent. Il y a là toute une poésie en accord avec une incroyable réalité, inesti­mable sacramentum : le Seigneur est avec nous. Il est l'Emmanuel. Rien n'est trop beau pour le rappeler de manière concrète, pour disposer les âmes, par la contemplation de la beauté terrestre, à s'élever vers la Beauté suprême. Notre sol de France est littéralement ponctué de nombreuses chapelles, églises, abbatiales, collégiales, cathédrales et basiliques qui nous parlent de Dieu, où il habite parmi nous, où il s'immole pour nous. A voir, comme à Chartres, toute cette ville blottie autour de son monument prestigieux, il faut être spirituellement aveugle pour ne pas comprendre que cette cité est ainsi mise en prière, en continuelle adoration.

 

Cette invitation à porter le regard plus haut que les choses d'ici-bas, sursum corda, retentit partout. Les cathédrales ne sont pas, ne peuvent pas être des musées. Le luxe pour Dieu n'est pas un luxe. Les églises ne sont pas, ne peuvent pas être de simples lieux de réunion pour le peuple chrétien. Elles ont droit, par elles-mêmes, à un immense respect... Nos pères ne les apercevaient pas sans se signer. Elles dispensent un enseignement plus nécessaire que jamais et tout autre qu'archéologique. Partout l'art et la piété se sont ingéniés à matérialiser, et d'abord pour les humbles, la grandeur de Dieu, à lui offrir ce qu'il y avait de plus beau pour signifier l'offrande et l'oblation du meilleur de nous-même avec le Christ et par le Christ, à la messe.

 

          LA liturgie doit être digne de la maison de Dieu, et, selon les possibilités et le bon goût, triomphale, ce qui ne veut pas dire triomphaliste. Le triomphalisme peut fort bien s'accommoder de peu, mais il met l'homme en avant. Le principal acteur, comme les autres ministres, ne doit pas imposer sa personne, que ce soit dans la première partie de la messe consacrée à l'enseignement, ou dans la seconde proprement eucharistique. Quand le prêtre se tourne vers le peuple, c'est pour lui parler; pour parler à Dieu, il se tourne, comme les fidèles dont il dirige et oriente la prière, vers le Christ. Dans un cas comme dans l'autre, il est revêtu d'ornements qui ont pour but de le dépersonnaliser, de l'identifier à sa fonction surémi­nente : c'est la voix de Dieu qu'il fait entendre, c'est l'oblation du Christ et de son Église tout entière qu'il opère.

 

Tout, d'ailleurs, est marqué, dans la messe catholique, par l'effacement de l'humain, trop humain, pour imposer la grandeur du sacré. Le chant grégorien, par exemple, relève de cette ascèse, et de même l'emploi du latin; à l'église rien ne ressemble à quelque réunion profane : tout le monde doit s'en apercevoir. L'ambiance et l'atmosphère doivent nous situer dans le mystère. Les basiliques romaines, devenues nos premières églises après avoir été des édifices civils, mettaient en évidence le siège présidentiel. L'habitude s'en est maintenue pendant quelques siècles; elle plaçait au fond de la nef le siège épiscopal; sinon même, par extension, celui du prêtre célébrant. Le nom de cathédrale, venu du mot latin cathedra : siège, le rappelle encore. Mais le sens religieux a fini par l'emporter sur cette disposition plus païenne que chrétienne. Le trône a été posé sur le côté du chœur pour qu'aux yeux de tous le Seigneur apparaisse seul à la première place.

 

Par contre, il n'y a pas eu à modifier la position du prêtre à l'autel, car l'eucharistie a toujours été célébrée face à l'Orient qui représente le Christ de lumière. La messe face au peuple n'est même pas un anachronisme. Le triomphalisme y fait passer l'Action sacrée dans la catégorie du spectacle. Quoi qu'on dise, il faut bien convenir que le miracle qui s'opère à la messe échappe à la vue comme à la simple compréhension. Des rideaux étaient à l'origine tendus entre les quatre colonnes du ciborium qui surmontait l'autel, et pendant le canon tout entier le peuple se tenait prosterné. Plus tard le retable est apparu, destiné à un développement de plus en plus somptueux. La croix glorieuse du Seigneur est devenue le point de mire de toute l'assistance.

 

Elle est encore entourée, pour la messe de l'évêque, des sept candélabres dont il est fait mention dans l'Apocalypse : " Je vis sept chandeliers d'or et au milieu des chandeliers, quelqu'un qui ressemblait à un fils d'homme : il était vêtu d'une longue robe, portait à la hauteur des reins une ceinture d'or; sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche, comme de la neige, et ses yeux étaient comme une flamme de feu; ses pieds étaient semblables à de l'airain qu'on aurait embrasé dans une fournaise, et sa voix était comme la voix des grandes eaux... Son visage était comme le soleil lorsqu'il brille dans sa force. "   Non nobis, Domine, non nobis, seul nomini tuo da gloriam.

 

Toute la gloire est réservée au Christ. C'est lui, comme au Ciel, qui est l'unique vision, et pour lui la célébration eucharistique n'est jamais trop grandiose. De l'autel de la terre, l'offrande sacrée est portée par l'Ange de la Messe sur l'autel du Ciel, " en présence de la divine majesté, afin que par notre participation à l'autel d'ici-bas, nous recevions le très Saint Corps et le très précieux Sang du Fils, et que nous soyons remplis de sa bénédiction céleste et de sa grâce ", comme dit le canon plus que millénaire de Rome dans le style noble qui le caractérise. Ces paroles-là, qui relient terre et ciel, le prêtre les prononce d'abord profondément incliné, comme l'y invite le mot " supplices "; il baise ensuite respectueusement l'autel, devenu celui du Ciel; et séparément, il trace sur le Corps puis sur le Sang du Seigneur le signe de croix pour évoquer la " bienheureuse passion " qui nous vaut grâce et bénédiction à jamais.

Il est difficile de concevoir quelque chose de plus approprié, de plus beau : nous sommes transportés dans la gloire éternelle où l'Agneau immolé, qui efface les péchés du monde, reçoit l'hommage des vingt-quatre vieillards et de myriades d'Anges. Tel est le sens du mot concélébration dans la messe traditionnelle : la célébration de la messe nous unit à la célébration céleste; c'est la solennité par excellence, bien exprimée par nos préfaces liturgiques. Par le Christ, Fils de Dieu, mort, ressuscité et monté aux cieux pour nous, les Anges et les Archanges louent la majesté du Père, unis dans une même allégresse:  socia exsultatione concelebrant : " Sanctus, sanctus, sanctus! Saint, trois fois saint est le Seigneur, Dieu des armées célestes. "  Pour réciter ces paroles du prophète, que tous les fidèles chantent sur un mode triomphal, le prêtre s'incline avec un infini respect; il est comme confondu par une telle communion d'adoration avec les Anges de Dieu.

On ne peut comprendre la liturgie de la messe si l'on ne s'élève pas dans ses hauteurs; si l'on ne sait pas qu'impuissante à louer comme il faut la majesté divine, la prière de l'Église s'est formée sur le modèle de la grande liturgie céleste, telle que saint Jean, le voyant de l'Apocalypse, a été admis à la contempler. C'est l'association de notre louange à celle du Paradis qui a fait donner à la messe le nom d'eucharistie, glorification et reconnais­sance toute d'humilité, d'entière dépendance filiale, de révérence, d'adoration, de regret de ces fautes, enfin, qui nous rendent si indignes d'une pareille concélébration et dont nous implorons le pardon par les mérites infinis du Sacrifice sacramentellement renouvelé.

 

LA théologie énumère quatre fins du Saint Sacrifice : l'adoration, la reconnaissance, l'obtention du pardon et celle de la grâce. Ces divers aspects apparaissent ensemble ou tour à tour dans l'Action sacrée. Ils expriment à eux tous la vertu de religion, vertu la plus grande et la plus nécessaire après la foi, l'espérance et la charité, auxquelles elle est particulièrement liée sans être proprement théologale.

 

De toutes ces fins de la messe, la première est l'adoration. On peut même dire qu'elle appelle et conditionne les trois autres. C'est elle qui nous met à notre rang de créature, elle nous place dans l'ordre. Elle constitue, de nos jours, la plus éclatante réprobation du laïcisme généralisé, dont nous sommes tous plus ou moins atteints. Qu'on le veuille ou non, la messe est au cœur du monde, et si l'esprit d'adoration, de reconnaissance publique de la souveraineté de Dieu, diminue, c'est la société humaine qui en pâtit. Chose à bien considérer lorsque nous vivons une époque où tout un chacun se prétend maître et compagnon, où l'autorité qui vient de Dieu est partout battue en brèche. Tout ce qui fait de la messe, ou simplement parait en faire un festin de fête, un partage, quelque chose de social où le souci, sinon le culte, de l'homme a plus ou moins la priorité, s'écarte de l'essentiel jusqu'à s'y opposer.

 

L'adoration est due à Dieu, elle est le premier de nos devoirs sous peine d'absurdité. " Qui eut jamais idée d'offrir un sacrifice à un être qu'il ne sût, pensât ou imaginât être Dieu? " dit saint Augustin. " Je suis serviteur comme toi et tes frères, dit l'Ange à saint Jean. Adore Dieu. " Il le faut adorer, dit saint Thomas, à cause de sa majesté, qui est " la plénitude de son excellence, c'est-à-dire cela même qui fait de lui le Souverain Bien, notre béatitude ". Parole très profonde. L'adoration de Dieu n'a rien d'une servitude, c'est un épanouissement comme celui de la fleur au soleil; en lui nous trouvons notre bonheur et notre véritable liberté.

 

L'adoration ne doit pas être seulement intérieure. Saint Thomas expose, à ce propos, toute la raison d'être de la liturgie. "Composés de deux natures, intellectuelle et sensible, nous offrons à Dieu, dit saint Jean Damascène, une double adoration, spirituelle et corporelle." L'une résidant en l'intime dévotion de l'esprit, l'autre en l'humiliation extérieure du corps. Dans tous les actes de religion, l'extérieur est relatif à l'intérieur comme à ce quia valeur première; l'adoration extérieure est donc faite pour l'adoration intérieure. Les gestes d'humilité exprimés par le corps servent aussi à exciter notre cœur à se soumettre à Dieu, le sensible étant le moyen naturel pour nous d'accéder à l'intelligible... Ainsi fléchissant le genou, nous signifions notre faiblesse devant Dieu; prosternés, nous protestons de notre néant. Nous ne pouvons sans doute atteindre Dieu par les sens, mais les signes sensibles provoquent notre esprit à se porter vers lui. "

 

On comprend, dès lors, notamment, l'importance et la nécessité des génuflexions que multiplie, si psychologiquement, la messe traditionnelle; elles s'imposent en face de Celui " devant qui tout genou fléchit au ciel, sur la terre et jusque dans les enfers ". Chaque fois que le prêtre prend dans ses mains l'hostie sainte et immaculée ou le précieux calice du sang divin, il s'agenouille d'abord. Il s'agenouille aussi dès que le pain est consacré pour reconnaître l'auguste présence, et encore après l'avoir élevée aux regards des fidèles à genoux. Tout, partout, dans la messe traditionnelle, respire l'adoration. Et cela n'est pas facultatif; Notre-Seigneur a dit à sainte Gertrude : " Sache, ma fille, que le respect ne m'est pas moins dû que l'amour. "

 

       Mais reprenons saint Thomas. L'adoration paraît " n'exiger aucun lieu déterminé "l'heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père" dit Notre-Seigneur en saint Jean. Et Dieu est partout présent. Oui, mais "les paroles de Notre-Seigneur annoncent qu'on cessera d'adorer selon le rite des Juifs, adorant à Jérusalem, aussi bien que des Samaritains adorant au Garizim. L'un et l'autre rites en effet ont pris fin à l'avènement de la vérité spirituelle de l'Évangile, régime sous lequel on offre à Dieu le sacrifice en tout lieu, selon la prophétie de Malachie. Le choix, pour nos adorations, d'un lieu déterminé ne tient pas à Dieu que nous adorons et que cet espace enfermerait, mais à nous ses adorateurs. Trois raisons à cela : d'abord le caractère sacré du lieu : ceux qui prient en conçoivent une dévotion particulière qui rend les prières plus dignes d'être exaucées; puis les saints mystères et autres signes sacrés que ce lieu renferme; enfin le concours d'un grand nombre d'adorateurs qui fait exaucer plus facilement leurs prières." ".

 

Le sacrifice est l'acte d'adoration par excellence, dit encore saint Thomas. Il est de " droit naturel ", car c'est " la nature des choses inférieures d'être soumises aux supérieures...

 

La raison porte donc naturellement l'homme à faire usage de certaines choses sensibles qu'il offre à Dieu en signe de la sujétion et de l'honneur qu'il lui doit... C'est la détermi­nation de ces signes qui relève de la libre convention... Tout sacrifice est une oblation

(mais toute offrande n'est pas une oblation, celle-ci seule étant " réservée immédiatement à Dieu " ). " La fonction des prêtres est dite "sacerdotale" précisément parce qu'ils offrent le sacrifice, mais le sacrifice proprement cultuel pour eux-mêmes et pour les autres. " L'oblation-sacrifice n'est pas une chose dépassée, elle est obligatoire. Tout pontife, dit l'Apôtre, étant pris parmi les hommes est établi pour eux en ce qui regarde le culte de Dieu, afin d'offrir les dons et les sacrifices pour le péché.

 

SAINT Thomas s'emploie à fonder en raison l'oblation cultuelle. Il s'agit en effet d'un acte commun à toute religion; aucune ne s'en est jamais dispensée, car il est essentiel. Dans la religion juive, ces sacrifices revêtaient cependant un caractère particulier : ils étaient appelés à figurer le sacrifice définitif dont la messe chrétienne est le renouvellement et qui se présente à nous comme tout à fait inimaginable, inouï, sans aucun antécédent : sanctum sacricium, immaculatam hostiam. Plus grand que celui d'Abel, plus grand que celui d'Abraham, plus grand que celui de Melchisedech, si heureusement évoqués par le canon romain. Ceux-là ils ont été agréés, ils étaient dignes de l'être. A combien plus forte raison le sacrifice du Fils de Dieu en personne.

 

Avec une sagesse visiblement inspirée par l'Esprit-Saint qui ne cesse de l'assister, l'Église a su, dans la messe, observer les degrés. Elle ne procède pas, tout de go, à cette oblation vraiment divine sans la faire précéder d'une première qui lui est propre : ce n'est pas une simple offrande, destinée par exemple à secourir les pauvres; ce n'est pas une simple présentation ou préparation des dons. Elle appelle une véritable sanctification des dons, permettant d'accéder, comme par un seuil déjà sacré, à l'oblation sacrificielle de tout point merveilleuse. Nous lui donnons le nom d'offertoire.

 

L'offertoire a toujours existé comme geste du prêtre et des fidèles. Il consistait à l'origine en une procession solennelle des offrants qui s'est accompagnée bientôt d'un chant, toujours en usage. Mais à l'action sont venues se joindre des prières qui en expli­citent le sens; elles sont presque inexistantes en diverses liturgies inachevées que saint Pie V n'a pas abolies, tant est grand dans l'Église le respect des traditions consacrées par plus de deux cents ans d'âge. Mais le saint Pape a fixé le progrès de la piété dans le sens et la ligne de l'offertoire primitif. Cet acquit était alors contesté comme une surcharge, voire un doublet de la grande oblation sacrificielle du Christ. Mais il n'est point dans les mœurs de l'Église de se renier elle-même en reniant l'action divine qui se manifeste dans la tradition vivante toujours semblable à elle-même.

Donc, les prières de l'offertoire sont venues confirmer le sens de la cérémonie originelle. Elles sont à méditer avec la plus grande attention. Elles confirment le rôle principal du prêtre dans l'offertoire lui-même. Dans la consécration, il sera exclusif, car le sacerdoce du prêtre diffère essentiellement, en même temps que fonctionnellement, du sacerdoce des baptisés. L'ego indignus famulus tuus de l'offrande du pain nous y prépare déjà. La liturgie, quia pour but de rendre sensible le mystère, aime à considérer, du commencement à la fin de la messe, le célébrant comme l'image du Christ.

Pour la même raison, encore, l'unité de personne rappelle visiblement que le Christ­Prêtre est en définitive le seul offrant, l'unique intercesseur. A cause du Christ, tout est

monarchique dans l'Église : il n'y a pas deux " vicaires du Christ ", seraient-ils d'accord; elle n'est pas gouvernée collégialement. Et si tous les prêtres jouissent de la même dignité, il est bon du point de vue proprement liturgique et sensible, que l'Eucharistie se célèbre en manifestant que la seule tête de l'Église est le Christ, que l'unique prêtre c'est Lui. Pas plus que le Christ, aussi, le prêtre n'est l'émanation ou le simple porte-parole de la communauté.

 

S'il est un caractère du canon romain, c'est l'oblation sacrificielle. L'offertoire y prépare, où les dons ne sont pas simplement présentés au Seigneur avec reconnaissance, comme dans les bénédictions juives des repas; ils ne sont pas simplement apportés sur l'autel pour devenir " le pain de la vie et le breuvage spirituel ". Ils sont apportés en vue de leur consécration. Et pour être consacrés l'Église se préoccupe d'abord qu'ils soient acceptés. Tel est le sens des mots suscipiat, suscipiamur, suscipe, celui-ci répété deux fois.

 

L'orientation de l'offertoire est, ainsi, nettement sacrificielle. Le prêtre demande à Dieu d'agréer nos dons et de les bénir comme les symboles de notre propre donation à Dieu par dés appropriation, par séparation d'avec le profane. Une fois bénits, ils sont en effet encen­sés avec le plus grand respect, et le sont ensuite la croix, le célébrant, les ministres, toute l'assistance afin de faire bien comprendre qu'identifiés à ces dons, nous sommes nous-même agréés, nous allons pouvoir devenir avec le Corps et le Sang du Christ la matière du sacrifice. Cet encensement est si important qu'aux messes des morts, excluant tout caractère festif, il est conservé pour les oblats et pour le célébrant : Incensum istud a te benedictum, ascendat ad te, Deus, et descendat super nos misericordia tua.

 

Donc avant de faire de ces offrandes, une fois consacrées, l'objet de notre sacrifice uni à celui du Christ inévitablement agréé, suprêmement propitiatoire, attirant à coup sûr la bénédiction du Père, l'Église procède, par l'offertoire, à une première oblation des dons non consacrés. L'offertoire ne fait pas double emploi. L'Église se soucie d'abord de bien distinguer ce qui lui est propre, ce qui est sa part, non sans affirmer d'ailleurs que cette part elle-même, c'est de Dieu qu'elle la tient, c'est par lui qu'elle est agréée. Ce que la procession antique réalisait en acte, les prières qui la remplacent en donnent le sens

Suscipe, sancte Pater... " Recevez, agréez, Père Saint, Dieu éternel et tout-puissant, cette offrande sans tache que moi, votre indigne serviteur, je vous présente à vous, mon Dieu vivant et vrai, pour mes péchés, offenses et négligences sans nombre, pour tous ceux qui m'entourent, ainsi que pour tous les fidèles vivants et morts; qu'elle serve à mon salut et au leur pour la vie éternelle. "

 

Pour être agréés du Seigneur, la première condition est évidemment de nous détacher de tout péché. In spiritu humilitatis... " Voyez l'humilité de nos âmes et le repentir de nos cœurs; accueillez-nous, Seigneur, et que notre sacrifice - sacrificium nostrum - s'accom­plisse aujourd'hui devant vous de telle manière qu'il vous soit agréable, Seigneur Dieu. " Veni Saneticator : Venez, Esprit-Saint, nous sanctifier. " Venez, Sanctificateur, Dieu éternel et tout puissant, et bénissez ce sacrifice. " Le but principal de cette " épiclèse " romaine est de nous purifier, de nous mettre à part, d'appeler le feu de Dieu comme sur le seul holocauste préparé par Elie. Par plusieurs versets du psaume 25, le prêtre en se lavant les mains exprime son désir et le désir de tous ceux qui participent avec lui à l'Eucharistie

glorifier Dieu par une vie sainte. Il veut être rangé parmi les purs, parmi ceux à qui sont destinées les grâces divines.

 

C'est d'un cœur saint que doit s'exhaler la louange; c'est à ceux qui n'ont point part avec les impies que plaît la beauté de la maison de Dieu, qu'il convient d'y choisir leur habitation; c'est de leurs mains que peuvent être offerts de véritables présents, non des mains chargées d'injustices et toujours prêtes à offrir des présents trompeurs.

 

A l'offertoire, donc, comme avant de gravir les degrés de l'autel, ce sont les mêmes paroles qui reviennent opportunément. Ce sont les mêmes sentiments qu'exprime si bien le magnifique Judica me : discerne causam meanz de gente non sancta; ab homine iniquo et doloso erue me. Il faut absolument s'arracher à la troupe infidèle. Il faut apparaître devant le Seigneur, pour s'unir à son sacrifice, semblable autant qu'il est possible à la Victime innocente ôtant les péchés du monde; il faut mériter le titre que le consécrateur n'hésite pas à donner au peuple : plebs tua sancta : ton peuple saint. Il faut être guidé par la pure Lumière du Visage divin pour monter sur sa montagne, pour accéder au saint des saints, à l'autel de Dieu qui comble de joie notre âme rajeunie. II faut être établi dans un climat de confiance. Pourquoi serions-nous tristes? Pourquoi nous troublerions-nous? Confiance en Dieu. Je le louerai puisqu'il est mon Sauveur tout­puissant. Le rapprochement entre les sentiments de l'offertoire et du commencement de la messe s'impose. Il est significatif, par son insistance, de la beauté et de la profondeur de la messe traditionnelle. Dans le confiteor aussi nous demandons l'intercession de Marie toujours Vierge, des Anges, de saint Pierre et saint Paul, de tous les saints, comme nous le faisons dans la belle oraison : Suscipe Sancta Trinitas qui termine l'offertoire.

 

Il n'y a plus, après cela, après une dernière oraison, variable selon les jours, sur les oblats, qu'à préluder par la préface à l'Eucharistie proprement dite où notre oblation est emportée par le Christ dans sa propre oblation.

 

          EN instituant la sainte Messe, le Seigneur a dit : " Faites ceci en mémoire de moi. " Le souvenir des bienfaits de Dieu fait éclater en recon­naissance, en action de grâce, bénédictions et louanges, d'où le nom d'" eucharistie ". Il convient à l'Action Sacrée par excellence. Du Gloria in excelsis jusqu'à l'Ite missa est final, nous y exprimons notre merci; et, comme le dit une admirable oraison après la communion, toute notre vie doit être eucharistique : nous demandons au Seigneur la grâce de remercier sans cesse. Au cœur de la consécration, c'est en rendant grâce au Père, tibi granas agens, que le Seigneur a prononcé les paroles transformantes " Ceci est mon Corps, ceci est mon Sang. " C'est dans la mesure où nous deviendrons un homme nouveau recréé selon Dieu que nous réaliserons l'eucharistie de façon spirituelle, cette eucharistie même que réalise sacramentellement le prêtre en la personne

du Christ. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir autre chose qu'une distinction de raison entre l'expression : eucharistie, et celle de sacrifice. La messe est à la fois l'un et l'autre, étroitement, indissolublement. L'action de grâce, qui fait de la préface, accompagnée de sa grandiose cantilation, quelque chose de vraiment lyrique, le sommet de la prière liturgique, s'affirme dès le début comme un devoir et un digne retour

 

Gratias agamus Domino Deo nostro

Dignum et justum est.

here dîgnum etjustum est...

 

La grande gloire de Dieu suffirait à faire tressaillir notre cœur et notre esprit : Propter magnam gloriam tuam. Mais il a mis sa gloire à nous combler de bienfaits. Il en est de toutes sortes que nous ne pouvons dénombrer ni souvent même discerner; pour cette raison, la préface commune des jours ordinaires ne précise rien : c'est de tout qu'il faut remercier toujours et partout, semper et ubique, avec les Anges de Dieu, créés, avant nous, pour cet office même, pour une perpétuelle adoration, un amour sans nuage dans une pureté parfaite.

Cum Angelis et Archangelis!  Mais, à l'occasion des grandes solennités et des grandes fêtes qui célèbrent tour à tour les plus grandes merveilles divines, à l'occasion aussi des temps forts de la liturgie, carême et temps pascal, à l'occasion des dimanches qui sont le jour du Seigneur et qui nous invitent à chanter la Trinité tout entière, la liturgie relie spécialement notre reconnaissance à un objet précis mentionné toujours en termes brefs et nobles.

 

On pourrait concevoir, à l'orientale, le rappel quotidien des principaux mystères, mais la sobriété caractéristique du génie romain a adopté une autre méthode qui ne risque, éven­tuellement. ni d'encombrer la mémoire ni de disperser l'attention. Le même génie a réduit pour les mêmes raisons le nombre des préfaces après le foisonnement du Moyen Age. Certes, au temps de saint Léon et de saint Grégoire, nombreuses étaient aussi les préfaces particulières. mais il faut reconnaître que celles que la sagesse de saint Pie V a retenues détaillent, selon les circonstances, un magnifique credo sous forme eucharistique. Rassem­blons ces mirabilia Dei pour y savourer leur plénitude et leurs rapports, en y joignant la préface de l'Avent, approuvée pour certains lieux, et les deux préfaces du Saint-Sacrement qui sont dans le même cas. Celles de la Dédicace des Églises, si belle, et de tous les saints, sont construites différemment, et nous les ferons figurer les premières pour cette raison:

 

" Oui, il est vraiment juste et nécessaire, c'est notre devoir et c'est notre salut, de vous rendre grâce toujours et partout, Seigneur saint, Père tout-puissant, Dieu éternel,

" Vous qui, dispensateur de tous les biens, habitez cette maison de prière que nous avons bâtie, et sanctifiez par votre action incessante l'Église que vous avez fondée. Car c'est elle, la vraie maison de prière que symbolise cet édifice matériel, le temple où réside votre gloire, le siège de l'immuable vérité, le sanctuaire de l'éternelle charité. C'est elle l'arche qui nous arrache au déluge du monde et nous conduit au port du salut. C'est elle l'Épouse unique et bien-aimée que le Christ s"est acquise par son sang, qu'il vivifie par son Esprit, dans le sein de laquelle, nés par votre grâce à une vie nouvelle, nous sommes nourris du lait de la parole, fortifiés par le pain de vie, ranimés par le secours de votre miséricorde. C'est elle encore qui, avec l'aide de son Époux, combat fidèlement sur la terre, et, couronnée par lui, triomphe à jamais dans le Ciel.

" Père tout-puissant, Dieu éternel qui trouvez gloire dans l'assemblée des saints et cou­ronnez avec leurs mérites vos propres dons; vous qui nous offrez dans leur vie un modèle, une société dans leur communauté, un secours dans leur intercession, afin que, enveloppés d'une telle nuée de témoins, nous courions avec persévérance et constance au combat qui nous est proposé et recevions avec eux l'impérissable couronne de gloire.

" Nous vous rendons grâce par Jésus-Christ Notre-Seigneur qu'en votre miséricorde et votre fidélité vous avez promis au genre humain en perdition, comme le Sauveur dont la vérité instruirait les ignorants, dont la sainteté justifierait les impies, dont la force soutien­drait les faibles. (Avec sa venue c'est) le jour de notre délivrance (qui a lui).

" Par le mystère du Fils de Dieu fait homme resplendit aux yeux de notre âme un nou­veau rayon de la lumière éclatante que vous êtes, afin que ce Dieu que nous connaissons visiblement nous entraîne vers l'amour des réalités invisibles.

" Votre Fils unique, en apparaissant revêtu de notre chair mortelle, nous a renouvelés en nous communiquant l'éclat nouveau de son immortalité.

" Grâce au jeûne corporel qui refrène nos vices, qui élève nos âmes et nous obtient avec largesse le courage et la récompense.

" Vous avez voulu que les hommes fussent sauvés par le bois de la croix; ainsi, du bois, d'où était venue la mort, est sortie la résurrection et la vie. Et Satan vainqueur sur l'arbre du Paradis terrestre, a été vaincu sur l'arbre de la croix.

" C'est à Pâques par-dessus tout, avec un particulier éclat, qu'il convient de vous louer, car le Christ, notre Agneau, s'est offert en sacrifice; il a ôté le péché du monde; en mourant il a pour nous détruit la mort; en ressuscitant, il nous a rendu la vie.

Après sa résurrection il s'est manifesté par ses apparitions à tous ses disciples et sous leurs yeux il s"est élevé au ciel pour nous donner part à sa divinité.

" Vous avez voulu que votre Fils unique. suspendu à la croix, fût transpercé par la lance d'un soldat, afin d'ouvrir son cœur, temple saint de votre prodigalité, afin de répandre à flots sur nous votre miséricorde et votre grâce. Ce Cœur qui ne cesse de brûler d'amour pour nous, devient ainsi pour les justes un lieu de repos, et il offre aux pêcheurs repentants un refuge de salut.

 

" Vous avez consacré avec allégresse votre Fils unique Notre-Seigneur Jésus-Christ Prê­tre éternel et Roi de l'univers. Ainsi en s"offrant lui-même sur l'autel de la croix comme une victime absolument pure et qui rétablit la paix. il a accompli le mystère de la rédemption de l'homme. Ainsi il s'est rendu maître de toutes les créatures, pour présenter à votre infinie Majesté le royaume éternel et universel, royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de grâce, royaume de justice, d"amour et de paix.

 

" Véritable et éternel et seul Prêtre que n'atteint la souillure d'aucun péché, en instituant à la dernière Cène le rite du sacrifice qui ne doit plus cesser, il s'est offert lui-même à vous et nous a initiés à cette offrande. Sa chair immolée pour nous, quand nous la mangeons, nous fortifie, et son sang pour nous répandu, quand nous le buvons, nous purifie... Mystère d'insondable sagesse et d'immense charité, ce qu'une fois il a accompli sur la croix, il l'opère à jamais d'une manière admirable. Associés à lui dans l'unité d'une même hostie, il nous convie à ce festin sacré où il se fait lui-même notre aliment, où se renouvelle le mémorial de sa passion, où l'âme se remplit de grâce et où nous est donné le gage de la gloire future.

 

" Monté au ciel et assis à votre Droite, il envoie à vos enfants adoptifs l'Esprit-Saint qu'il leur avait promis. C'est pourquoi, sous les flots de joie qui l'inondent, le monde entier est transporté d'allégresse;

 

" Il vous loue, il vous bénit et proclame votre puissance en l'honneur de la Bienheureuse Marie toujours Vierge. C'est elle qui, par l'action du Saint-Esprit a conçu votre Fils unique et sans rien perdre de l'éclat de sa virginité, a répandu sur le monde la Lumière éternelle;

 

" Il vous loue, il vous bénit, il proclame votre puissance en l'honneur de saint Joseph, l'homme juste que vous avez donné comme époux à la Vierge mère de Dieu, que vous avez ainsi établi sur votre famille, tel un serviteur fidèle et prudent, pour qu'il gardât comme un père votre Fils unique, conçu par l'action du Saint-Esprit, Jésus-Christ Notre Seigneur,

 

" Que nous prions avec confiance de ne pas abandonner le Troupeau dont il est éternel­lement le Pasteur; gardez--le continuellement et protégez-le par ses saints apôtres. Ainsi il sera gouverné par les mêmes chefs établis à sa place pour continuer son œuvre et pour le conduire comme des bons pasteurs.

" C'est lui qui a fait briller à nos yeux l'espoir et le bonheur de la résurrection. Ceux qui sont tristes de ne pouvoir échapper à la mort sont ainsi réconfortés par la promesse de vivre éternellement. Car pour ceux qui croient en vous, Seigneur, la vie n'est pas enlevée mais elle est transformée : leur demeure terrestre est détruite, mais ils en trouvent une autre au ciel pour l'éternité.

 

" Avec votre Fils unique et le Saint-Esprit, vous êtes un seul Dieu, un seul Seigneur, vous êtes non pas une seule personne, mais une seule substance en trois personnes. Ce que nous croyons de votre puissance, parce que vous l'avez révélé, nous le croyons aussi bien de votre Fils et du Saint-Esprit, sans faire aucune différence. En reconnaissant par la foi un Dieu vrai et éternel, nous adorons en lui trois personnes distinctes, mais égales en majesté et ne formant qu'une seule essence.

" C'est lui que louent les Anges et les Archanges, les trônes et les Dominations, les Puis­sances, les Cieux et les Forces des Cieux, avec les bienheureux Séraphins et Chérubins, unis

dans une même allégresse. A leurs chants nous vous prions de laisser se joindre aussi les nôtres, dans une humble louange, pour proclamer éternellement d'une seule voix

" Saint, trois fois saint est le Seigneur, Dieu des armées célestes; le ciel et la terre sont remplis de votre gloire.

" Hosanna au plus haut des cieux."

 

 

  L'ACTION de grâces devant les grands bienfaits de Dieu amène tout naturellement la prière de demande; à une telle fontaine de bonté,  comment ne pas puiser? D'un tel amour, que ne pouvons-nous atten­dre? Nous prions à la messe pour le Pontife suprême, pour l'évêque en communion avec lui, pour tous ceux qui gardent, professent et défen­dent la foi authentique, intègre, orthodoxe. Il n'y a pas de grâce plus grande que l'autorité au service de la vérité et de la tradition sacrée. Le prêtre prie pour lui-même, pour tous ceux qui lui ont confié leurs intentions, qu'ils soient absents ou présents. Nous prions pour l'Église catholique, afin que le Seigneur la protège de ses ennemis comme de ses faux amis, affermisse son unité qui est faite de la même foi, du même gouvernement, de la communion au même Corps et au même Sang du Sauveur. Nous prions pour les âmes des défunts qui se sont endormis dans la mort, marqués du sceau bap­tismal, afin qu'elles jouissent enfin du lieu de repos, de paix et de rafraîchissement.

 

En cette vie, nous avons besoin de la santé du corps et de l'âme, en l'autre du salut éter­nel; nous les attendons du Seigneur. Daigne le Juge suprême nous épargner la damnation éternelle, nous éloigner du mal qui y précipite, et par la fuite du péché, nous établir dans la paix, celle que le monde ne peut donner. Puissions-nous être comblés des grâces et des bénédictions du Ciel, demeurer toujours attachés à Dieu par l'intercession de la Vierge Marie, de tous les apôtres et martyrs, de ceux spécialement dont les reliques sont renfermées dans l'autel du sacrifice. Parmi les saints, la liturgie romaine aime à citer sans cesse les apôtres Pierre et Paul; dans le confiteor du début de la messe et d'avant la communion, dans la dernière oraison de l'offertoire, dans le canon, après le Pater. Enfin le Placeat final, répondant au Suscipiat précédant la préface, résume toutes nos demandes, quand il supplie le Seigneur de nous rendre dignes de lui plaire et de bénéficier de sa miséricorde., Le prêtre, alors, une fois de plus, comme avant chaque Dominus vobiscunt, baise l'autel pour signifier que de là vient toute rédemption; il prononce, en faisant le signe de la croix : " Que le Dieu tout-puissant vous bénisse, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. " Amen!

 

PENDANT que retentissent les accents solennels du Sanctus, asso­ciant toute l'assistance à l'adoration et aux louanges des Séraphins qui se couvrent respectueusement de leurs ailes, le prêtre, par un grand geste d'imploration suivi d'une inclination très profonde et du baiser de l'autel, commence une grande prière silencieuse dont la Consécration  est le cœur plein de mystère. Il s'est préparé, dès le début de la Messe, au pied des degrés, par le Judica me et le Confiteor, à entrer dans " le saint des saints ", à gravir " la montagne sacrée ", où se fait entendre ensuite - (première partie de la Messe) - la voix de Dieu, par l'Épître et puis par l'Évangile. Pour cela, comme Isaïe dans la grandiose vision d'où est extrait notre Sanctus, il a demandé au Seigneur de purifier ses lèvres par le charbon ardent tiré de l'autel embrasé du Ciel. Comme Isaac, il a apporté, à l'Offertoire qui suit, le bois du sacrifice, son sacrifice à lui, le sacrifice de tout le peuple pour le faire agréer de Dieu, pour que le feu du Saint-Esprit, qui est apparu sur la tête des Apôtres réunis au Cénacle. enflamme ces dons qui représentent l'Église entière.

 

Le voici maintenant, seul, comme Moïse. en présence du Seigneur tout-puissant : et le premier mot qu'il prononce est emprunté, précisément. à la rencontre sublime du Sinaï : il appelle Dieu : clementissime Pater, Père très clément. Il signifie par-là, avec une religion forte et non pas invertébrée, que le Très-Haut n'est pas seulement infiniment bon, mais infini­ment grand, infiniment juste; simple créature. le prêtre se sent si petit devant Lui: pécheur, il se sait si indigne, un tel abîme le sépare de Dieu, qu'il invoque aussitôt le Fils très aimé du Père qui s'est fait homme pour combler l'infinie distance. et qui s'est fait victime pour expier nos péchés : Jesuin Christum, Filium tuum, Dominuni nostrum.

 

Grâce à Lui. en Lui. avec Lui, il peut oser parler, demander. supplier, s'offrir, lui et le peuple, comme une hostie sainte et agréée. Le mot clementissime donne à toute la prière une extraordinaire majesté. I1 peut être emprunté au noble langage de la Rome impériale, il l'est surtout au latin de la Bible qui l'emploie très rarement mais comme un terme choisi, très significatif où l'on attendrait, comme partout ailleurs, le mot misericors, miséricordieux. Cleniens a paru à saint Jérôme rendre mieux l'original précisément dans deux passages capi­taux de la révélation à Moïse. Le mot supplices que le prêtre récite aussitôt, en s'inclinant comme l'exige le sens, est aussi un terme choisi; il rappelle spécialement la supplication du même Moïse pour que le Seigneur ne détruise pas son peuple après le sacrilège du veau d'or; il se retrouve, avec une puissance accrue- dans l'épître aux Hébreux pour évoquer la grande intercession de l'Unique Pontife pour Lui et pour tout son Corps: il identifie le célébrant à Celui qui, " poussant un cri et versant des larmes " de sang, a été exaucé; il en fait avec Lui le suppliant par excellence d'une manière si frappante qu'une seconde fois, dans l'admi­rable supplices te rogamus, le même mot revient accompagné d'une même grande inch­nation. II faut connaître toute la profondeur et le réalisme de ces termes : clementissime, supplices, et des gestes qui les soulignent, pour comprendre la beauté grandiose du Canon romain, prière insurpassable, la plus importante de la Messe.

 

Prière la plus ancienne, aussi. Tout y respire l'esprit de l'antiquité chrétienne en jonction avec celui de l'Ancien Testament. La prière pour les chrétiens qui se sont endormis dans le sommeil de la mort - (cimetière signifie dortoir, lieu de repos avant la résurrection) - est toute " pénétrée du parfum du printemps de l'Église. dit Crogaert, elle est l'écho fidèle des innombrables inscriptions votives des catacombes " et des Actes de Perpétue et Félicité.

" L'art primitif représentait la béatitude céleste sous la forme d'un jardin de fleurs. fécondé par des eaux jaillissantes et où chantaient les oiseaux et paissaient les troupeaux. " Les listes de martyrs, tous appartenant aux premiers siècles, rappellent qu'à l'origine. excep­tion faite de la très sainte Vierge, ce sont les martyrs que l'Église honore. Elle les place, encore maintenant, en tête de ses litanies.

 

Les merveilleuses mosaïques de Ravenne, au vie siècle, recueillent et illustrent la tradition du Canon romain en représentant les sacrifices d'Abel. d'Abraham et de Melchi­sedech. Ce rappel des sacrifices pré-mosaïques a grande importance; il montre que les sacri­fices de la loi de Moïse peuvent être abolis, la nécessité foncière du sacrifice demeure. La Messe, qui relève du sacerdoce •" selon l'ordre de Melchisédech ", n'est pas un sacrifice san­glant; mais du pain et du vin offerts par le mystérieux Prêtre et Roi, nous n'avons que les apparences : la réalité les dépasse vertigineusement. Dans la Messe, il faut voir plus que dans le sacrifice héroïque de notre Père dans la foi, patriarchae nostri Abrahae : le déchire­ment des entrailles de Dieu, livrant son Fils pleinement. jusqu'à la consommation de la mort. Et si les offrandes d'Abel ont été préférées à celles de son frère qui n'étaient que de fruits de la terre et du travail des hommes. le sang qu'elles répandaient, le sang qu'il a répandu lui­même. tout innocent qu'il fût, parle moins éloquemment que celui du Christ, melius loquen­tena quam Abel, car il a dit (Ps 39) : " Tu ne demandes. Père. ni holocauste (matériel) ni victime expiatoire (autre que moi et consciemment soumise). alors j'ai dit : Voici que je viens, Ecce renio... Je veux faire ta volonté. ô mon Dieu, et ta loi est au fond de mon cœur." Et encore : " Ce que Dieu ne méprise, ne peut pas mépriser. c'est le sacrifice d'un cœur brisé et humilié ". paroles dont l'Offertoire de la Messe se fait l'écho...

 

En très grande majorité, les prières qui constituent le Canon romain sont déjà formées au 4e siècle. comme en témoigne le De Sacramentis attribué à Saint-Ambroise. Ceux qui, pareils à des vieillards fatigués, régressent vers le berceau, devraient trouver satisfaction dans des formules si anciennes, ils devraient aimer à les conserver intactes. Ceux qui, sainement. apprécient le développement homogène de la tradition vivante, sont encore plus comblés, car ils retrouvent dans l'incomparable prière sacrificielle de Rome tous les éléments que les autres parties de la Messe. plus récentes, ont repris et détaillés avec tant d'amour, sans pourtant se répéter vraiment. D'ailleurs, le Canon lui-même se caractérise par des équivalences de termes, groupés par deux ou trois ou même cinq, car pour exprimer l'ineffable réalité eucharistique, les plus beaux, les plus forts des mots réduits à eux-mêmes, paraissent à juste titre insuffisants : rogamus ac petimus, - hosliam puram, hostiam sanctam, hostiam immaculatam, - benedictam, adscriptam, ratam, rationabilem accepiabilem­que...

 

Les répétitions, ou l'emploi de termes qui se renforcent par leur seul rapprochement, répondent à quelque chose de tout à fait solennel. Pourquoi la Vierge de Lourdes se fait-elle demander trois fois son nom avant de le révéler à Bernadette? Et pourquoi trois fois la même père du Christ au jardin des Oliviers? Dailleurs, Notre-Seigneur, donnant son corps à manger, son sang à boire, ne dit pas seulement : prenez de ce pain. prenez de ce vin. Mais prenez et mangez. prenez et buvez : accipite et manducale; accipile et bibite. C'est un enfan­tillage que d'y voir une invitation à prendre ou recevoir en mains le très saint Corps du Christ et le précieux calice de son Sang... Il s'agit de termes qui peuvent être employés indif­féremment. Tout sobre qu'il soit. le génie romain ne fait point fi de la psychologie. I1 n'hésite pas même devant de triples répétitions comme dans le Domine non sum dignus : répéter pareille formule trois fois n'est pas de trop, ne serait-ce que pour réveiller l'attention. Or quand faut-il plus la maintenir en éveil que dans la grande prière de la Messe, in conspectu ajestatis, in conspeclu angelorum? Toujours et partout, l'Action sacrée doit se dérouler dans une atmosphère, non pas tendue. mais toute pénétrée de vénération, telle que la foi intime et incontaminée des premiers siècles l'a imprimée dans la sublime prière. Tout y doit parler au cœur comme à l'esprit pour les élever dans les hauteurs : Quae sursum sunt

quaerite, quae sursum sunt sapite.

 

LE Canon est la prière propre du prêtre, en tant que prêtre, exerçant le ministère du Sacerdoce unique de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il est seul à l'autel pour cet office, comme seul fut à la Croix le Prêtre       souverain. Nous avons besoin que la liturgie impose aux yeux cette unicité, qui n'est pas une simple présidence. Le prêtre ne préside pas à  l'Eucharistie, il la fait. il la réalise. De la même façon que le Christ ne préside pas l'assemblée de son Église, il en est l'âme et la tête. Tout dans la liturgie traditionnelle l'habilite à ce rôle éminent. Par exemple, l'" ego " sacerdotal du Sanete Pater et du Placeat tibi, Sancta Trinitas. Au prêtre seul reviennent les trois grandes oraisons : la collecte, la secrète. la postcommunion.

 

La cérémonie de l'Évangile n'est pas moins éclairante. Qu'il chante par lui-même ou par le ministère d'un diacre, il est encensé à la fin, comme l'évangéliaire l'est au début. " La parole de l'Évangile, dit Bossuet après Origène, est une espèce de second corps que le Seigneur a pris pour notre salut. " Or le prêtre a reçu mission de parler en son nom. Certes, comme homme. le prêtre n'est qu'un pécheur comme les autres; il se confond avec tous dans la même nécessaire humilité. Comme tous les autres aussi. à l'Offertoire, il est encensé après les oblats déposés sur l'autel, mais en priorité car il est le principal offrant; aux Messes non-festives des défunts, il reçoit même seul cet hommage qui englobe toute l'assistance dans un même nuage d'encens parce que tous sont censés ne faire qu'un avec les dons qui les représentent et qui vont être transsubstantiés. La distinction maintenue partout devient, dans la prière sacrificielle, une exclusivité. Le prêtre y agit et y parle comme prêtre, désigné sans doute par l'Église parce que la Messe est à la fois le sacrifice du Christ et de son Épouse, mais les fidèles ne consacrent pas avec lui. Le Per Christum Dominuin nostrum qui se trouve au cœur de la Préface se rencontre plusieurs fois dans le Canon romain, très opportunément, car il convient de rappeler sans cesse quel est le Prêtre par excellence et quel transcendant ministère remplit le célébrant.

 

La prière sacrificielle porte le nom de Canon parce qu'elle a caractère de règle (canon, en grec). Cette règle est d'institution à la fois ecclésiastique et évangélique. Indissolublement. La tradition y a donc sa place en même temps que l'Écriture. La Messe ne se réduit pas aux seules paroles divines : " Ceci est mon Corps, ceci est mon Sang, " car si l'Église ne s'offrait pas en même temps que le Christ, l'Eucharistie n'aurait pas de raison d'être. Il faudrait dire alors comme les tenants de la Sola Scriptura qu'une fois pour toutes le monde a été racheté, une fois pour toutes il est mort et ressuscité. I1 n'y aurait plus maintenant qu'à en faire mémoire. Oui, il y a à en faire mémoire; mais pour en faire mémoire, il y a quelque chose à faire : faites ceci en mémoire de moi. A mourir avec Lui et avec Lui ressusciter, par la vertu du renouvellement de son sacrifice grâce à la réelle et substantielle présence opérée par la Consécration.

 

Par le caractère non sanglant du sacrifice de la Messe, par la donation que le Christ a faite à l'Église de l'Eucharistie, la Messe est la chose de l'Église. Elle en a pris possession, comme le Christ l'a ordonné. Elle s'y exprime elle-même. Elle y fait corps avec le Christ qui lui est vraiment livré, comme elle faisait corps, en espérance, avec lui, quand il s'est livré lui-même pour le salut des hommes. La prière par laquelle l'Église s'ap­proprie le sacrifice du Christ a donc la plus grande importance. Et si, par malheur, l'Église n'y exprimait pas, parfaitement, sa foi eucharistique, ce serait d'une extrême gravité : il doit y avoir un accord, absolument complet, entre ce que le Seigneur a voulu en instituant le sacrifice et ce que l'Église dit et fait en le célébrant. C'est l'évidence même.

 

Aussi faut-il se garder d'appeler la Consécration " le récit de l'institution ". Nous voyons en effet que jusque dans la Consécration, l'Église ne se contente pas des paroles du Seigneur, elle ne se contente pas de les entourer et présenter avec les seules expressions du récit évangélique de l'institution; elle compose, comme il appert au Canon romain, un con­texte bien à elle où, par des paroles qui lui sont propres, dans son art particulier, elle fait de l'Eucharistie sa chose; elle orne, elle amplifie, si l'on peut dire; elle va jusqu'à insérer dans la Transsubstantiation du vin au Sang du Seigneur une incise admirative : mysterium fidei. Elle recourt ici à une expression psalmique praeclarum calicem, là à des expressions emprun­tées à quelque autre passage de l'Évangile : elevatis oculis ad te Deum Patrent omnipoten­tem. Elle invente des formules qui traduisent son infini respect non seulement de Notre-Seigneur mais des mains mêmes du prêtre, consacrées pour l'Eucharistie : in sanctas ac venerabiles manus suas, répété deux fois.

 

Tout cela forme un ensemble harmonieux, au cour d'une prière toute de composition ecclésiale. qu'il n'en faut pas séparer. Certes le Seigneur est présent dès que les paroles sacrées du Sauveur ont été prononcées mais 1"ensemble de ce qui les entoure n'est pas facul­tatif; il est destiné à développer la pensée de l'Église qui célèbre par son prêtre. Pour nous en tenir au moment même de la Consécration, voyons comment 1"Église procède; il n'y a rien, à notre avis. de plus simple et cependant de plus majestueux, de plus à la portée de tous et de plus adapté à la solennité de cet instant. Après avoir demandé au Père de changer les oblats de l'autel au Corps et au Sang de son Fils bien-aimé Notre-Seigneur dilectissimi Filii lui Domini nostri, le prêtre enchaîne

" lequel, la veille du jour où il allait souffrir sa Passion, prit du pain dans ses mains saintes et vénérables et, les yeux élevés au ciel, vers vous, Dieu, son Père tout-puissant, vous rendant grâces, bénit ce pain, le rompit et le donna à ses disciples en disant : Prenez et mangez-en tous.

 

Ceci est mon Corps.

 

De même, après le repas, il prit ce précieux calice dans ses mains saintes et vénérables, vous rendît grâces encore, le bénit et le donna à ses disciples en disant : Prenez et buvez-en tous.

 

Ceci est le calice de mon Sang, le Sang de l'alliance nouvelle et éternelle - le mystère de la foi - gui sera versé pour vous et pour beaucoup en rémission des péchés.

 

Toutes les fois que vous ferez cela, vous le ferez en mémoire de moi. "

Il est difficile de s'exprimer plus parfaitement; nous ne pouvons plus nous imaginer la scène sous d'autres traits que ceux que l'art et la piété de l'Église romaine réactualisent. Rien n'approche, dans aucune autre prière, de la poésie vraiment parlante de ce tableau magnifique. Il faut en dire autant de tout le Canon romain. Ses qualités de majesté toujours concrète, d'humilité profonde et d'adorante oblation lui font une unité profonde qui ras­semble toutes ses prières comme les éléments variés d'une mosaïque admirable.

 

Devant un tel chef-d'œuvre, nous pensons à ces pierres des patriarches où ils offraient leurs sacrifices. Il en a le naturel et la fermeté. Les sentiments ne se succèdent pas rigou­reusement. sans retours ni insistances. comme dans une composition littéraire et livresque qui fixerait un cadre rigide au cœur. Or il s'agit ici du cœur de l'Épouse; sa liberté est à respecter. (On ne doit point penser non plus à y substituer la nôtre, fût-ce à l'intérieur de bornes fixes). Rien n'empêche, par exemple, que le memento des vivants soit disjoint de celui des morts, ou qu'il y ait deux listes de saints. Ces listes elles-mêmes, quelle raison peut-il y avoir, sinon d'inconvenante brièveté. de les réduire, quand notre admiration, notre confiance, notre sens de l'Église poussent au contraire à citer un à un tous les Apôtres, ces Amis du Seigneur, ainsi que les premiers papes qui affirment l'apostolicité du Siège romain, et les martyrs des premiers âges dont le sang a été une semence de chrétiens? En citant ces noms bénis. après celui de Marie toujours Vierge, qui a été à la peine au pied de la Croix et qui est maintenant glorieuse, l'Église, qui s'offre avec le Christ, aime à se réjouir, tout au long de l'oblation sacrificielle, de ce qu'elle ait été jugée digne de mêler son sang à celui de son Époux.

 

Rien de tout cela n'empêche la Consécration d'apparaître clairement comme le véri­table centre de l'Eucharistie, la cime vers laquelle tout aspire et de laquelle tout dérive ensuite. Le tout étant compris entre deux louanges ou actions de grâce, d'introduction et d'achèvement, qui sont de la plus grande beauté. Partout de nombreux signes de croix enveloppent l'ensemble dans l'atmosphère de la nouvelle et éternelle alliance dans le sang rédempteur.

 

Comme on comprend qu'avant de commencer cette oraison sublime le prêtre s'assure, par un solennel dialogue. que les esprits dépassent les pensées terrestres : sursum corda, se tournent vers le Soleil de l'infinie clémence et qu'ils affirment leur accord et leur assenti­ment : dignum et juslum est! On comprend qu'avant d'achever le Canon, le prêtre élève la voix afin que tous répondent : Amen. Cet amen, les générations successives n'ont cessé de le dire.

 

Cette prière capitale du Canon a été méditée par tant de saints, murmurée par tant de prêtres, qu'elle ne peut être équiparée à aucune autre. Son maintien dans sa forme originale latine est le témoignage éclatant de l'unité nécessaire de l'Église romaine dans le temps et dans l'espace. Son abandon pratique serait une impiété.

 

UN des caractères fondamentaux de la messe est la demande du pardon de Dieu, de l'abondance infinie de ses miséricordes : multitudine miseration um tuai-uni. Le sacrifice de la messe est éminemment propitiatoire. Tout, du commencement à la fin. nous situe dans le désir et l'attente de la grande pitié de Dieu : nobis quoque peccato­ gibus. Tout inspire une attitude vraie et profonde de crainte révé­rentielle et filiale à la fois, à commencer par l'Asperges qui précède

la messe dominicale et rappelle aux chrétiens la purification du baptême, introduisant dans l'Église de Dieu. Le Christ est mort sur la croix pour apaiser son Père outragé, pour expier nos fautes. Et comme il les a expiées sans que nous soyons au calvaire, il renouvelle à la messe son sacrifice afin qu'associés à son oblation sacrificielle nous recevions le pardon de " nos péchés, offenses et négligences sans nombre " : "pro irmumerabilibus peccatis, et offensionibus et negligeiztiis.

 

Quand, à l'offertoire, l'eau qui nous représente est mêlée au vin, nous nous rappelons que l'orgueil est la racine de tout péché, nous avons présente à l'esprit la déchéance des fils d'Adam : la dignité de la nature humaine créée merveilleusement, le Seigneur vient la restau­rer d'une manière plus admirable encore, si nous reconnaissons humblement nos péchés, si nous suivons les traces de celui qui, à la différence de notre premier père, a voulu, prenant notre condition d'homme, lui qui est Dieu, s'anéantir, s'humilier, se faire obéissant jusqu'à la mort et la mort sur la croix. Saint Ambroise s'est demandé : Tout ce que le Seigneur a créé se soumet à ses ordres; seul l'homme lui désobéirait; or c'est après avoir créé l'homme que Dieu a dit qu'il n'avait rien fait de meilleur. Pourquoi? Parce qu'en créant le ciel et la terre, le soleil et les étoiles, les plantes et les animaux, Dieu a manifesté sa puissance. En créant l'homme qui allait abuser de sa liberté, il allait avoir à qui pardon­ner, il allait pouvoir manifester son cœur.

 

Ainsi donc, par notre humilité et notre repentance pendant le sacrifice de la messe, nous pouvons, chose incroyable, lui procurer une gloire parfaite, celle qui rend manifeste son Amour, c'est-à-dire l'essence même de la Trinité; car le Tout-Puissant est unique et n'est pas solitaire, il est Trinité, il est lAmour même. Retirer à la messe son caractère propitiatoire " propitiabilis " c'est la nier, c'est s'interdire l'admirable finale du canon

" Par Lui ", le Christ, perpétuellement immolé sur nos autels, " avec Lui et en Lui, Dieu tout-puissant, dans l'unité du Saint-Esprit, est tout honneur et toute gloire dans les siècles des siècles " . L'amen qui accueille ces paroles doit retentir puissant, avec le fracas des grandes eaux, comme dans le Ciel.

 

IL est bien clair, dès lors, dans une telle explosion de l'amour divin, que le saint sacrifice doit s'achever par la communion et que ceux qui y participent sans s’être purifiés de leurs péchés. sans en avoir humblement demandé et reçu pardon. mangent et boivent leur propre juge­ment. comme le rappelle l'antienne de communion de la messe du Saint-Sacrement. Sancta sanctis, disait l'antiquité chrétienne.

 

            L'amour de Dieu est exigeant parce qu'il est vraiment l'Amour.

Pour nous préparer à cette dernière phase de la messe qu'est la communion, la liturgie nous fait réciter le Pater Noster. Principalement à cause de la demande : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Peut-on recevoir le Dieu d'amour et de pardon. en gardant quelque rancune contre nos frères?

 

Le baiser de paix dont la liturgie fait ensuite une préparation à la communion. doit être l'expression sincère de ce que la messe est pour le monde, le principe et la source de la véritable réconciliation avec tous les humains. pécheurs comme nous. Celui qui se dit sans péché est un menteur. Le geste du général vendéen qui, au moment de réciter le Pater, décida la libération de ses prisonniers, reste dans l'histoire d'une noble épopée ce qu'il y a de plus beau. l'illustration concrète de l'esprit du Discours sur la Montagne.

 

Mais il faut le savoir; reliée à la messe-sacrifice, la paix ainsi donnée n'est pas celle que le monde donne. Ce n'est pas une démobilisation devant Satan et ses complices. car la mission du Christ, comme la nôtre. est de nous libérer de l'Ennemi infernal. de lui arracher, de haute lutte sil le faut. l'empire du monde afin qu'advienne le Règne. Aussi, dans la messe traditionnelle. n'est-il pas question que les assistants se donnent la paix: celle-ci doit venir de l'autel, elle doit être communiquée par le prêtre qui tient la place du Souverain Prêtre et qui pour cette raison baise l'autel avant de donner le baiser de paix. Il n'y a point de paix qui ne vienne du Rédempteur. 11 n'y a pas de paix là où il y a plus ou moins complaisance pour le péché ou pour le mal et atténuation de la Vérité qui libère, là où elle n'est pas fondée sur l'oubli de soi et la haute conscience des droits de Dieu. Elle est tou­jours le fruit de la justice. le resplendissement de l'ordre. Elle est la conséquence du sacri­fice. celui du Christ et le nôtre uni au sien. On ne se donne pas la paix. c'est Dieu qui la donne, car il est à la racine de tout renoncement à soi qui n'est en définitive que reconnais­sance de Lui.

 

Cette reconnaissance, nous l'affirmons par la génuflexion qui précède ou accompagne la sainte communion. Le pain que nous recevons n’a pas à être mangé comme le pain ordinaire; c'est le corps même de Jésus, Fils de Dieu. On ne peut le recevoir qu'avec un immense respect. L'Église n'a cessé au cours des âges d'imposer ce sentiment d'adoration. Ce n'est pas le moment de parler d'infantilisme au nom de je ne sais quelle prétendue dignité de l'homme. Convient-il de faire mentir ce que nous répétons trois fois, et ce n'est pas de trop : Domine, non suit dignus... " Mon Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison, mais dites seulement une parole et mon âme sera guérie. "

 

La communion sacramentelle n'est pas l'essentiel de la messe, elle n'est stricte­ment obligatoire que pour le prêtre. Elle n'est donc qu'une conséquence normale. telle que si quelqu'un ne peut s'approcher de la Sainte Table, il n'est point quitte pour cela du devoir d'aimer Dieu par-dessus toutes choses et son prochain comme lui-même pour l'amour de Dieu.

 

C'est la Charité qui ouvre les portes du Ciel. Il y a trois vertus théologales, infu­sées dans l'âme du chrétien par le baptême. Seule subsiste dans le ciel la Charité. La foi s'efface devant la vision, l'espérance devant la possession, mais l'amour nous unit à Dieu pour l'éternité : " Que le Corps de Notre Seigneur Jésus-Christ garde ton âme pour la vie éternelle ", dit le prêtre au communiant. La charité est la vertu par excellence, elle les couronne toutes; toutes. elle les anime et porte à leur perfection. Major autem horarm est cardas. Comme saint Paul le dit dans l'épître de la Quinquagésime : " Frères, supposons que je parle toutes les langues humaines et même celle des Anges : si je n'ai pas la Charité, tout cela n'est quun vain bruit de cymbale retentissante. Supposons que laie le don de prophétie, que je connaisse tous les mystères et toutes les sciences, que j'aie une foi capable de transporter les montagnes, si je n'ai pas la Charité, je ne suis rien. Supposons que je distribue tous mes biens cri aumônes, que pour les autres je me jette dans les flammes, si je n'ai pas la Charité, tout cela ne me sert à rien. "

 

La préparation à la communion comporte un geste significatif. Il a failli être supprimé car sa raison d'être primitive ne subsiste plus. Mais il en a acquis une autre, quia été notée par l'incomparable liturgiste que fut Dom Guéranger. De même qu'au cœur de l'Action sacrée, l'immolation du Christ jusqu'à la totale effusion de son sang est rendue par la consé­cration distincte du pain et du vin, de même la résurrection est représentée par la commi­xion : le prêtre détache une parcelle de l'hostie et, après avoir tracé trois signes de croix avec elle, en souhaitant aux fidèles cette paix que Notre Seigneur aimait à donner à ses disciples une fois ressuscité, il met le fragment dans le calice pour montrer que le corps et le sang divins, séparés par la Passion, sont maintenant réunis. Dès lors, ce que la foi savait devient clair : sous chaque espèce. le Seigneur se donne tout entier dans son état glorieux. Il n'est pas nécessaire de communier et au corps et au sang. La chose au contraire, convient au prêtre car il a été dans la messe le consécrateur et l'immolateur privilégié.

 

Après la commixion, la liturgie se tourne vers le Christ de façon directe, alors que jusqu'ici le prêtre s'adressait à Dieu le Père par son Fils Notre-Seigneur : pendant que le chœur chante les trois invocations à l'Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde, le prêtre récite trois oraisons silencieuses, particulièrement émouvantes parce qu'elles commen­cent toutes par a Domine Jesu Christe ". Le prêtre les prononce incliné sur l'hostie, contemplant sous ces voiles la divine personne de Jésus, avide de se donner à nous pour nous assimiler à Lui.

 

Il y a, dans cette manière de s'adresser directement au Seigneur, l'expression d'une urgence, une sorte d'impatience de Le recevoir, de recevoir avec Lui la paix que le monde ne peut donner et une vie nouvelle victorieuse de la mort : " Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang vivra éternellement. " Promesse que le prêtre se rappelle quand il dit, en faisant un signe de croix avec l'hostie. puis avec le calice : " Que le corps, que le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ garde mon âme pour la vie éternelle. " Il n'est question que de l'âme parce que c'est elle au dernier jour qui réinformera notre corps.

 

Nous retrouvons, dans cette adresse directe au Christ, la même sainte hâte qui s'affirme si opportunément dans les oraisons ou collectes traditionnelles du temps de l'Avent : elles vont directement au but; elles imposent ainsi tout ce qu'était. pour l'humanité pécheresse, la vérité de l'incarnation du Verbe - de la même façon que les oraisons de la communion expriment le besoin que nous avons de la divine Présence substantielle qui la perpétue sacramentellement; elles traduisent au mieux le grand, vif et instant désir de la venue de Celui qui est la Bonté et la Bénignité de Dieu : Venez vite; ne tardez pas : Veni, noli tardare! De telles dérogations sont tellement significatives qu'elles doivent être maintenues. Au lieu de détoner, elles donnent une vie particulière à la liturgie romaine par ailleurs fidèle­ment orientée, avec le Christ, vers le Père; elles révèlent la pieuse ardeur de l'Épouse mystique dont la prière officielle est à la fois le modèle de la nôtre et l'insurpassable expres­sion de son amour.

 

L'amour est de nos jours un mot galvaudé. " L'amour de l'amour est le contraire de l'amour ", disait, au plan terrestre, Maurras. L'" éros " est en effet devenu le moteur d'un monde où l'on ne s'est jamais tant entretué. II n'a rien à voir avec l'" agapé " chrétienne. cette agapé quia été le nom premier de la messe.

 

La messe est une réalité telle qu'aucune dénomination ne peut d'ailleurs en rendre tout le sens : c"est à juste titre que Ute missa est, si étrange que ce soit à première vue. à été traduit : " Allez, la messe est dite.Mais la discrétion. voire même le contre sens du terme. est un enseignement. C’est le voile d'un mystère d'une telle ampleur qu'aucun mot humain ne peut véritablement le cerner. sinon. sans doute, comme les pages précédentes ont essayé de le montrer, le mot de sacrifice qui appelle tous les autres.

 

LE mystère est le grand trésor de l'Église. Si l'Église venait à le perdre, elle cesserait d'être elle-même, elle deviendrait une institution comme les autres, indigne même des autres qui ont leur raison d'être, capable alors de les vicier radicalement et de les faire mépriser et péricliter à la merci des subversions et des révolutions anar­chiques.

 

L'évangile de la Pentecôte est extrait du discours de Notre-Seigneur. après l'institution de la sainte Eucharistie ainsi que du sacerdoce qui est juste­ment appelé le sacrement de l'Ordre. Ce discours a. s'il est permis de distinguer entre les enseignements de Jésus. valeur particulière de Testament, et quel Testament! nori et aeterni Testanienti, un Testament qui est la définitive alliance du Ciel avec la terre. Il annonce et prépare ce qui adviendra une fois le Christ monté à la droite du Père. Énoncées à la veille du jour où il allait mourir, ces paroles nous assurent que l'Esprit nous sera envoyé pour nous rappeler sans cesse, dans son sens exact. immuable. et dans tous ses prolongements, l"enseignement évangélique. Le Saint-Esprit l'imprimera profondément dans les cœurs dociles. et le fera devenir par notre obéissance de fait. chair et sang. Jusqu’à une véritable présence du Christ dans ses fidèles : " Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui est en moi."

 

La solennité du moment. alors que la croix se dresse à l'horizon du monde, insinue déjà que cet effacement du moi orgueilleux devant le Christ ne sera et ne peut être que le fruit d'un sacrifice personnel. uni à celui de Jésus qui perpétue pour cela, et pour cela renouvelle la messe, instituée à cette même heure, son Heure, l'heure qui ne cesse de sonner. Le sacrifice de la croix s'est opéré comme s"opère la messe : cooperante Spiritu Sancto, avec la coopération du Saint-Esprit.

Ainsi, l'action du Saint-Esprit, rappelée par le Veni Sanctificator de l'offertoire, et le sacrifice de la messe sont la grande réalité conjointe de la religion chrétienne: elle se perpétue dans l'Église jusqu'à la fin des temps et constitue sa Tradition sacrée, au point que la messe nous met dans la mouvance du Saint-Esprit et le Saint-Esprit dans la mouvance de la messe. C'est par le Saint-Esprit que nous pouvons oser. avec le Christ. appeler Dieu notre Père : audemus dicere : Pater poster! Et cette paternité nous est commu­niquée par la maternité de l'Église; I’Église est née du cœur de Jésus crucifié lorsque par le coup de lance il a été ouvert et ques s'en sont échappés l’eau et le sang. sumbole des prin­cipaux sacrements qui font 1"Église. Si l'Église est lavée dans le sang rédempteur, deve­nant par-là unique Épouse sainte et immaculée, elle ne se perpétue dans son être que par le renouvellement incessant du sacrifice qui lui a donné naissance. C'est par-là que le Saint-Esprit la recouvre de son ombre lumineuse. pour qu'elle enfante au Christ des frères et au Père des fils.

 

L'Eucharistie est donc le sacrement de cette éternelle jeunesse de l'Église par laquelle elle ne cesse de plaire à son Époux. Il n'y a point à refaire l'Église. à la reconstruire. Il y a la messe à conserver dans son intégrité. à célébrer avec toujours plus de piété et d'amour. Placere Deo, plaire à Dieu et non pas au monde. non aux égarés: telle est la grande préoc­cupation. la plus évidente obligation des fils de I’Église. Ne plaire qu'à Dieu, et par-là à ceux que sa grâce appelle à Lui. Leur plaire par la simplicité des enfants. la simplicité d'âme que procure si efficacement une liturgie scrupuleusement et allégrement observée, toute orientée vers le Père qui nous aime et auprès de qui le Fils ne cesse d'intercéder pour nous avec une ineffable tendresse.

Cinquante jours après l'immolation de l'agneau libérateur. les Hébreux délivrés de l'Égypte et d'un peuple barbare ont reçu la loi sur le mont Sinaï. Cinquante jours après la Passion du Seigneur. c'est la loi d'amour qui. dès la manifestation et l'épiphanie de l'Église. sous le souffle puissant de l'Esprit de la Pentecôte. est devenue notre Loi. La messe en est la condition nécessaire; elle en reste à jamais la source. Par elle, l'Église de la terre, dont la tête mystique est dans les cieux, ne cesse d'y attirer tout son corps. C'est le puis­sant levier qui soulève l'humanité, c'est l'échelle, descendue et montée par les Anges, qui nous conduit de l'humilité à la gloire. Elle est le mystère par excellence de notre foi Mysterium fidei; l'incomparable trésor, le dépôt précieux qu'il importe de conserver pur et sans alliage équivoque, semper et ubique, à travers tous les siècles et partout, dans toute sa beauté, sa plénitude, son éclat, dans toute sa force de résurrection et de joie.

 

En la fête de la Pentecôte 1975

Fr. Edouard GUILLOU m.b.