« Les Nouvelles
de Chrétienté »
n°3
Varia sur Benoit XVI
1. l’homme
De trois ans l'aîné du nouveau
pape et prêtre à la retraite, Georg Ratzinger évoque ses souvenirs d'enfance
avec le Souverain Pontife
«Mon
frère, Benoît XVI»
Georg Ratzinger, 81 ans, prêtre à la retraite et
ancien dirigeant du choeur de la cathédrale de Ratisbonne, en Bavière, accepte
pour LeFigaro de commenter l'élection de son frère cadet Joseph
Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI mardi dernier. Dans sa maison, située dans
la vieille ville, il évoque leurs souvenirs communs de jeunesse.
Propos recueillis par Cécile Calla
[Figaro 22
avril 2005]
|
LE
FIGARO. – Comment avez-vous réagi après la nouvelle de son élection ?
Georg RATZINGER. – J'étais complètement sonné. J'ai pensé à la charge
qu'il devait désormais assumer alors qu'il n'est plus tout jeune. Pour être
pape, il faut avoir une bonne santé physique afin que le pontificat puisse
durer le plus longtemps possible. J'étais d'autant plus étonné que nous
n'avions jamais parlé de l'éventualité qu'il devienne pape, même après la mort
de Jean-Paul II. J'ai néanmoins éprouvé une grande joie mardi soir.
Mercredi matin, vous lui avez parlé pour la première fois
depuis son élection. Comment s'est déroulée la conversation ?
Nous n'avons pas parlé très longtemps, il avait très peu de temps. De
toute manière, je n'aime pas trop le téléphone. Nous avons essentiellement
discuté de choses pratiques, notamment de mon voyage à Rome pour son
intronisation.
L'annonce de son élection a suscité un certain scepticisme
en Allemagne. Cela vous a-t-il surpris ?
Pas vraiment. Ceux qui le critiquent ont des souhaits de changement
auxquels il ne peut pas répondre. Le pape ne peut pas complètement transformer
l'Eglise.
Vous souvenez-vous de la naissance de votre frère et de
ses premières années ?
C'était un matin dans notre maison de Marktl am Inn (sud de
Racontez-nous quel genre d'enfant il était.
C'était un enfant très joyeux, et très proche de la nature. Il adorait
les fleurs et les animaux, particulièrement les chats. Il y a d'ailleurs un
chat dans sa maison de Ratisbonne. Il n'a pas pu l'emmener au Vatican car les
animaux y sont interdits.
Quelle relation avez-vous avec votre frère ?
Même si nous sommes différents, nous avons toujours été très proches
l'un de l'autre. J'estime particulièrement sa bonté, son intelligence et sa
disponibilité. Enfant, nous avons beaucoup joué ensemble. Nous allions cueillir
des baies ou des champignons dans la forêt voisine de notre maison.
Qu'est-ce qui pouvait attrister votre frère ?
La mort de notre soeur Maria en
Selon vous, quelle relation entretenait-il avec le pape
Jean-Paul II ?
Mon frère l'admirait énormément et avait une excellente relation avec
lui. Jean-Paul II a d'ailleurs écrit, dans un livre, combien mon frère lui
était d'une précieuse aide. Logiquement, il va donc poursuivre la voie de
Jean-Paul II, mais dans un autre style. Mon frère n'est pas aussi spontané et
direct que le précédent pape, il est bien plus discret.
Que lui souhaitez-vous pour son pontificat ?
Avant tout une santé de fer.
Rome (Agence Fides) - Dom Notker Wolf, Abbé Primat des
Bénédictins Confédérés depuis 2000, se trouvait au Mexique quand le Cardinal
Ratzinger a été élu Pape. Il a été frappé par le choix du nom de Benoît. «
Etonné, mais content, dit-il à l’Agence Fides, et, dès que je l’ai su, je m’en
suis réjoui ». Pour l’Abbé, le choix du nom de Benoît indique un amour
particulier du nouveau Pape pour les Bénédictins, qui a une racine lointaine. «
En Bavière, dit-il, il y a 17 Abbayes bénédictines. Evidemment, Joseph
Ratzinger, dès son enfance a respiré un ‘air bénédictin’, et le choix du nom
est un geste d’amour. Certes, le nom de benoît évoque les racines chrétiennes
de l’Europe. Benoît est patron de l’Europe, et, choisir son non nom signifie
mettre au centre de son propre Pontificat l’intention de ré-évangéliser le
vieux continent ».
« Je partage entièrement l’homélie que le Cardinal Ratzinger a faite le
jour de l’ouverture du Conclave, quand il a dit que le danger le plus grand que
courait l’Eglise était la dictature du relativisme. Cela est vrai en Europe
surtout, et le Pape Benoît XVI est bien conscient que le premier continent qui
a besoin d’une véritable et propre évangélisation, est l’Europe».
Santa
Cruz (Agence Fides)
- Au moment de l’élection et de la première Bénédiction « Urbi et Orbi » du
Pape Benoît XVI, Mgr Winfried Pilz, Président de l’Enfance Missionnaire
d’Allemagne, se trouvait à Santa Cruz en Bolivie, où il a pu suivre ces
événements à la télévision. Il décrit à l’agence Fides sa réaction et ses
sentiments à ce moment : « Pendant quelques minutes, il m’est apparu
inconcevable de voir le Cardinal Ratzinger apparaître à
Sur
les rapports qu’aura le Pape Benoît XVI avec les enfants, Mgr Pilz est assuré :
« A sa première apparition en public, il a ouvert à plusieurs reprises les bras
en saluant le monde entier avec un sourire libérateur. Un tel sourire gagne la
confiance d’un enfant dès le premier moment, et je suis certain que le nouveau
Pape, comme son prédécesseur, aime les enfants, et qu’il le montrera. Avec
l’Enfance Missionnaire dans le monde entier, je souhaite qu’il encourage et
soutienne l’œuvre missionnaire des enfants ». (M.S.)
(Agence Fides, 21 avril 2005, 19 lignes, 249 mots
2.
FRANCE Le différend avec les évêques
remonte à 1983, quand le cardinal était venu à Lyon et à Paris pour dénoncer le
catéchisme que l'on enseignait dans l'Hexagone
L'accueil plutôt tiède de l'Eglise
de France
Elie Maréchal [Figaro 21 avril 2005]
L'arrivée de Benoît XVI sur le trône de Pierre suscite chez nombre de
représentants de l'Eglise de France un certain scepticisme, voire de la
déception. Avant même que le nouveau Pape apparaisse dimanche devant la foule
avec sa soutane blanche, les catholiques progressistes et des médias
assombrissent déjà son image : «intransigeant»,«conservateur»,
«doctrinaire»... Lui-même con naît l'assaut des «vagues de la mode», selon
son expression au début du conclave. L'évêque de Nancy, Jean-Louis Papin,
vice-président de
Le différend avec les évêques remonte au début des années 80. En
janvier 1983, dans des conférences prononcées à Lyon et à Paris, Mgr
Ratzinger vient donner un coup de pied dans la fourmilière de la catéchèse en
France, alors même que l'appareil ecclésiastique en est si fier *. Il dénonce
alors la prépondérance donnée aux méthodes catéchétiques sur le contenu même de
la foi à transmettre. Les évêques sont donc invités à revoir leur dispositif et
cette brouille mettra dix ans à s'apaiser entre le préfet de
Nouvelle pomme de discorde entre le prélat et
Une telle appréciation ressort aujourd'hui, une fois Benoît XVI élu.
C'est à présent que commence le vrai travail de deuil à l'égard de Jean-Paul
II. Le tempérament de son successeur est autre, assurément. Si l'histoire ne se
répète pas, les schémas de pensée ont la vie dure. Cette élection n'est «manifestement
pas un signe d'ouverture», commente Jean-Marc Ayrault, président du groupe
socialiste à l'Assemblée nationale. L'appui immédiat d'un George Bush, qui voit
dans le nouveau Pape «un homme d'une grande sagesse et culture», ne peut
que conforter une part de l'opinion française dans son jugement négatif. Tout
comme les applaudissements de l'Opus Dei et a fortiori ceux de l'extrême
droite.
Prudemment, l'abbé Pierre avance que «les hommes changent avec les
fonctions qu'ils occupent» et qu'on ne peut «pas prévoir ce que sera ce
pape». Le père Daniel Duigou, prêtre journaliste et psychanalyste, cache
moins ses réserves, craignant «que l'on s'oriente vers une Eglise de combat,
avec un retour au fondamentalisme et au dogmatisme dans un besoin urgent de se
rassurer face à une société moderne qui fait peur». Quant à Mgr
Jacques Gaillot, il se dit «déçu, abattu» : «Les cardinaux ont manqué
d'audace», ajoute-t-il.
Christian Terras, directeur de Golias, «l'empêcheur de croire en
rond» autoproclamé, commence par une révérence devant «ce grand
serviteur de l'Eglise» qui «va peut-être donner plus de marge de
manoeuvre aux conférences épiscopales». Puis la critique fuse : «Les
carottes sont cuites, poursuit-il. Ce pape, homme rigide, ne va pas
faire sauter les verrous. Il ne va pas se déjuger sur son oeuvre de vingt-cinq
ans en parfaite complicité avec Jean-Paul II. Sur ce point, je ne crois pas au
miracle.»
A l'exception des scouts et guides de France, les divers mouvements
catholiques de notre pays ne se bousculaient pas hier pour saluer l'élection de
Benoît XVI. Un tel silence marque au moins l'attentisme, sinon la crainte de se
faire taper sur les doigts par l'expression d'une franche déception.
* pour connaître la pensée de Benoit XVI sur la ‘nouvelle
évangélisation’, lire plus bas son exposé à des catéchistes du 10 décembre 2000
pendant l’année Sainte du Jubilé.
VATICAN Progressistes et conservateurs ont exprimé des
réactions contrastées à l'arrivée de Joseph Ratzinger sur le trône de saint
Pierre
La planète catholique divisée sur
Benoît XVI
Alain
Barluet [Figaro 21 avril 2005]
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L'élection de Benoît XVI a suscité des réactions contrastées dans le
monde. C'est que s'il a été mardi, au deuxième jour du conclave, l'homme du
compromis, l'ex-cardinal Joseph Ratzinger ne s'annonce pas comme un pape de
consensus. Sa première homélie, hier matin, en insistant sur «la
reconstitution de l'unité pleine et visible de tous les chrétiens» l'inscrit
sur une ligne de continuité par rapport à Jean-Paul II. Tout comme son
intention – proclamée hier – de promouvoir le dialogue interreligieux. La
fidélité au grand prédécesseur a été largement saluée parmi les catholiques et
bien au-delà. Musulmans, juifs et orthodoxes ont émis des réactions marquées
par la prudence mais aussi par l'intention de voir se poursuivre les échanges.
En Israël, le chef de la diplomatie, Sylvan Shalom, a exprimé l'espoir que le
Pape continuera à «lutter fermement contre l'antisémitisme sous toutes ses formes».
Des voix discordantes ont néanmoins accueilli l'arrivée sur le trône
de Pierre de l'ancien préfet
En Europe, des voix nettement plus critiques se sont fait entendre. Le
président Jacques Chirac, le chancelier allemand Gerhard Schröder – qui a souligné
«l'honneur fait à l'Allemagne» – le chef du gouvernement italien Silvio
Berlusconi et le premier ministre britannique Tony Blair ont fait assaut de
félicitations. Mais la presse des pays du sud du continent, majoritairement
catholiques, – Espagne, Portugal et même Italie – n'a parfois pas caché sa
déception pour un choix qui «montre de manière flagrante l'incapacité de
prendre des risques et d'innover» de l'Eglise catholique, selon le Diario
de noticias, principal journal portugais.
En Amérique latine, l'élection d'un pape allemand, dont l'image est,
par ailleurs, celle d'un grand pourfendeur de la «théologie de la libération»,
a suscité des réactions mitigées. Côté éloges, le président brésilien Lula da
Silva s'est dit convaincu que Benoît XVI «défendra avec force la paix et la
justice sociale». Le Mexicain Vicente Fox a adressé au nouveau Souverain
Pontife une «invitation ouverte et permanente» à se rendre en visite
dans son pays. Et l'Argentin Nestor Kirchner, absent des funérailles de
Jean-Paul II, a fait part de sa volonté de se rendre au Vatican. Mais le
continent, qui regroupe désormais la moitié des 1,1 milliard de catholiques de
la planète, attendait de toute évidence «son» pape. Cette déception a fait
chorus avec la franche hostilité des milieux progressistes de l'Église, au
Brésil en particulier. En Amérique latine, «l'image d'homme de l'Occident
(de Ratzinger) va lui rendre la tâche plus difficile», a estimé hier le
jésuite allemand Wolfgang Seibel.
Le géant et les
nains [www.libertepolitique.com – Décryptage]
Thierry-Dominique Humbrecht op*
La
déferlante médiatique sur le nouveau Pape, en une semaine, donne à réfléchir.
Le risque que prend la presse, sans le mesurer, est celui de l'effet boomerang.
La presse profane exprime les critères de la société hédoniste et libertaire,
et la presse chrétienne fait elle aussi étalage de ses réflexes et de ses
étroitesses. Tout le monde montre son flanc.
Que
constate-t-on ? Les critères sont surtout sociologiques, par exemple les
consternantes étiquettes de "conservateur" ou bien de
"progressiste". Outre le fait que l'on se trompe souvent, au début
d'un pontificat, sur les orientations du nouvel élu, il faut rappeler que les
critères sociologiques ne sont pas les bons pour juger d'un tel événement. On souhaiterait
chez les élites chrétiennes qui se donnent la peine de parler un peu plus de
hauteur spirituelle et de pénétration intellectuelle. Celles-ci, en France,
déçoivent assez souvent pour se souvenir d'être prudentes à l'égard de leur
propre discours.
Surtout,
faisant ainsi, les grincheux prennent le risque de passer ensuite pour des
petits messieurs. Il en fut de même pendant tout le pontificat de Jean-PauI II,
ne l'oublions pas trop vite. J'ai souvent été témoin, indirect ou direct, de
critiques au sujet de ce dernier. On a le droit de parler, de discuter,
d'argumenter ; mais cela doit se faire, à tout le moins, en vertu d'une
réception filiale préalable. Mon impression ne fut pas rare d'avoir affaire à
des nains critiquant un géant. J'en avais honte pour eux, pour le manque de
profondeur de leur discours et, le cas échéant, pour la dignité de leur
fonction. Certes, n'ayons pas peur, mais il faudrait au moins avoir peur du
ridicule.
La
dimension de celui qui n'est plus le cardinal Joseph Ratzinger va vite
apparaître aux yeux de tous, dimension intellectuelle d'exception bien sûr,
mais aussi charité et volonté de mener l'Église comme elle doit l'être. Que
cela ne corresponde pas toujours à nos critères préconçus, ou plutôt à notre
foi en peau de chagrin et à nos prétentions mondaines, est chose possible. Le
fait que, dès le troisième jour de l'élection, le Pape apparaisse aux yeux des
médias "plus ouvert" que prévu en dit long sur ceux qui ont préparé
les critères d'appréciation.
Benoît
XVI, en vertu de l'assistance de l'Esprit-Saint, saura quoi dire et comment le
dire. Lui montrons-nous l'exemple ? Lui donnons-nous envie de gouverner de tels
chrétiens ? Saurons-nous l'aider ? Si nous sommes nous-mêmes des bâtisseurs, et
reconnus tels autrement que par le miroir de ceux qui nous entourent, l'Église
avancera. Le moment est venu pour chacun de s'interroger sur sa propre
fécondité apostolique. Ne manquons pas le rendez-vous de la vertu d'admiration,
elle témoigne de la qualité de cœur de celui qui en fait montre. Un nain ne se
rapetisse pas à témoigner de la grandeur d'un autre. Surtout, ne livrons ni
notre âme ni notre jugement aux médias, même chrétiens.
*Le frère Thierry-Dominique
Humbrecht est dominicain de la province de Toulouse
VATICAN Le parcours de ce pape intellectuel permet d'éclairer
sa pensée
Une théologie qui veut concilier la
foi et la raison
Gérard
Leclerc [Figaro 21 avril 2005]
|
Benoît
XVI sera un pape intellectuel. Tout son passé témoigne en ce sens. Faut-il
rappeler son brillant parcours de théologien qui commence avec sa thèse sur
l'ecclésiologie de saint Augustin, suivie d'un autre travail sur saint
Bonaventure ? Celui qui fut professeur de dogmatique successivement à Münster,
Tübingen puis Ratisbonne aurait pu continuer jusqu'à la fin de ses jours sa
mission d'universitaire dans le cadre très particulier des facultés de
théologie allemandes. C'est par la volonté de Paul VI qu'il dut abandonner
cette carrière pour devenir archevêque de Munich en 1977. Jean-Paul II devait
l'appeler quatre ans plus tard à Rome pour être son collaborateur direct à
Le fait que Joseph Ratzinger soit issu de
Récemment, il y a quelques mois, le cardinal Ratzinger était revenu
dans sa chère capitale bavaroise pour une confrontation mémorable. En effet, un
débat avait été organisé qui mettait face à face le cardinal venu de Rome et
Jürgen Habermas, le théoricien de «l'agir communicationnel». Ce dernier
est la grande figure d'un pays voulant exorciser la tragédie du nazisme. Avec
son «patriotisme constitutionnel», Habermas a ouvert les chemins d'une
démocratie fondée sur l'échange des opinions dans le cadre d'une procédure
rigoureuse. Le maître mot d'Habermas est la raison qui exclut toute
référence à une tradition ou à un dogme religieux. Cependant, le philosophe
s'est montré soucieux, ces dernières années, des conséquences du pouvoir de la
science sur l'intégrité humaine. Il n'a pas hésité à recourir au domaine de la
révélation biblique afin de mieux éclairer son anthropologie. Dans son débat
avec Ratzinger, il était donc conscient d'avoir un interlocuteur
particulièrement attentif et bienveillant. L'opinion allemande reçut cette
confrontation avec beaucoup d'attention. Il semblait en effet que le champion
de la raison s'inclinait devant l'autorité du cardinal, tandis que ce
dernier entendait ne pas déserter le terrain rationnel. Il se montrait ainsi
fidèle à la célèbre encyclique de Jean-Paul II, Sides et Ratio, dont la
rédaction ne lui était nullement étrangère. Il insistait sur cette idée que,
selon saint Thomas d'Aquin, la nature humaine ne renvoyait pas d'abord à un
concept biologique mais à une réalité spirituelle.
Cette rencontre de Munich constitue un événement à méditer. Si les
cardinaux réunis en conclave se sont si rapidement accordés sur le nom du
cardinal Ratzinger, c'est, sans aucun doute, à cause de son intelligence de
premier ordre qui lui permet de dialoguer avec des représentants de la modernité
la plus aiguë. On peut donc évoquer une «centralité de l'intelligence de la
foi». Pourquoi, en effet, avoir choisi cet homme de 78 ans alors que
d'autres cardinaux plus jeunes auraient peut-être incarné plus de dynamisme à
l'image de ce que fut la première partie du pontificat de Jean-Paul II ? Mais
l'urgence des temps imposait cet homme précis qui avait tenu fermement la barre
aux côtés du pape polonais et se trouvait capable de répondre, avec toutes les
ressources de la foi et de la raison, aux défis dont est l'objet notre humanité
même. N'est-ce pas Malraux qui posait la question : «Pourquoi aller sur la
lune, si c'est pour s'y suicider ?»
Des adversaires accusent férocement : Ratzinger serait passé du
libéralisme conciliaire au conservatisme le plus obtus. Il est vrai qu'au
moment du concile Vatican II, l'abbé Ratzinger, âgé de 36 ans, fut comme
secrétaire de l'archevêque de Cologne, le cardinal Frings, le rédacteur d'un
certain nombre de textes qui provoquèrent de sérieux incidents. Le plus célèbre
d'entre eux concerne le fonctionnement du Saint Office – qui avait la haute
main sur la théologie – alors dirigé par le cardinal Ottaviani. Ce dernier fut
blessé par l'algarade. Mais le Saint Office fut profondément remanié et ses
méthodes changées. Est-ce à dire que Ratzinger était à ce moment progressiste
et qu'il se renia par la suite ?
La question fut posée notamment en 1985 lorsque, aidé par le
journaliste Vittorio Messori, le responsable de
Devenu le représentant du conservatisme, Ratzinger était le
bouc émissaire de la fin du pontificat de Jean-Paul II. Son texte intitulé Dominus
Iesus – qui opérait des distinctions entre le christianisme et les autres
confessions chrétiennes, et plus encore les religions non chrétiennes – fut
considéré comme un coup d'arrêt à la dynamique du dialogue. Mais à examiner les
choses plus sereinement, il apparaît que la rigueur doctrinale de Ratzinger est
de nature déontologique. Il s'agit d'abord de reconnaître la spécificité de
chaque tradition propre, sans vouloir tomber dans les travers du confusionnisme
et du syncrétisme. La mondialisation qui génère des phénomènes de rencontres
des cultures constitue un défi non seulement pour l'intégrité de la foi
chrétienne, mais aussi pour l'authenticité d'un débat honnête. Toutes les
confessions religieuses ne se reconnaissent pas dans une conception commune de
l'Eglise. Il est donc, selon Ratzinger, périlleux de faire comme si toutes les
différences avaient été gommées. Le dialogue doit bien avoir lieu, mais il ne
se conçoit que dans la reconnaissance rigoureuse des héritages particuliers.
S'il est incontestable que Benoît XVI est un théologien rigoureux, il
est abusif d'en déduire qu'il est enfermé dans une Eglise forteresse, indifférent
au progrès de la compréhension entre les religions et les civilisations. Son
premier discours programme signifie bien la continuité avec les grands
chantiers de Jean-Paul II. Mais la condition de réussite du dialogue
oecuménique et du débat interreligieux passe par une rencontre dans la vérité
et la reconnaissance des différences. Le cardinal théologien est devenu pasteur
universel. Il ne se contentera plus de mises au point doctrinales, il se
lancera lui aussi dans les grands chantiers d'une Eglise en mouvement. Du
moins, peut-on le présumer, avant que les faits ne l'attestent ou ne
l'infirment.
Le débat entre le cardinal Ratzinger et Jürgen Habermas a été publié
dans la revue Esprit, juillet 2004.
VATICAN Le nouveau Souverain Pontife parle parfaitement le
français et a souvent séjourné dans l'Hexagone
Le nouveau Souverain Pontife est un
grand ami de
Saluant hier l'élection du Pape,
l'archevêque de Paris, Mgr Vingt-Trois, a confié que Benoît XVI
avait «des qualités éminentes qui vont se développer dans sa nouvelle
mission pontificale». MgrJean-Pierre Ricard, archevêque de
Bordeaux et président de
Jean
Chichizola [20 avril 2005]
Benoît XVI a déjà visité
Trois ans après son prêche parisien, Joseph Ratzinger était le
représentant du Vatican aux célébrations du soixantième anniversaire du
Débarquement en Normandie. Le 5 juin 2004, il avait prononcé à l'abbatiale
Saint-Etienne de Caen un discours remarqué sur l'état du monde, la guerre, le
terrorisme et les atteintes à la démocratie et à la liberté, en dénonçant le «criminel»
Adolf Hitler.
«Quand le droit est
détruit, quand l'injustice prend le pouvoir, avait-il déclaré, c'est toujours la paix qui est
menacée et déjà, pour une part, brisée. Se préoccuper de la paix est en ce sens
avant tout une préoccupation pour une forme du droit qui garantit la justice à
l'individu et à la communauté dans son ensemble.» Il avait rendu hommage à
Churchill, Adenauer et Schuman pour leurs valeurs morales et leur idée de
l'Etat et de la paix puisées dans leur foi chrétienne et dénonçant par ailleurs
la domination du mensonge exercée par le Parti communiste à l'époque de la
guerre froide et les «immenses dégâts économiques, idéologiques et
spirituels» qu'il a provoqués.
Le cardinal avait à l'époque évoqué la terreur islamiste, «nouvelle
espèce de guerre mondiale», qui «ne connaît plus la distinction entre
combattants et population civile, entre coupables et innocents». Il avait
appelé à la quête d'un juste rapport entre la raison et la religion, le chemin
de la paix n'étant accessible qu'à ceux qui «font mémoire du Dieu de
Le cardinal bavarois a eu d'autres occasions de montrer son intérêt
pour les relations entre son pays natal et
Conférence prononcée lors du
Jubilé des catéchistes
CITE DU VATICAN, Mardi 10 avril 2005 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte
d’une conférence donnée par le cardinal Joseph Ratzinger sur le thème de la
nouvelle évangélisation, le 10 décembre 2000, lors du jubilé des catéchistes.
Une vision, un programme.
Evangéliser signifie « apprendre l’art de vivre »,
affirme-t-il. « Cet art ne peut être communiqué que par celui qui a la vie -
celui qui est l'Evangile en personne ».
* * *
CONFÉRENCE DE S. Em. LE CARD.
JOSEPH RATZINGER SUR LE THÈME DE
JUBILÉ DES CATÉCHISTES
Dimanche 10
décembre
La vie humaine ne se
réalise pas d'elle-même. Notre vie est une question ouverte, un projet
incomplet qu'il nous reste à achever et à réaliser. La question fondamentale de
tout homme est: comment cela se réalise-t-il - devenir un homme? Comment
apprend-t-on l'art de vivre? Quel est le chemin du bonheur?
Evangéliser
signifie: montrer ce chemin - apprendre l'art de vivre. Jésus a dit au début de
sa vie publique: Je suis venu pour évangéliser les pauvres (Lc 4, 18); ce qui signifie:
j'ai la réponse à votre question fondamentale; je vous montre le chemin de la
vie, le chemin du bonheur - mieux: je suis ce chemin. La pauvreté la plus
profonde est l'incapacité d'éprouver la joie, le dégoût de la vie, considérée
comme absurde et contradictoire. Cette pauvreté est aujourd'hui très répandue,
sous diverses formes, tant dans les sociétés matériellement riches que dans les
pays pauvres.
L'incapacité
à la joie suppose et produit l'incapacité d'aimer, elle produit l'envie,
l'avarice - tous les vices qui dévastent la vie des individus et du monde.
C'est pourquoi nous avons besoin d'une nouvelle évangélisation - si l'art de
vivre demeure inconnu, tout le reste ne fonctionne plus. Mais cet art n'est pas
un objet de la science - cet art ne peut être communiqué que par celui qui a la
vie - celui qui est l'Evangile en personne.
I.
Structure et méthode de la nouvelle évangélisation
1. La
structure
Avant de parler des
contenus fondamentaux de la nouvelle évangélisation, je voudrais dire un mot à
propos de sa structure et de la méthode appropriée. L'Eglise évangélise
toujours et n'a jamais interrompu le cours de l'évangélisation. Elle célèbre
chaque jour le mystère eucharistique, administre les sacrements, annonce la
parole de vie -
C'est pourquoi nous
cherchons, outre l'évangélisation permanente, jamais interrompue, et à ne
jamais interrompre, une nouvelle évangélisation, capable de se faire entendre
de ce monde qui ne trouve pas l'accès à l'évangélisation "classique".
Tous ont besoin de l'Evangile; l'Evangile est destiné à tous, et pas seulement
à un cercle déterminé, et nous sommes donc obligés de chercher de nouvelles
voies pour porter l'Evangile à tous.
Mais ici se cache
également une tentation - la tentation de l'impatience, la tentation de
chercher tout de suite le grand succès, de chercher les grands nombres. Ce
n'est pas la méthode de Dieu. Pour le Royaume de Dieu, comme pour
l'évangélisation, instrument et véhicule du Royaume de Dieu, est toujours
valable la parabole du grain de sénevé (cf. Mc 4, 31-32). Le Royaume de Dieu
recommence toujours de nouveau sous ce signe. La nouvelle évangélisation ne peut
pas signifier: attirer tout de suite par de nouvelles méthodes plus raffinées
les grandes masses qui se sont éloignées de l'Eglise. Non - ce n'est pas cela
la promesse de la nouvelle évangélisation. La nouvelle évangélisation signifie:
ne pas se contenter du fait que du grain de sénevé a poussé le grand arbre de
l'Eglise universelle, ne pas penser que le fait que dans ses branches toutes
sortes d'oiseaux peuvent y trouver place suffit - mais oser de nouveau avec
l'humilité du petit grain, en laissant Dieu choisir quand et comment il
grandira (Mc 4, 26-29). Toutes les grandes choses commencent toujours par un
petit grain et les mouvements de masse sont toujours éphémères. Dans sa vision
du processus de l'évolution, Teilhard de Chardin parle du "blanc des origines":
Le début des nouvelles espèces est invisible et introuvable pour la recherche
scientifique. Les sources sont cachées - trop petites. Autrement dit: Les
grandes réalités commencent dans l'humilité. Ne nous inquiétons pas de savoir
si, et jusqu'à quel point, Teilhard a raison avec ses théories évolutionnistes;
la loi des origines invisibles dit une vérité - une vérité présente précisément
dans l'agir de Dieu dans l'histoire: "Ce n'est pas parce que tu es grand
que je t'ai élu, bien au contraire - tu es le plus petit des peuples; je t'ai
élu parce que je t'aime... " dit Dieu au peuple d'Israël dans l'Ancien
Testament, et il exprime ainsi le paradoxe fondamental de l'histoire du salut:
Certes, Dieu ne compte pas avec les grands nombres; le pouvoir extérieur n'est
pas le signe de sa présence. Une grande partie des paraboles de Jésus indiquent
cette structure de l'agir divin et répondent ainsi aux préoccupations des
disciples, qui attendaient du Messie bien d'autres succès et signes - des
succès du genre de ceux offerts par Satan au Seigneur: Tout cela - tous les
royaumes du monde - je te le donnerai... (Mt 4, 9). Certes, Paul à la fin de sa
vie a eu l'impression d'avoir porté l'Evangile jusqu'aux extrémités de la
terre, mais les chrétiens étaient de petites communautés dispersées dans le
monde, insignifiantes selon des critères séculiers.
En réalité,
elles furent le levain qui pénètre de l'intérieur la pâte et portèrent en elles
l'avenir du monde (cf. Mt 13, 33). Un vieux proverbe dit: "Le succès n'est
pas un nom de Dieu". La nouvelle évangélisation doit se soumettre au
mystère du grain de sénevé, et ne doit pas prétendre produire tout de suite un
grand arbre. Nous vivons tantôt dans la trop grande sécurité du grand arbre
déjà existant, tantôt dans l'impatience d'avoir un arbre plus grand, plus
vigoureux - nous devons au contraire accepter le mystère que l'Eglise est à la
fois le grand arbre et le grain minuscule. Dans l'histoire du salut, c'est
toujours en même temps Vendredi saint et Dimanche de Pâque...
2. La
méthode
De cette structure de la
nouvelle évangélisation découle aussi la méthode appropriée. Certes, nous
devons utiliser de manière raisonnable les méthodes modernes pour nous faire
entendre - mieux: pour rendre la voix du Seigneur accessible et compréhensible...
Nous ne cherchons pas seulement l'écoute pour nous - nous ne voulons pas
augmenter le pouvoir et l'extension de nos institutions, mais nous voulons nous
mettre au service du bien des personnes et de l'humanité en faisant place à
Celui qui est
De cette loi
de l'expropriation découlent des conséquences très pratiques. Toutes les
méthodes raisonnables et moralement acceptables doivent être étudiées - c'est
un devoir d'utiliser ces possibilités de communication. Mais les paroles et
tout l'art de la communication ne peuvent atteindre la personne humaine à la
profondeur à laquelle doit arriver l'Evangile. Il y a quelques années, je
lisais la biographie d'un excellent prêtre de notre siècle, Dom Didimo, curé de
Bassano del Grappa. Dans ses notes, on trouve des paroles précieuses, fruit
d'une vie de prière et de méditation. A ce propos, Dom Didimo dit par exemple:
"Jésus prêchait le jour, la nuit il priait". Par cette brève remarque
il voulait dire: Jésus devait acquérir ses disciples de Dieu. Cela toujours
valable. Nous ne pouvons pas gagner, nous, les hommes. Nous devons les obtenir
de Dieu pour Dieu. Toutes les méthodes sont vides sans le fondement de la
prière. La parole de l'annonce doit toujours baigner dans une intense vie de
prière.
Nous devons
y ajouter un élément supplémentaire. Jésus prêchait le jour, la nuit il priait
- mais ce n'est pas tout. Sa vie tout entière fut - comme le montre de façon
très belle l'Evangile de saint Luc - un chemin vers la croix, une ascension
vers Jérusalem. Jésus n'a pas racheté le monde par de belles paroles, mais par
sa souffrance et sa mort. Sa passion est une source de vie intarissable pour le
monde; sa passion donne force à sa parole.
Le Seigneur lui-même -
en étendant et en élargissant la parabole du grain de sénevé - a formulé cette
loi de fécondité dans la parole du grain de blé qui meurt, tombé en terre (Jn
12, 24). Cette loi est valable elle aussi jusqu'à la fin du monde, et - avec le
mystère du grain de sénevé - elle est fondamentale pour la nouvelle
évangélisation. Toute l'histoire le prouve. Il serait facile de le démontrer
dans l'histoire du christianisme. Je me bornerai à rappeler ici le début de
l'évangélisation dans la vie de saint Paul. Le succès de sa mission ne fut pas
le fruit d'une grande habileté rhétorique ou de la prudence pastorale; sa
fécondité fut liée à sa souffrance, à sa communion dans la passion avec le
Christ (cf. 1 Co 2, 1-5; 2 Co 5, 7; 11, 10 sq; 11,30; Ga 4, 12-14). "Il ne
lui sera donné que le signe du prophète Jonas" a dit le Seigneur. Le signe
de Jonas est le Christ crucifié - ce sont les témoins, qui complètent "ce
qui manque aux tribulations du Christ" (Col 1, 24). Dans toutes les
périodes de l'histoire, se sont chaque fois de nouveau confirmés ces mots de
Tertullien: Le sang des martyrs est une semence.
Saint
Augustin dit la même chose d'une façon plus belle, en interprétant Jn 21, où la
prophétie du martyre de Pierre et le mandat de paître les brebis, c'est-à-dire
l'institution de son primat, sont intimement liés. Saint Augustin commente
ainsi le texte Jn 21, 16: "Pais mes brebis", c'est-à-dire souffres
pour mes brebis (Sermo Guelf. 32 PLS 2, 640). Une mère ne peut donner la vie à
un enfant sans souffrir. Tout accouchement implique la souffrance, est
souffrance, et le devenir chrétien est un accouchement. Ou pour le dire avec
les paroles du Seigneur: le Royaume de Dieu souffre violence (Mt 11, 12; Lc 16,
16), mais la violence de Dieu est la souffrance, est la croix. Nous ne pouvons
donner vie aux autres sans donner notre vie. Le processus d'expropriation cité
plus haut est la façon concrète (exprimée sous tant de formes diverses) de
donner sa propre vie. Rappelons-nous la parole du Sauveur: "...Qui perdra
sa vie à cause de moi et de l'Evangile la sauvera... " (Mc 8, 35).
II. Les
contenus essentiels de la nouvelle évangélisation
1.
Conversion
Pour ce qui est des
contenus de la nouvelle évangélisation, il faut avant tout garder à l'esprit
que l'Ancien et le Nouveau Testament sont inséparables. Le contenu fondamental
de l'Ancien Testament est résumé dans le message de Jean Baptiste:
Convertissez-vous! Il n'y a pas d'accès à Jésus sans le Baptiste; il n'est pas
possible d'arriver à Jésus sans avoir répondu à l'appel de son précurseur,
mieux encore: Jésus a fait sien le message de Jean dans la synthèse de sa
propre prédication: Repentez-vous et croyez à l'Evangile (Mc 1, 15). Le mot
grec pour se convertir signifie: repenser - remettre en question son propre
mode de vie et le mode de vie ordinaire; laisser entrer Dieu dans les critères
de sa propre vie; ne plus juger uniquement selon les opinions courantes. Se
convertir signifie par conséquent: ne pas vivre comme tout le monde vit, ne pas
faire ce que tout le monde fait, ne pas se sentir justifié en accomplissant des
actions douteuses, ambiguës ou mauvaises par le fait que les autres font de
même; commencer à regarder sa propre vie avec les yeux de Dieu; donc, chercher
le bien, même s'il est dérangeant: ne pas s'en remettre au jugement des
multitudes, des hommes, mais au jugement de Dieu - autrement dit: chercher un
nouveau style de vie, une vie nouvelle. Tout cela n'implique pas de moralisme;
en réduisant le christianisme à la moralité, on perd de vue l'essence du
message du Christ: Le don d'une nouvelle amitié, le don de la communion avec
Jésus, et par la suite avec Dieu. Celui qui se convertit au Christ n'entend pas
se créer une autarchie morale bien à lui, il ne prétend pas construire sa
propre bonté par ses propres forces. La "Conversion" (métanoia)
signifie précisément l'opposé: sortir de l'autosuffisance, découvrir et
accepter son indigence - une indigence des autres et de l'Autre, de son pardon,
de son amitié. La vie non-convertie est autojustification (je ne suis pas pire
que les autres); la conversion est l'humilité de s'en remettre à l'amour de
l'Autre, un amour qui devient mesure et critère de ma propre vie.
Ici nous
devons également garder à l'esprit l'aspect social de la conversion. Certes, la
conversion est avant tout un acte éminemment personnel, elle est
personnalisation. Je me sépare de la formule "vivre comme tout le
monde" (je ne me sens plus justifié par le fait que tous font ce que je
fais) et je trouve devant Dieu mon propre moi, ma responsabilité personnelle.
Mais la vraie personnalisation est également toujours une nouvelle et plus
profonde socialisation. Le moi s'ouvre de nouveau au toi, dans toute sa
profondeur, en donnant naissance à un nouveau Nous. Si le style de vie répandu
dans le monde comporte un risque de dépersonnalisation, de vivre non pas sa
propre vie, mais la vie de tous les autres, dans la conversion doit se réaliser
le nouveau Nous du cheminement commun avec Dieu. En annonçant la conversion,
nous devons aussi offrir un parcours de vie, un espace commun du nouveau style
de vie. On ne peut pas évangéliser uniquement par des paroles; l'Evangile crée
la vie, il crée une communauté de parcours; une conversion purement
individuelle n'a pas de consistance...
2. Le
Royaume de Dieu
Dans l'appel
à la conversion est implicite - c'est même sa condition fondamentale -
l'annonce du Dieu vivant. Le théocentrisme est fondamental dans le message de
Jésus, et il doit être aussi au coeur de la nouvelle évangélisation. La parole
clef de l'annonce de Jésus est: le Royaume de Dieu. Or le Royaume de Dieu n'est
pas une chose, une structure sociale ou politique, une utopie. Le Royaume de
Dieu est Dieu. Le Royaume de Dieu signifie: Dieu existe. Dieu vit. Dieu est
présent et agit dans le monde, dans notre vie - dans ma vie. Dieu n'est pas une
lointaine "cause ultime", Dieu n'est pas le "grand
architecte" du déisme, qui a monté la machine du monde et qui se
trouverait maintenant en dehors - bien au contraire: Dieu est la réalité la
plus présente et décisive dans chaque acte de ma vie, à chaque moment de
l'histoire. Dans son discours d'adieu, en quittant sa chaire à l'université de
Münster, le théologien J.B. Metz a dit des choses inattendues de sa part. Metz,
dans le passé, nous avait appris l'anthropocentrisme - le véritable avènement
du christianisme aurait été le tournant anthropologique, la sécularisation, la
découverte de la sécularité du monde. Puis il nous a appris la théologie
politique - le caractère politique de la foi; puis encore la "mémoire
dangereuse"; et enfin la théologie narrative. Après ce cheminement long et
ardu, il nous dit aujourd'hui: le vrai problème de notre temps est la
"Crise de Dieu", l'absence de Dieu camouflée par une religiosité vide.
La théologie doit redevenir réellement theologia, un discours sur Dieu et avec
Dieu. Metz a raison: L'unum necessarium pour l'homme est Dieu. Tout change,
selon le fait que Dieu existe ou qu'il n'existe pas. Mais hélas! - même nous,
les chrétiens, nous vivons souvent comme si Dieu n'existait pas (si Deus non
daretur). Nous vivons selon le slogan: Dieu n'existe pas, et s'il existe, il
n'a rien à voir. C'est pourquoi l'évangélisation doit avant tout parler de
Dieu, annoncer l'unique vrai Dieu: le Créateur - le Sanctificateur - Le Juge
(cf. le Catéchisme de l'Eglise catholique).
Encore une
fois, il faut garder à l'esprit l'aspect pratique. On ne peut pas faire
connaître Dieu uniquement avec des paroles. On ne connaît pas une personne si
on ne la connaît que par ouï-dire. Annoncer Dieu signifie introduire à la
relation à Dieu: Enseigner à prier. La prière est la foi en acte. Et ce n'est
que dans l'expérience de la vie avec Dieu qu'apparaît aussi l'évidence de son
existence. C'est pour cette raison que sont si importantes les écoles de
prière, de communauté de prière. Il y a complémentarité entre la prière
personnelle ("dans sa propre chambre", seul devant les yeux de Dieu),
la prière commune "para-liturgique" ("religiosité
populaire") et la prière liturgique. Oui, la liturgie est avant tout
prière; sa spécificité consiste dans le fait que son sujet primaire, ce n'est
pas nous (comme dans la prière privée ou dans la religiosité populaire), mais
Dieu lui-même - la liturgie est actio divina, Dieu agit et nous répondons à
l'action divine.
Parler de
Dieu et parler avec Dieu doivent toujours aller de pair. L'annonce de Dieu nous
guide à la communion avec Dieu dans la communion fraternelle, fondée et
vivifiée par Jésus-Christ. C'est pourquoi la liturgie (les sacrements) n'est
pas un thème secondaire par rapport à la prédication du Dieu vivant, mais la
concrétisation de notre relation à Dieu. Dans ce contexte, qu'on me permette
une observation générale sur la question liturgique. Notre manière de célébrer
la liturgie est souvent trop rationaliste. La liturgie devient enseignement;
son critère est: se faire comprendre - ce qui aboutit bien souvent à la
banalisation du mystère, à la prévalence de nos paroles, à la répétition de
phraséologies qui semblent plus accessibles et plus agréables aux gens. Mais il
s'agit d'une erreur non seulement théologique, mais aussi psychologique et
pastorale. La vague d'ésotérisme, la diffusion des techniques asiatiques de
relaxation et de vide mental montrent qu'il manque quelque chose dans nos
liturgies. C'est justement dans notre monde d'aujourd'hui que nous avons besoin
du silence, du mystère supra-individuel, de la beauté. La liturgie n'est pas
l'invention du prêtre célébrant ou d'un groupe de spécialistes; la liturgie (le
"rite") a grandi selon un processus organique au cours des siècles,
elle porte en elle le fruit de l'expérience de foi de toutes les générations
précédentes. Même si les participants ne comprennent probablement pas toutes
les paroles, ils perçoivent leur signification profonde, la présence du mystère
qui transcende toutes les paroles. Le centre de l'action liturgique n'est pas
le célébrant; le célébrant n'est pas devant le peuple en son nom propre - il ne
parle pas de lui-même et pour lui-même, mais in persona Cristi. Ce ne sont pas
les capacités personnelles du célébrant qui comptent, mais uniquement sa foi,
dans laquelle transparaît Jésus-Christ. "Il faut que lui grandisse et que
moi je décroisse" (Jn 3, 30).
3.
Jésus-Christ
Par cette
réflexion, le thème de Dieu s'est déjà étendu, et il s'est concrétisé dans le
thème de Jésus-Christ: C'est seulement dans le Christ et par le Christ que le
thème de Dieu devient réellement concret: le Christ est l'Emmanuel, le
Dieu-avec-nous - la concrétisation du "Je suis", la réponse au
déisme. Aujourd'hui la tentation est grande de réduire Jésus-Christ, le Fils de
Dieu, à un simple Jésus historique, à un homme pur. On ne nie pas
nécessairement la divinité de Jésus, mais au moyen de certaines méthodes on
distille dans
Je ne peux
pas, dans le cadre de cette conférence, développer les contenus de l'annonce du
Sauveur. Je voudrais seulement citer brièvement deux aspects importants. Le
premier est la suite du Christ - le Christ s'offre comme chemin de ma vie.
Suivre le Christ ne signifie pas: imiter l'homme Jésus. Une tentative de ce
genre échoue nécessairement - ce serait un anachronisme. Suivre le Christ a un
but beaucoup plus élevé: ne faire qu'un avec le Christ, et arriver ainsi à
l'union avec Dieu. Ce discours peut sembler étrange aux oreilles de l'homme
moderne. Mais en réalité, nous avons tous soif d'infini: d'une liberté infinie,
d'un bonheur sans limites. Toute l'histoire des révolutions des deux siècles
passés ne s'explique que de cette façon. La drogue ne s'explique que de cette
façon. L'homme ne se contente pas de solutions en de-çà du niveau de la
divinisation. Et tous les chemins proposés par le "serpent" (Gn 3,
5), c'est-à-dire par le savoir du monde, échouent. Le seul chemin est la
communion avec Jésus-Christ, réalisable dans la vie sacramentelle. Suivre le
Christ n'est pas une question de moralité, mais un thème "mystérique"
- un ensemble fait d'action divine et de réponse de notre part.
Nous
rencontrons ainsi, dans le thème de la suite, l'autre centre de la christologie
auquel je voulais faire allusion: le mystère pascal - la croix et la
résurrection. Dans les reconstructions du "Jésus historique", le
thème de la croix est en général dépourvu de signification. Selon une
interprétation "bourgeoise", c'est un incident en soi évitable, sans
valeur théologique; selon une interprétation révolutionnaire, c'est la mort
héroïque d'un rebelle. La vérité est tout autre. La croix appartient au mystère
divin - elle est l'expression de son amour jusqu'à la fin (Jn 13, 1). Suivre le
Christ est participer à sa croix, s'unir à son amour, transformer notre vie, en
donnant naissance à l'homme nouveau, créé selon Dieu (cf. Ep 4, 24). Celui qui
oublie la croix oublie l'essence du christianisme (cf. 1 Co 2, 2).
4. La vie
éternelle
Le dernier
élément central de toute véritable évangélisation est la vie éternelle.
Aujourd'hui, nous devons annoncer notre foi avec une nouvelle vigueur, dans la
vie quotidienne. Je me bornerai à ne citer ici qu'un aspect de la prédication
de Jésus, qui est souvent négligé aujourd'hui: l'annonce du Royaume de Dieu est
l'annonce d'un Dieu présent, d'un Dieu qui nous connaît et nous écoute; d'un
Dieu qui entre dans l'histoire pour faire justice. Cette prédication est donc
aussi l'annonce du jugement, l'annonce de notre responsabilité. L'homme ne peut
pas faire uniquement ce qu'il veut. Il sera jugé. Il doit rendre compte. Cette
certitude vaut pour les puissants comme pour les simples.
Lorsqu'elle est
acceptée, les limites de chaque pouvoir de ce monde sont tracées. Dieu fait justice,
et lui seul peut la faire en dernier. Nous y réussirons d'autant mieux, si nous
sommes capables de vivre sous le regard de Dieu et de communiquer au monde la
vérité du jugement. Ainsi l'article de foi du jugement, sa puissance formatrice
pour les consciences, est un contenu central de l'Evangile, qui est vraiment
une bonne nouvelle. Cela l'est pour tous ceux qui subissent l'injustice du
monde et cherchent la justice. De cette manière, on comprend aussi la connexion
entre le Royaume de Dieu et les "pauvres", ceux qui souffrent et tous
ceux dont parlent les béatitudes du discours de la montagne. Ils sont protégés
par la certitude du jugement, par la certitude qu'il y a une justice. Tel est
le véritable contenu de l'article sur le jugement, sur Dieu-juge: Il y a une
justice. Les injustices du monde ne sont pas le dernier mot de l'histoire. Il y
a une justice. Seul celui qui refuse qu'il y ait une justice peut s'opposer à
cette vérité. Si nous prenons au sérieux le jugement et la gravité de la
responsabilité qui en découle pour nous, nous comprenons bien l'autre aspect de
cette annonce, à savoir la rédemption, le fait que par la croix, Jésus a assumé
nos péchés; que Dieu lui-même, dans la passion de son Fils, se fait l'avocat de
nos péchés, en rendant ainsi possible la pénitence, l'espérance pour le pécheur
repenti, une espérance merveilleusement exprimée dans les paroles de saint
Jean: devant Dieu, nous réconforterons notre coeur, quoi qu'il nous reproche.
Dieu est plus grand que notre coeur, et il connaît toute chose (1 Jn 3, 19s).
La bonté de Dieu est infinie, mais nous ne devons pas réduire cette bonté à une
mièvrerie édulcorée et privée de vérité. Ce n'est qu'en croyant au juste
jugement de Dieu, en ayant faim et soif de la justice (cf. Mt 5, 6) que nous
ouvrons notre coeur et notre vie à la miséricorde divine. On le voit: la foi
dans la vie éternelle ne rend pas la vie terrestre insignifiante. Bien au
contraire: Ce n'est que si la mesure de notre vie est l'éternité, que notre vie
sur terre est grande elle aussi, et qu'elle possède une valeur immense. Dieu
n'est pas le concurrent de notre vie, mais le garant de notre grandeur. Ainsi,
nous revenons à notre point de départ: Dieu. Lorsque nous considérons bien le
message chrétien, nous ne parlons pas de beaucoup de choses. Le message
chrétien est en réalité très simple. Nous parlons de Dieu et de l'homme, et ce
faisant, nous disons tout. ZF05041912
Extraits de
« A la recherche de la paix » Conférence donnée le samedi 5 juin 2004, pour le
60e anniversaire du Débarquement, pendant le TE DEUM, prière pour les victimes,
pour la paix et action de grâce pour la libération
Un criminel
et ses comparses avaient réussi à prendre le pouvoir de l'État en Allemagne. Et
cela créa une situation où, sous la domination du Parti, le droit et
l'injustice s'imbriquaient l'un dans l'autre et souvent passaient, presque
inséparablement, l'un dans l'autre. Car le régime conduit par un criminel
exerçait aussi les fonctions classiques de l'État et de ses ordonnances. Il put
ainsi, en un certain sens, exiger l'obéissance de droit des citoyens et le
respect vis-à-vis de l'autorité de l'État (Rm 12,1ss), mais il utilisait en
même temps les instruments du droit comme instruments de ses buts criminels.
S'il y a eu
jamais, dans l'histoire, un bellum justum (une guerre juste), c'est bien ici,
dans l'engagement des Alliés, car l'intervention servait finalement aussi au
bien de ceux contre le pays desquels a été menée la guerre. Une telle
constatation me paraît importante, car elle montre, sur la base d'un événement
historique, le caractère insoutenable d'un pacifisme absolu. Cela n'ôte rien,
bien sûr, au devoir de poser très soigneusement la question si et à quelles
conditions est possible encore aujourd'hui quelque chose comme une guerre
juste, c'est-à-dire une intervention militaire, mise au service de la paix et
obéissant à ses critères moraux, contre des régimes injustes établis.
Surtout, ce
qu'on a dit fait mieux comprendre, espérons-le, que la paix et le droit, la
paix et la justice sont inséparablement liés l'un à l'autre. Quand le droit est
détruit, quand l'injustice prend le pouvoir, c'est toujours la paix qui est
menacée et déjà, pour une part, brisée. La préoccupation pour la paix est en ce
sens avant tout la préoccupation pour une forme du droit qui garantit la
justice à l'individu et à la communauté dans son ensemble.
En Europe,
après la fin des hostilités, en mai 1945, il nous a été donné de vivre une
période de paix comme notre continent ne l'a guère connue dans toute son
histoire pour un temps aussi long. C'est là en grande partie le mérite de la
première génération de politiciens après la guerre - Churchill, Adenauer, Schumann,
De Gasperi, qu'il nous faut remercier en cette heure : nous devons remercier de
ce que l'élément déterminant ne fut pas l'idée de revanche ou même de vengeance
et d'humiliation des vaincus, mais le devoir de garantir à tous leur
droit ; qu'à la place de la concurrence s'introduisit la collaboration,
l'échange des dons offerts et acceptés, la connaissance et l'amitié mutuelles,
précisément dans une diversité où chaque nation conserve son identité, et la
conserve dans une commune responsabilité pour le droit, après la précédente
perversion du droit.
Le centre
moteur de cette politique de paix fut le lien de l'agir politique avec la
morale. Le critérium intérieur de toute politique, ce sont les valeurs morales
que nous n'inventons pas mais qui sont présentes et qui sont les mêmes pour
tous les hommes.
Disons-le
ouvertement : ces hommes politiques ont puisé leur idée morale de l'État,
de la paix et de la responsabilité dans leur foi chrétienne qui avait surmonté
les épreuves des Lumières et qui s'était largement purifiée dans la
confrontation avec la distorsion du droit et de la morale opérée par le Parti
nazi. Ils ne voulaient pas construire un État confessionnel, mais un État formé
par la raison éthique ; cependant leur foi les avait aidés à rétablir et à
remettre en vie la raison asservie et dénaturée par la tyrannie idéologique.
Ils ont fait une politique de la raison - de la raison morale ; leur
christianisme ne les avait pas éloignés de la raison, mais il avait plutôt
éclairé leur raison.
Un pacifisme
absolu qui dénie au droit tout moyen coercitif, serait la capitulation devant
l'iniquité, sanctionnerait sa prise de pouvoir et livrerait le monde au diktat
de la violence, ainsi que nous l'avons déjà brièvement mentionné au début. Mais
pour que la force du droit ne devienne pas elle-même iniquité, il faut qu'elle
se soumette à des critères stricts qui doivent être reconnus comme tels par
tous. Elle doit interroger les causes de la terreur qui prend très souvent sa
source dans une situation d'injustice à laquelle ne s'opposent pas des mesures
efficaces. Surtout il est important d'accorder toujours à nouveau une caution
de pardon, afin de briser le cercle de la violence.
Là où l'«
oeil pour oeil » est pratiqué sans merci, on ne peut trouver d'issue à la
violence Des gestes d'humanité qui, rompant avec la violence, cherchent l'homme
en l'autre et en appellent à sa propre humanité, sont nécessaires, là même où
ils paraissent à première vue du temps perdu. Dans tous ces cas, il est
important que ce ne soit pas seulement une puissance déterminée qui maintienne
le droit. Trop facilement s'immiscent ensuite, dans l'intervention, des
intérêts particuliers, qui altèrent la claire vision de la justice. Il est
urgent d'avoir un véritable ius gentium (droit des peuples) sans une
prépondérance hégémonique et des interventions correspondantes : seulement
ainsi peut apparaître clairement qu'il s'agit là de la protection du droit
commun de tous, même ceux qui se trouvent, comme on dit, de l'autre côté de la barrière.
Mais dans la
collusion actuelle entre les grandes démocraties et la terreur à motivation
islamique entrent en jeu des questions dont les racines sont plus profondes
encore. Il semble qu'on assiste ici à la collusion entre deux grands systèmes
culturels possédant, du reste, des formes très différentes de puissance et
d'orientation morale – l’« Occident » et l'Islam. Cependant, qu'est
l'Occident ? Et qui est l'Islam ? L’un et l’autre sont des mondes
polymorphes incluant de grandes différences internes - des mondes qui sont
aussi, à bien des égards, en interaction mutuelle.
Dans cette
mesure, il est faux d'opposer ainsi globalement l'Occident et l'Islam. Certains
tendent cependant à creuser plus profondément l'opposition : la raison
éclairée ferait face ici à une forme de religion fondamentaliste-fanatique. Il
s'agirait alors d'abattre avant tout le fondamentalisme sous toutes ses formes
et de promouvoir la victoire de la raison pour laisser le champ libre aux
formes éclairées de la religion, mais en les qualifiant bien d'éclairées, parce
que soumises en tout aux critères de cette raison.
Il est vrai
que, dans cette situation, le rapport entre la raison et la religion est d'une
importance décisive et que la recherche du juste rapport entre elles est au
cœur de nos efforts en matière de paix. Modifiant une affirmation de Hans Küng,
je voudrais dire qu'il ne peut y avoir non plus de paix dans le monde sans la
véritable paix entre la raison et la foi, parce que sans la paix entre la
raison et la religion, les sources de la morale et du droit tarissent. Pour
expliquer le sens de ce que j'affirme, je voudrais formuler la même pensée de
façon négative : il existe des pathologies de la religion - nous le voyons,
et il existe des pathologies de la raison - et cela aussi nous le voyons ;
et les deux pathologies constituent des dangers mortels pour la paix, et je
dirais même, à l'époque de nos structures globales de puissance, pour
l'humanité dans son ensemble.
Regardons-y
de plus près. Dieu ou la divinité peut être transformé en une absolutisation de
la puissance particulière, des intérêts particuliers. Une image de Dieu devenue
ainsi partisane, qui identifie l'absoluité de Dieu avec la communauté
particulière ou ses zones d'intérêts, et élève par là en absolu des choses
empiriques, relatives, dissout le droit et la morale : le bien est alors ce qui
sert ma propre puissance ; la différence effective entre le bien et le mal
s'effondre. La morale et le droit deviennent partisans. Cela empire encore
lorsque la volonté d'engagement pour des fins particulières acquiert tout le
poids du fanatisme de l'absolu, du fanatisme religieux, et devient par là
parfaitement brutal et aveugle. Dieu est transformé en une idole dans laquelle
l'homme adore sa propre volonté.
Nous voyons
une chose de ce genre chez les terroristes et leur idéologie du martyre, une
idéologie qui, à vrai dire, dans les cas particuliers, peut être aussi tout
simplement une expression du désespoir face à l'injustice du monde. Nous avons
du reste devant nous, dans les sectes du monde occidental, des exemples d'un
irrationalisme et d'une déviation de la dimension religieuse, qui montrent
combien dangereuse devient une religion qui perd son orientation.
Mais il y a
aussi la pathologie de la raison entièrement coupée de Dieu. Nous l'avons vu
dans les idéologies totalitaires qui s'étaient coupées de Dieu et voulaient
désormais construire l'homme nouveau, le monde nouveau.
Hitler doit
sans doute être qualifié d'irrationaliste. Toutefois les grands prophètes et
réalisateurs du Marxisme ne se comprenaient pas moins comme des constructeurs
du monde animés seulement par la raison. Peut-être l'expression la plus
dramatique de cette pathologie de la raison est-elle Pol Pot, en qui se
manifeste de façon immédiate la cruauté d'une telle reconstruction du monde.
Quand, avec
la recherche du code génétique, la raison se saisit des racines de la vie, elle
tend toujours davantage à ne plus voir dans l'homme un don du Créateur (ou de
«
Tout le
secteur de la morale et de la religion fait alors partie du domaine de ce qui
est « subjectif » - il tombe en dehors de la raison commune. La religion et la
morale n'appartiennent plus alors à la raison ; il n'y a plus de critères
communs, « objectifs », de la moralité. Pour la religion, on ne considère pas
cela de façon trop tragique - chacun doit trouver la sienne, ce qui veut dire
qu'on la regarde en tout état de cause comme une sorte d'ornement subjectif,
doté éventuellement de motivations utiles.
Bien sûr - si
la réalité n'est que le produit de processus mécaniques, elle ne comporte comme
telle aucune morale. Le bien en soi, qui tenait encore tant à cœur à Kant,
n'existe plus. Bien signifie simplement « meilleur que », a dit un jour un
théologien moraliste décédé depuis lors. S'il en est ainsi, il n'existe pas non
plus ce qui est en soi, et toujours, mal. Le bien et le mal dépendent alors du
calcul des conséquences. Et c'est ainsi du reste qu'ont agi de fait les
dictatures idéologiques : dans un cas donné, si cela sert la construction du
monde futur de la raison, il peut être éventuellement bon de tuer des
innocents. De toute façon leur dignité absolue n'existe plus. La raison malade
et la religion manipulée se rencontrent finalement dans le même résultat.
La foi en
Dieu, la notion de Dieu peut être manipulée et elle devient alors destructrice
: telle est la menace qui pèse sur la religion. Mais une raison qui se coupe
entièrement de Dieu et qui veut le confiner tout simplement dans le domaine de
la subjectivité, perd le Nord et ouvre ainsi de soi la porte aux forces de
destruction.
Comme
chrétiens, nous sommes aujourd'hui appelés, non pas certes à poser des limites
à la raison et à nous opposer à elle, mais à refuser de la réduire à une raison
du faire, et à lutter pour sa faculté de perception du bien et du bon, du sacré
et du saint. C'est alors que nous mènerons le vrai combat pour l'homme et
contre l'inhumanité. Seule une raison qui est également ouverte à Dieu - seule
une raison qui ne bannit pas la morale dans la sphère subjective ou l'abaisse
en un calcul, peut parer la manipulation de la notion de Dieu et les maladies
de la religion, et offrir des remèdes.
C'est ici
qu'apparaît le grand défi que les chrétiens d'aujourd'hui devraient relever.
Leur tâche, notre tâche est d'amener la raison à fonctionner intégralement, non
seulement dans le domaine de la technique et du développement matériel du
monde, mais aussi et avant tout en tant que faculté de vérité, promouvant sa
capacité de reconnaître le bien, condition du droit et par là également
présupposé de la paix dans le monde.
Notre tâche à
nous, chrétiens du temps présent, est d'insérer notre notion de Dieu dans le
combat pour l'homme. Deux choses caractérisent cette notion de Dieu : Dieu
lui-même est Logos - sens, raison, parole, et c'est pourquoi l'homme lui
correspond par l'ouverture de la raison et la défense d'une raison qui ne soit
pas aveugle aux dimensions morales de l'être. Car « logos » signifie une raison
qui n'est pas simplement mathématique, mais qui est en même temps le fondement
du bien et qui en garantit la dignité. La foi dans le Dieu-Logos est en même
temps foi en la force créatrice de la raison ; c'est la foi dans le Dieu
créateur, ce qui signifie croire que l'homme est créé à l'image de Dieu et
qu'il participe donc de la dignité inviolable de Dieu lui-même. L'idée des
droits de l'homme possède ici son fondement le plus profond, même si son
développement et ses vicissitudes historiques ont parcouru des voies diverses.
Dieu est
Logos. À cela s'ajoute un second élément. La foi chrétienne en Dieu nous dit
aussi que Dieu -
Cette
affirmation est le refus le plus fort de toute idéologie de la violence, elle
est la vraie apologie de l'homme et de Dieu. Pour autant, n'oublions pas que le
Dieu de la raison et de l'amour est aussi le Juge du monde et des hommes - le
garant de la justice, à laquelle tous les hommes devront rendre compte.
Maintenir actuelle la vérité du jugement est, face aux tentations du pouvoir,
une mission fondamentale : chacun doit rendre compte. Il y a une justice qui
n'est pas abolie par l'amour.
Je voudrais
mentionner encore un troisième élément de
En ce sens,
l'État laïc est un résultat de la décision chrétienne fondamentale, même s'il a
fallu une longue lutte pour en comprendre toutes les conséquences. Ce caractère
séculier, « laïc », de l'État inclut en son essence cet équilibre
entre raison et religion que j'ai essayé de montrer auparavant.
Par là il
s'oppose aussi au laïcisme idéologique qui voudrait en quelque sorte établir un
État de la pure raison, un État qui est coupé de toutes les racines historiques
et ne connaît plus, dès lors, les fondements moraux s'imposant à cette raison.
Ainsi ne lui reste-t-il, à la fin, que le positivisme du principe de la
majorité, et la décadence du droit qu'il entraîne, autant que celui-ci, au bout
du compte, est régi par la statistique.
Si les États
de l'Occident s'engageaient tout entiers sur cette voie, ils ne pourraient à la
longue résister à la pression des idéologies et des théocraties politiques. Un
État, même laïc, a le droit, et même l'obligation de trouver son support dans
les racines morales marquantes qui l'ont construit ; il peut et il doit
reconnaître les valeurs fondamentales sans lesquelles il ne serait pas devenu
ce qu'il est et sans lesquelles il ne peut survivre. Un État de la raison
abstraite, anhistorique, ne saurait subsister.
Il importe
que nous vivions avec énergie et pureté notre propre héritage, afin qu'il soit
rendu visible et efficace, avec toute sa force intérieure de persuasion, dans
l'ensemble de la société...
C'est un fait
: si nous ne faisons pas mémoire du Dieu de