« Les Nouvelles de Chrétienté »

n°4

 

Avec l’aimable autorisation de l’éditorialiste Michel De Jaeghere au Figaro Magazine, nous publions dans ce numéro l’article de Monsieur l’abbé Barthe, vaticaniste, sur Benoit XVI : Une Vie

 

Benoit XVI : Une Vie

 

Le nouveau Pape a consacré sa vie entière aux travaux théologiques et au gouvernement de l’Eglise.  Du concile Vatican II à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, il a mûri sa révolution conservatrice.

 

Par Claude Barthe

 

 

 

L’enfance d’un pape

 

Josef Ratzinger est né dans cette Bavière aussi romaine que germanique, une Bavière chrétienne surtout, à Marktl am Inn, il y a 78 ans, le 16 avril 1927, non loin du grand sanctuaire marial d’Altötting. C’était un Samedi Saint : Josef fut baptisé, après la messe de la vigile de Pâques, que l’on célébrait à l’époque le matin du samedi, et au cours de laquelle toutes les cloches de la petite église avaient sonné durant le gloria, comme les cloches de Saint-Pierre de Rome ont sonné à la volée, pour la première fois dans l’histoire des conclaves, quand fut annoncée l’élection du même Josef, devenu Benoît XVI.

Son enfance, avec son frère et sa sœur aînés, se déroula au rythme des fêtes et processions de cette Bavière profonde, dans le décor de ses églises et chapelles baroques. L’une des gendarmeries qu’ils habitèrent, du fait de la profession de son père, était elle-même un ancien bâtiment ecclésiastique. Les populations chrétiennes d’alors, dans ces îlots de chrétienté que l’on qualifiait de « terres à prêtres » vivaient hier encore autour de leurs églises, d’une vie ordinaire ou festive, ponctuée par les cérémonies du culte qui recouvraient du berceau à la mort de chacun les actes les plus humbles ou les plus solennels : Josef Ratzinger est sorti de ce monde-là.

Il entra au séminaire en 1939, à la suite de son frère, où il poursuivit, malgré la guerre qui pesait de plus en plus, de bonnes humanités, et se passionna pour la littérature, spécialement pour les auteurs allemands du XIXe siècle, plus tard pour Gertrude von Le Fort, Dostoïevski, Claudel, Mauriac, Bernanos. Après une courte période militaire dans une atmosphère d’effondrement du Reich, il intégra le grand séminaire de Freising, sous un préfet des études newmanien, où il fit sa nourriture de Romano Guardini, Josef Pieper.

 

La lecture de Steinbüchel, le personnaliste, l’a marqué, dont il reliait la percée intellectuelle catholique – ce sera une constante de sa recherche théologique – à celle, hors catholicisme, de Martin Buber. Il adhérait avec plus de difficulté au thomisme, et en rendra plus tard responsable la néo-scolastique un peu close sur elle-même qu’il lui fut donné de découvrir. La sensibilité de ses professeurs – « retour à l’Écriture et aux Pères » –, lors qu’il préparait sa licence de théologie à Munich, correspondait à peu près à celle à l’école dite « de Fourvière » en France, qui se démarquait du thomisme de stricte observance.

Il fut impressionné par la pensée, et plus encore la manière intellectuelle de Gottlieb Söhngen, un thomiste très « dynamique ». Il sera toujours, intellectuellement et moralement, un audacieux prudent. Pascher, un professeur de grande hauteur spirituelle, le fit adhérer, au Mouvement liturgique, dont l’historicisme l’avait jusque-là rebuté. Il élargit ses horizons en lisant le livre majeur du P. de Lubac, Catholicisme. Il n’est pas entièrement convaincu par son professeur d’exégèse, le célèbre Maier (quelque chose comme un blondélien), qui fut son professeur, mais celui-ci excite cet intérêt théologique très particulier qu’il aura toujours pour la Sainte Écriture. Les fidèles de Munich pourront l’apprécier plus tard, lorsque leur archevêque leur prêchera un Carême sur la Création et la Chute (sermons rassemblés dans Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, Fayard, 1986). Sa ligne concernant les études bibliques ne variera pas, semblable d’ailleurs à celle de toute sa réflexion théologique et pastorale : une espèce de conservatisme révolutionnaire. Il dénoncera plus tard, dans une conférence qui fit quelque bruit à New-York en 1988 (reprise dans L’exégèse chrétienne aujourd’hui, Fayard, 2000), le sophisme de l’exégèse rationaliste qui prétend à la pure objectivité, alors qu’elle est très dépendante des variations de l’histoire des idées. De ces années d’après-guerre, il conservera le souvenir d’une atmosphère de travail et d’ouverture de pensée fraîche et joyeuse. Il vit au cœur de ce mélange d’approfondissement intellectuel et de contestation, au moins en demi-teinte, de ce qui a précédé. Toute son attitude lors de Vatican II, avec audaces et réserves très rapides, s’expliquent à partir des réactions de cette époque (1949-1950), qui précéda son ordination sacerdotale, reçue des mains du cardinal Faulhaber, le 29 juin 1951.

Après son doctorat sur saint Augustin, il devint professeur de dogmatique à l’école supérieure de philosophie de Freising, cependant que sa thèse d’habilitation sur le thème de la Révélation chez saint Bonaventure eut du mal à « passer » auprès des membres les plus traditionnels du jury. Dès 1959, il devint professeur de théologie fondamentale à l’université de Bonn, dans le diocèse de Cologne, et incorpora ainsi, à 32 ans, le Gotha de l’Université catholique allemande. C’est alors que le cardinal Frings, archevêque de Cologne, le remarqua et lui demanda de l’accompagner à Rome, comme son conseiller théologique, pour participer au concile Vatican II.

 

Le temps du Concile

 

Le cardinal Frings le fit nommer expert au Concile dès la fin de la première session, en 1962. Il joua dès lors un rôle particulièrement actif, collaborant notamment avec Rahner dans le débat sur la Révélation, s’apercevant cependant assez vite qu’il était d’une autre planète théologique que lui. On a pu remarquer d’ailleurs, tout au long de sa carrière ecclésiastique, que la solidarité d’appartenance au corps professoral catholique allemand dépassait sans les faire disparaître les clivages de pensée : ainsi aujourd’hui, cette sympathie réciproque entre lui-même et Walter Kasper, théologien fort libéral et critique acerbe des positions de Dominus Jesus.

 

 

 

Mais l’expert Ratzinger restait du côté des conciliaires décidés. Lorsque, dans la réunion conciliaire dramatique du 8 novembre 1963, le cardinal Frings, pratiquement aveugle, se dressa contre le cardinal Ottaviani, presque aveugle lui aussi, en accusant le Saint-Office que présidait ce dernier, de juger et condamner sans entendre les personnes visées, et d’user de « méthodes ne correspondant plus aux conditions modernes », tout le monde pensa que Josef Ratzinger avait préparé cette terrible invective que la majorité conciliaire applaudit à tout rompre. Si cela a été, le discours que Josef Ratzinger prononça devant toute la Curie rassemblée, le 11 octobre 1990, à l’occasion du centenaire de la naissance d’Ottaviani, auquel il avait succédé à la Congrégation de la foi, eut valeur de « repentance » : « le rôle d’Ottaviani fut de protéger l’édifice de la sainte Église, l’architecture de la foi dans la lutte spirituelle de son temps – de notre temps. [...] Il savait bien qu’une réforme ne vise pas à la destruction, mais au contraire à la purification et à la rénovation de l’identité ».

Mais après l’enthousiasme de la première session, au fur et à mesure qu’avançait le Concile, l’effervescence malsaine qui se développait le gênait au même titre qu’elle inquiétait les PP. de Lubac, Daniélou, Grillmeier et autres. Josef Ratzinger se situait au sein de ce « tiers parti », entre les théologiens franchement modernistes, de type Küng et Schillebeeckx, et l’orthodoxie intransigeante de la minorité conciliaire du cardinal Ottaviani. Ce « tiers parti », qui avait pris les rênes dès les premiers jours de Vatican II en écartant toute la préparation réalisée par la Curie d’Ottaviani, était lui-même partagé en deux groupes, l’un plus libéral (Rahner, Congar), qui fondera bientôt la revue Concilium, et l’autre plus modéré (Henri de Lubac, Martelet, Daniélou, Philippe Delaye, Jorge Medina), qui opposera à Concilium la revue Communio, avec les PP. Le Guillou, Bouyer, von Balthasar. Josef Ratzinger était de ces derniers, mais avec un quelque chose qui le distinguait : à la différence d’un Lubac, par exemple, il n’était pas homme de parti, et son type d’intelligence très particulier, une espèce de sensibilité intuitive et circonspecte, lui fit très vite formuler des réserves plus fondamentales que celles de ses amis de Communio, notamment sur les bouleversements liturgiques.

Par Hans Urs von Balthasar, il a connu dès l’origine l’un de ces nombreux mouvements qui, sous des aspects divers, vont représenter une réaction à la crise de l’Église venant non du sommet, mais de la base, à la manière d’anticorps : le mouvement Communion et Libération fondé par l’Italien Don Giussani. C’est avec des œuvres, mouvements et courants de ce type que Josef Ratzinger, devenu plus tard, de fait, le deuxième personnage de l’Église, sera en parfaite syntonie dans sa recherche d’une sortie de la crise.

 

Après le Concile

 

Même si les textes de Josef Ratzinger étaient ceux d’un partisan foncier de Vatican II, comme en témoigne le livre que citent toujours les théologiens progressistes pour montrer qu’il les a « trahis » : Le nouveau peuple de Dieu, paru en France en 1971 (Aubier), ses réserves vis-à-vis de « l’esprit du Concile » allaient croissant. Impressionnante est la somme des jugements extrêmement sévères, que l’on pourrait aligner aujourd’hui, portés par lui, à partir de cette époque, sur le thème : l’Église a été blessée par des évêques qui se sont alignés sur des théologiens libéraux.

Il lança son premier signal d’alarme public dans une conférence à Münster, puis un autre à Bamberg, au Katholikentag de 1966. Trois ans avant la promulgation de la réforme liturgique de Paul VI, il attaquait déjà le « nouveau ritualisme » des experts en liturgie, qui remplaçaient les usages anciens par la fabrication de « formes » et de « structures » suspectes (face-au-peuple obligatoire, par exemple). Pour la première fois de sa vie, il s’entendit qualifier de « conservateur » (par le cardinal Döpfner).

 

Devenu professeur de dogmatique à Münster, il est nommé professeur à Tübingen à la fin de 1966. C’est là qu’il assiste effaré au Mai 68 à l’allemande, c’est-à-dire à la marxisation (Ernst Bloch dominait le corps professoral) d’une université qui avait précédemment été minée par la théologie de Bulmann. Époque formatrice mais épuisante qu’il abrégea en acceptant un poste de professeur de théologie dogmatique et d’histoire des dogmes à Ratisbonne, en 1969, en même temps qu’il était nommé membre de la Commission théologique internationale où s’affrontaient les tenants de Concilium et ceux de Communio. C’est aussi à Ratisbonne, sur les bords du Danube, qu’il se lia avec le liturgiste Klaus Gamber, aussi peu enthousiaste que lui pour le « retournement des autels », et que l’attendait un nouveau choc, qu’il ressentit ainsi que beaucoup de clercs comme une troisième onde dévastatrice, après la pagaille qui suivit le Concile et Mai 68 : celle de la réforme liturgique de Paul VI. Bien des aspects lui convenaient dans cette réforme, mais sa radicalité lui parut dès l’origine insoutenable, conforté dans son malaise par ses conversations lors des promenades quotidiennes avec son collègue Gamber : « On a détruit le vieil édifice pour en construire un autre », écrira-t-il plus tard.

C’est aussi à Ratisbonne, en 1977, que lui parvient sa nomination directe par Paul VI à l’un des plus importants sièges d’Allemagne, celui de Munich et Freising. Il a 49 ans. Consacré le 28 mai, il est propulsé au cardinalat un mois plus tard, le 27 juin 1977 par Paul VI, qui mourrait l’été suivant, le 6 août 1978.

Et Ratzinger devint l’un des premiers wojtyliens. Il avait en effet connu, lors du Concile, l’évêque auxiliaire puis archevêque de Cracovie, Karol Wojtyla, de sept ans son aîné, dont il apprécia d’emblée la personnalité hors du commun, sans pour autant s’intéresser à l’œuvre à laquelle le Polonais collaborait, la « Constitution sur l’Église dans le monde de ce temps », Gaudium et spes, un texte qui ne l’a jamais enthousiasmé et qui apparaît aujourd’hui comme le plus daté de Vatican II. Lors du premier conclave de l’été 1978, qui devait élire l’éphémère pape Luciani, Jean-Paul Ier, le tout nouveau cardinal Ratzinger fit partie de ceux qui lancèrent « l’hypothèse Wojtyla », avec les cardinaux Koenig, de Vienne, et Hoeffner, de Cologne. Lors du conclave d’octobre, ils remettent la candidature d’Europe de l’Est sur le tapis, et cette fois avec succès.

Depuis dix ans déjà, la plupart des allocutions de Paul VI faisaient état de ses inquiétudes au sujet de l’« autodémoliton » de l’Église. La phase explosive de la crise s’est située à la fin des années soixante et au cours des années soixante-dix. L’aspect le plus douloureux, et aussi le plus compromettant pour l’avenir, était assurément le bouleversement qui affectait le monde des clercs et religieux. Ce fut l’époque de très nombreux « départs » dans les diocèses et dans les couvents, sur fond de remise en cause du célibat ecclésiastique, cependant que la courbe des vocations s’effondrait. Les séminaires diocésains fermaient les uns après les autres.

En 1978, l’état de l’Église était donc critique, moins assurément qu’aujourd’hui, mais les ébranlements internes avaient rencontré la crise de société de 1968, dans laquelle l’extrême modernité battait en brèche tous les autres « magistères », dans l’État, la famille, l’enseignement. Si l’on était resté indéfiniment au milieu de cette zone d’extrême turbulence, l’œuvre conciliaire se serait évanouie dans un croissant désordre. L’étape nouvelle, qui s’ouvrit en 1978, était donc rendue nécessaire pour la préservation de l’héritage conciliaire.

Le 25 novembre 1981, Jean-Paul II appelait donc le cardinal Ratzinger auprès de lui pour lui confier dans ce contexte la charge de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Une étroite collaboration commença désormais entre les deux hommes, qui devinrent deux amis. Tout le monde s’accorde à dire que la confiance de Jean-Paul II vis-à-vis de son Préfet de la Foi était totale. La loyauté de Josef Ratzinger ne l’était pas moins, même si l’« œcuménisme » au sens large (les gestes spectaculaires d’Assise, les repentances) le laissait fort sceptique. Lors de la deuxième journée d’Assise, en janvier 2002, il fallut un coup de téléphone insistant du secrétaire de Jean-Paul II, la veille au soir, pour que le cardinal Ratzinger se décide « par amitié pour le pape » de l’y accompagner.

 

La somme théologique

 

Jamais pontife n’aura laissé derrière lui autant de textes, discours et documents. Des textes, des montagnes de textes, auxquels il faut ajouter ceux des congrégations romaines, spécialement de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Or, tous les documents doctrinaux du pontificat ont été rédigés avec l’aide de nombreuses équipes théologiques, et sous des plumes très diverses, mais toujours, durant vingt-cinq ans, sous la responsabilité très directe de Josef Ratzinger, ce qui est certainement unique dans l’histoire moderne du Saint-Siège. Au fur et à mesure que le pontificat s’avançait et finissait – n’en finissait pas de finir, car de la succession de Jean-Paul II, on parlait ouvertement depuis plus de dix ans – Josef Ratzinger apparaissait, du point de vue doctrinal, comme une espèce de pape en second.

Qu’il lui ait fallu composer avec d’autres sensibilités est évident. Mais il n’est pas exagéré de dire qu’il a promu les grandes encycliques morales : Veritatis splendor, du 6 août 1993, sur les fondements de la morale catholique, Evangelium vitae, du 25 mars 1995, sur la valeur et l’inviolabilité de la vie. Dans le domaine brûlant de l’œcuménisme : l’encyclique Ut unum sint, du 25 mai 1995, tente de lui donner une définition. Mais aussi : l’encyclique Fides et Ratio, du 14 septembre 1998, sur les rapports de la foi et de la raison, l’encyclique Ecclesia de Eucharistia, du 17 avril 2003, sur l’eucharistie dans son rapport avec l’Église.

Sans parler des instructions de la Congrégation de la foi ou celles publiées en collaboration avec d’autres congrégations, et dont la visée (sinon l’efficacité) « restauratrice » est évidente : l’instruction sur les synodes diocésains (1997), pleine de réserve pour leurs initiatives trop hardies, l’instruction « sur quelques questions concernant la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres » (1997), qui tente d’empêcher l’effacement des frontières entre sacerdoce et laïcat, la lettre apostolique Ad tuendam fidem (1998), qui insère dans le Code de Droit canonique des précisions concernant l’autorité des actes magistériels, le motu proprio Apostolos suos sur la nature théologique et juridique des conférences épiscopales (21 mai 1998), qui délimite leur autorité doctrinale et valorise celle exercée par chaque évêque au titre de successeur des Apôtres.

Deux textes, deux textes ratzinguériens, certes très inégaux dans leur degré de solennité mais d’un intérêt égal en ce qu’ils représentent, sont particulièrement importants et lourds de conséquence pour l’évolution future du magistère post-conciliaire. C’est la lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis, du 22 mai 1994, sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes, dont la forme se rapproche apparemment le plus du magistère dogmatique d’antan, d’avant Vatican II. Mais c’est aussi l’instruction Donum vitae, du 22 février 1987.

Il est clair que l’ensemble des documents moraux du pontificat de Jean-Paul II se sont inscrits dans la suite de l’encyclique Humanae vitae, de Paul VI, du 25 juillet 1968. Ce document a donné la couleur morale spécifique du pontificat de Jean-Paul II. Mais les moralistes savent bien qu’Humanae vitae n’apportait rien de neuf et que la doctrine de l’encyclique se trouvait déjà dans le magistère de Pie XII, qui avait condamné la contraception artificielle, la « pilule », dès 1951. En revanche, l’instruction Donum vitae, signée par le cardinal Ratzinger, non seulement assumait l’enseignement précédent, mais elle intervenait de manière nouvelle sur les problèmes inédits qui se posaient dans le domaine dit de la bioéthique, en fonction de l’apparition des techniques de procréation assistée. Comme Ordinatio sacerdotalis en 1994, ce texte de 1987, rédigé avec la collaboration de Mgr Carlo Caffarra (un des meilleurs spécialistes du magistère de Pie XII, alors président de l’Institut Jean-Paul II, devenu depuis archevêque de Ferrare puis de Bologne), tranchait à nouveaux frais, dans le sens traditionnel, comme le faisait le magistère pontifical d’avant Vatican II, sur des questions nouvelles surgissant dans les domaines de la foi et de la morale.

 

Les batailles

 

C’est une vraie guerre d’usure avec les forces centrifuges, qu’a menée le Préfet de la Foi pour le compte de l’autorité romaine. Ce n’est assurément qu’une première manche. Une bataille avec l’arme de textes, ceux que l’on vient d’évoquer, pour délégitimer la contestation à défaut de condamner les contestataires, et avec l’arme de la nomination systématique d’évêques et de cardinaux de tendance modérée en Hollande, au Brésil, aux États-Unis, etc.

Évoquons seulement la bataille avec la théologie de la libération, qui vit le jour dans les années qui ont suivi le Concile – c’est le Mai 68 d’Amérique latine, si on veut – avec des théologiens comme Gustavo Gutièrrez, du Pérou, les frères Clodovis et Leonardo Boff, du Brésil, Jon Sobrino, le jésuite Segundo à un moindre degré. Leurs écrits réinterprétaient l’Évangile à la lumière de pans entiers de la théorie marxiste. Appuyés par les communautés de base, ils étaient soutenus par des évêques comme MgrCâmara ou le cardinal Aloisio Lorscheider. Certains d’entre eux en arriveront à se joindre aux mouvements de guérillas dans diverses contrées, tel le P. Camillo Torres en Colombie, et plusieurs prêtres dans le mouvement révolutionnaire du Salvador ou dans le Front sandiniste de Libération nationale, au Nicaragua.

Le basculement de tendance se manifestera entre les IIème et IIIème conférences générales de l’épiscopat latino-américain, réunies à Medellin (Colombie) en 1968 et à Puebla (Mexique) en 1979, d’une part, et la IVème conférence, tenue à Saint-Domingue en 1992. Entre-temps, étaient intervenues l’« instruction sur la liberté chrétienne et la libération », du 22 mars 1986 ; l’« instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération » (6 août 1984). Mais aussi, bien plus puissamment, l’effondrement du communisme et le nouveau profil des évêques.

Cette théologie mode 68 s’est, depuis 1989, reconvertie en revendications ultra-libérales, rejoignant celles des contestataires d’Occident en faveur de la structure démocratique de l’Église, du sacerdoce des femmes, de la libéralisation morale. Les sanctions (quelques interdictions d’enseigner dans des chaires d’universités catholiques) ont-elles été à la mesure de la contestation d'un Eugen Drewermann, qui affirmait que les réponses données par les religions non chrétiennes aux grandes interrogations des hommes sont parfois mieux adaptées que celles du christianisme, d’un Charles Curran, qui rejetait en bloc l’enseignement moral de l’Église, d’un Knitter, Guindon, Küng, Schillebeecks, etc. ?

Ce furent aussi des Déclarations très médiatisées de théologiens de cette ligne, comme celle de Cologne (janvier 1989), qui demandait que le Concile ne soit pas « arrêté ». À Washington (février 1990), 4500 signataires réclamaient l’abolition de la « discipline médiévale » qui impose le célibat aux prêtres, le sacerdoce des femmes et des hommes mariés, y compris les prêtres qui se sont « retirés ». À Lucerne (mars 1991), huit mille signataires, prêtres, religieux, diacres, théologiens, qui « ne peuvent plus se taire », exigeaient davantage de démocratie, moins d’exclusions (les divorcés remariés écartés de la communion sacramentelle). Si la surenchère a cessé, les revendications demeurent « sur le terrain », et il est peu probable que l’« instruction sur la vocation ecclésiale du théologien » (24 mai 1990), ainsi que la Profession de foi et le Serment de fidélité (25 février 1989) édictés par la Congrégation pour la doctrine de la foi puissent se suffire à elles-mêmes. Le fait est que Josef Ratzinger a mené toutes ces luttes – ces premières luttes, sans doute – avec une patience et une équanimité étonnantes.

 

 

 

 

Au secours de la doctrine

 

On peut voir dans l’instruction Dominus Jesus, sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, du 6 septembre 2000, une espèce de sommet. Le travail avait été mis en branle par un livre du P. Jacques Dupuis, jésuite, synthèse des revendications des théologiens des religions, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux (Cerf, 1997). Sur le fond, c’est en direction des dérives de la théologie des religions, du « relativisme » et de l’« indifférentisme » qu’elles induisent, que la Déclaration était la plus vigoureuse : « On peut et on doit dire que Jésus-Christ a une fonction unique et singulière pour le genre humain et pour son histoire: cette fonction lui est propre, elle est exclusive, universelle et absolue ». Le texte avait provoqué une formidable levée de boucliers, essentiellement sur le thème du péril qu’il ferait courir à l’œcuménisme. Michel Kubler, dans La Croix parlait d’« involution » : les formules du cardinal Ratzinger « relèvent de la préhistoire en matière d’œcuménisme ».

Jamais texte ratzinguérien n’avait autant été critiqué depuis son livre ; Entretien sur la foi (Fayard, 1985). C’est, en effet, alors, en 1985, que Ratzinger est devenu Ratzinger, et à commencé l’ascension qui s’achève aujourd’hui. Il avait donné à Vittorio Messori, dans le mensuel italien Jesus, un entretien ensuite publié sous forme de livre : « Si par restauration, l’on entend un retour en arrière, alors aucune restauration n’est possible. L’Église marche vers l’accomplissement de l’histoire, elle regarde en avant vers le Seigneur qui vient. […] Mais si par restauration on entend la recherche d’un nouvel équilibre, après les interprétations trop positives d’un monde agnostique et athée, eh bien alors, une restauration entendue en ce sens-là, c'est-à-dire un équilibre renouvelée des orientations et des valeurs à l’intérieur de la catholicité tout entière, serait tout à fait souhaitable ».

L’analyse des bilans, inflexions, alarmes de cet ouvrage a été souvent faite. Concrètement, il sera le vecteur de la « remontée de l’intérieur », selon l’expression qu’aime Josef Ratzinger. Elle portera essentiellement sur l’enseignement du catéchisme. On vit d’ailleurs en cette occasion pour la première fois, dans toute son ampleur, ses capacités stratégiques, faites au fond d’une patiente et constante détermination.

Déjà, il avait donné en 1983 deux conférences à Notre-Dame de Paris et à Notre-Dame de Fourvière sur la « nouvelle catéchèse », qui affirmait que le genre littéraire du catéchisme, avec sa synthèse fondée sur le commentaire du Credo, des sacrements, des commandements et du Pater (autrement dit le schéma du Catéchisme du Concile de Trente et du Catéchisme de saint Pie X), n’était pas dépassé.

Vint donc ensuite l’Entretien sur la foi : « Comme la théologie ne semble plus à même de transmettre un modèle commun de la foi, de même la catéchèse est exposée au morcellement, à des expériences qui changent constamment. Certains catéchismes et de nombreux catéchistes n’enseignent plus la foi catholique ».

Se tint alors un Synode extraordinaire des Évêques, à Rome, en novembre et décembre 1985, à l’occasion du 20ème anniversaire de la conclusion de Vatican II, dont les débats furent implicitement dominés par la bombe Ratzinger, l’Entretien sur la foi. On crut le résultat en sa défaveur : il avait voulu un bilan des années conciliaires, on avait procédé à une célébration. En fait il avait réussi : dans le discours de conclusion du Synode, le pape n’annonçait qu’une seule mesure (outre une codification des règles propres aux Églises orientales), la mise en chantier d’un Catéchisme de l’Église catholique. Il fut promulgué après sept ans de préparation le 11 octobre 1992. Organisé selon le schéma du Catéchisme du Concile de Trente, ce compendium rappelle l’ensemble de la doctrine catholique, sans omettre de faire une part importante – ce que les médias ont bien entendu relevé avec prédilection – aux questions morales. Il avait fallu attendre trente ans après l’ouverture du Concile pour qu’une telle parution soit possible.

En fait, cette idée de publier un catéchisme, relevée par Jean-Paul II comme représentant le vœu unanime et le plus important du synode extraordinaire, n’avait été émise que par un seul des Pères du synode, le très conservateur cardinal Oddi, dont on savait par ailleurs qu’il jouait le rôle de médiateur de facto entre le Saint-Siège et la Fraternité de Mgr Lefebvre, suspens a divinis depuis 1976.

 

Réformer la réforme

 

A la fin du Synode de 1987, le cardinal Ratzinger annonça aux évêques qu’un Visiteur apostolique avait été nommé pour l’œuvre de Marcel Lefebvre : le cardinal canadien Édouard Gagnon, président du Conseil pour la Famille et connu pour être très favorable au monde traditionnel. En fait l’idée avait été étudiée par Josef Ratzinger depuis cinq ans environ, le premier nom avancé pour cette mission étant Dom Prou, abbé de Solesmes, un proche des évêques de la minorité conciliaire.

On ignorait généralement que le cardinal Ratzinger avait pris en charge cette affaire depuis son installation dans le palais du Saint-Office, et qu’elle lui tenait très à cœur pour plusieurs raisons. Il était d’abord convaincu tant par lui-même que par certains amis proches, que les « revendications » lefebvristes, spécialement les revendications liturgiques, trouvaient un écho favorable bien au-delà des aires traditionalistes. En outre, il pensait – comme beaucoup d’autres prélats romains – que la réintégration du lefebvrisme serait fort utile pour faire contre poids aux « excès » progressistes. Et plus profondément, il estimait que, du point de vue liturgique, le lefebvrisme était dans son droit.

Il faut dire aussi que la pression avait monté considérablement depuis la spectaculaire Journée d’Assise, d’octobre 1986 : les déclarations de Mgr Lefebvre contre « l’Église conciliaire » se faisaient toujours plus dures, et toujours plus précises ses menaces de consacrer des évêques pour continuer à ordonner des prêtres célébrant la messe selon le rite d’avant Vatican II. La mission du cardinal Gagnon eut pour principal résultat de s’entendre confirmer de la bouche du prélat d’Écône que le temps pressait : il savait que ses jours étaient comptés.

Du 12 avril au 4 mai 1988, eurent lieu des discussions, à Rome, entre le cardinal Ratzinger, Mgr Lefebvre à propos d’un accord disciplinaire. Cet accord du 5 mai (fête de saint Pie V) érigeait la Fraternité Saint Pie X en institut de droit pontifical (dépendant directement de Rome) et prévoyait la consécration épiscopale d’un prêtre de la Fraternité Saint-Pie-X. Après bien des hésitations et des tractations supplémentaires portant sur la nomination et la date d’ordination de l’évêque, Mgr Lefebvre rompit les accords et procéda à l’ordination de quatre évêques, à Écône, le 30 juin 1988.

Quelques semaines plus tard, devant les évêques du Chili, le cardinal Ratzinger s’interrogeait sur ce qui avait conduit à cette rupture des traditionalistes : « Le second concile du Vatican n’est pas abordé comme une partie de l’ensemble de la Tradition vivante de l’Église, mais comme la fin de la Tradition et un redémarrage à zéro. La vérité est que le Concile n’a défini aucun dogme et a voulu de manière consciente s’exprimer à un niveau plus modeste, simplement comme un concile pastoral. Pourtant, beaucoup l’interprètent comme s’il était presque le superdogme qui ôte toute importance au reste ».

Une partie du monde traditionaliste, spécialement le monastère du Barroux, acceptèrent une « paix séparée », qui sera concrétisée par un motu proprio du 2 juillet 1988 : Ecclesia Dei adflicta. Supervisés par une Commission pontificale logée dans le palais du Saint-Office, les prêtres traditionnels allaient pouvoir constituer des instituts dépendant directement de cette commission et non des évêques. En outre, était confirmée la lettre de la Congrégation pour le Culte divin du 3 octobre 1984 selon laquelle les évêques avaient la faculté d'user d'un indult (permission) pour laisser utiliser le missel antérieur aux réformes de Paul VI. À la fin de 2000, le cardinal Castrillón, président de cette Commission et préfet de la Congrégation pour le Clergé, va penser qu’il était possible de signer des accords avec le successeur de Mgr Lefebvre, Mgr Fellay, mais sans plus de succès. Quelle sera suite en ce domaine ?

Pour ce qui dépend de Benoît XVI, elle liera assurément, d’une manière ou d’une autre, deux certitudes qui l’habitent, depuis qu’il est en charge du problème, c'est-à-dire depuis 1982. D’une part, compte tenu de la manière « révolutionnaire » dont a procédé, selon lui, la réforme de Paul VI, la liturgie antérieure ne peut pas être considérée comme abrogée : il faut donc lui assurer une place officielle. D’autre part, la réforme de Paul VI, après 35 ans d’usage n’a pas donné les fruits que l’on en espérait : il faut donc, en douceur et avec patience, procéder à une « réforme de la réforme », qui la ramène dans la ligne des réformes accomplies par Pie XII à l’époque du Mouvement liturgique. Ce qui n’est qu’un élément d’un plus vaste programme.

 

Révolution conservatrice

 

Car ce qui a fait l’élection du pape Ratzinger, c’est l’appoint décisif que lui a apporté le cardinal Camillo Ruini, Vicaire de Rome et président de la conférence épiscopale italienne. Ces deux intellectuels se sont accordés sur un constat et sur un programme qui a convaincu les deux tiers du Sacré Collège.

Ce « programme » est celui d’une reprise forte du gouvernement de l’Église, une purification de ses « vêtements et de son visage si sales », selon les expressions de Josef Ratzinger dans le Chemin de Croix au Colisée, du 25 mars. Benoît XVI propose un renforcement de la formation doctrinale et morale du clergé. Il croit à une relance effective de l’évangélisation et de l’enseignement du catéchisme. Il espère en un relèvement qualitatif des célébrations eucharistiques. Ils sont prêts à lancer une nouvelle campagne missionnaire.

Il est surtout convaincu que la vraie bataille de l’Église ne sera pas contre l’islam – même s’il peut faire beaucoup de victimes et de martyrs – ni contre les autres religions. Il partage, à cet égard, le jugement déjà ancien de Urs von Balthasar : devant la modernité, seul le christianisme, s’il veut se présenter comme tel, fait le poids. Selon Benoît XVI et les ratzinguériens, le conflit à venir c’est d’abord le conflit culturel entre l’Église et « la radicale émancipation de l’homme vis-à-vis de Dieu et des racines de la vie », qui caractérise la culture occidentale devenue la culture mondiale, et qui, au nom de la liberté absolue amène à la destruction de toute liberté.

Pour ces penseurs – mais seront-ils aussi des pasteurs efficaces ? – l’Église devra trouver des alliés proches ou lointains, comme a tenté de le faire leur mouvement de référence, Communion et Libération.

Il y a quinze ans déjà, le 1er septembre 1990, à Rimini, précisément lorsqu’il concluait un Meeting de Communion et Libération, Josef Ratzinger avait parlé de l’Église « toujours à réformer ». Sans évoquer Vatican II, il traitait de la réforme, non pas à continuer, non pas à appliquer, non pas à réactiver, mais de la réforme à faire, et même « à découvrir ».

Il stigmatisait « la réforme inutile », celle qui, intégrant le modèle de la liberté des Lumières, voudrait que l’on passe d’une Eglise « paternaliste » à une Eglise démocratique surgie dans les discussions et les compromis, à une Eglise dont les formules de foi sont abrégées, dont la liturgie est refabriquée en permanence par les communautés vivantes. Eglise purement humaine, qui repose sur les décisions de la majorité du moment. Le futur Benoît XVI précisait pour l’avenir que « l’essence de la vraie réforme » consistera en une ablatio de toutes les scories qui obscurcissent l’image de l’Eglise. Et s’élevant au ton d’une haute méditation théologique, il appliquait aux mauvais pasteurs, qui ne croient plus au péché, la phrase mordante de Pascal aux jésuites : « Ecce patres, qui tollunt peccata mundi ! Voici les Pères qui enlèvent les péchés du monde ».

S’il s’agit bien, comme on nous le dit, d’un « pape de transition », il s’agirait pour le coup, d’une transition vers des rives toutes nouvelles.