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N° 132

 

« Saint Pie X un pape d'arrière-garde?

Non, un cyclone réformateur comme on n'en avait jamais vu »

 

 

C’est le titre que donne le site « Chiesa », animé par Sandro Magister, pour présenter le  nouveau livre en  2 tomes de Carlo Fantappiè, Universitaire italien, sur le saint Pape Pie X : "Chiesa romana e modernità giuridica ;   Vol. I - L'edificazione del sistema canonistico (1563-1903) ;  Vol. II - Il Codex Iuris Canonici (1917)", Milano, Giuffré, 2008, pp. XLVI-1282, 110 euros.

 

 

On trouvera ci-dessous la critique que Gianpaolo Romanato, professeur d’histoire de l’Eglise à l’université de Padoue et membre du Comité Pontifical des Sciences Historiques, a faite des deux volumes de “Chiesa romana e modernità giuridica“. Elle est parue dans “L’Osservatore Romano“ du 4 mai 2008.

 

C’est très intéressant de voir que « l’Osservatore Romano »  ose, aujourd’hui, publier un tel article présentant  d’une  manière louangeuse, l’œuvre réformatrice de saint Pie X. Hier, cela eut été impensable.

Les choses évoluent à Rome. Comment les autorités de la FSSPX ne veulent pas le voir et s’obstinent dans leur « refus » de prendre la main tendue de Rome ?

La révolution du pape modernisateur

par Gianpaolo Romanato

 

« L’étude que Carlo Fantappiè, professeur de droit canon à l’université d’Urbino, vient de publier aux éditions Giuffrè – "Chiesa romana e modernità giuridica" – est un événement scientifique qui n’intéresse pas seulement les juristes mais aussi les historiens de l’Eglise et du christianisme.

Avec près de 1 300 pages réparties sur deux volumes, c’est une œuvre vraiment imposante. L’auteur y démontre que le Code de droit canon voulu par Pie X et promulgué par Benoît XV en 1917 a été beaucoup plus qu’un travail technique de restructuration et de simplification de normes juridiques.

Il s’agit en réalité d’une réflexion profonde sur le passé, le présent et l’avenir de l’Eglise de Rome. Elle s’inscrivait dans un projet de réforme de l’Eglise, le droit étant à cet égard un moyen et non une fin.

L’étude part du Concile de Trente, mais elle insiste surtout sur les bouleversements qui ont suivi la révolution française et l’Empire.

C’est en effet au cours du XIXe siècle que s’est fait sentir la nécessité de la réforme. La naissance des états nationaux et l’irruption du système de gouvernement libéral ont modifié à la base le rapport juridique et institutionnel entre l’Eglise et l’Etat.

Le Saint-Siège ne devait plus affronter les souverains absolus du XVIIIe siècle, qui soumettaient l’organisation ecclésiastique tout en la favorisant et en reconnaissant son caractère public. Il s’est retrouvé face aux états nationaux modernes, régis par des institutions représentatives, qui visaient à réduire la religion à la sphère privée et à enfermer l’Eglise dans le droit commun.

Cette révolution a contraint les institutions ecclésiastiques à se retrancher derrière la papauté, seul point de référence qui ait survécu au naufrage des vieux pouvoirs. N’ayant plus d’autres pouvoirs à affronter, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, le pontife romain reprit possession de la pleine souveraineté sur le plan doctrinal et disciplinaire.

Il en est résulté ce que Fantappiè appelle un monopole de juridiction, une nouveauté dans l’histoire de l’Eglise latine. Parallèlement, les séminaires et les universités romaines ont remplacé les institutions scolaires qui avaient disparu dans le tourbillon révolutionnaire, en particulier en France, en Allemagne et en Autriche.

La romanisation du catholicisme n’aurait pas pu être plus rapide et plus complète. En quelques décennies, ce qui était encore, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une simple fédération d’Eglises nationales est devenu une organisation internationale compacte, soumise au pape et à la curie du point de vue disciplinaire et théologique.

Parallèlement, Rome est devenue la source du pouvoir, le centre d’élaboration de la pensée théologico-canonique, le lieu de formation du personnel dirigeant.

Fantappiè retrace ce processus historique avec une quantité extraordinaire de références mais en restant attentif à ses conséquences sur l’analyse juridique que l’Eglise faisait d’elle-même. En 1870 cette auto-analyse a dû prendre en compte un tournant décisif: la proclamation de l’infaillibilité pontificale lors du Concile Vatican I, qui a marqué l’aboutissement du processus de centralisation défini plus haut. Et la fin de l’Etat pontifical, c’est-à-dire du pouvoir temporel.

La simultanéité de ces deux événements – le pape devenant infaillible au moment où il cesse d’être pape-roi – est bien plus qu’une simple coïncidence.

Dans ce contexte, la nécessité de réformer le droit canon se faisait de plus en plus pressante. Il était urgent de remettre de l’ordre dans une réglementation vieille de plusieurs siècles en l’adaptant aux mutations qui avaient eu lieu. Il était surtout indispensable de redéfinir la nature de l’Eglise dans la communauté internationale. Avec une question préalable: fallait-il procéder à une classification thématique de l’énorme matériel canonique accumulé depuis le Moyen âge, en éliminant simplement ce qui était tombé en désuétude, ou fallait-il remanier et repenser le tout en un code de lois organique et synthétique, en suivant la voie tracée par les réformes napoléoniennes et suivie par tous les Etats modernes?

C’est la deuxième alternative qui a été choisie, en dépit de fortes résistances, particulièrement à Rome, loin d’être convaincue de devoir se conformer, tout du moins méthodologiquement, à la culture libérale. En tout cas, l’entreprise a semblé tellement démesurée que ni Pie IX ni Léon XIII n’ont osé s’y attaquer.

La tâche a été dévolue à Pie X, élu pape en 1903 après que le gouvernement de Vienne se fut opposé à l’élection du cardinal Rampolla. Paradoxalement, elle a été accomplie par un pape né sujet autrichien, totalement étranger à la curie, n’ayant pas étudié à Rome mais dans un séminaire de province et qui devait son élection à l’institution la plus obsolète et la plus anachronique du vieux droit canon, le “jus exclusivae“, le droit de veto des monarques catholiques.

Le pape Giuseppe Sarto a eu le mérite de mettre un terme aux atermoiements, de ne pas se laisser impressionner par les difficultés innombrables, de confier la direction de cette œuvre qui allait impliquer le monde catholique tout entier à un homme capable de la mener à bien. Cet homme, c’était Pietro Gasparri, alors âgé d’un peu plus de cinquante ans, secrétaire aux affaires ecclésiastiques extraordinaires, après avoir été professeur de droit canon à Paris et diplomate en Amérique Latine. Un homme politique et de gouvernement, donc, mais surtout un juriste expérimenté, d’une fidélité sans bornes au siège apostolique.

Fantappiè consacre 200 pages à Gasparri, presque un livre dans le livre, mais il n’oublie pas d’autres personnages qui ont eu un rôle décisif, en particulier le cardinal Casimiro Gènnari, négligé jusqu’à présent par l’historiographie. Préfet de la congrégation du Concile depuis 1908, il avait fondé le “Monitore ecclesiastico“, la revue qui été l’organe semi-officiel du Saint-Siège avant la naissances des “Acta Apostolica Sedis“.

L’“opus magnum“ de la codification, comme on l’avait défini, a été achevé en treize ans seulement – la bulle qui a donné le coup d’envoi à l’œuvre, “Arduum sane munus“, date de 1904 et la promulgation du Code a eu lieu en 1917 – grâce à la pression constante de Pie X. Le pape suivait les travaux jour après jour, en intervenant lors de chaque phase, jusqu’à sa mort, au cours de l’été 1914. C’est aussi lui qui a indiqué la voie à suivre – la codification plutôt que la compilation – dans une lettre autographe péremptoire à la commission cardinalice, qui penchait plutôt pour l’autre solution.

 

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Quelles sont les nouveautés de cette étude? En laissant de côté le domaine strictement juridique, on en distingue deux.

Fantappiè place la rénovation du droit canon au centre de l’Eglise de l’époque, en montrant que le Code a été l’axe autour duquel le catholicisme a retrouvé son identité.

L’appréciation du pontificat de Pie X – souvent considéré jusqu’à présent comme une période de stagnation, voire de régression, à cause de la condamnation du modernisme – est renversée. Ce n’est pas la volonté de condamner qui a marqué cette décennie, mais la nécessité de réformer et de moderniser. Une nécessité si forte que le pape a préféré la gérer à travers sa propre secrétairerie privée, la “petite secrétairerie“ bien connue, plutôt qu’avec les organismes de la curie.

Dans ces pages denses et réfléchies, l’auteur a le mérite de nous rappeler que l’histoire est toujours complexe, que le début du XXe siècle – un ton en dessous dans le domaine théologique mais extraordinairement créatif dans le domaine juridique – a jeté les bases de la modernisation de l’Eglise sur le plan associatif, social, politique et international.

De la suppression du droit de veto à la réforme du conclave, de la réorganisation des séminaires à la restructuration paroissiale, diocésaine et missionnaire, du renouveau catéchétique à la refonte de la curie et de tous les organes centraux du gouvernement, le pontificat de Sarto a été un cyclone réformateur comme il y en a eu peu dans toute l’histoire de la papauté. Un cyclone qui a eu pour effet d’universaliser le droit de l’Eglise, d’en renforcer l’uniformité disciplinaire et opérationnelle à tous les niveaux, au moment même où les totalitarismes allaient apparaître et où la mondialisation se profilait à l’horizon. Sans le Code, qui a lancé le débat sur le statut international du Saint-Siège et qui a fait de ce dernier un interlocuteur de même niveau que l’Etat, les concordats des années 20 et 30 n’auraient pas été possibles.

Bien sûr, comme dans toutes les grandes réformes, on a gagné beaucoup et perdu un peu. La centralisation romaine, la verticalisation de l’autorité, la formalisation de la vie de foi ont porté atteinte au dynamisme des charismes. Mais, en même temps, elles ont affirmé avec la plus grande énergie que l’Eglise est une institution publique et non privée et qu’elle fait face à l’Etat en tant qu’entité autonome et totalement souveraine.

Le profil bas politique adopté tout au long du pontificat de Giuseppe Sarto – avec la mise en sourdine de la “question romaine“, des revendications territoriales et du “non expedit“, c’est-à-dire l’interdiction faite aux catholiques italiens de participer aux élections politiques – font partie de cette stratégie, visant à donner de la force à l’Eglise “ad intra“ plutôt qu’“ad extra“, à lui rendre son rôle et son prestige non pas sur le plan de l’immédiateté politique mais sur celui – bien plus solide et durable – du droit et des fondements juridiques.

La deuxième nouveauté concerne, de manière plus générale, le moment où se situe la réforme de l’Eglise au XXe siècle.

De manière plus ou moins affirmée selon les écoles historiographiques, on considère généralement que l’Eglise s’est transformée et s’est détachée de son passé lors du Concile Vatican II.

Sans rien enlever de sa valeur à l’événement que fut le concile, ce livre donne les arguments qui démontrent qu’un tournant aussi important s’est produit au début du XXe siècle avec la codification du droit canon par Pie X et Benoît XV. Un évènement qui a été beaucoup plus qu’un simple fait juridique. Il a coupé les liens avec l’Ancien Régime, il a renouvelé et centralisé à tous les niveaux les formes du gouvernement ecclésiastique. Il a recréé la conscience de soi et la certitude de l’Eglise comme institution libre, capable de se présenter face au monde presque sous la forme d’une “étatisation des âmes“ inédite.


Traduction française par Charles de Pechpeyrou, Paris, France.


Le livre:

Carlo Fantappiè, "Chiesa romana e modernità giuridica. Vol. I - L'edificazione del sistema canonistico (1563-1903). Vol. II - Il Codex Iuris Canonici (1917)", Milano, Giuffré, 2008, pp. XLVI-1282, 110 euros.