LLLLes Nouvelles

 de

Chrétienté

 

N° 143

 

 

Les médias,

religion dominante

 

 

Emmanuel Ratier, dans le dernier numéro de « Sedcontra » nous donne une très bonne analyse sur les « médias ». Les médias sont devenus une « vraie religion », « la religion dominante ».

 

En s’installant dans la consommation informatique ou audiovisuelle tous azimuts, nécessairement régulatrice et normative, qui le fera connaître ou vouloir en fonction des critères de l’intelligentsia médiatique, l’homme “moderne” renonce chaque jour davantage au devoir de se diriger. D’ailleurs, l’orientation sensorielle qu’il impose à ses facultés mentales ne lui en laisse pas le choix. Ne voit-on pas en effet qu’il mobilise le plus clair de son temps disponible à penser, dans la tête des autres, à ce qui ne dépend pas de lui ?

 

La démocratie moderne est “religieuse”, sans le savoir, par les ressorts particuliers de son système de communications: ce système de mobilisation et de coercition mentale banalisé dans le langage des sociologues sous le nom de “médias”. Elle est religieuse par le comportement de ses membres dans leur principale dépense d’énergie psycho-sensorielle, qui consiste à se tenir tous identiquement et simultanément “informés”, émus, indignés, distraits... c’est-à-dire à aliéner, au profit d’un système électronique de gouvernement des esprits, l’espace grandissant de leurs disponibilités réceptives.

 

Cette boulimie généralisée de remplissage “informatique” par transistors ou écrans interposés constitue un puissant facteur d’illusion et de désordre à tous les niveaux. Mais c’est la religion dominante du siècle où nous vivons. Une “religion” qui aura fait davantage pour la révolution des mœurs et des mentalités, en un quart de siècle, que la découverte de l’imprimerie ou du moteur à explosion.

 

L’essence de la démocratie moderne survivrait aisément à la disparition du livre et de l’automobile, médias d’ailleurs suspects d’individualisme dans leur utilisation. On ne la voit pas fonctionner sans les stimulations sociales permanentes de quelque grand tam-tam équivalent à celui de la radio-télé. Supprimez d’un coup – simple hypothèse – tous les engins émetteurs et récepteurs d’informations, et la démocratie moderne en tant que telle, comme religion dominante , s’éteint à jamais dans la seconde qui suit : l’instrument central du culte a disparu des foyers. Seuls les moines et les nouveaux-nés échapperaient au désastre psychologique de cet évanouissement. Leur sourire d’ailleurs aiderait les autres à renaître, dans un monde nouveau.

 

 

 

Un système de gouvernement des esprits

 

Loin de nous l’idée de charger les médias, à eux seuls, de tous les maux du siècle. L’effet de torpeur audiovisuelle dont souffrent (objectivement) la plupart de nos contemporains est la conséquence obligée des nouvelles mœurs qu’ils adoptent en masse vis-à-vis des sortilèges de l’information; et le pouvoir de la presse, de la radio, de la télévision ou d’internet reste directement proportionnel à la crédulité des individus récepteurs qui lui abandonnent quotidiennement leur autonomie de pensée.

 

Mais l’information elle-même, dans la forme envahissante que nous lui connaissons, n’est pas spontanément issue d’un besoin individuel, conforme à la nature de chacun. Aucun homme ne naît avec des appétits de consommation audiovisuelle massive qui s’imposeraient à lui dès l’instant qu’il ne se trouve plus en train de dormir ou de travailler. La sur-information contemporaine répond à un besoin, oui, mais stratégique, politique et sociologiquement fabriqué. Ce qu’on nous présente aujourd’hui comme un droit fondamental et même un devoir, pour chaque citoyen, affiche en réalité tous les caractères d’une nécessité vitale seulement pour les puissances qui se partagent l’opinion. Et ce n’est point parce que notre siècle serait celui du triomphe technologique qu’aucun de nous n’échappe aux influences atomisantes des principaux médias, mais parce que nous vivons, ou croyons vivre, en démocratie. Système de gouvernement qui vit lui-même de l’information, au point d’obliger la foule des honnêtes gens qui s’informaient seulement pour vivre à vivre pour s’informer.

 

Dans les démocraties modernes en effet, le pouvoir politique reste étroitement lié à une publicité, une pression sociale permanente pour obtenir ou simuler l’assentiment de masses qu’aucune agora ne saurait contenir. Car, selon la fiction entretenue par le dogme, pas de démocratie sans opinion majoritaire exprimée par l’ensemble des citoyens.

 

On le voit clairement à l’occasion des campagnes électorales ; mais il serait vain de séparer ici des autres domaines de l’action politique les perspectives de la campagne : le représentant “du peuple” reste toujours en situation de déclaration propagandiste et de justification publicitaire, puisqu’il ne vise qu’à s’assurer ou reconquérir des votants. Un chef d’Etat peut faire du bon travail politique sans se soucier de propagande et de mobilisation électorales, mais il lui faut renoncer alors au verdict absoluteur de la Démocratie. – Or, sorti des questions de petits sous, le peuple sait très peu de lui-même en matière politique ce qui fera son bonheur et protégera ses biens. La classe politique, et la classe informante sans laquelle celle-ci n’existerait pas, se placent donc dans la dépendance au moins théorique d’une opinion qu’elles se trouvent par ailleurs sans cesse obligées d’entretenir ou de fabriquer. Et c’est le corps social entier qu’elles dressent ainsi à vivre dans une soumission croissante aux messages “informants”, seuls facteurs efficaces d’unité dans l’opinion des gens.

 

Il va de soi que la classe au pouvoir dans l’information ne se contente pas de révéler à elle-même l’opinion de la majorité. Sa tâche au contraire est de l’assujettir pour la faire progressivement “évoluer” en direction d’un modèle social déterminé. Une des meilleures techniques mises au point dans ce but par la radio et la télévision consiste à orienter la discussion des sujets, de manière indirecte mais systématique, par le choix des personnes invitées. Ainsi le principe des tables ron-des et des débats, d’apparence démocratique, “objective”, se trouve-t-il efficacement vicié dans la plupart de ses applications à des fins de propagande idéologique.

 

On se souvient de la campagne pour la libéralisation de l’avortement, modèle de toutes celles qui ont suivi depuis le milieu des années soixante-dix. Cette campagne devait mobiliser pendant plus d’un an tous les moyens d’information, au point de faire basculer dans les statistiques l’opinion d’une majorité préalablement hostile au projet : il a suffi de composer avec soin, pour chaque “débat”, le plateau des personnalités admises à s’exprimer ; d’en écarter tous les opposants de fond à l’assassinat thérapeutique des enfants (sauf éventuellement comme repoussoirs, en raison de leur mauvaise image radiophonique ou télévisée) ; enfin, de laisser la discussion s’engager sur des considérations secondaires de circonstances et de modalités, entre des interlocuteurs d’accord sur l’objectif essentiel, qui fut d’inscrire l’interruption volontaire de grossesse dans la loi.

 

Nous pourrions multiplier ici les études de cas. Chaque fois qu’il s’agit de préparer le terrain à une “évolution” politique ou morale importante, plutôt que de heurter de front les sentiments du pays réel en ouvrant le pour et le contre à la discussion, les médias s’arrangent pour imposer l’illusion que la question fondamentale se trouve déjà résolue : qu’entre spécialistes et autorités compétentes, le principe même du changement étant acquis, “irréversible”, on ne s’inquiète plus que des moyens législatifs et techniques de son application... L’efficacité de ce système de mensonge par omission et sélection des voix repose sur l’isolement individuel des millions “d’informés”, qui imaginent avoir l’état de la question en suivant les “grands débats nationaux”.

 

 

 

Idolâtre et crédule, 7 jours sur 7

 

La religion des médias échappe à toute tentative de description rationnelle si l’on interroge seulement le contenu des messages informants. Il paraît exclu en effet de faire tenir ensemble, dans une vision générale de l’homme et de l’univers, les mythes innombrables qui s’y bousculent pour passer le micro.

 

Pour découvrir la dimension (pseudo) religieuse du phénomène des médias, nous devons nous pencher encore une fois du côté des individus récepteurs. “Avoir de la religion”, sur tous les continents du monde, cela revient à donner des preuves de piété et de croyance dans les actes de sa vie. Or, la grande masse de nos contemporains se montre tout ensemble, non pas pieuse et croyante, mais bien idolâtre et crédule, du lundi tôt le matin au dimanche tard dans la soirée, vis-à-vis de son univers informant.

 

Idolâtre, parce que le culte rendu aux médias dans les temples domestiques impose beaucoup plus de contraintes pour le corps et l’esprit que les disciplines individuelles d’une véritable religion : prise en ondes réinformante du cerveau dès potron-minet ; homélie radiophonique non-stop en toile de fond des petites heures de la matinée ; présidence au-diovisuelle alternée TF1-Antenne 2  à tous les repas familiaux ; grandes synapses communautaires des séries et emissions “populaires” du prime time ; veillée d’adoration silencieuse, pour les croyants adultes, en deuxième partie de soirée ; enfin extinction provisoire des feux sur la Révélation consolante des programmes du lendemain !... Les fidèles en arrivent ainsi à considérer les transistors et le petit écran comme une sorte d’élément naturel, irremplaçable, de toutes leurs satisfactions domestiques: du repos, de l’intimité, de la “détente” ; au point de vous recevoir à dîner face aux vedettes du petit écran. Et la démocratie informante protège à dessein les goûts de sa majorité, en y accordant le fond et la forme du discours officiel. Elle invite tout jugement individuel à faire silence sous la pression conjuguée d’une médiocrité collective, légale, institutionnelle, qui sert les intérêts idéologiques des partis au pouvoir et en dissimule la finalité.

 

Crédule, parce que le caractère éminemment public des médias suffit à leur conférer un grand prestige social, qui rejaillit aussitôt sur le contenu des messages transmis : elle les lave d’avance de toute suspicion… Ce que Thomas l’apôtre voulait toucher de ses mains avant d’y croire, il suffit au démocrate religieux d’en être “informé” par la magie lointaine, impalpable, des ondes, ou les gros titres entièrement fabriqués de son quotidien. Et c’est une sorte de scepticisme phénoménal, fonctionnant à l’envers du bon sens, qui lui fait trouver réel, valable, consistant, non plus ce qui survient à sa porte ou dans sa propre maison, mais ce que le journal du jour lui présente chaque jour comme important...

 

“Tout homme moderne est un misérable journal. Et non pas même un misérable journal d’un jour. D’un seul jour. Mais il est comme un misérable vieux journal d’un jour sur lequel, sur le même papier duquel on aurait tous les matins imprimé le journal de ce jour-là.” (Charles Péguy, Note conjointe, Paris, Gallimard, 1942)

 

 

 

Une subversion de l’ordre de la charité

 

S’il fallait résumer d’un mot le principal méfait sur les personnes de cette médiocratie informante, je dirais qu’elle a renversé dans l’esprit de ceux qui s’y soumettent la formule de toute aspiration à la sagesse, en commençant par les conditions psychologiques élémentaires de tout élan de charité à l’égard du prochain.

 

Subversion, d’abord, de toute l’organisation naturelle des relations affectives, pédagogiques et familiales entre les humains; mais surtout, pour chaque conscience individuelle renvoyée ainsi à sa propre solitude, subversion mentale de l’ordre de la charité…

 

Certes, les gens ne peuvent pas tout ignorer des heurts et des malheurs qui frappent au loin les peuples de la planète. Qui leur reprocherait de s’en préoccuper? Mais la charité, dans le quotidien, n’est vraiment charitable qu’à condition de s’inspirer d’un ordre, et même en un sens de lui obéir. Et cet ordre ne commence pas à l’autre bout du monde. Il ne consiste pas à s’alarmer d’abord, et encore moins exclusivement, des famines et des guerres éclatées aux quatre coins du globe.

 

Or, la principale conséquence morale du phénomène de sur-information est précisément celle-là : nous charger l’esprit et le cœur d’une masse sans cesse renouvelée de préoccupations abstraites, générales, et sur lesquelles nous n’avons pas prise, nous rendant par là-même chaque jour plus inaptes à saisir ce qui se passe autour de nous.

 

“L’amour du prochain concret, écrit Marcel De Corte, se dévalue ainsi en amour du lointain abstrait, ce qui est bien la façon la plus hypocrite et la plus odieuse de s’aimer soi-même.” (L’information déformante, Congrès de Lausanne, 1965.)

 

L’homme raisonnable, qui est l’homme éternel, s’estimait lui-même quand il pouvait se dire – quelle que fût sa philosophie ou sa religion – en accord avec ce que lui dictait sa conscience. Entendons-nous: la conscience d’un devoir, conforme à sa nature, éclairée par la connaissance de son état...  – En s’installant dans la consommation audiovisuelle tous azimuts, nécessairement régulatrice et normative, qui le fera connaître ou vouloir en fonction des critères de l’intelligentsia médiatique, “l’informé” moderne, lui, renonce chaque jour davantage au devoir de se diriger. D’ailleurs, l’orientation sensorielle qu’il impose à son esprit ne lui en laisse pas le choix. Ne voit-on pas en effet qu’il mobilise le plus clair de son temps disponible à penser, dans la tête des autres, à ce qui ne dépend pas de lui ? et qu’il consent d’avance à se trouver d’accord, quel que soit le sujet, avec la bonne conscience que les médias lui tiennent chaudement préparée ?

 

La plus sûre maxime de résistance intellectuelle et morale à la médiocratie informante pourrait bien être simplement de penser, dans sa tête, à ce qui dépend de soi. Ne confiez ce projet, s’il est aussi le vôtre, qu’à des amis triés sur le volet. La seule tentation de regarder le monde sans écran fait courir de grands dangers aux mythes de la “démocratie” et de la religion dominante. Pour l’instant, on ne la blâme encore qu’à titre privé, comme une manifestation d’incivisme caractérisée. Elle pourrait bien se voir traitée demain, avec l’appui de l’Etat et des autorités morales, comme une vilaine maladie.