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 de

Chrétienté

 

N° 145

 

Soljenitsyne, l’Occident,

la Russie

 

Nous recopions  l’excellent article de Danielle Masson sur Soljenitsyne publié dans Présent du Samedi 27 septembre 2008.

 

 

Inhumé comme il l’avait désiré dans le bois du monastère de Donskoï, haut lieu de la Russie anticommuniste – le général Dénikine y est aussi enterré –, Alexandre Soljenitsyne restera sans doute comme le plus grand écrivain de la seconde partie du XXe siècle. Pourtant, Valeurs actuelles signale « l’hommage manqué à Soljenitsyne » – Philippe de Villiers et un député MPF de Vendée étaient les seuls élus français présents à ses obsèques.

Il est malvenu, sans doute, de mourir au mois d’août, à quelques jours des Jeux olympiques. Mais on peut trouver à cet « hommage manqué » d’autres raisons.

 

Ce qui ne lui sera pas pardonné

 

Il y a des choses que la presse, surtout la presse de gauche, ne pardonnera pas à celui qu’elle appelle « ce géant ». D’abord, de n’avoir pas été aimée de lui : la presse, écrivait Soljenitsyne, « ce flot insupportable d’informations superflues », contre laquelle il réclamait « le droit au silence ».

 

Ensuite, d’avoir donné à la « littérature engagée » un sens hérétique. Libération s’en explique avec quelque embarras : « Une particularité de l’auteur… est que, traditionnellement, la littérature dite engagée… défend les valeurs réputées les plus familières à la gauche a comme ambition de convaincre ou faire pression sur) la droite. C’est en s’engageant contre cette gauche, que l’écrivain fit le succès de sa littérature engagée. »

 

Mais surtout, au pays de ce qu’il appelait lui-même « le mensonge triomphant », sur le passé, le présent, l’avenir, Soljenitsyne a crié la vérité sur les camps, avec L’Archipel du Goulag, quêté la vérité passée avec La Roue rouge, scruté les possibilités de redressement de la Russie avec ses essais.

Historien, prophète, artiste avant tout : « La forme littéraire qui m’attire plus est le roman polyphonique, avec des coordonnées précises, de temps et de lieu », parce qu’elle lui permet de ne négliger aucun aspect de vérité.

 

Anticommuniste et contre-révolutionnaire

 

Experte en mensonge, l’Humanité déclare que « ses livres ont révélé le goulag ». Or, la réalité des camps était connue dès 1927, grâce à Raymond Duguet (Un bagne en Russie rouge), puis avec Victor Kravchenko (J’ai choisi liberté) publié en France en 1947.

L’Humanité affirme qu’Aragon et l’équipe des Lettres françaises « conduisirent la traduction » de Soljenitsyne en France, mais omet de dire que Kravchenko fut accusé par les Lettres françaises, d’être un prête-nom des services américains ; malgré un procès au terme duquel l’hebdomadaire fut condamné, Kravchenko se suicida en 1966.

 

La presse de gauche est unanime à célébrer le combat de Soljenitsyne contre « le stalinisme ». Or, pour lui, Staline n’était pas un satrape oriental, il était l’incarnation du communisme. « Le stalinisme, écrivait-il, est une invention des intellectuels occidentaux » pour exonérer le communisme de ses crimes. L’abomination avait commencé dès la révélation bolchevique de 1917 avec Lénine et Trotski, et duré jusqu’aux dernières heures de l’URSS, en 1991.

Au-delà même du communisme, c’est à toute révolution que s’attaque l’écrivain : « toute révolution déchaîne les instincts de la plus élémentaire barbarie ». D’où, en 1993, sa présence à l’inauguration du Mémorial aux victimes vendéennes de la Terreur : il y scellait l’alliance entre antibolcheviques et chouans.

 

Le Nouvel Observateur rend hommage au romancier et fustige l’historien, et « l’indigeste Roue rouge ». C’est que, dans ce prodigieux décryptage du passé, Soljenitsyne s’attaque au communisme comme à un corps étranger à la Russie. Ce qui l’intéresse, c’est de comprendre comment la Russie a quitté le chemin de son développement naturel : moins à cause du communisme que des libéraux qui ont empêché, au début de la Révolution, un compromis avec la Russie tsariste : « Dès le début de septembre 1917, les bolcheviques pouvaient ramasser à mains nues, sans le moindre mal, le pouvoir qui était à terre… Non seulement il n’y a pas eu de révolution d’octobre, mais il n’y a pas eu de véritable

coup d’Etat. Février est tombé de lui-même. »

 

A cette destruction de l’ancienne Russie, Soljenitsyne, dans Deux siècles ensemble, accusait la passion révolutionnaire des jeunes juifs d’avoir âprement contribué : « Qu’est-ce donc qui poussait ces juifs, au milieu de la plèbe en délire à bafouer si brutalement ce que le peuple vénérait encore ? » On allait le taxer d’antisémitisme, il refait toute zone interdite : « J’aurais aimé éprouver mes forces à un sujet moins épineux, mais je considère que cette histoire – à tout le moins l’effort pour y pénétrer – ne doit pas rester zone interdite. »

 

Les accusations d’antisémitisme, jointes à celles de « conservatisme » (l’Huma, de rêve d’une « Russie passéiste et obscurantiste » (Libé) ou à celles, plus feutrées, du Monde, qui souligne son « côté traditionaliste, voire réactionnaire, russophile, voire nationaliste », contribuent à déboulonner la statue du « géant » qu’on fait semblant d’admirer.

 

A vrai dire, dès 1979, lorsqu’il taxait la démocratie libérale de « bazar mercantile » qui ne valait pas mieux que le « bazar idéologique de l’Est », et ajoutait : « Les hommes ont oublié Dieu, tout vient de là », un éditorial du New Yorker le comparait à l’ayatollah Khomeiny pour son refus de l’Occident athée.

 

On attendait un dissident converti à la démocratie occidentale, c’est une démocratie à la russe qu’il prône, inspirée d’une réforme mise en place en 1860 par le tsar Alexandre II : les zemstvos, assemblées locales élues par le peuple et relativement autonomes, système pyramidal basé à l’échelon le plus bas, et qui exprime à sa manière le principe de subsidiarité.

 

Le souci de la Russie

 

 

Son rejet tout à la fois du communisme et de l’Occident libéral conduit à ce qui, pour Libé et bien d’autres, est son péché mortel : son « ralliement à Vladimir Poutine ». En 2000, il reçoit pendant trois heures le tout nouveau Président. Le 12 juin 2007, Poutine lui remet le prix d’Etat, plus haute distinction du pays. Il ressemblait alors à une statue du musée Grévin : faut-il expliquer par l’âge ce « ralliement » ?

 

Notons d’abord l’impropriété du terme, car Poutine, au contraire de Soljenitsyne, est enclin à « normaliser » le passé soviétique. Mais, dès 1974, l’écrivain adressait aux dirigeants de l’Union soviétique une lettre où il jugeait que « la bonne voie pour sauver le pays » était « une période autoritaire de transition ». Cette période, Eltsine ne l’a pas assumée, laissant les oligarques piller le pays : « La seule chose à laquelle nous tenons, c’est qu’on nous laisse nous adonner sans frein à l’ivrognerie. »

 

Cette Russie humiliée, Soljenitsyne estimait que Poutine avait entrepris de la relever : « Il a reçu en héritage un pays pillé et à genoux, avec une majorité de la population démoralisée et tombée dans la misère. Il a commencé sa reconstruction, lentement. »

 

Son souci, c’est la Russie. Inquiet du « cosmopolitisme » de son pays noyé dans « la marée montante du monde asiatique et islamique », favorable à l’indépendance des pays musulmans, ne voulant pas reconstituer l’empire soviétique, il vit dans la

première guerre de Tchétchénie une « faute politique ». Mais il soutint la seconde, dès lors qu’elle lui parut une opération antiterroriste contre un islam menaçant l’orthodoxie. En revanche, ce souci de la Russie le poussa à vouloir regrouper les républiques slaves, et, en 2006, à accuser l’OTAN de « préparer l’encerclement total de la Russie et la perte de sa souveraineté en renforçant méthodiquement et avec persistance sa machine militaire dans l’est de l’Europe ».

 

Cette Russie, il pensait avec candeur, l’incarner. A un rescapé des prisons tsaristes qui lui dit détenir des archives intéressantes qu’il conservait « pour la Russie », il répliqua : « Rossia éto ia, la Russie c’est moi. »

 

 

La force rédemptrice du repentir

 

 

Mal entendu de l’Occident, le serat- il mieux de la Russie ? C’est peu probable. La Russie nouvelle est encline à tirer le rideau sur les crimes du communisme ; Soljenitsyne voulait la convaincre de la nécessité de comprendre le passé pour bâtir l’avenir, et, par conséquent, de l’obligation du repentir : « Le repentir est le premier arpent de terre ferme sous nos pieds d’où nous puissions repartir. Il n’y aura pas de redressement moral sans repentir de tous. De chaque homme en particulier. De chaque famille idéologique. »

 

Pour lui, la frontière entre le bien et le mal ne passe pas entre les classes, mais dans le cœur de chaque homme. Cela veut dire aussi que les Russes n’ont pas seulement été victimes du communisme ; ils en ont été complices dans la mesure où ils ont consenti au mensonge. Soljenitsyne les invite donc au repentir, et ne s’en exclut pas luimême. L’Archipel du Goulag est aussi le livre d’un coupable, que l’emprisonnement a paradoxalement libéré. Libéré de sa conception marxiste du monde : « Bénie sois-tu prison, béni soit le rôle que tu as joué dans ma vie. » Le salut qu’il propose ne consiste pas dans la satisfaction de désirs insatiables, mais dans ce qu’il appelle « l’autorestriction » ou « l’autolimitation radieuse ». Il est peu probable qu’une Russie prompte à imiter la soif occidentale de jouissance, soit prête à écouter son message.

 

En revanche, aux antipodes de cette Russie-là, il y a L’Ile, le chef-d’œuvre cinématographique de Pavel Lounguine.

Un homme expie sans cesse ni trêve un crime de jeunesse en se faisant moine dans les solitudes glacées de Carélie, où les aubes ressemblent aux premiers matins du monde, sans jamais être sûr d’être pardonné. Il incarne, sans doute, l’extrémisme des saints, un extrémisme qu’il impose aux autres, et l’on songe qu’une clé pour comprendre ce père Anatoli est peut-être le tout ou rien des orthodoxes, qui croient au paradis et à l’enfer, mais pas au purgatoire. Mais, par-delà la Russie oublieuse et jouisseuse, Anatoli, héroïque et loufoque, renoue, par la force rédemptrice de son repentir, avec une autre Russie, celle de Dostoïevski, celle de Soljenitsyne. (DM)