Les Nouvelles

de

Chrétienté

 

N° 167

 

La politique familiale dans la “contradiction Sarkozy”

 

Ce texte a été publié dans « Sedcontra » du 26 février 2009.

 

 

« Une réflexion sur le financement des prestations, un congé parental plus court, un statut du beau-parent : Nicolas Sarkozy veut soutenir les familles “car elles sont la base de notre société”. Or comment soutenir ce qui soutient la société ? Les familles n’ont pas besoin de charité, mais de justice. L’État doit poser des règles permettant aux familles de recevoir de la société la contrepartie de leur apport irremplaçable. Ce n’est pas le chemin qui est pris.

 

 

Les réalités économiques de base sont méconnues

 

Dans son discours du 13 février, Nicolas Sarkozy affirme son “souci de soutenir toutes les familles, car elles sont la base de notre société”. Voilà, dira-t-on, qui part d’un bon sentiment. Pourtant, ces quelques mots, si on y regarde de près, manifestent très exactement la contradiction dans laquelle s’enlise la politique familiale.

 

Partons de l’Évangile : “Si le sel s’affadit, avec quoi le salera-t-on ?” Si les familles constituent réellement la base de la société, avec quoi va-t-on les soutenir ? Si la famille est la base, c’est elle qui soutient la société, pas l’inverse ! On ne peut pas à la fois dire que la famille est le socle sur lequel repose l’édifice, et prétendre la faire tenir en la raccrochant aux parties supérieures du dit édifice. À moins de vouloir imiter le baron de Münchhausen qui voulait, en se tirant par les cheveux, s’extraire du marécage où il s’enfonçait – baron dont la légende est devenue le symbole d’une pensée circulaire, où la proposition A découle de B, et B de A [1].

 

Ce que l’on peut faire, en revanche, c’est d’éviter de faire supporter par cette “base de la société” des poids excessifs et inutiles. Un socle peut avoir la solidité requise pour supporter une construction en pierres ou en ciment, mais non en plomb. Il ne s’agit donc pas de soutenir la famille en se penchant jusqu’à elle depuis les étages d’un bâtiment dont elle constitue la base ; il s’agit tout simplement de ne pas la surcharger, c’est-à-dire, économiquement parlant, de ne pas l’exploiter, la pressurer.

 

Dire que la famille est la base de la société, c’est notamment prendre acte d’une réalité économique incontournable : la mise au monde et l’éducation des enfants est l’investissement le plus important pour l’avenir de l’humanité et de son économie. Il est assez surprenant d’entendre le président de la République parler de “gâchis” à propos des femmes qui font le choix d’interrompre leur activité professionnelle pour se consacrer à plein temps, durant une partie de leur vie, à cette activité éminemment utile pour la société.

 

Ne pas présenter comme une charité ce qui correspond à une simple justice

 

De même qu’il est impossible que l’État aide globalement les entreprises (il peut seulement en aider certaines en prenant à d’autres), de même lui est-il impossible d’aider globalement les familles, car ce sont elles qui lui fournissent ses moyens d’action. Ce qu’il peut faire, et qu’il doit faire, c’est de poser des règles telles que justice leur soit rendue, que leur apport irremplaçable ait une contrepartie, qu’elles reçoivent l’équivalent de ce qu’elles fournissent.

 

Cela correspond à un leitmotiv de la doctrine sociale de l’Église, qui s’oppose à ce que “l’on offre comme don de la charité ce qui est dû en justice” [Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 184]. Les familles ont besoin de justice pour remplir correctement leur rôle ; seules quelques-unes d’entre elles ont besoin qu’on leur fasse l’aumône. Ce n’est hélas pas dans ce sens que va le discours présidentiel. Ainsi présente-t-il la revalorisation de 3 % des prestations familiales, qui correspond grosso modo à leur indexation sur l’indice des prix à la consommation, comme “un effort” dont les familles devraient être particulièrement reconnaissantes “dans les difficultés qui sont celles du pays”. Il va jusqu’à dire, sans souci de la vérité, que ces 3 % “c’est un milliard d’euros de pouvoir d’achat en plus pour les familles”, alors qu’il s’agit simplement d’un rattrapage nécessité par l’inflation, qui a été un peu plus forte que prévu en 2007-2008. (…)

 

Depuis 1995, la base de calcul des prestations familiales (BMAF) a augmenté, comme les prix, de 20 %, alors que les salaires ont gagné en moyenne 32 %. Si les prestations familiales avaient évolué comme les salaires, conformément à la logique du Conseil pontifical pour la famille, la branche famille verserait chaque année 4 milliards de plus au titre des prestations familiales. Mais voici que les 450 millions d’euros débloqués pour verser une “prime exceptionnelle” aux 2,9 millions de familles qui perçoivent l’allocation de rentrée scolaire devraient être acclamés ! Cet exemple de substitution de la charité à la justice constitue au contraire une triste illustration de l’incompréhension, en haut lieu, de ce qu’est l’honneur des familles, qui demandent leur dû et non pas l’aumône.

 

Même incompréhension des réalités en matière de droits familiaux à pension

 

Le Medef veut réaliser des économies à l’Agirc ; il a raison : du fait notamment de la réforme de 1982 dite “retraite à 60 ans”, et de l’évolution du plafond de la Sécurité sociale, malgré une augmentation rapide du nombre de cadres en activité, ce régime complémentaire est sur la mauvaise pente. La proposition patronale de remonter progressivement l’âge requis pour avoir droit une retraite sans abattement actuariel est d’une logique irréprochable.

 

Mais voici que le Medef a ouvert une deuxième piste : ramener au niveau de celles de l’Arrco les majorations de pension attribuées par l’Agirc aux parents de familles nombreuses. Or quelques calcul simples suffisent pour constater que, malgré ces majorations, les couples de cadres qui ont élevé trois enfants ou davantage, au prix pour la femme, le plus souvent, d’une carrière interrompue ou moins brillante, sont largement perdants par rapport à leurs homologues moins féconds quand ils liquident leurs pensions. Ainsi l’organisation patronale a-t-elle oublié le théorème de Sauvy, selon lequel ce ne sont pas les cotisations vieillesse qui préparent les futures pensions – elles sont versées aux retraités – mais l’arrivée de jeunes générations suffisamment nombreuses et bien formées. Et comme les cigognes ne font pas la totalité du travail, c’est sur les familles, à commencer par les plus nombreuses, que l’on compte pour faire marcher le système.

 

Ce ne sont pas des cigales, à qui l’on pourrait dire en bonne justice : “Vous chantiez ; j’en suis fort aise. / Eh bien, dansez maintenant.” Elles constituent au contraire des fourmis généreuses : elles préparent l’hiver de la vie en élevant leurs enfants, et elles ne gardent pas ce viatique pour elles seules, comme les fourmis de La Fontaine, mais le partagent avec les cigales qui n’ont pas suffisamment préparé l’avenir. Simplement, elles trouvent saumâtre d’être réduites à la portion congrue, tandis que les cigales obtiennent des parts nettement plus grosses, du fait de l’injustice de l’État et des partenaires sociaux. (…)

 

À quand une véritable réforme de nos échanges entre générations successives ?

 

Une réforme du financement de la branche famille serait la bienvenue si elle s’inscrivait dans le cadre d’une remise en ordre de notre système d’échanges entre générations successives. Les cotisations famille, jointes à la fraction des cotisations maladie correspondant à l’assurance maternité et à l’assurance maladie des enfants, ainsi qu’à la part de nos impôts qui permet le fonctionnement de l’Éducation nationale, représentent la partie de l’apport des actifs à leurs cadets qui transite par l’État au sens large (y compris l’État providence). Il serait logique que toutes ces prélèvements soient réunis en un seul, une “contribution jeunesse”, qui servirait de base, à la place des cotisations vieillesse, pour l’attribution de droits à pension. Ces derniers seraient ainsi obtenus de deux manières : en élevant ses propres enfants, et en finançant les services publics qui contribuent à leur entretien et à leur formation.

 

Voilà qui serait un chantier de réforme de la politique familiale valant la peine que l’on s’y attelle. Il est regrettable qu’à de tels desseins on préfère, au sommet de l’État, une accumulation de mesures ponctuelles et disparates dont le principal effet ne peut être que d’aller toujours plus loin dans le sens du fouillis et du remplacement de la justice par l’assistance.

 

La volonté d’agir qui anime le Président de la République serait merveilleusement utile si elle était mise au service d’un grand dessein, et si elle s’appuyait sur une conception réaliste et cohérente du fonctionnement de l’économie et de la société. Pour avancer, il ne faut pas seulement des jambes infatigables, il faut aussi des yeux qui perçoivent exactement le terrain et un cerveau qui fixe le cap. La politique familiale, non seulement n’est pas le parcours de jogging préféré de nos hommes politiques les plus influents, mais aussi et surtout ne leur inspire ni un regard d’aigle, ni une activité neuronale de bon aloi.

 

Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l’Université Lyon III. (Source : www.libertépolitique.com)