Les Nouvelles
de
Chrétienté
n° 63
Le 19 septembre 2006
Tout le monde parle aujourd’hui des
« fameux » propos tenus par le pape sur l’Islam dans sa conférence de
Ratisbonne lors de son voyage en Bavière, de septembre dernier, sans avoir pris le temps,
pour la plupart, d’en lire le texte
intégral. Les Médias crée l’événement et l’exploite manipulant l’opinion publique
sans voir que l’objet essentiel de la conférence porte sur les rapports de la
foi et de la raison et que sous ce rapport l’Occident, avec son Athéisme et son
siècle des Lumières est tout autant condamnable que la violence de l’Islam.
J’ai horreur de ces manipulations C’est une procédure
« révolutionnaire ». Si on y prend garde, on finit par penser comme « la
rue ». On est désapproprié de sa propre réflexion, de sa propre pensée.
L’exemple que nous vivons en est une belle
illustration.
Il faut veiller.
Aussi pour raison garder, je vous propose de lire une
bonne présentation des paroles de Benoît
XVI, rédigée par le Père Samir Khalil
SAMIR, prêtre jésuite qui a écrit ce résumé dans le journal : « L’Orient,
le jour » , le quotidien libanais d’expression française, du mardi 12 septembre 2006, (A) ainsi que les réflexions
d’Anne Smits de Présent du ce mercredi 20 septembre (C).
A- les paroles du Père Samir.
"La honte, c’est que la très
grande majorité des manifestants (sinon tous) n’a pas lu cette conférence
académique. [...] On a l’impression que le scénario des caricatures [...] est
en train de se répéter. Avec cette différence qu’ici il n’y a pas la moindre
caricature ni la moindre offense à qui que ce soit, mais au contraire une
réflexion destinée à tout penseur pour l’amener à réfléchir sur le rapport
entre foi et raison, réflexion dont nous, chrétiens et musulmans arabes, avons
grandement besoin.
Peut-être est-ce là le drame : ce discours académique
[...] a été dénaturé puis jeté en pâture à l’opinion. La responsabilité de la
presse occidentale est très lourde, qui a voulu profiter de ce document pour
provoquer le monde musulman. [...]
Rappelons tout d’abord que les paragraphes qui
traitent tant soit peu de l’islam correspondent à environ 10% du texte global.
Le pape y cite un verset coranique : «Il n’y a pas de contrainte en matière
de religion» (
Puis vient le texte de l’empereur Manuel II Paléologue
dans sa controverse avec un docte persan, qui aurait eu lieu en 1391. [...] Le
musulman l’invite à comparer les trois religions monothéistes (charâ’i’),
selon le schéma bien connu : Dieu a envoyé le prophète Moïse qui a apporté à
son peuple
Le pape, citant Manuel, prend ses distances et dit : «Après
avoir tenu des propos si forts». Puis il poursuit : «L’empereur explique
ensuite en détail pourquoi il est absurde de diffuser la foi par la violence.
La violence est contraire à la nature de Dieu et à la nature de l’âme: Dieu
n’aime pas le sang, et agir de manière déraisonnable est contraire à la nature
de Dieu.» C’est cette phrase qui est l’objet de toute la conférence. C’est
pour cette phrase que le pape a utilisé ce texte, et il a voulu situer la
phrase-clé. Il la reprendra 5 fois durant son discours, car il veut montrer que
c’est la raison, qui vient de Dieu, qui rend l’homme semblable à Dieu, et que
la violence ne peut venir de Dieu puisqu’elle est contraire à Sa nature. [...]
Le gros de la conférence cependant ne porte pas
là-dessus : il concerne l’Occident, qui a vidé la notion de raison («logos»)
de tout ce qui est spirituel ; alors que la notion grecque de «logos»,
telle qu’elle a été purifiée par la tradition chrétienne, n’oublie jamais que
la raison vient de Dieu et qu’elle est le plus grand don que Dieu ait fait à
l’homme. Cela est si vrai que le terme «logikos», qui signifie «rationnel»,
a pris le sens de «spirituel» dans les textes chrétiens (ainsi que sa
traduction latine «rationabilis»). Le pape critique longuement la pensée
occidentale qui s’est éloignée de l’illuminisme authentique pour adopter un
faux illuminisme rejetant tout ce qui est surnaturel. [...]
Mais le pape est conscient que [...] se profilent
aussi des menaces réelles. Pour lui, on n’arrivera à les dépasser que si raison
et foi se retrouvent unies d’une manière nouvelle. D’où la nécessité que la théologie,
comme discipline académique de réflexion sur le rapport raison-foi, ait sa
place à l’université et dans le vaste dialogue des sciences. "Alors, et
seulement alors, nous devenons capables d’opérer un vrai dialogue des cultures
et des religions, un dialogue dont nous avons un besoin urgent."
Le mot-clé de cette conférence
philosophico-théologique est celui de «raison», qui revient 46 fois.
[...] Le dialogue en vérité ne peut éluder les problèmes, par exemple celui de
la violence, ou celui de la modernité. Le dialogue («dia-logos») suppose
la rationalité. Nous sommes tous invités à y entrer. Les réactions épidermiques
et émotionnelles ou, pis encore, la manipulation des foules, ne peut que
conduire à la violence, qui est contraire à la nature de Dieu et de
l’homme."
A diffuser.
B- Le texte intégral du Pape.
Voici maintenant le texte intégral de la conférence du
Pape Benoît XVI.
Si vous ne voulez pas être manipulé par la presse,
prenez le temps de la lire…
Nous publions ci-dessous le texte intégral du
discours que le pape Benoît XVI a prononcé à l’Université de Ratisbonne, le
mardi 12 septembre, dans le cadre de son voyage en Allemagne (9-14 septembre).
Eminences, Messieurs les Recteurs, Excellences,
Mesdames, Messieurs!
C'est pour moi un moment de grande émotion de me trouver une nouvelle fois dans
cette université et de pouvoir une nouvelle fois donner un cours. Mes pensées
se tournent en même temps vers ces années où, après une belle période auprès de
l'Institut supérieur de Freising, je commençai mon activité d'enseignant à
l'université de Bonn. C'était encore — en 1959 — l'époque de l'ancienne
université des professeurs ordinaires. Pour chacune des chaires, il n'existait
ni assistants, ni dactylographes, mais en revanche il y avait un contact très
direct avec les étudiants et surtout aussi entre les professeurs. L'on se
rencontrait avant et après la leçon dans les salles des professeurs. Les
relations avec les historiens, les philosophes, les philologues, et
naturellement aussi entre les deux facultés de théologie étaient très étroites.
Une fois par semestre, il y avait ce que l'on appelait le dies academicus,
où les professeurs de toutes les facultés se présentaient devant les étudiants
de toute l'université, permettant ainsi une expérience d'universitas —
une chose à laquelle vous aussi, Monsieur le Recteur, vous avez fait récemment
allusion — c'est-à-dire l'expérience du fait que nous tous, malgré toutes les
spécialisations, qui parfois nous rendent incapables de communiquer entre nous,
formons un tout et travaillons dans le tout de l'unique raison dans ses
diverses dimensions, en étant ainsi ensemble également face à la responsabilité
commune du juste usage de la raison — ce phénomène devenait une expérience
vécue. Sans aucun doute, l'université était également fière de ses deux
facultés de théologie. Il était clair qu'elles aussi, en s'interrogeant sur la
dimension raisonnable de la foi, accomplissaient un travail qui nécessairement
fait partie du « tout » de l'universitas scientiarum, même si tous
pouvaient ne pas partager la foi, dont la relation avec la raison commune est
l'objet du travail des théologiens. Cette cohésion intérieure dans l'univers de
la raison ne fut même pas troublée lorsqu'un jour la nouvelle circula que l'un
de nos collègues avait affirmé qu'il y avait un fait étrange dans notre
université: deux facultés qui s'occupaient de quelque chose qui n'existait pas
— de Dieu. Même face à un scepticisme aussi radical, il demeure nécessaire et
raisonnable de s'interroger sur Dieu au moyen de la raison et cela doit être
fait dans le contexte de la tradition de la foi chrétienne: il s'agissait là
d'une conviction incontestée, dans toute l'université.
Tout cela me revint en mémoire récemment à la lecture de l'édition publiée par
le professeur Theodore Khoury (Münster) d'une partie du dialogue que le docte
empereur byzantin Manuel II Paléologue, peut-être au cours de ses quartiers
d'hiver en 1391 à Ankara, entretint avec un Persan cultivé sur le christianisme
et l'islam et sur la vérité de chacun d'eux. L'on présume que l'Empereur
lui-même annota ce dialogue au cours du siège de Constantinople entre 1394 et
1402; ainsi s'explique le fait que ses raisonnements soient rapportés de
manière beaucoup plus détaillées que ceux de son interlocuteur persan. Le
dialogue porte sur toute l'étendue de la dimension des structures de la foi
contenues dans
Dans le septième entretien (dialexis — controverse) édité par le
professeur Khoury, l'empereur aborde le thème du djihad, de la guerre
sainte. Assurément l'empereur savait que dans la sourate 2, 256 on peut lire: «
Nulle contrainte en religion ! ». C'est l'une des sourates de la période
initiale, disent les spécialistes, lorsque Mahomet lui-même n'avait encore
aucun pouvoir et était menacé. Mais
naturellement l'empereur connaissait aussi les dispositions, développées par la
suite et fixées dans le Coran, à propos de la guerre sainte. Sans s'arrêter sur
les détails, tels que la différence de traitement entre ceux qui possèdent le «
Livre » et les « incrédules », l'empereur, avec une rudesse assez surprenante
qui nous étonne, s'adresse à son interlocuteur simplement avec la question
centrale sur la relation entre religion et violence en général, en disant: «
Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras
seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par
l'épée la foi qu'il prêchait ». L'empereur, après s'être prononcé de manière si
peu amène, explique ensuite minutieusement les raisons pour lesquelles la
diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable. La
violence est en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l'âme. « Dieu n'apprécie pas le sang — dit-il —, ne
pas agir selon la raison , “sun logô”, est contraire à la nature de Dieu. La
foi est le fruit de l'âme, non du corps. Celui, par conséquent, qui veut
conduire quelqu'un à la foi a besoin de la capacité de bien parler et de
raisonner correctement, et non de la violence et de la menace... Pour
convaincre une âme raisonnable, il n'est pas besoin de disposer ni de son bras,
ni d'instrument pour frapper ni de quelque autre moyen que ce soit avec lequel
on pourrait menacer une personne de mort...».
L'affirmation décisive dans cette argumentation contre la conversion au moyen
de la violence est : ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de
Dieu. L’éditeur Théodore Khoury commente : pour l'empereur, un Byzantin qui a
grandi dans la philosophie grecque, cette affirmation est évidente. Pour la
doctrine musulmane, en revanche, Dieu est absolument transcendant. Sa volonté
n'est liée à aucune de nos catégories, fût-ce celle du raisonnable. Dans ce
contexte, Khoury cite une œuvre du célèbre islamologue français R. Arnaldez,
qui explique que Ibn Hazn va jusqu'à déclarer que Dieu ne serait pas même lié
par sa propre parole et que rien ne l'obligerait à nous révéler la vérité. Si
cela était sa volonté, l'homme devrait même pratiquer l'idolâtrie.
Ici s'ouvre, dans la compréhension de Dieu et donc de la réalisation concrète
de la religion, un dilemme qui aujourd'hui nous met au défi de manière très
directe. La conviction qu'agir contre la raison serait en contradiction avec la
nature de Dieu, est-elle seulement une manière de penser grecque ou vaut-elle
toujours et en soi ? Je pense qu'ici se manifeste la profonde concordance entre
ce qui est grec dans le meilleur sens du terme et ce qu'est la foi en Dieu sur
le fondement de
En réalité, ce rapprochement avait déjà commencé depuis très longtemps. Déjà le
nom mystérieux du Dieu du buisson ardent, qui éloigne l'homme de l'ensemble des
divinités portant de multiples noms en affirmant uniquement son « Je suis »,
son être, est, vis-à-vis du mythe, une contestation avec laquelle entretient
une profonde analogie la tentative de Socrate de vaincre et de dépasser le
mythe lui-même. Le processus qui a commencé auprès du buisson atteint, dans
l'Ancien Testament, une nouvelle maturité pendant l'exil, lorsque le Dieu
d'Israël, à présent privé de
Par honnêteté, il faut remarquer ici que, à la fin du Moyen Age, se sont
développées dans la théologie, des tendances qui rompaient cette synthèse entre
esprit grec et esprit chrétien. En opposition avec ce que l'on a appelé
l'intellectualisme augustinien et thomiste débuta avec Duns Scott une situation
volontariste qui, en fin de compte, dans ses développements successifs,
conduisit à l'affirmation que nous ne connaîtrions de Dieu que la voluntas
ordinata. Au-delà de celle-ci, il existerait la liberté de Dieu, en vertu
de laquelle il aurait pu créer et faire tout aussi bien le contraire de tout ce
qu'il a effectivement fait. Ici se profilent des positions qui, sans aucun
doute, peuvent s'approcher de celles de Ibn Hazn, et pourraient conduire
jusqu'à l'image d'un Dieu-Arbitraire, qui n'est pas même lié par la vérité et
par le bien. La transcendance et la diversité de Dieu sont accentuées avec une
telle exagération que même notre raison, notre sens du vrai et du bien ne sont
plus un véritable miroir de Dieu, dont les possibilités abyssales demeurent
pour nous éternellement hors d'atteinte et cachées derrière ses décisions
effectives. En opposition à cela, la foi de l'Eglise s'est toujours tenue à la
conviction qu'entre Dieu et nous, entre son Esprit créateur éternel et notre
raison créée, il existe une vraie analogie dans laquelle — comme le dit le IVe
Concile du Latran en 1215 — les dissemblances sont certes assurément plus
grandes que les ressemblances, mais toutefois pas au point d'abolir l'analogie
et son langage. Dieu ne devient pas plus divin du fait que nous le repoussons
loin de nous dans un pur et impénétrable volontarisme, mais le Dieu
véritablement divin est ce Dieu qui s'est montré comme logos et comme logos a
agi et continue d'agir plein d'amour en notre faveur. Bien sûr, l'amour, comme
le dit Paul, « dépasse » la connaissance et c'est pour cette raison qu'il est
capable de percevoir davantage que la simple pensée (cf. Ep 3, 19), mais il
demeure l'amour du Dieu-Logos, pour lequel le culte chrétien est, comme le dit
encore Paul « logikè latreia » — un culte qui s'accorde avec le Verbe éternel
et avec notre raison (cf. Rm 12, 1).
Le rapprochement intérieur mutuel évoqué ici, qui a eu lieu entre la foi
biblique et l'interrogation sur le plan philosophique de la pensée grecque, est
un fait d'une importance décisive non seulement du point de vue de l'histoire
des religions, mais également de celui de l'histoire universelle — un fait qui
nous crée des obligations aujourd'hui encore. En tenant compte de cette
rencontre, il n'est pas surprenant que le christianisme, malgré son origine et
quelques importants développements en Orient, ait en fin de compte trouvé son
empreinte décisive d'un point de vue historique en Europe. Nous pouvons
l'exprimer également dans l'autre sens: cette rencontre, à laquelle vient
également s'ajouter par la suite le patrimoine de Rome, a créé l'Europe et
demeure le fondement de ce que l'on peut à juste titre appeler l'Europe.
A la thèse selon laquelle le patrimoine grec, purifié de façon critique, ferait
partie intégrante de la foi chrétienne, s'oppose l'exigence de déshellénisation
du christianisme — une exigence qui, depuis le début de l'époque moderne domine
de manière croissante la recherche théologique. Vu de plus près, on peut
observer trois époques dans le programme de la déshellénisation: même si elles
sont liées entre elles, elles sont toutefois, dans leurs motivations et dans
leurs objectifs, clairement distinctes l'une de l'autre.
La déshellénisation apparaît d'abord en liaison avec les postulats de
La théologie libérale du XIXe et du XXe siècle représenta une deuxième époque
dans le programme de la déshellénisation : Adolf von Harnack en est un éminent
représentant. Pendant mes études, comme au cours des premières années de mon
activité universitaire, ce programme était fortement à l'œuvre également dans
la théologie catholique. L'on prenait comme point de départ la distinction de Pascal
entre le Dieu des philosophes et le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Dans
la conférence que j'ai prononcée à Bonn, en 1959, j'ai essayé d'affronter cet
argument, et je n'entends pas reprendre ici tout ce discours. Je voudrais
toutefois tenter de mettre en lumière, même brièvement, la nouveauté qui
caractérisait cette deuxième époque de déshellénisation par rapport à la
première. La réflexion centrale qui apparaît chez Harnack est le retour à Jésus
simplement homme et à son message simple, qui serait précédent à toutes les
théologisations ainsi, précisément, qu'à toute hellénisation: ce serait ce
message simple qui constituerait le véritable sommet du développement religieux
de l'humanité. Jésus aurait donné congé au culte en faveur de la morale. En définitive,
il est représenté comme le père d'un message moral humanitaire. L'objectif de
Harnack est au fond de ramener le christianisme en harmonie avec la raison
moderne, en le libérant, précisément, d'éléments apparemment philosophiques et
théologiques comme, par exemple la foi dans la divinité du Christ et dans la
trinité de Dieu. En ce sens, l'exégèse historique et critique du Nouveau
Testament, dans la vision qui est la sienne, replace la théologie au sein du
système de l'université: la théologie, selon Harnarck, est quelque chose
d'essentiellement historique et donc d'étroitement scientifique. Ce sur quoi
elle enquête à propos de Jésus à travers la critique est, pour ainsi dire,
l'expression de la raison pratique et par conséquent peut trouver sa place dans
le système de l'université. En arrière-plan, on trouve l'auto-limitation
moderne de la raison, exprimée de manière classique dans les « critiques » de
Kant, mais par la suite ultérieurement radicalisée par la pensée des sciences
naturelles. Cette conception moderne de la raison se fonde, pour le dire
brièvement, sur une synthèse entre platonisme (cartésianisme) et empirisme, que
le progrès technique a confirmé. D'une part, on présuppose la structure
mathématique de la matière, sa rationalité intrinsèque, pour ainsi dire, qui
rend possible sa compréhension et son utilisation dans son efficacité
opérationnelle : ce présupposé de fond est pour ainsi dire l'élément
platonicien dans le concept moderne de la nature. D'autre part, on envisage l'«
utilisabilité » fonctionnelle de la nature selon nos objectifs, où seule la
possibilité de contrôler vérité et erreur à travers l'expérience fournit une
certitude décisive. Le poids respectif de ces deux pôles peut, selon les
circonstances, pencher davantage d'un côté ou davantage de l'autre. Un penseur
aussi étroitement positiviste que Jacques Monod a déclaré qu'il était un
platonicien convaincu.
Cela comporte deux orientations fondamentales décisives en ce qui concerne
notre question. Seul le type de certitude dérivant de la synergie des
mathématiques et de l'empirique nous permet de parler de science. Ce qui
prétend être science doit se confronter avec ce critère. Et ainsi, même les
sciences qui concernent les choses humaines, comme l'histoire, la psychologie, la
sociologie et la philosophie, cherchaient à se rapprocher de ce canon de la
science. Pour nos réflexions est cependant aussi important le fait que la
méthode comme telle exclut la question de Dieu, la faisant apparaître comme une
question ascientifique ou pré-scientifique. Mais cela nous place devant une
réduction du domaine de la science et de la raison, dont il faut tenir compte.
Je reviendrai encore sur ce thème. Pour le moment, il suffit d'avoir à l'esprit
que, avec une tentative faite à la lumière de cette perspective pour conserver
à la théologie le caractère de discipline « scientifique », il ne resterait du
christianisme qu'un misérable fragment. Mais il nous faut aller plus loin: si
la science n'est que cela dans son ensemble, alors c'est l'homme lui-même qui
devient victime d'une réduction. Car les interrogations proprement humaines,
c'est-à-dire celles concernant les questions sur « d'où » et « vers où », les
interrogations de la religion et de l'ethos, ne peuvent alors pas trouver de
place dans l'espace de la raison commune décrite par la « science » interprétée
de cette façon, et elles doivent être déplacées dans le domaine du subjectif.
Le sujet décide, à partir de ses expériences, ce qui lui apparaît
religieusement possible, et la « conscience » subjective devient, en
définitive, la seule instance éthique. Cependant, l'ethos et la religion
perdent ainsi leur force de créer une communauté et tombent dans le domaine de
l'arbitraire personnel. C'est une situation dangereuse pour l'humanité: nous le
constatons dans les pathologies menaçantes de la religion et de la raison — des
pathologies qui doivent nécessairement éclater, lorsque la religion est réduite
à un point tel que les questions de la religion et de l'ethos ne la regardent
plus. Ce qui reste des tentatives pour construire une éthique en partant des
règles de l'évolution, de la psychologie ou de la sociologie, est simplement
insuffisant.
Avant de parvenir aux conclusions auxquelles tend tout ce raisonnement, je dois
encore brièvement mentionner la troisième époque de la déshellénisation qui se
diffuse actuellement. En considération de la rencontre avec la multiplicité des
cultures, on aime dire aujourd'hui que la synthèse avec l'hellénisme, qui s'est
accomplie dans l'Eglise antique, aurait été une première inculturation, qui ne
devrait pas lier les autres cultures. Celles-ci devraient avoir le droit de
revenir en arrière jusqu'au point qui précédait cette inculturation pour
découvrir le simple message du Nouveau Testament et l'inculturer ensuite à
nouveau dans leurs milieux respectifs. Cette thèse n'est pas complètement
erronée; elle est toutefois grossière et imprécise. En effet, le Nouveau
Testament a été écrit en langue grecque et contient en lui le contact avec
l'esprit grec — un contact qui avait mûri dans le développement précédent de
l'Ancien Testament. Il existe certainement des éléments dans le processus de
formation de l'Eglise antique qui ne doivent pas être intégrés dans toutes les
cultures. Mais les décisions de fond qui concernent précisément le rapport de
la foi avec la recherche de la raison humaine, ces décisions de fond font
partie de la foi elle-même et en sont les développements, conformes à sa
nature.
Avec ceci, j'arrive à la conclusion. Cette tentative, uniquement dans de
grandes lignes, de critique de la raison moderne de l'intérieur, n'inclut
absolument pas l'idée que l'on doive retourner en arrière, avant le siècle des
lumières, en rejetant les convictions de l'époque moderne. Ce qui dans le
développement moderne de l'esprit est considéré valable est reconnu sans
réserves: nous sommes tous reconnaissants pour les possibilités grandioses
qu'il a ouvert à l'homme et pour les progrès dans le domaine humain qui nous
ont été donnés. Du reste, l'ethos de l'esprit scientifique est — vous l'avez
mentionné, Monsieur le Recteur — la volonté d'obéissance à la vérité, et donc
l'expression d'une attitude qui fait partie des décisions essentielles de
l'esprit chrétien. L'intention n'est donc pas un recul, une critique négative;
il s'agit en revanche d'un élargissement de notre concept de raison et de
l'usage de celle-ci. Car malgré toute la joie éprouvée face aux possibilités de
l'homme, nous voyons également les menaces qui y apparaissent et nous devons
nous demander comment nous pouvons les dominer. Nous y réussissons seulement si
la raison et la foi se retrouvent unies d'une manière nouvelle ; si nous
franchissons la limite auto-décrétée par la raison à ce qui est vérifiable par
l'expérience, et si nous ouvrons à nouveau à celle-ci toutes ses perspectives.
C'est dans ce sens que la théologie, non seulement comme discipline historique,
humaine et scientifique, mais comme véritable théologie, c'est-à-dire comme
interrogation sur la raison de la foi, doit trouver sa place à l'université et
dans le vaste dialogue des sciences.
Ce n'est qu'ainsi que nous devenons également aptes à un véritable dialogue des
cultures et des religions — un dialogue dont nous avons un besoin urgent. Dans
le monde occidental domine largement l'opinion que seule la raison positiviste
et les formes de philosophie qui en découlent sont universelles. Mais les
cultures profondément religieuses du monde voient précisément dans cette
exclusion du divin de l'universalité de la raison une attaque à leurs
convictions les plus intimes. Une raison qui reste sourde face au divin et qui
repousse la religion dans le domaine des sous-cultures, est incapable de
s'insérer dans le dialogue des cultures. Toutefois, la raison moderne propre
aux sciences naturelles, avec son élément platonicien intrinsèque, contient en
elle, comme j'ai cherché à le démontrer, une interrogation qui la transcende,
ainsi que ses possibilités méthodiques. Celle-ci doit simplement accepter la
structure rationnelle de la matière et la correspondance entre notre esprit et
les structures rationnelles en œuvre dans la nature comme un fait donné, sur
lequel se fonde son parcours méthodique. Mais la question sur la raison de ce
fait donné existe et doit être confiée par les sciences naturelles à d'autres
niveaux et façons de penser — à la philosophie et à la théologie. Pour la
philosophie et, de manière différente, pour la théologie, l'écoute des grandes
expériences et convictions des traditions religieuses de l'humanité, en
particulier celle de la foi chrétienne, constitue une source de connaissance;
la refuser signifierait une réduction inacceptable de notre capacité d'écoute
et de notre capacité à répondre. Il me vient ici à l'esprit une parole de
Socrate à Phédon. Dans les entretiens précédents, ils avaient traité de
nombreuses opinions philosophiques erronées, et Socrate s'exclamait alors : «
Il serait bien compréhensible que quelqu'un, en raison de l'irritation due à
tant de choses erronées, se mette à haïr pour le reste de sa vie tout discours
sur l'être et le dénigrât. Mais de cette façon, il perdrait la vérité de l'être
et subirait un grand dommage ». Depuis très longtemps, l'occident est menacé
par cette aversion contre les interrogations fondamentales de sa raison, et
ainsi il ne peut subir qu'un grand dommage. Le courage de s'ouvrir à l'ampleur
de la raison et non le refus de sa grandeur — voilà quel est le programme avec
lequel une théologie engagée dans la réflexion sur la foi biblique entre dans
le débat du temps présent. « Ne pas agir selon la raison, ne pas agir avec le
logos, est contraire à la nature de Dieu » a dit Manuel II, partant de son
image chrétienne de Dieu, à son interlocuteur persan. C'est à ce grand logos, à
cette ampleur de la raison, que nous invitons nos interlocuteurs dans le dialogue
des cultures. La retrouver nous-mêmes toujours à nouveau, est la grande tâche
de l'université.
C- Les remarques d’Anne Smits dans Présent.
Anne Smits, dans Présent du Mercredi 20 septembre fait un bilan de la
situation, dans l’ article qu’elle intitule : « Le divin sourd à la raison. Les islamistes dans tous leurs états ».
J’attire votre attention sur les remarques de Marine
Le Pen et du Cardfinal Lustiger.
SI quelques responsables musulmans à travers le monde
ont accepté ce qu’ils considèrent comme les « regrets » de Benoît XVI (qui
s’était dit dimanche « vivement attristé par les réactions suscitées » par une
brève citation contenue dans son discours de Ratisbonne), de nouveaux épisodes
violents ont continué d’éclater, illustrant en quelque sorte
le reproche adressé par Manuel II Paléologue à
l’islam. Au Pakistan, à Bassorah, des manifestants ont brûlé des effigies du
Pape ; en Indonésie, le Front des défenseurs de l’islam a appelé à « crucifier
le pape ». La branche irakienne d’Al-Qaïda a juré de « poursuivre le djihad
jusqu’à la défaite » de l’Occident, en citant d’ailleurs le Coran qui promet
aux musulmans la conquête de Rome : «
Nous ne nous arrêterons que
lorsque la bannière de l’unicité
flottera partout dans le monde.
Nous briserons
Un autre groupe terroriste irakien, Ansar-al- Sunna, a
menacé plus particulièrement l’Italie : « Nous ne vous réservons
que l’épée, en réponse à votre arrogance. »
Après le meurtre de sœur Leonella en Somalie (morte en
murmurant « je pardonne, je pardonne »), de multiples attaques contre des
églises et toutes ces paroles de haine, on aurait pu s’attendre à des regrets
de la part des responsables de pays islamiques qui protestent du caractère
tolérant et raisonnable de l’islam. Ils sont au contraire nombreux à réclamer
encore et encore des regrets, comme les ministres de l’Intérieur d’Irak,
d’Arabie saoudite, de Jordanie, de Bahreïn, de Syrie, d’Egypte, du Koweït, de
l’Iran et de
une réunion sur la lutte anti-terroriste en Irak…
Au nom de l’Organisation de
La réaction du Vatican est intéressante : l’édition de
lundi soir de l’Osservatore romano a publié l’intégralité du discours de
Ratisbonne en arabe, et les nonces apostoliques dans les pays musulmans ont
reçu pour mission de
« faire connaître le texte du Saint- Père pour
valoriser les éléments ignorés jusqu’à présent ».
Il s’agit bien d’appeler l’islam à un dialogue
rationnel : lui qui, « islamiste » ou non, se montre sourd, non seulement au
divin dans les actes de violence et de haine, mais aussi aux faits, et à toute
critique externe de ce qui est prôné ou justifié par l’islam. C’est si vrai
qu’une part de la presse européenne s’insurge contre le nouveau « tabou » : «
Se taire parce que les extrémistes pourraient utiliser vos déclarations est une
forme de renoncement que l’on ne peut accepter », écrit le journal belge
Les responsables politiques français sont dans
l’ensemble moins nets : Jacques Chirac a déclaré qu’« il faut éviter tout ce
qui anime les tensions entre les peuples ou entre les religions » ; pour
Bayrou, « la religion, c’est de la nitroglycérine », ce qui dans la bouche de
Fabius devient : « La laïcité, c’est la paix et la paix, c’est la laïcité. »
Tout en revendiquant clairement le droit de Benoît XVI de « dire ce qu’il veut
», ajoutant que « c’est le moment pour les musulmans modernes de faire entendre
leurs voix et de rappeler à la raison les fondamentalistes », Marine Le Pen a
ajouté que « c’est aussi le moment pour
Le cardinal Lustiger s’est exprimé sur le sujet dans
un entretien accordé au Monde, qui mérite d’être relevé : il explique
que la pensée du Pape « va au fond de la question cruciale de l’Occident avec
la religion, en particulier avec l’islam. L’Occident risque de devenir
totalement hermétique aux religions, si la “raison” séculière suit sa propre
dérive. Et pour l’islam, l’effet sera, en Occident, une attitude encore plus
réductrice et impitoyable. Le christianisme a l’avantage d’être enraciné dans
la culture occidentale. Cela n’a été possible que grâce à la rencontre de la
raison grecque et de la tradition biblique. Et le pape suggère que, par cette
médiation, l’islam pourra trouver la porte qui lui permettra, à son tour,
d’accéder à la raison critique. (…) Si le jeu consiste à déchaîner la vindicte
des foules sur des mots qui ne sont pas compris, alors les conditions du
dialogue avec l’islam ne sont plus réunies. »
JEANNE SMITS