Les Nouvelles
de
Chrétienté


n° 69

Le 23 novembre  2006

La journée organisée par le  Centre saint Paul à Paris le 20 novembre dernier fut un franc succès par le nombre et la sympathie rayonnante de participants. On nota la présence de différentes communautés ecclésiastiques qui, hier encore, s’excluaient, voire même se combattaient. Nous étions heureux de voir des prêtres du « Christ-Roi » en la personne de M l’abbé Jaïr, des prêtres de la Fraternité saint Pierre. La présence du supérieur du district fut remarquée. Nous étions également heureux de voir les pères de Cheméré le Roi et d’autres prêtres diocésains, nombreux. Entre toutes ces « familles » religieuses, des nuances et des points de vue différents existent certainement encore…Nous avons pu le constater lors du forum de théologie…à la fin  de la soirée…Mais je pense que le fait d’être ensemble pour en parler et en débattre est une bonne chose…Toutefois le nombre des intervenants et la rapidité des interventions ne permirent pas d’aller très au fond des choses… Mais ces échanges peuvent se poursuivre…ainsi du  colloque sur la Liturgie organisé le samedi 2 décembre à Paris par M l’abbé Héry. Ce colloque en sera certainement l’occasion…Je me suis longtemps battu pour le rapprochement de ceux qui gardent la messe tridentine…C’est plus nécessaire que jamais.

Je publierai ici les textes de deux  intervenants :

-         le « mien »… on n’est jamais mieux servi que par soi-même

-         le texte de M l’abbé Barthe, riche de nuance et de prudence qu’on aimerait voir partagé par plusieurs

 

Je les ferai suivre d’un entretien avec Luc Perrin, professeur à l’Université de Strasbourg,  sur les mêmes questions d’actualité religieuse, ainsi que du compte-rendu par Jeanne Smits et Olivier Figueras du colloque organisé à Rome par le CIELparu dans Présent du 18 novembre 2006.

A-                 L’intervention de M l’abbé Aulagnier.

 

« Homme d’action, je parlerai en homme d’action…

Au milieu de cette toute récente actualité religieuse, ce que je constate, c’est que la messe « tridentine » reste toujours au cœur du débat.

Elle est la « pierre d’angle » comme le Christ l’est pour l’Eglise.

Elle est tout également la  « pierre d’achoppement » comme le Christ le fut pour son peuple, en son temps et pour toujours.

Elle est pour nous tous,  notre joie, notre honneur.
Elle est pour nous,  principe de vie. Elle est, pour nous,  l’honneur et la louange que nous devons à Dieu, en son plus haut degré de puissance et d’intensité parce qu’elle est l’action même du Christ, le sacrifice du Christ qui, rétablissant toute justice, donne à Dieu le Père tout honneur et toute gloire. « Omnis honor et gloria ».

Mais elle est étonnement pour certains, pour nos évêques  tout particulièrement, raison de crainte, de doute. Ils hésitent dans la restauration de ce beau rite, qui exprime au mieux le  culte dû à Dieu.

Le cardinal Ricard l’exprime à ses pères à Lourdes, lors de leur session de novembre : « La décision de libéraliser, dit-il,  pour les prêtres la possibilité de dire la messe selon le missel de 1962 n’a pas encore été prise…. » Ouf !

« Le Motu Proprio ( décret) annoncé n’a pas été signé… » Ouf !

« Son projet va faire l’objet de consultations diverses… » A la bonne  heure !

« Nous pouvons faire part, dès maintenant, de nos craintes, de nos souhaits ». Nous sommes le 5 novembre 2006…. A la bonne heure !

Il n’est pas question de remettre en cause la liturgie « réformée » qui reste la « forme ordinaire et habituelle du rite romain »…Les voilà apaisés !

 

Mais alors quoi ! Ce Motu Proprio en faveur du rite romain de toujours, le rite dit de saint Pie V, va-t-il tout de même sortir ?

Oui ! semble-t-il

Oui ! Car le pape  Benoît XVI le veut.

Il s’est montré très favorable à sa restauration alors qu’il était préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Très bien !

Oui ! Car le pape veut mettre fin au « schisme lefébvriste ». « C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre ce projet du Motu Propri », dit le cardinal à ses Pères.

J’en prends acte…Mais la raison me désole et je ne la partage pas. Car il n’y a pas plus de « schisme lefebvriste » que d’arrête dans une dinde, disait un jour M l’abbé Laguérie.

De plus si le Motu Proprio doit être publié en l’honneur de la messe « tridentine », qui, pour moi est la seule « messe romaine », l’autre est « bâtarde »... ce n’est pas d’abord pour résoudre une crise, comme on l’a dit en 1984…C’est en raison de l’honneur et du respect que l’on doit nécessairement, en justice, aux « coutumes immémoriales de la sainte Eglise. C’est eu égard au respect du « à l’être historique de l’Eglise ». Voilà la raison noble et juste qu’il faut invoquer lorsque l’on parle du retour de la messe dite de saint Pie V dans l’Eglise romaine.

Toutefois, je suis un homme d’action, vous dis-je, on saura se satisfaire de toute raison, plus ou poins valable, pourvu qu’ « ils » nous redonnent ce trésor et que l’on cesse d’être bafoué, dans l’Eglise, parce qu’on y tient…

Et l’on a bien l’impression que l’on va à grands pas dans ce sens…ce qui nous réjouit…

Et s’il est possible d’apaiser les inquiétudes de nos évêques, de Mgr Vingt-Trois en particulier, pour favoriser ce retour, il faut dire que notre attachement à la messe dite de saint Pie V n’est pas pour autant le refus du Concile Vatican II, n’entraîne pas ce refus ou ne s’explique pas par le refus du Concile. Ce serait une grave erreur…Notre « controverse liturgique » n’a pas pour principe et fondement la critique ou le refus du Concile…Elle ne fut pas « un paravent pour un autre débat »…

J’en veux pour preuve le premier livre d’importance qui fut écrit sur ce sujet liturgique : « La Nouvelle Mess » de Louis Salleron. Il parle précisément, dans sa première partie du Concile et de son document liturgique  Sacrosanctum Concilium , en termes élogieux. On peut y lire : « La Constitution fut bien accueillie…Elle avait, un moment, suscité l’inquiétude…Mais la lecture du texte a rassuré. La Constitution n’apparaissait nullement comme le signal de départ d’une révolution. (On ) y voyait bien plutôt le couronnement majestueux et solidement équilibré de l’œuvre de restauration liturgique poursuivie depuis près de cent ans ».

Avouez ! C’est tout sauf une critique…

Mais toutefois une subversion s’est manifestée dans le Concile et a suivie le Concile Vatican II. Elle s’est dite, cette subversion,  elle-même animée de « l’esprit post-conciliaire ». Par exemple, le Concile n’a nullement aboli la latin, ni la Bulle Quo Primum Tempore. Bien au contraire. Mais ce sont les « novateurs » qui ont voulu la substitution complète du français au latin pour montrer qu’on en avait fini avec le  passé et la tradition. C’est contre cette subversion liturgique  que nous avons lutté. Et sous ce rapport notre combat fut bien « liturgique », fut bien un combat liturgique, eut bien des raisons spécifiquement « liturgique »s en tant que la liturgie  est la Tradition à sa plus haute puissance » comme l’a écrit Dom Guéranger, dans ses « Institutions Liturgiques ».

Alors nous avons agi fermement et avec audace. Et nous avons su résister à des abus de pouvoir. Et nous avons cherché à faire reconnaître notre bon droit quand nous le pouvions…- Nous avons refusé d’être comme la carpe crevé qui va au fil de l’eau…- Mais nullement dans un esprit d’opposition à la hiérarchie catholique, nullement dans un esprit sectaire, mais dans un amour de l’Eglise et de son être historique qui ne commence pas, tout de même, avec Vatican II…

Et voilà pourquoi, nous avons su nous réjouir lorsque le 24 mai 2003, l’Eglise «  a rendu son honneur à une messe offensée et presque entièrement recouverte par trente trois année de dénigrement, de diffamations de mépris, d’interdictions abusives de persécutions ecclésiastiques », pour s’exprimer comme Jean Madiran.

Tout cela montre notre bonne volonté, « notre profond désir de communion ». Aussi n’avons-nous pas hésité un instant à « prendre la main tendue de Rome » dès lors que nous nous sommes aperçus que la volonté de Rome était claire et franche. Les preuves en furent données, suffisantes…C’est un point de « friction » avec la FSSPX….

Aussi nous ne doutons pas un instant que « l’accueil » que l’on nous réserva à Rome le 8 septembre 2006 lors de la création de l’Institut du Bon Pasteur portera aussi ses fruits, un jour prochain en France auprès de nos évêques. Ceux qui nous ont déjà ouverts leur porte savent que nous sommes de bonne volonté même si nous savons être fermes dans l’adversité, que nous avons aussi en nos cœurs un profond désir de communion et que « nous portons, nous aussi, dans notre prière « cette œuvre de réconciliation qui est un fruit de l’Esprit » (Cardinal Ricard).

 

B- intervention de M  l’abbé Barthe :

 

 

Benoît XVI, pape de transition ?

 

J’ai déjà eu l’occasion de dire que l’élection de Benoît XVI en 2005 avait, comme celle de Jean XXIII, mais en sens inverse, toutes les apparences de l’élection d’un pape de transition. Y compris dans l’incertitude initiale, dans laquelle nous sommes toujours concernant Benoît XVI : Jean XXIII avait-il l’intention décidée de lancer l’Église dans l’aventure conciliaire telle qu’elle s’est déroulée ? Oui et non, mais il a posé des actes, il a pris des risques, il a fait des nominations, qui ont déséquilibré l’édifice ecclésial de Pie XII, et qui ont entraîné l’Église vers Vatican II.

 

Toutes choses égales, mais inversement, il est bien clair que Benoît XVI n’est pas anti-conciliaire au sens où l’entendent les traditionalistes. Mais il en train de poser des actes, de faire des nominations, de prendre des risques, notamment liturgiques, qui peuvent conduire à un résultat analogue à la transition de Jean XXIII, inversement analogue, par le biais d’un déséquilibre, voulu sans l’être vraiment, de l’édifice conciliaire.

 

Le contexte de l’élection 2005 est d’ailleurs l’inverse de celui de 1958.

 

En 58, l’Église entrait dans une espèce de bulle d’optimisme, bulle dans laquelle elle allait vivre jusqu’en 68, malgré de nombreux signes annonciateurs d’une déferlante de sécularisation avec ses conséquences internes gravissimes.

 

Aujourd’hui inversement, on est dans un contexte – surtout en Occident – d’effondrement pastoral, sacerdotal, catéchétique, mémoriel diraient aussi les sociologues, auquel personne ne sait vraiment quelle réponse donner.

 

On pourrait continuer la comparaison/opposition : Roncalli a été élu, grosso modo parce que les cardinaux, y compris conservateurs, voulaient sortir du style de la dernière partie du règne de Pie XII, estimé trop rigide, renfermé, voulaient sortir d’un « trop » de gouvernement pontifical ; Ratzinger a été élu, inversement, parce que le collège cardinalice voulait sortir du « pas assez » de gouvernement de la fin du pontificat de Jean-Paul II.

 

Mais dans un cas comme dans l’autre, ce que les électeurs voulaient, c’était un changement de style doctrinal, mais non pas un changement de cap doctrinal. Les cardinaux de 1958 ne voulaient pas le concile Vatican II, du moins pas comme il s’est déroulé ; les cardinaux de 2005 ne voulaient pas la fin de Vatican II… Le rythme de ma phrase voudrait que j’achève : … telle qu’elle va se dérouler. Mais voilà : la suite de 1958, nous la connaissons ; la suite de 2005, nous ne la connaissons pas encore, et je laisse donc les points de suspension.

 

En fait, les talents psychologiques, intellectuels, spirituels respectifs, extrêmement dissemblables (du moins en apparence) de Jean XXIII et de Benoît XVI se retrouvent identiques dans le fait d’avoir su et de savoir faire correspondre leurs intuitions personnelles respectives propres – un progressisme modéré pour Roncalli ; un traditionalisme éclairé pour Ratzinger – aux événements, aux contextes, aux attentes, conscientes ou non, exprimées ou pas, d’une part importante de l’Église. D’où l’extrême popularité de l’un et de l’autre (surprenante pour les deux : le charisme de Pie XII était jugé irremplaçable en 1958, comme celui de Jean-Paul II en 2005), qui dans un cas comme dans l’autre a servi et sert à néantiser toute opposition. En ce qui concerne Benoît XVI, son étonnante popularité désamorce les tentatives d’opposition (les vraies-fausses révélations sur le conclave ; l’utilisation interne de l’affaire du discours de Ratisbonne ; et plus récemment, cette tentative, à mon sens sans avenir, de constitution d’un pôle critique au sein de l’Église italienne autour du cardinal Tettamanzi, lors de la dernière assemblée ecclésiale italienne à Vérone, le mois dernier : le tiers des assistants, qui avaient applaudi à tout rompre le cardinal de Milan, sont restés bras croisés après le discours du pape).

 

Mais comment appréhender cette intuition de Benoît XVI qui, si elle se déploie, a les meilleures chances de provoquer un déséquilibre du système conciliaire ? Il me semble qu’on peut la qualifier comme la recherche d’un dépassement par inclusion.

Benoît XVI, avec les membres de ce que l’on peut nommer la « génération Benoît XVI » en voie de constitution voudraient éviter une critique directe de l’« esprit du Concile ». Il est cependant un point sur lequel ils y sont conduits de facto : c’est sur le terrain liturgique. S’il est vrai que la nouvelle liturgie a été la transposition cultuelle du bouleversement ecclésiologique de l’événement Vatican II, il est clair qu’à l’inverse que la « remontée de l’intérieur » chère à Benoît XVI se manifeste tout d’abord par une resacralisation de la liturgie.

Un nœud lie deux éléments de la pensée ratzinguérienne : d’une part, une critique implicite, sous forme de « bonne interprétation », de la réforme de Paul VI, au moins telle qu’elle s’est développée sur le terrain ; et d’autre part, un désir plus ou moins marqué selon les cas, d’« œcuménisme » en direction du monde traditionnel, considéré comme un conservatoire de la liturgie et de la doctrine d’« avant ».

Pour donner une note « politique », je dirai que tout pousse les deux pôles tridentin et ratzinguérien, certes très inégaux quant à leur importance numérique, non pas à fusionner mais à établir un front commun, tant du point de vue de la mission pastorale dans les diocèses français en voie de désertification, que du point de vue de la liturgie. Assurément, si d’une part, en certains lieux, paroisses, communautés, la « réforme de la réforme » allait assez loin pour offrir aux catholiques attachés au rite tridentin la possibilité de participer à des cérémonies en faisant une place conséquente aux formes traditionnelles, et si d’autre part, la libéralisation du rite de Saint-Pie-V était assez conséquente, le mouvement de transition serait considérablement accéléré.

Je citerai seulement deux noms et deux livres, significatifs de cette double direction (bonne interprétation ; main tendue aux traditionnels) : le livre – Initiation à la liturgie romaine (Ad Solem, 2003, préfacé par le cardinal Ratzinger) – de l’abbé Michel Gitton, héritier spirituel de Mgr Maxime Charles, qui organisait hier et avant-hier la célébration des 50 ans de la revue Résurrection, livre qui prône une relecture traditionalisante de la réforme conciliaire, qui dénonce « la banalisation des cérémonies liturgiques », « la perte du sens du mystère », « l’improvisation brouillonne », le verbiage moralisant et les « réformes arbitraires » ; et le livre du P. Uwe Michael Lang, de l'Oratoire de Londres, dont le livre, également préfacé par celui qui est aujourd’hui Benoît XVI, Se tourner vers le Seigneur, vient de paraître ces derniers jours en français (chez Ad Solem), et sera présenté à Paris dans dix jours, qui montre le lien intrinsèque entre le caractère sacrificiel de la messe et la direction de la célébration vers Dieu.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : ni en matière de théologie du culte chrétien, ni plus généralement, il ne s’agit pour Benoît XVI d’un retour à Pie XII, comme si Vatican II n’avait pas eu lieu. Si la parenthèse de Vatican II est fermée, ce sera d’abord de facto, remettant à plus tard les questions posées par les débats doctrinaux autour de la réforme de Paul VI et autres. On est en présence, je crois, de ce que l’on pourrait qualifier de franchissement « positif », c'est-à-dire d’une tentative de synthèse des positions affrontées, mais, et c’est capital, avec une relativisation de la position « progressiste », tout en conservant une partie de ses apports. C’est une même tentative de dépassement inclusif qu’avaient menée les PP. Ignace la Potterie, Henri de Lubac, Hans Urs von Balthasar, et Joseph Ratzinger, contre l’historicisme de la critique biblique rationaliste. Le principal angle d’attaque de Joseph Ratzinger dans la question biblique a été celui d’une « réforme de la réforme », c'est-à-dire d’une « critique de la critique ». L’héritage de la critique biblique n’était pas rejeté, mais relativisé et intégré dans une conception plus vaste de l’inspiration. Et ainsi de suite : le dialogue interreligieux non pas évacué, mais intégré dans le « dialogue des cultures ». Avec, en filigrane un projet théologique – et à la longue magistériel – fort intelligent, mais risqué, risqué peut-être pour tout le monde, mais d’abord et avant tout très risqué pour le socle conciliaire, qui paraissait jusqu’ici un socle de granit.

 

 

         Vatican II a rétabli la tradition de la communion dans la diversité (Luc Perrin) par ptk (2006-11-03 12:08:21) 

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Un entretien avec Luc Perrin, professeur à l’Université de Strasbourg

 

 

 

LIBERTE POLITIQUE. — L’annonce d’un projet de libéralisation de la messe tridentine a semé le trouble dans l’Église de France. Des évêques croient devoir soutenir des collectifs de prêtres qui s’inquiètent d’une remise en cause de Vatican II. La perspective de l’existence de deux rites dans l’Église latine est fortement critiquée : le bi-ritualisme serait contraire au principe même de la communion. On s’étonne que des arguments aussi lourds aient pu échapper au théologien Joseph Ratzinger. D’où vient alors la difficulté ?

 

LUC PERRIN. — Il y a une ignorance cultivée si je puis dire. D'abord le rit "tridentin" est une facilité de langage qui obscurcit le débat. Le parallèle, faux, avait certes été fait par Paul VI lui-même : au concile de Trente, le rit tridentin (1570) ; au concile Vatican II, le Novus ordo missæ (1969 et éditions successives, nous en sommes à la troisième). Mais il n'y a rien de comparable entre l'œuvre liturgique de saint Pie V et celle que Paul VI a fini par couvrir de son autorité. Les retouches apportées en 1570 sont très modestes et la commission pontificale a surtout repris le rit en usage à la cour de Rome. Ce missel de saint Pie V a lui-même connu quelques petites retouches, par ajout de messes lors de fêtes nouvelles ou les prières prescrites par Léon XIII ; sous Pie XII et Jean XXIII quelques réformes ont été introduites, notamment celle de la Semaine sainte, si bien qu'il faut parler du missel du bienheureux Jean XXIII (1962).

 

C'est à ce type de réformes que la grande majorité des Pères de Vatican II s'est ralliée, au point que l'abbé Berto, théologien de Mgr Lefebvre, pouvait écrire après le vote de la constitution conciliaire qu'elle n'ajouterait "que peu de choses à ce qui se pratique jusqu'ici".

 

Mais il faut rappeler un fait oublié par l'unification rituelle récente de l'Église latine : le XIXe siècle a connu avec la généralisation du missel romain une révolution liturgique. Avant le règne de Pie IX et le mouvement d'uniformisation lancé par dom Guéranger, on observe une joyeuse diversité rituelle, notamment en France, avec des messes proches certes du rit romain, mais néanmoins différentes, suivant les diocèses, et après le Concordat, au sein d'un même diocèse issu de plusieurs diocèses d'Ancien Régime. Sans oublier ni les rits liés à des ordres religieux comme le rit dominicain, ni les usages (celui de Braga au Portugal, le "Sarum rite" anglais d'avant la Réforme, l'usage lyonnais), ni les rits propres comme celui de Milan, le vénérable rit ambrosien que le cardinal Montini célébra en 1962 devant les Pères de Vatican II.

 

Mieux, dans la bulle Quo primum qui promulgue "son" missel, saint Pie V canonise paradoxalement le multi-ritualisme au sein de l'Église latine en confirmant la légitimité des rits latins dont l'existence est attestée depuis 200 ans. Or en 1570, beaucoup de diocèses pouvaient le faire. Comme l'a bien expliqué Nicole Lemaitre, l'unification très progressive autour du missel de 1570 a d'abord été une question économique. L'usage romain se répand inégalement et jamais complètement avant 1870, avec un mouvement inverse au XVIIIe siècle en France. En réaffirmant la légitimité de la pluralité rituelle, Vatican II s'inscrit, en fait, en droite ligne du texte de saint Pie V et solennise aussi la protection des rits orientaux, croissante depuis Léon XIII. Saint Pie V proposait là où Paul VI, sans le faire pour autant en droit jusqu'au bout, tentait d'imposer.

 

La constitution Sacrosanctum concilium (1963) prescrit une réforme du rit romain alors en vigueur, en donnant des grandes lignes et une consigne formelle : que les innovations s'inscrivent dans un développement organique, donc homogène. Aucun liturgiste de bonne foi ne peut soutenir que le rit romain nouveau de 1969 constitue un "développement organique" par rapport au missel de 1962. Cette règle d'or, affichée par le Concile, a été ignorée par les experts qui, plus que les évêques et le cardinal Lercaro, ont principalement animé le "Consilium" créé par Paul VI en 1964 : il est assez symbolique que l'on ait publié une première édition d'un nouveau missel et non l'édition révisée sous l'autorité du pape Paul VI du missel romain jusque là en vigueur.

 

Parmi les multiples ruptures introduites dans la tradition liturgique romaine, ce nouveau missel multiplie les "prières eucharistiques" en lieu et place de l'unique Canon romain. Mis à part dom Guy Oury en son temps, personne ne s'est vraiment risqué à prétendre qu'il y a identité entre le missel de Jean XXIII et celui de Paul VI. J'espère qu'un jour pas trop lointain, tout le monde pourra lire le témoignage accablant du P. Louis Bouyer, membre du Consilium, qui montre en termes crus à quel point le nouveau rit est une "fabrication" comme l'a écrit Joseph Ratzinger. Le témoignage du cardinal Antonelli, secrétaire de la Commission conciliaire et membre du Consilium, a été partiellement publié : il est déjà édifiant.

 

Liberte Politique ._ Revenons à l’argument central. Mgr Raffin, qui oppose "deux rites à la fois très proches et très différents", craint que la coexistence entre les missels de 1962 et de 2002 "finirait [selon lui] par nuire à l’unité de l’Église catholique". Qu’en pensez-vous ?

 

Odon Vallet, et bien d'autres avec lui, dit la même chose encore plus brutalement : "Il me semble difficile d'avoir deux rites aussi différents au sein d'une même Église" (Témoignage chrétien, 2/11/2006). L'évêque de Metz, qui a toujours refusé d'appliquer le motu proprio Ecclesia Dei de Jean-Paul II, souligne lui-même la différence quand il récuse le précédent historique de la coexistence multi-rituelle, au prétexte que les rits sauvegardés par saint Pie V "n’étaient en fait que des variantes du rite romain", affirmation qui demanderait quelques nuances. Prenons un exemple connu de tous : le diocèse de Milan célèbre la messe différemment de Rome depuis des siècles ; il a fourni un saint Charles Borromée et des papes sans que quiconque s'en plaigne. Il y a donc matière à perplexité devant ces jugements. Dans la critique, une part d'idéologie et de volonté polémique ne peut être écartée.

 

Liberté Politique ._ Comment l’évêque d’Angoulême peut-il s'épouvanter d'un biritualisme qui rendrait l'exercice de la communion ecclésiale impossible ?

 

Le P. Gy op créditait le nouveau missel, dont il fut l'un des auteurs, d'avoir desserré l'uniformité du rit romain, en multipliant les possibilités et variantes pour les conférences épiscopales et les prêtres suivant les contextes sociaux, culturels, d'âge, etc. La diversité liturgique est aujourd'hui la norme partout dans le monde. Les "rétrogrades", pour citer une formule malencontreuse appliquée récemment aux conceptions liturgiques de J. Ratzinger, sont ceux qui s'en offusquent subitement. À Paris, on trouve la messe moderne en latin, la messe romaine traditionnelle, plusieurs messes selon plusieurs rits orientaux distincts et une quantité de messes modernes en langue vernaculaire, une par prêtre et par communauté ou presque. Aux normes déjà très lâches du missel romain, il faut bien sûr ajouter les innombrables innovations introduites à la fantaisie des célébrants et des équipes liturgiques locales.

 

Aux États-Unis, les grandes villes ont plus encore qu'en Europe des églises "nationales", pour les fidèles d'origine latino-américaine, chinoise, polonaise, italienne, roumaine, allemande... Si un évêque de 2006 est incapable d'être le lien de communion dans son diocèse à cause de prêtres et de groupes de fidèles attachés au missel de Jean XXIII, ce n'est pas la tradition liturgique de l'Église latine ni le pape qu'il doit incriminer mais, peut-être, un aggiornamento qu’il doit opérer dans l'exercice de son ministère d'unité.

 

Liberté Politique. _ Mgr Vingt-Trois pose la question avec sagacité : "Est-ce une communion de l'Église uniformisée et uniformisante ou qui fait droit à des différences de sensibilité, d'approche?"

 

La diversité, régulée et entre rits légitimes, unit la plus pure Tradition à notre modernité contemporaine. Si elle est harmonieusement mise en œuvre, elle n'autorise pas l'anarchie, redoutée à bon droit par l'évêque d'Angoulême comme contraire au catholicisme.

 

Par la distinction de deux formes du rit romain, astucieuse mais qui peut légitimement prêter à discussion [1], le pape Benoît XVI — pour autant que les fuites et annonces soient justes — ferait ainsi « droit à des différences de sensibilité, d'approche », pour reprendre les termes de l'archevêque de Paris.

 

Rien de vraiment neuf dans la longue histoire de l'Église latine, rien de révolutionnaire par rapport à ses prédécesseurs. Paul VI avait maintenu une possibilité, très réduite, de célébrer selon le missel de 1962 : il avait par exemple accordé au saint Padre Pio un indult pour ne pas introduire les nouveautés de 1964-1965. Jean-Paul II a accordé en 1984 un indult universel et exhorté les évêques en 1988, puis à nouveau en 1998, à le mettre en œuvre avec "générosité". Il avait réuni en 1986 une commission qui concluait, au témoignage du cardinal Stickler, que l'ancien missel n'avait jamais été aboli et que chaque prêtre de l'Église latine pouvait y recourir. Devant les oppositions, notamment celle du cardinal Hume, le Saint-Père avait renoncé à publier ces conclusions, ne leur donnant pas force de loi. Le projet de motu proprio de Benoît XVI parachèverait donc ce que Jean-Paul II avait largement entrepris.

 

Liberté Politique. _ Quelle appréciation portez-vous sur les différences de traitement entre 1988 (refus d'un schisme par une minorité à qui il faut trouver un statut) et 2006 (retour au bercail de quelques schismatiques eux-mêmes marginalisés et en conflit avec leur communauté) ?

 

Sur le plan de l'accueil des groupes de prêtres et religieux traditionalistes — intégristes si vous voulez mais le mot a sa part de "stigmatisation" et cela n'est guère de mode dans notre société — je vois plus de continuité que de différences. Pour ce que l'on en sait, mais ils n'ont été rendus publics que très partiellement, les statuts de l'Institut du Bon Pasteur créé en septembre n'apportent guère de nouveauté par rapport à ceux de la Fraternité Saint-Pierre.

 

Dans ce domaine, le véritable tournant était 2001-2002, quand Jean-Paul II créa l'administration apostolique personnelle St-Jean-Marie Vianney sur le territoire de Campos au Brésil. Sur le même diocèse coexistent depuis quatre ans, très pacifiquement, dans la pleine communion romaine, des paroisses avec la messe moderne en portugais et des paroisses avec la messe traditionnelle latine. On n'a pas entendu l'évêque résidentiel de Campos récriminer avec véhémence : point de "schisme", point de violences, Vatican II n'a pas été supprimé à Campos, la Conférence épiscopale brésilienne n'a pas explosé pour avoir accueilli un évêque traditionaliste. Ce qui est vrai au Brésil ne pourrait-il l'être ailleurs ?

 

Liberté Politique. _ Les évêques français ont-ils une réflexion commune à l’égard du monde traditionaliste, et une stratégie pour résoudre les difficultés ?

 

"Les évêques", c'est constituer un bloc un peu vite. Des catholiques, nombreux parmi ceux et celles qui sont engagés dans la vie de l'Église, ont longtemps ignoré le fait traditionaliste. Les dignes vieillards et bonnes vieilles, trop routiniers, allaient mourir doucement. Mais en parallèle avec ce qu'on a appelé la "génération Jean-Paul II" au sein de l'Église dite conciliaire, il y eut, il y a une génération traditionaliste, jeune et militante. La Tradition, même en l'identifiant par raccourci au XIXe-mi XXe, a produit du... neuf, y compris en France.

 

Dans sa thèse (Les Communautés nouvelles, Cerf, 2004), Olivier Landron a bien montré la grande difficulté des cadres de l'Église de France à comprendre les nouveaux mouvements, à les accueillir et à les reconnaître. Ce qui fut vrai, et reste parfois vrai, du Néo-catéchuménat, de l'Emmanuel, des Frères de Saint-Jean ou de la Communauté Saint-Martin l'est encore plus des groupes laïcs et instituts de prêtres traditionalistes.

 

Par contraste, l'Église flamboyante du "renouveau", de "l'esprit du Concile", celle après laquelle soupire certains évêques comme Mgr Noyer (évêque émérite d’Amiens, Ndlr) se meurt au vu et au su de tous ceux qui veulent regarder les bancs vides, les séminaires aux effectifs squelettiques, les finances des diocèses en diminution régulière, les "équipes animatrices" vieillissantes, les mouvements d'Action catholique qui inexorablement rejoignent les collections de la Galerie de l'évolution du Jardin des Plantes, parmi les espèces en voie d'extinction. Cette Église du "printemps" connaît son automne et bientôt son hiver en Europe de l'Ouest, de "réaménagement pastoral" en "restructuration paroissiale", elle recule mais toujours sur des lignes préparées à l'avance comme on dit en temps de défaite. Regardez les produits des années soixante, ces barres de béton que l'on dynamite… : la société occidentale a tourné la page. Dans l'Église, les évolutions sont identiques mais à un rythme propre, plus lent.

 

Dans cette débâcle, le dynamisme affiché des petits groupes traditionalistes, avec d'autres comme ceux cités précédemment, contribue à créer un catholicisme néo-intransigeant de diaspora. Ce dynamisme relatif est mal vécu par la structure ecclésiale française. D'autant plus mal qu'il est communicatif : dans les congrégations religieuses, les rares jeunes sœurs n'ont pas peur de l'habit ; à Strasbourg un jour d'ordinations, un prêtre à l'ancienne venu de la pastorale ouvrière des années 1960-1970, s'interrogeait avec l'humour qui ne quitte jamais les Alsaciens : "Mais le séminaire a brûlé ? ... c'est tout noir." Les jeunes prêtres étaient très majoritairement en tenue de clergyman et col romain, et l'habit, quoiqu'on dise, fait toujours un peu le moine.

 

Fermer les yeux sur ce dynamisme comme le fait l'Annuaire de l'Église de France ou le combattre ouvertement au nom d'un "Concile" bien éloigné des textes de Vatican II, chercher à le confiner dans une camisole de force canonique, ce qui semble avoir tenté l'assemblée d'avril dernier de la Conférence épiscopale, s'efforcer d'attirer dans le clergé diocésain (nouveau rit), le plus possible de jeunes prêtres que le rit romain traditionnel a éveillé à la vocation, telles sont les stratégies dominantes aujourd'hui.

 

On est loin de l'appel à la générosité de Jean-Paul II, vieux de dix-huitans déjà ; on est loin aussi des développements sur l'ecclésiologie de "communion" à laquelle se réfèrent toujours les plus farouches opposants à un plus libre recours au missel de Jean XXIII.

 

Relevons cependant que les retentissants communiqués épiscopaux ne disent pas tout : en 2005, Mgr Rey à Toulon érigeait la première paroisse personnelle dédiée au rit romain traditionnel et Mgr Doré, co-signataire d'un de ces communiqués, vient d'ériger à son tour une quasi-paroisse personnelle à Strasbourg, la seconde en Europe donc. A Bordeaux, le cardinal Ricard a notablement évolué par rapport à la politique de son prédécesseur : il a confié deux lieux de culte à deux instituts traditionnels, incardiné un prêtre qui célèbre selon les deux missels à Saint-Bruno et il négocie la convention relative à Saint-Éloi, confiée au Bon Pasteur. Une partie de l'épiscopat français, minoritaire encore, entre dans l'approche pragmatique adoptée, depuis longtemps, par la grande majorité des évêques outre-Atlantique.

 

Liberté Politique. _Quelle est la part de la mauvaise conscience ou de la blessure légitime dans cette sur-réaction dans l’Église de France ?

 

Oui, la "sur-réaction" est manifeste. Le tapage clérical fait autour de la reconnaissance de l'Institut du Bon Pasteur (cinq prêtres au départ, huit aujourd'hui) laisse songeur. Qu'arriverait-il demain si Rome et Mgr Fellay parvenaient à trouver une voie de réconciliation, avec plus de 460 prêtres de par le monde ? Quant aux blessures, dans cette affaire, traditionalistes et "conciliaires" peuvent être renvoyés dos à dos : chacun, jusqu'à ce jour, a porté des coups à l'autre, chacun peut alternativement tenir le rôle de Caïn et celui d'Abel.

 

Parmi les raisons qui contribuent au malaise, moins net dans des Églises plus vivantes comme celle des États-Unis ou d’Australie, il y a sans doute un effet lié à l'âge des élites cléricales et laïques françaises, effet aggravé par un renouvellement réduit. Ceux qui ont désappris leur jeunesse cléricale dans l'immédiat après-Concile ne peuvent accepter que des plus jeunes marchent dans les chemins qu'ils ont eux, péniblement ou joyeusement, quittés. Mgr Raffin en donne un indice : "Lorsque j'ai été ordonné prêtre selon l'ancien Pontifical, il m'en coûta beaucoup de devoir proférer le Canon de la messe secreto." Bien des prêtres de sa génération n'aimaient pas la liturgie qu'ils devaient célébrer. Comment comprendre que des jeunes, aujourd'hui, embrassent avec passion ce qui "coûtaient" tant à l'époque à leurs aînés ? En 1969, dans l'enquête organisée par l'épiscopat français, une énorme majorité de prêtres se prononçait pour une liberté totale de célébrer la liturgie : l'anti-rubricisme, l'indifférence aux rites, était absolue.

 

Paul VI, sans aucun succès (1965 Mysterium fidei), Jean-Paul II, avec plus de constance (2003 Ecclesia de Eucharistia), se sont efforcés de ramener dans le catholicisme ordinaire la doctrine liturgique pérenne. On se souvient que Mgr Le Gall, président du Comité épiscopal de liturgie, déclarait que l'instruction Redemptionis sacramentum en 2004 ne concernait pas notre pays : les "abus" avaient disparu. Pourquoi donc Rome a continuellement publié des instructions appelant les évêques à réprimer les abus liturgiques, dès 1980 sous le pontificat de Jean-Paul II jusqu'aux grands textes de 1997, 2003 et 2004 ? Tout historien sait que la fréquence des rappels à l'ordre, en quelque domaine, indique la persistance de comportements en rupture avec la norme prescrite.

 

Dans cette France idyllique, les sondages nous disent que près de 70% des catholiques ne croient pas à la Présence réelle, après quarante ans de liturgie en français, une liturgie qui aurait toutes les vertus pédagogiques. Selon Eamon Duffy, le fidèle anglais du début du XVIe siècle courait pour voir son Créateur lors de l'élévation du Saint-Sacrement, tombait à genoux les mains jointes en adoration : rien ne lui importait plus, parfois à plusieurs reprises quotidiennement. Le latin n'avait pas été un obstacle à sa compréhension profonde de ce qui est au cœur de la messe pour les catholiques et les chrétiens d'Orient. Ce que le plus humble des paysans du Moyen Âge pouvait comprendre, la majorité très éduquée de nos contemporains n'y parvient pas. Il n'y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

 

Liberté Politique. _L'épiscopat français est-il prêt à exercer pleinement le droit d'inventaire des choix pastoraux d'après Vatican II ?

 

Une partie de ce travail a été effectué. On relit avec effarement les textes du début des années 1970 ; le ministère de prêtre-ouvrier était l'avenir, il est aujourd'hui surtout affaire d'historiens et d'historiennes. Le discours du pape sur la (compréhension du Concile) de décembre 2005 appelle à faire ce travail d'inventaire d'une façon plus poussée, à discerner parmi cet héritage les éléments qui restent utiles pour notre temps, qui est bien loin de l'optimisme occidental triomphant dans lequel Vatican II a baigné.

 

Liberté Politique. _ Les résistances françaises semblent frappées au coin d’un certain gallicanisme. Le traditionalisme ne répond-il pas à une crise universelle ?

 

Je pense que personne n'est mieux au fait des réticences et résistances françaises que Benoît XVI sur ces questions qu'il a suivies personnellement depuis 1988. Rappelons que l'incompréhension de l'épiscopat français des années 1970 a pesé lourdement dans la démarche schismatique de Mgr Lefebvre, d'autant plus lourdement que ce refus de comprendre fut relayé et aggravé par les cardinaux Garrone et Villot auprès de Paul VI. Ce n'est pas un cardinal Thiandoum qui aurait poussé son ancien archevêque hors de la communion : le cardinal Arinze a sûrement gardé le souvenir de cet illustre cardinal africain comme lui, très actif à Vatican II. Le traditionalisme et la question liturgique — celles qui portent sur d'autres problèmes aussi — ne sont pas une chasse gardée française. C'est une idée assez répandue chez nous, parfaitement erronée. Le traditionalisme est au moins autant nord-américain que français.

 

L'homologue américain de Mgr Pontier, le cardinal George, archevêque de Chicago, vice-président de la Conférence épiscopale, a déclaré il y a plusieurs années déjà que le rit traditionnel était pleinement légitime : il y a dans son diocèse une paroisse bi-rituelle et une autre confiée à l'Institut du Christ-Roi. Dans plusieurs diocèses, des paroisses personnelles et quasi-paroisses ont été érigées par les évêques ainsi qu'au Canada ; la Fraternité Saint-Pierre a dû bâtir un nouveau et vaste séminaire à Denton (en 2000) pour faire face à la demande.

 

Très lentement, le rit romain traditionnel retrouve, ça et là, droit de cité parmi les peuples en Afrique, Asie, Océanie, Amérique latine, qui peuvent le revendiquer autant que les Français comme leur patrimoine liturgique.

 

Léon XIII connaissait les réticences françaises mais il demanda quand même le ralliement à la République. Pie XI connaissait les élans pour l'Action française mais il engagea néanmoins l'Église de France à s'en séparer. Mais il est encore trop tôt pour écrire le "Pourquoi Rome a parlé" de 2006.

 

 

 

*Luc Perrin est historien, enseigne à l’université Marc-Bloch de Strasbourg. A publié L’Affaire Lefebvre, Cerf, 1989 ; Paris à l’heure de Vatican II, Ed. De l’Atelier, 1997.

 

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[1] Le missel de 1962 deviendrait la forme extraordinaire du rit romain, dont le missel de 2002 serait la forme ordinaire. À cet égard, comme le souligne Mgr Robert Le Gall : "Les rumeurs que nous connaissons sont beaucoup moins importantes que les conditions d’application qui accompagneraient une telle mesure" (cité par La Croix, 26 oct. 2006). Des conditions trop restrictives la rendraient plutôt symbolique, sans répondre aux attentes des fidèles concernés.

 

 

La messe « tridentine » en plein coeur de Rome pendant 3 jours

 

 

Le CIEL en colloque dans la Ville éternelle

« Au cœur de la liturgie romaine »

Le colloque de quatre jours du Centre international d’études liturgiques (le CIEL, bien nommé !) qui s’est tenu à Rome du 9 au 12 novembre revêt une importance qui dépasse le cadre de son succès ponctuel. Cent cinquante congressistes,

des intervenants de plusieurs continents, un programme dense et savant, mais toujours centré sur le sacré, cela n’est certes pas rien. Et l’on peut prévoir, et même souhaiter, que ce succès ira grandissant au fil des futurs colloques annuels de l’association qui se tiendront aussi, si Dieu veut, au cœur de la chrétienté. Mais ce qui aura le plus frappé, en ces temps où l’on parle tant de la « réforme de la réforme » que Benoît XVI promeut sur le plan spirituel,

intellectuel et concret (« à petits pas très décidés », selon l’expression de l’abbé de Tanoüarn), c’est l’intérêt suscité

par une association de jeunes laïcs au service de la liturgie traditionnelle. L’aventure commença il y a une douzaine d’années autour de Loïc Mérian. Son initiative se révèle aujourd’hui fructueuse aussi bien pour les laïcs que

pour les prêtres, au service de l’Eglise tout entière. Alors que « l’aumônerie » de ces quatre jours était assurée avec le soutien de l’Institut du Christ-Roi Souverain Prêtre, alors que les messes quotidiennes dans le cadre du colloque

étaient « de saint Pie V », on notait la présence intéressée et amicale de plusieurs clercs, même français, habitués à

la messe de Paul VI (certes célébrée selon les rubriques, ce qui est fort rare).

Et, retenu loin de Rome, le cardinal Arinze, préfet de la Congrégation pour la divine liturgie, avait dépêché au colloque

le Secrétaire de celle-ci, Mgr Malcolm Ranjith, dont la bienveillance vis-à-vis du rite traditionnel est notoire.

 

Aucun des prélats romains que nous avons contactés pour une interview au sujet de la liturgie traditionnelle n’a voulu nous répondre, bien que nous n’ayons même pas évoqué la question d’un motu proprio dont ont attribue l’intention au Saint-Père. Il est vrai que sur ce texte ou ce projet aucune information précise ou vérifiable n’a filtré, que ce soit par rapport à son contenu ou à une possible date de publication. « The topic is too hot », nous réponditon dans un dicastère : « Le sujet est trop chaud. » Assurément le silence observé à Rome ne peut pas nuire à l’issue que nous espérons : il recouvre en tout cas le bruissement d’une rumeur qui reste… une rumeur. Mais c’est dans les faits – comme l’accueil réservé au colloque du CIEL – que l’on constatait à Rome une avancée réelle de la liturgie traditionnelle, que ce soit dans les célébrations selon le missel de 1962 ou dans l’insistance de ceux qui n’en sont pas (encore ?) tout à fait proches à dire la nécessité d’une célébration aussi traditionnelle que possible du rite de Paul VI, en latin, tourné vers Dieu, vers l’Orient. On pourrait remarquer que les interventions ne tournaient pas autour du thème des critiques que l’on peut adresser au nouvel ordo. Ce choix, ou en tout cas cette constante, n’a pas empêché une lucidité et une franchise réelles, intéressantes en l’occurrence en ce qu’elles emportaient une large adhésion de la part de personnalités qui ne passent pas pour « traditionalistes ». Parmi les nombreuses conférences, dont les textes seront diffusés tout au long de l’année qui vient par le CIEL, on notait ainsi une interprétation traditionnelle de la « participation » des fidèles à la Messe par Dom Marc Aillet, vicaire général du diocèse de Toulon-Fréjus (qui vient de s’engager avec courage dans la dénonciation des abus du Téléthon). Le Père Michel Gitton, fils spirituel de Mgr Charles à Montmartre, évoqua le rôle de la liturgie canoniale, particulièrement dans les cathédrales autour des évêques : une liturgie traditionnelle des heures qui marque ou devrait marquer l’appropriation de lieux de culte pleinement occupés par la louange de Dieu. D’une grande érudition historique, sa conférence montra comment en des temps de vraie chrétienté l’importance de la prière prescrite par l’Eglise était perçue par tous les catholiques. Evêque émérite de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, Mgr Basil Meeking devait décrire son « sentiment d’accablement » à la vue des Messes dominicales célébrées dans le diocèse dont il venait de prendre possession en 1987. « Lorsque, dans les années 1990, on apprit la prochaine publication d’une troisième editio typica du Missale Romanum, j’ai écrit à la Congrégation pour le Culte divin pour lui demander si l’on ne pourrait pas inclure, dans le nouveau Missel, l’Ordinaire de la Messe du Missel de 1962, même s’il n’était pas prévu de lever les dispositions restreignant son usage. Je savais bien que cette idée n’était peut-être pas très facile à réaliser ; mais je voulais tenter un geste, un peu désespéré, pour inciter le Saint-Siège à faire comprendre que la liturgie du rite romain s’enracine dans la tradition liturgique, que la Constitution sur la Sainte Liturgie de Vatican II – Sacrosanctum Concilium - ne visait pas à une rupture dans la foi ni dans le culte, malgré l’apparence qu’en donnait la messe du dimanche dans tant de nos églises paroissiales, mais que ce concile avait prescrit un renouveau en continuité avec la tradition transmise. (…) Si j’ai présenté cette requête, c’est que je suis convaincu que le texte de la Messe traditionnelle fournit une référence transcendante qui est essentielle à toute inculturation saine de la liturgie de l’Eglise catholique, où que ce soit et à quelque époque que ce soit. » Deux autres clercs de langue anglaise (mais s’exprimant en français), devaient tour à tour réaffirmer toute la profondeur et la réalité du Saint Sacrifice. D’un particulier intérêt, l’intervention du Père John Saward, Oratorien professeur à Oxford, venu redire l’inépuisable richesse de la Messe traditionnelle à travers l’image de saint Philippe Néri et les commentaires de saint Thomas d’Aquin. Humble requête d’une fidèle ordinaire : pourquoi ne nous apprend-on pas, au catéchisme puis en instruction religieuse, toutes ces merveilles ? Chaque geste, chaque mouvement, chaque attitude a une dimension sacrée et un sens symbolique qui nous échappent largement : c’est pourtant notre trésor commun.

 

Autre intervenant passionnant : le Père Jonathan Robinson, auteur d’un récent livre aux Etats-Unis dont on apprend avec bonheur la prochaine traduction en français : The Mass and Modernity, walking to God backwards est une minutieuse réflexion sur une sorte d’alignement de la nouvelle liturgie sur les idées philosophiques postmodernes.

 

Sans les citer largement il faut encore évoquer les interventions du Pr Luc Perrin, historien passionnant ; du Père

Luc-Thomas Somme (dominicain, forcément) et son indiscutable présentation du culte et de la religion selon

saint Thomas ; du Pr Olivier Henri- Rousseau, sur « Attention et liturgie », et encore du Père Johannes Nebel, sur

les origines et les réalités d’erreurs de perspective modernistes sur la Messe. On a bien l’impression de quelque

chose de changé, d’une ouverture à la réflexion : dans la logique du discours de Benoît XVI du 22 décembre à la

Curie. Avant la conférence de clôture de Mgr Schmitz, conseiller scientifique du CIEL, le témoignage émouvant de la

princesse Alessandra Borghese sur l’importance de la liturgie dans sa conversion devait en quelque sorte « incarner » les passionnantes analyses de ces divers spécialistes.

 

Une mention spéciale pour les diverses messes – basses ou solennelles – célébrées au commencement de chacune de nos journées. Et tout particulièrement pour la messe célébrée à Saint-Pierre par Son Excellence Mgr N’Koué, évêque de Natitingou, au Bénin, sur le tombeau de saint Jean Chrysostome.

 

Dernière étape avant de quitter ce cœur de la chrétienté, l’Angelus sur la place Saint-Pierre. En latin, bien sûr…

Jeanne Smits

& Olivier Figueras