Les Nouvelles
de
Chrétienté


n° 73

 

 

Discours de Benoît XVI à la Curie romaine

 

Le vendredi 22 décembre, le pape a prononcé en présence des cardinaux et des membres de la Famille pontificale et de la Curie romaine qu’il a reçus dans la salle Clémentine du Palais apostolique pour leur présenter ses vœux de Noël, un longue discours.

Nous le publions in extenso

Le pape dresse un bilan de l’année 2006  

* * *


Messieurs les Cardinaux,
Vénérés frères dans l'épiscopat et dans le sacerdoce,
Chers frères et sœurs!

C'est avec une grande joie que je vous rencontre aujourd'hui et que j'adresse à chacun de vous mon salut cordial. Je vous remercie de votre présence à ce rendez-vous traditionnel, qui a lieu à l'approche du Saint Noël. Je remercie en particulier le cardinal Angelo Sodano des paroles avec lesquelles il s'est fait l'interprète des sentiments de toutes les personnes présentes, en s'inspirant du thème central de l'Encyclique Deus caritas est. En cette circonstance significative, je désire lui renouveler l'expression de ma gratitude pour le service que, pendant tant d'années, il a rendu au pape et au Saint-Siège, en particulier en qualité de secrétaire d'Etat, et je demande au Seigneur de le récompenser pour le bien qu'il a accompli avec sa sagesse et son zèle pour la mission de l'Eglise. Dans le même temps, je suis heureux de renouveler mes vœux particuliers au cardinal Tarcisio Bertone pour la nouvelle tâche que je lui ai confiée. J’étends volontiers ces sentiments à ceux qui, au cours de cette année, sont entrés au service de la Curie romaine ou du Gouvernorat, alors que nous rappelons avec affection et gratitude ceux que le Seigneur a rappelé à lui de cette vie.

L'année qui touche à son terme – comme vous l’avez dit, Eminence – reste marquée dans notre mémoire par la profonde empreinte des horreurs de la guerre qui s'est déroulée près de la Terre Sainte, ainsi que, en général, du danger d'un affrontement entre cultures et religions — un danger qui pèse encore de manière menaçante sur notre période historique. Le problème des chemins vers la paix est ainsi devenu un défi de première importance pour tous ceux qui ont le souci de l'homme. Cela vaut en particulier pour l'Eglise dont les débuts ont été accompagnés par une promesse signifiant à la fois une responsabilité et un devoir : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix aux hommes objets de sa complaisance » (Lc 2, 14).

Ce salut de l'ange aux pasteurs au cours de la nuit de la naissance de Jésus à Bethléem révèle un lien indissoluble entre la relation des hommes avec Dieu et leur relation réciproque. On ne peut trouver la paix sur la terre sans la réconciliation avec Dieu, sans l'harmonie entre le ciel et la terre. Cette corrélation entre le thème de « Dieu » et le thème de la « paix » a été l'aspect déterminant des quatre voyages apostoliques de cette année: c'est à ces derniers que je voudrais revenir en mémoire maintenant. Il y a tout d'abord eu la visite pastorale en Pologne, le pays natal de notre bien-aimé pape Jean-Paul II. Le voyage dans sa patrie a représenté pour moi un profond devoir de gratitude pour tout ce que, au cours du quart de siècle de son service, il m'a donné, à moi personnellement mais surtout à l'Eglise et au monde. Son don le plus grand pour nous tous a été sa foi inébranlable et le caractère radical de son dévouement. « Totus tuus » était sa devise : dans celle-ci se reflétait tout son être. Oui, il s'est donné sans réserve à Dieu, au Christ, à la Mère du Christ, à l'Eglise : au service du Rédempteur et à la rédemption de l'homme. Il n’a rien conservé, il s'est laissé consumer jusqu'au bout par la flamme de la foi. Il nous a ainsi montré comment, en tant qu'hommes de notre temps, on peut croire en Dieu, dans le Dieu vivant qui s'est fait proche de nous dans le Christ. Il nous a montré qu'un dévouement définitif et radical de toute sa vie est possible et que, précisément lorsqu’on se donne, la vie devient grande, vaste et féconde. En Pologne, partout où je me suis rendu, j'ai trouvé la joie de la foi. « La joie de Yahvé est votre forteresse » — on a pu faire dans ce pays l'expérience, comme une réalité, de cette parole que, face à la misère du nouveau début, le scribe Esdras adresse au peuple d'Israël à peine revenu de l'exil (Ne 8, 10). J’ai été profondément frappé par la grande cordialité avec laquelle j'ai été partout accueilli. Les gens ont vu en moi le Successeur de Pierre à qui est confié le ministère pastoral de toute l'Eglise. Ils voyaient celui à qui, malgré toute la faiblesse humaine, s'adresse, aujourd'hui comme alors, la parole du Seigneur ressuscité : « Pais mes brebis » (cf. Jn 21, 15-19) ; ils voyaient le Successeur de celui à qui Jésus dit, aux environs de Césarée : « Tu est Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise » (Mt 16, 18). Pierre, en soi, n'était pas un roc, mais un homme faible et inconstant. C'est pourtant précisément de lui que le Seigneur voulut faire la pierre et démontrer que, à travers un homme faible, Il soutient lui-même solidement son Eglise et la conserve dans l'unité. Ainsi, la visite en Pologne a été pour moi, au sens le plus profond, une fête de la catholicité. Le Christ est notre paix qui réunit ceux qui sont séparés : au-delà de toutes les différences des époques historiques et des cultures, Il est la réconciliation. A travers le ministère pétrinien, nous faisons l'expérience de cette force unifiante de la foi qui, à partir des nombreux peuples édifie toujours à nouveau l'unique peuple de Dieu. C'est avec joie que nous avons réellement fait l'expérience que, provenant de nombreux peuples, nous formons l'unique peuple de Dieu, sa sainte Eglise. C'est pourquoi le ministère pétrinien peut être le signe visible qui garantit cette unité et qui forme une unité concrète. Je voudrais remercier encore une fois de manière explicite et de tout cœur l'Eglise qui est en Pologne de cette expérience touchante de la catholicité.

La visite à Auschwitz-Birkenau, sur le lieu de la barbarie la plus cruelle — de la tentative d'effacer le peuple d'Israël, de rendre ainsi vaine l'élection faite par Dieu, de bannir Dieu lui-même de l'histoire, ne pouvait pas manquer dans mes déplacements en Pologne. Ce fut pour moi un motif de grand réconfort de voir à ce moment-là un arc-en-ciel apparaître dans le ciel, alors que devant l'horreur de ce lieu, dans l'attitude de Job, j'invoquais Dieu, ébranlé par la frayeur de son absence apparente et, dans le même temps, soutenu par la certitude que, malgré son silence, il ne cesse d'être et de demeurer avec nous. L'arc-en-ciel a été comme une réponse : oui, je suis là, et les paroles de la promesse, de l'Alliance, que j'ai prononcées après le déluge, sont valables aujourd'hui également (cf. Gn 9, 12-17).

Le voyage en Espagne — à Valence — s'est entièrement déroulé à l'enseigne du thème du mariage et de la famille. Il a été beau d'écouter, devant l'assemblée de personnes de tous les continents, le témoignage d'époux qui — bénis par de nombreux enfants — se sont présentés devant nous et ont parlé de leurs chemins respectifs dans le sacrement du mariage et au sein de leurs familles nombreuses. Ils n'ont pas caché le fait d'avoir également vécu des jours difficiles, d'avoir dû traverser des périodes de crise. Mais c'est précisément dans la difficulté de devoir se supporter réciproquement jour après jour, précisément en s'acceptant toujours à nouveau dans le creuset des difficultés quotidiennes, en vivant et en souffrant jusqu'au bout le oui initial — justement sur ce chemin où l'on « se perd soi-même » de manière évangélique, qu'ils avaient mûri, qu'ils s'étaient eux-mêmes trouvés et qu'ils étaient devenus heureux. Le oui qu'ils s'étaient donnés réciproquement, dans la patience du chemin et dans la force du sacrement avec lequel le Christ les avait liés ensemble, était devenu un grand oui face à eux-mêmes, aux enfants, au Dieu Créateur et au Rédempteur Jésus Christ. Ainsi, du témoignage de ces familles, nous arrivait une vague de joie, non pas une allégresse superficielle et pauvre qui se dissipe rapidement, mais une joie mûrie également dans la souffrance, une joie qui va au plus profond et qui rachète vraiment l'homme. Devant ces familles et leurs enfants, devant ces familles dans lesquelles les générations se serrent la main et où l'avenir est présent, le problème de l'Europe, qui en apparence ne désire plus avoir d'enfants, est entré profondément en mon âme. Pour un étranger, cette Europe semble lasse, elle semble même vouloir prendre congé de l'histoire. Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Telle est la grande question. Les réponses sont sûrement très complexes. Avant de chercher ces réponses notre devoir est d'adresser un remerciement aux nombreux époux qui aujourd'hui aussi, en Europe, disent oui à l'enfant et acceptent les difficultés que cela comporte : les problèmes sociaux et financiers, ainsi que les préoccupations et les fatigues jour après jour ; le dévouement nécessaire pour ouvrir aux enfants le chemin vers l'avenir. En mentionnant ces difficultés, apparaissent peut-être également de manière claire les raisons pour lesquelles le risque d'avoir des enfants apparaît trop grand pour un grand nombre de personnes. L'enfant a besoin d'une attention pleine d’amour. Cela signifie : nous devons lui donner un peu de notre temps, du temps de notre vie. Mais cette « matière première » essentielle de la vie — le temps — semble précisément manquer toujours davantage. Le temps que nous avons à disposition suffit à peine pour notre propre vie ; comment pourrions-nous le céder, le donner à quelqu'un d'autre ? Avoir du temps et donner du temps — cela représente pour nous une manière très concrète d’apprendre à se donner soi-même, à se perdre pour se trouver. A ce problème s'ajoute le calcul difficile : de quelles normes sommes-nous débiteurs à l’égard de l’enfant pour qu'il suive le juste chemin et, en faisant cela, comment devons-nous, en faisant cela, respecter sa liberté ? Le problème est devenu particulièrement difficile également parce que nous ne sommes plus sûrs des normes à transmettre ; parce que nous ne savons plus quel est le juste usage de la liberté, quelle est la juste façon de vivre, ce qui constitue moralement un devoir et ce qui est en revanche inadmissible. L'esprit moderne a perdu l'orientation, et ce manque d'orientation nous empêche d'être pour les autres des indicateurs du juste chemin. La problématique va même encore plus loin. L'homme d'aujourd’hui est incertain à propos de l'avenir. Est-il admissible d'envoyer quelqu'un dans cet avenir incertain ? En définitive, est-ce une bonne chose d'être un homme ? Cette profonde insécurité sur l'homme lui-même — à côté de la volonté de posséder toute la vie pour soi — est peut être la raison la plus profonde pour laquelle le risque d'avoir un enfant apparaît à de nombreuses personnes comme un risque qui n'est pratiquement plus envisageable. De fait, nous ne pouvons transmettre la vie de manière responsable que si nous sommes en mesure de transmettre quelque chose de plus que la simple vie biologique, c'est-à-dire un sens qui tienne également dans les crises de l'histoire à venir et une certitude dans l'espérance qui soit plus forte que les nuages qui assombrissent l'avenir. Si nous ne réapprenons pas les fondements de la vie — si nous ne découvrons pas de manière nouvelle la certitude de la foi – nous aurons également toujours plus de mal à confier aux autres le don de la vie et la tâche d'un avenir inconnu. Le problème des décisions définitives est, enfin, lié à cela : l'homme peut-il se lier pour toujours ? Peut-il dire un oui pour toute la vie ? Oui, il le peut. Il a été créé pour cela. C'est précisément ainsi que se réalise la liberté de l'homme et ainsi que se crée aussi le domaine sacré du mariage qui s'élargit en devenant une famille et qui construit l'avenir.


A ce point, je ne peux pas taire mon inquiétude au sujet des lois sur les unions de fait. Beaucoup de ces couples ont choisi cette voie car, — au moins pour le moment — ils ne se sentent pas en mesure d'accepter la coexistence juridiquement organisée et contraignante du mariage. Ils préfèrent ainsi rester dans un simple état de fait. Lorsque de nouvelles formes juridiques qui relativisent le mariage sont créées, la renonciation au lien définitif obtient, pour ainsi dire, également un sceau juridique. Dans ce cas, se décider, pour ceux qui ont déjà du mal, devient encore plus difficile. S'ajoute ensuite, pour l'autre forme de couples, la relativisation de la différence des sexes. Ainsi, que ce soit un homme et une femme qui se mettent ensemble, ou deux personnes du même sexe revient au même. Ceci est une confirmation tacite des théories funestes qui ôtent toute importance à l'aspect masculin ou féminin de la personne humaine, comme s'il s'agissait d'un fait purement biologique : des théories selon lesquelles l'homme — c'est-à-dire son intellect et sa volonté — déciderait de manière autonome de ce qu'il est ou n'est pas. Il y a là une dépréciation de l'aspect corporel, qui a pour conséquence que l'homme, en voulant s'émanciper de son corps — de la « sphère biologique » — finit par se détruire lui-même. Si l'on nous dit que l'Eglise ne devrait pas s'ingérer dans ces affaires, alors nous ne pouvons que répondre : l'homme ne nous intéresse-t-il pas ? Les croyants, en vertu de la grande culture de leur foi, n'ont-ils pas le droit de se prononcer sur tout cela ? N'est-ce pas plutôt leur — nôtre — devoir d'élever la voix pour défendre l'homme, cette créature qui, précisément dans l'unité inséparable de son corps et de son âme, est l'image de Dieu ? Le voyage à Valence est devenu pour moi un voyage à la recherche de ce que signifie être un homme.

Nous poursuivons en esprit vers la Bavière, Munich, Altötting, Ratisbonne, Freising. Là j'ai pu vivre des journées d'une beauté inoubliable de rencontre avec la foi et avec les fidèles de mon pays. Le grand thème de mon voyage en Allemagne était Dieu. L'Eglise doit parler de tant de choses : de toutes les questions liées à l’être humain, sa propre structure et sa propre organisation. Mais son véritable thème et — sous certains aspects — unique est « Dieu ». Et le grand problème de l'Occident est l'oubli de Dieu : c'est un oubli qui se diffuse. En définitive, je suis convaincu que tous les problèmes particuliers sont liés à cette question. C'est pourquoi, au cours de ce voyage mon intention principale était de bien mettre en lumière le thème « Dieu », me rappelant du fait que dans certaines parties de l'Allemagne vit une majorité de personnes qui ne sont pas baptisées, pour lesquelles le christianisme et le Dieu de la foi semblent appartenir au passé. En parlant de Dieu, nous abordons aussi précisément le thème qui, dans la prédication terrestre de Jésus, constituait son intérêt central. Le thème de cette prédication est le règne de Dieu, le « Royaume de Dieu ». Ceci n’exprime pas quelque chose qui adviendra un jour, dans un avenir indéterminé. Ceci n’indique pas non plus le monde meilleur que nous cherchons à créer petit à petit, avec nos propres forces. Dans le terme « Règne de Dieu » la parole « Dieu » est un génitif subjectif. Ce qui signifie que Dieu n'est pas un ajout au « Royaume » que l'on pourrait peut-être même laisser de côté. Dieu est le sujet. Royaume de Dieu signifie en réalité : Dieu règne. Il est lui-même présent et il est déterminant pour les hommes dans le monde. Il est le sujet, et là où ce sujet manque il ne reste rien du message de Jésus. C'est pourquoi Jésus nous dit : le Royaume de Dieu ne vient pas de façon à ce que l'on puisse, pour ainsi dire, se mettre sur le côté de la route et observer son arrivée. « Il est parmi vous ! » (Lc 17, 20sq). Il se développe là où est accomplie la volonté divine. Il est présent là où se trouvent des personnes qui s'ouvrent à son arrivée et laissent ainsi entrer Dieu dans le monde. C'est pourquoi Jésus est le Royaume de Dieu en personne : l'homme à travers lequel Dieu est parmi nous et à travers lequel nous pouvons toucher Dieu, nous approcher de Dieu. Là où cela se produit, le monde se sauve.

Au thème de Dieu étaient et sont liés deux thèmes qui ont marqué les journées de la visite en Bavière : le thème du sacerdoce et celui du dialogue. Paul appelle Timothée — et à travers lui l'évêque et, en général le prêtre — « homme de Dieu » (1 Tm 6, 11). Tel est le devoir central du prêtre : apporter Dieu aux hommes. Certes, il ne peut le faire que si lui-même vient de Dieu, s'il vit avec et de Dieu. Cela est exprimé de façon merveilleuse dans un verset d'un Psaume sacerdotal que nous — l'ancienne génération — avons prononcé au cours de l'admission à l'état clérical : « Yahvé, ma part d'héritage et ma coupe, c'est toi qui garantis mon lot » (Ps 16 [15], 5). L'orant-prêtre de ce Psaume interprète son existence à partir de la forme de la distribution du territoire établie dans le Deutéronome (cf. 10, 9). Après la prise de possession de la Terre, chaque tribu obtient par tirage au sort sa portion de la Terre sainte et prend ainsi part au don promis par le chef de lignée Abraham. Seule la tribu de Lévi ne reçoit aucun terrain : sa terre est Dieu lui-même. Cette affirmation avait certainement une signification tout à fait pratique. Les prêtres ne vivaient pas, comme les autres tribus, de la culture de la terre, mais des offrandes. L'affirmation va cependant plus loin. Le véritable fondement de la vie du prêtre, le sol de son existence, la terre de sa vie est Dieu lui-même. Dans cette interprétation de l'Ancien Testament sur l'existence sacerdotale — une interprétation qui apparaît à plusieurs reprises également dans le Psaume 118 [119] — l’Eglise a vu, à juste titre, l'explication de ce que signifie la mission sacerdotale dans la sequela des Apôtres, dans la communion avec Jésus lui-même. Le prêtre peut et doit dire aujourd'hui également avec le Lévite : « Dominus pars hereditatis meae et calicis mei ». Dieu lui-même est ma part de terre, le fondement extérieur et intérieur de mon existence. Ce théocentrisme de l'existence sacerdotale est nécessaire précisément dans notre monde totalement fonctionnel, dans lequel tout est basé sur des prestations qui peuvent être calculées et vérifiées. Le prêtre doit véritablement connaître Dieu de l'intérieur et l’apporter ainsi aux hommes : tel est le service prioritaire dont l'humanité a aujourd'hui besoin. Si, dans une vie sacerdotale, on perd l’aspect central de Dieu, le zèle de l'action disparaît peu à peu. Dans l'excès des choses extérieures, il manque le centre qui donne un sens à tout et le reconduit à l'unité. Il y manque le fondement de la vie, la « terre » sur laquelle tout cela peut demeurer et prospérer.

Au thème de Dieu étaient et sont liés deux thèmes qui ont marqué les journées de la visite en Bavière : le thème du sacerdoce et celui du dialogue. Paul appelle Timothée — et à travers lui l'évêque et, en général le prêtre — « homme de Dieu » (1 Tm 6, 11). Tel est le devoir central du prêtre : apporter Dieu aux hommes. Certes, il ne peut le faire que si lui-même vient de Dieu, s'il vit avec et de Dieu. Cela est exprimé de façon merveilleuse dans un verset d'un Psaume sacerdotal que nous — l'ancienne génération — avons prononcé au cours de l'admission à l'état clérical : « Yahvé, ma part d'héritage et ma coupe, c'est toi qui garantis mon lot » (Ps 16 [15], 5). L'orant-prêtre de ce Psaume interprète son existence à partir de la forme de la distribution du territoire établie dans le Deutéronome (cf. 10, 9). Après la prise de possession de la Terre, chaque tribu obtient par tirage au sort sa portion de la Terre sainte et prend ainsi part au don promis par le chef de lignée Abraham. Seule la tribu de Lévi ne reçoit aucun terrain : sa terre est Dieu lui-même. Cette affirmation avait certainement une signification tout à fait pratique. Les prêtres ne vivaient pas, comme les autres tribus, de la culture de la terre, mais des offrandes. L'affirmation va cependant plus loin. Le véritable fondement de la vie du prêtre, le sol de son existence, la terre de sa vie est Dieu lui-même. Dans cette interprétation de l'Ancien Testament sur l'existence sacerdotale — une interprétation qui apparaît à plusieurs reprises également dans le Psaume 118 [119] — l’Eglise a vu, à juste titre, l'explication de ce que signifie la mission sacerdotale dans la sequela des Apôtres, dans la communion avec Jésus lui-même. Le prêtre peut et doit dire aujourd'hui également avec le Lévite : « Dominus pars hereditatis meae et calicis mei ». Dieu lui-même est ma part de terre, le fondement extérieur et intérieur de mon existence. Ce théocentrisme de l'existence sacerdotale est nécessaire précisément dans notre monde totalement fonctionnel, dans lequel tout est basé sur des prestations qui peuvent être calculées et vérifiées. Le prêtre doit véritablement connaître Dieu de l'intérieur et l’apporter ainsi aux hommes : tel est le service prioritaire dont l'humanité a aujourd'hui besoin. Si, dans une vie sacerdotale, on perd l’aspect central de Dieu, le zèle de l'action disparaît peu à peu. Dans l'excès des choses extérieures, il manque le centre qui donne un sens à tout et le reconduit à l'unité. Il y manque le fondement de la vie, la «terre» sur laquelle tout cela peut demeurer et prospérer.

Le célibat, qui vaut pour les évêques dans toute l'Eglise orientale et occidentale, et, selon une tradition qui remonte à une époque proche de celle des Apôtres, pour les prêtres en général dans l'Eglise latine, ne peut être compris et vécu en définitive qu’à partir de ce fondement. Les raisons uniquement pragmatiques, la référence à la plus grand disponibilité ne suffisent pas : cette plus grande disponibilité de temps pourrait facilement devenir également une forme d'égoïsme, qui s'épargne les sacrifices et les difficultés découlant de l'exigence de s'accepter et de se supporter réciproquement contenue dans le mariage; elle pourrait ainsi conduire à un appauvrissement spirituel ou à une dureté de cœur. Le véritable fondement du célibat ne peut être contenu que dans la phrase : Dominus pars — Tu es ma terre. Il ne peut être que théocentrique. Il ne peut signifier être privés d'amour, mais il doit signifier se laisser gagner par la passion pour Dieu, et apprendre ensuite, grâce à une présence plus intime à ses côtés, à servir également les hommes. Le célibat doit être un témoignage de foi : la foi en Dieu devient concrète dans la forme de vie qui a un sens uniquement à partir de Dieu. Placer sa vie en Lui, en renonçant au mariage et à la famille signifie que j'accueille et que je fais l'expérience de Dieu comme réalité et que je peux donc l'apporter aux hommes. Notre monde devenu totalement positiviste, dans lequel Dieu entre en jeu tout au plus comme une hypothèse, mais non comme une réalité concrète, a besoin de s'appuyer sur Dieu de la façon la plus concrète et radicale possible. Il a besoin du témoignage de Dieu qui réside dans la décision d'accueillir Dieu comme terre sur laquelle se fonde notre existence. C'est pourquoi notre célibat est si important aujourd'hui, dans notre monde actuel, même si son application à notre époque est constamment menacée et remise en question. Une préparation attentive est nécessaire au cours du chemin vers cet objectif ; de même qu'un accompagnement permanent de la part de l'évêque, d'amis prêtres et de laïcs, qui soutiennent ensemble ce témoignage sacerdotal. Il faut une prière qui invoque sans cesse Dieu comme le Dieu vivant et qui s'appuie sur Lui dans les moments de confusion comme dans les moments de joie. De cette façon, contrairement à la tendance culturelle qui cherche à nous convaincre que nous ne sommes pas capables de prendre de telles décisions, ce témoignage peut être vécu et ainsi, dans notre monde, il peut remettre en jeu Dieu comme réalité.

L'autre grand thème lié à celui de Dieu est le thème du dialogue. Le cercle intérieur du dialogue complexe qui est aujourd'hui nécessaire, l'engagement de tous les chrétiens pour l'unité, est apparu de façon évidente au cours des Vêpres œcuméniques dans la Cathédrale de Ratisbonne, où, outre les frères et sœurs de l'Eglise catholique, j'ai pu rencontrer de nombreux amis orthodoxes, et chrétiens évangéliques. Dans la récitation des Psaumes et dans l'écoute de la Parole de Dieu, nous étions tous réunis, et il est significatif que cette unité nous ait été donnée. La rencontre avec l'Université était consacrée — comme il se doit — au dialogue entre foi et raison. A l'occasion de ma rencontre avec le philosophe Jürgen Habermas, il y a quelques années, à Munich, ce dernier avait dit que nous aurions besoin de penseurs capables de traduire les convictions codées de la foi chrétienne dans le langage du monde sécularisé pour les rendre ainsi à nouveau efficaces. En effet, il devient toujours plus évident que le monde a un besoin urgent du dialogue entre foi et raison. Emmanuel Kant, en son temps, avait vu exprimée l'essence de la philosophie des Lumières dans le dicton «sapere aude» : dans le courage de la pensée qui ne laisse aucun préjugé la mettre dans l’embarras. Eh bien, la capacité cognitive de l'homme, sa domination sur la matière à travers la force de la pensée, a accompli entre-temps des progrès alors inimaginables. Mais le pouvoir de l'homme, qui s'est accru entre ses mains grâce à la science, devient toujours plus un danger qui menace l'homme lui-même et le monde La raison visant entièrement à s'emparer du monde n'accepte plus de limites. Elle est sur le point de traiter désormais l'homme lui-même comme le simple sujet de sa production et de son pouvoir. Notre connaissance s'accroît, mais dans le même temps, on assiste à un aveuglement progressif de la raison en ce qui concerne ses propres fondements; en ce qui concerne les critères qui lui confèrent son orientation et son sens. La foi dans ce Dieu qui est la Raison créatrice de l'univers en personne, doit être accueillie par la science de façon nouvelle comme un défi et une chance. Réciproquement, cette foi doit reconnaître à nouveau son ampleur intrinsèque et son bien-fondé. La raison a besoin du Logos qui est à l'origine de tout et qui est notre lumière; la foi, pour sa part, a besoin du dialogue avec la raison moderne, pour se rendre compte de sa grandeur et être à la hauteur de ses responsabilités. C'est ce que j'ai tenté de souligner dans mon discours à Ratisbonne Il s'agit d'une question qui n'est absolument pas de nature uniquement académique ; notre avenir à tous est contenu dans cette question.

A Ratisbonne, le dialogue entre les religions ne fut évoqué que de façon marginale et sous un double point de vue. La raison sécularisée n'est pas en mesure d'entrer dans un véritable dialogue avec les religions. Si elle demeure fermée face à la question sur Dieu, cela finira par conduire à l’affrontement entre les cultures. L'autre point de vue concernait l'affirmation selon laquelle les religions doivent se rencontrer dans le cadre de leur devoir commun de se placer au service de la vérité et donc de l'homme.

La visite en Turquie m'a offert l'occasion d'exprimer également publiquement mon respect pour la religion musulmane, un respect, d'ailleurs, que le Concile Vatican II (cf. Déclaration Nostra aetate, n. 3), nous a indiqué comme un devoir. Je voudrais à présent exprimer une fois de plus ma gratitude envers les Autorités de la Turquie et envers le peuple turc, qui m'a accueilli avec une si grande hospitalité et qui m'a offert des journées de rencontre inoubliables. Dans un dialogue à intensifier avec l'Islam, nous devrons garder à l'esprit le fait que le monde musulman se trouve aujourd'hui avec une grande urgence face à une tâche très semblable à celle qui fut imposée aux chrétiens à partir du siècle des Lumières et à laquelle le Concile Vatican II a apporté des solutions concrètes pour l’Eglise catholique au terme d’une longue et difficile recherche. Il s'agit de l'attitude que la communauté des fidèles doit adopter face aux convictions et aux exigences qui s'affirment dans la Philosophie des Lumières. D'une part, nous devons nous opposer à la dictature de la raison positiviste, qui exclut Dieu de la vie de la communauté et de l'organisation publique, privant ainsi l'homme de ses critères spécifiques de mesure. D'autre part, il est nécessaire d'accueillir les véritables conquêtes de la philosophie des Lumières, les droits de l'homme et en particulier la liberté de la foi et de son exercice, en y reconnaissant les éléments essentiels également pour l'authenticité de la religion. De même que dans la communauté chrétienne, il y a eu une longue recherche sur la juste place de la foi face à ces convictions — une recherche qui ne sera certainement jamais conclue de façon définitive — ainsi, le monde musulman également, avec sa tradition propre, se trouve face à la grande tâche de trouver les solutions adaptées à cet égard. Le contenu du dialogue entre chrétiens et musulmans consistera en ce moment en particulier à se rencontrer dans cet engagement en vue de trouver les solutions appropriées. Nous chrétiens, nous sentons solidaires de tous ceux qui, précisément sur la base de leur conviction religieuse de musulmans, s'engagent contre la violence et pour l'harmonie entre foi et religion, entre religion et liberté. En ce sens, les deux dialogues dont j'ai parlé s’interpénètrent.

Enfin, à Istanbul, j'ai pu vivre une fois de plus des heures heureuses de proximité œcuménique lors de la rencontre avec le Patriarche œcuménique Bartholomaios Ier. Il y a quelques jours, il m'a écrit une lettre dont les paroles de gratitude provenant du plus profond du cœur m'ont fait revivre l'expérience de communion de ces journées. Nous avons fait l'expérience d'être frères non seulement sur la base de paroles et d'événements historiques, mais du plus profond de l'âme; d'être unis par la foi commune des Apôtres jusque dans notre pensée et nos sentiments personnels. Nous avons fait l'expérience d'une unité profonde dans la foi et nous prierons le Seigneur avec encore plus d'insistance afin qu'il nous donne bientôt la pleine unité dans le partage commun du Pain. Ma gratitude profonde et ma prière fraternelle vont en cette heure au Patriarche Bartholomaios et à ses fidèles, ainsi qu'aux diverses communautés chrétiennes que j'ai pu rencontrer à Istanbul. Espérons et prions pour que la liberté religieuse, qui correspond à la nature profonde de la foi et est reconnue dans les principes de la Constitution turque, trouve dans des formes juridiques adéquates comme dans la vie quotidienne du Patriarcat et des autres communautés chrétiennes une réalisation concrète toujours croissante.

«Et erit iste pax» — telle sera la paix, dit le prophète Michée (5, 4) en ce qui concerne le futur dominateur d'Israël, dont il annonce la naissance à Bethléem. Aux pasteurs qui gardaient leurs brebis dans les champs autour de Bethléem, les anges dirent: celui que l’on attendait est arrivé. «Sur la terre paix aux hommes» (Lc 2, 14). Lui-même a dit à ses disciples: «Je vous laisse la paix; c'est ma paix que je vous donne» (Jn 14, 27). C'est de ces paroles que s'est développé le salut liturgique: «La paix soit avec vous». Cette paix qui est communiquée dans la liturgie est le Christ lui-même. Il se donne à nous comme la paix, comme la réconciliation au-delà de toute frontière. Là où Il est écouté se multiplient les îlots de paix. Nous, hommes, aurions voulu que le Christ bannisse une fois pour toutes les guerres, qu'il détruise les armes et établisse la paix universelle. Mais nous devons apprendre que la paix ne peut être atteinte uniquement de l'extérieur à travers des structures et que la tentative de l'établir par la violence ne conduit qu'à une violence supplémentaire. Nous devons apprendre que la paix — comme le disait l'ange de Bethléem —est liée à l'eudokia, à l'ouverture de nos cœurs à Dieu. Nous devons apprendre que la paix ne peut exister que si la haine et l'égoïsme sont surmontés de l'intérieur. L'homme doit être renouvelé de l'intérieur, il doit devenir un homme nouveau, différent. Ainsi, la paix dans ce monde demeure toujours faible et fragile. Nous en souffrons. C'est précisément pour cela que nous sommes d'autant plus appelés à nous laisser pénétrer intérieurement par la paix de Dieu, et à apporter sa force dans le monde. Dans notre vie doit se réaliser ce qui a eu lieu en nous dans le Baptême de façon sacramentelle: la mort de l'homme ancien et ainsi la renaissance de l'homme nouveau. Et nous prierons toujours à nouveau le Seigneur avec insistance: Secoue nos cœurs! Fais de nous des hommes nouveaux! Aide-nous afin que la raison de la paix l'emporte sur la folie de la violence! Fais de nous les messagers de ta paix!

Que la Vierge Marie, à laquelle je vous confie, ainsi que votre travail, nous obtienne cette grâce. A chacun de vous ici présent et aux personnes qui vous sont chères, je renouvelle mes vœux les plus fervents, tandis que je vous donne avec affection ma Bénédiction apostolique, en l'étendant aux collaborateurs des divers dicastères et Bureaux de la Curie Romaine et du Governorat de l'Etat de la Cité du Vatican. Bon Noël et tous mes vœux également pour la Nouvelle Année.