Voici le
premier d’une série d’articles parus dans l’Osservatore
Romano, édition italienne, sur l’Instruction Redemptionis Sacramentum.
A PUBLIER et DIFFUSER !
L’Instruction Redemptionis Sacramentum de
la Congrégation pour le Culte Divin et
la Discipline des Sacrements
1.
Par Son Exc. Mgr. Malcolm RANJITH
Archevêque-Évêque émérite de Ratnapura (Sri Lanka)
Osservatore Romano
Édition quotidienne en langue italienne
28 avril 2004 (p. 4)
Je crois que la Lettre apostolique Rosarium Virginis Mariae et
la Lettre encyclique Ecclesia de Eucharistia sont
deux des plus beaux cadeaux que Jean-Paul II a offerts à l’Église
à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de son pontificat. Ces deux documents
révèlent le sens profond de la foi vécue par le Pape en personne ; ils
contiennent ainsi non seulement un résumé de ses enseignements, mais aussi et
surtout sa propre expérience spirituelle. Chaque page de ces deux Lettres est
marquée par la grandeur et la profondeur d’une âme étroitement unie à Jésus
présent dans l’Eucharistie, et à Marie, la “femme
eucharistique”, qui accomplit pleinement sa vocation eucharistique, en
s’associant au Sacrifice de son Fils aux pieds de la Croix. De plus, je dirais
que cette pédagogie consistant à partager une foi qui est vécue
personnellement, est surtout visible dans les paroles suivantes: “Frères et
sœurs très chers, permettez que, dans un élan de joie intime, en union avec
votre foi et pour la confirmer, je donne mon propre témoignage de foi en la
très sainte Eucharistie: “Ave reum corpus natum de Maria Virgine, / vere passum, immolatum, in cruce pro homine !”. Ici se
trouve le trésor de l’Église, le cœur du monde, le
gage du terme auquel aspire tout homme, même inconsciemment. Il est grand ce
mystère, assurément il nous dépasse et il met à rude épreuve les possibilités
de notre esprit d’aller au-delà des apparences. Ici, nos sens défaillent - “visus, tactus, gustus in te fallitur”, est-il dit dans l’hymne Adoro te devote -, mais notre foi seule,
enracinée dans la parole du Christ transmise par les Apôtres, nous suffit.
Permettez que, comme Pierre à la fin du discours eucharistique dans l’Évangile de Jean, je redise au Christ, au nom de toute l’Église, au nom de chacun d’entre vous: “Seigneur, à qui
irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle” (Jn
6, 68)”. Le Saint-Père s’adresse à un monde marqué
par les doutes et les incertitudes, et il cherche à le rassurer en suivant
l’exemple des Apôtres, qui ont toujours voulu annoncer en premier lieu ce
qu’ils avaient vu et ce dont ils avaient fait l’expérience personnellement (1 Jn 1, 1-3).
De plus, Jean-Paul II nous offre la
mystique spirituelle qu’il vit lui-même chaque jour dans la Célébration
Eucharistique, lorsqu’il dit: “Depuis plus d’un demi-siècle, ... mes yeux se
sont concentrés sur l’hostie et sur le calice, dans lesquels le temps et
l’espace se sont en quelque sorte “contractés” et dans lesquels le drame du
Golgotha s’est à nouveau rendu présent avec force, dévoilant sa mystérieuse
“contemporanéité” ” (EdE, 59). Il
nous offre ces paroles imprégnées de foi pour stimuler notre propre foi dans le
Christ eucharistique. En effet, nous savons que le contenu du Credo catholique n’est pas seulement
constitué par un ensemble de doctrines abstraites, mais qu’il est plutôt
l’expression de la foi vécue et partagée par l’Église,
qui est la communauté des disciples du Christ. Le Credo contient la foi des hommes et des femmes qui ont
personnellement vu le Christ, et dont le témoignage a été transmis de
génération en génération. Le Pape nous demande de puiser à cette source
inépuisable qu’il définit comme “l’école des saints” pour approfondir notre foi
eucharistique: “Chers frères et sœurs, mettons-nous à l’école des saints, grands
interprètes de la piété eucharistique. En eux, la théologie de l’Eucharistie acquiert toute la splendeur du vécu, elle nous
“imprègne” et pour ainsi dire nous “réchauffe”. Mettons-nous surtout à l’écoute
de la très sainte Vierge Marie en qui, plus qu’en quiconque, le Mystère de l’Eucharistie resplendit comme un mystère lumineux. En elle,
nous voyons le monde renouvelé dans l’amour” (EdE, 62). L’invitation du Pape est claire: il s’agit de suivre
l’exemple de Marie et des saints qui ont su faire transparaître dans leur vie
héroïque, la splendeur de la force spirituelle du grand Don de l’Eucharistie. La pédagogie de Jean-Paul II n’est rien
d’autre qu’une nouvelle présentation de la foi eucharistique inaltérable et
constante de l’Église; le Pape a recours à une
méditation théologico-spirituelle sur les divers
éléments du contenu de cette foi, qui sont eux-mêmes enrichis par ce que
lui-même vit dans ce domaine, et il invite aussi tous les fidèles à une
redécouverte des richesses intérieures du Sacrement.
Cette réflexion conduit le Pape à
exprimer ses vives préoccupations pour les “ombres” et les abus liturgiques qui
sont bien visibles aujourd’hui et semblent obscurcir “la foi droite et la
doctrine catholique concernant cet admirable Sacrement” (EdE, n. 10). Ces “ombres” sont la cause d’une “compréhension très
réductrice du Mystère eucharistique” (EdE,
n. 10), avec des conséquences négatives pour la vie et la mission de l’Église. C’est pourquoi la situation actuelle exige
l’intervention claire et définitive de cette dernière. Comme le dit le Pape “l’Eucharistie est un don trop grand pour pouvoir supporter
des ambiguïtés et des réductions” (EdE, 10).
Le Saint-Père espère que “la présente encyclique
puisse contribuer efficacement à dissiper les ombres sur le plan doctrinal et
les manières de faire inacceptables, afin que l’Eucharistie
continue à resplendir dans toute la magnificence de son mystère” (EdE, n. 10).
La Lettre Encyclique Ecclesia de Eucharistia est
donc une intervention pontificale définitive, qui a pour but non seulement de
supprimer les “ombres” doctrinales et liturgiques, qui sont la cause d’une
déformation de la spiritualité eucharistique pourtant si noble, mais aussi de
renforcer la foi de l’Église dans le Christ, Pain
Vivant, qui est indispensable pour la réalisation du vrai renouveau de l’Église.
La réforme liturgique et l’Eucharistie
L’Église a
toujours affirmé et maintenu le caractère central de la vie liturgique, et
spécialement de la Célébration Eucharistique. La formule classique “lex orandi, lex credendi”
nous est familière. C’est justement la raison pour laquelle l’Église s’est toujours attachée à stimuler la recherche
liturgique, en encourageant cette dernière à trouver les formules d’aggiornamento, qui puissent produire de
nombreux fruits pour sa foi. En évoquant simplement l’époque récente, nous
savons bien que, même avant le Concile, un processus très énergique de réforme
liturgique avait été mis en œuvre dans l’Église.
Celui-ci fut béni et encouragé par les différents Souverains Pontifes de
l’époque préconciliaire. Le Concile Vatican II s’est inscrit dans cette
tradition en réaffirmant le caractère central de la liturgie dans la vie de l’Église, lorsqu’il a déclaré que
“la liturgie est le sommet auquel tend l’action de l’Église,
et en même temps la source d’où découle toute sa vertu” (Sacrosanctum Concilium, 10).
Ainsi, en reconnaissant l’importance de
réaliser une réforme liturgique pour le renouveau de l’Église,
le Concile a consacré ce processus préconciliaire, qui était déjà en acte, et
il l’a encouragé. Le même document, cité ci-dessus, déclare à ce propos que
“pour que le peuple chrétien obtienne plus sûrement des grâces abondantes dans
la liturgie, la sainte Mère Église veut travailler sérieusement à la
restauration générale de la liturgie elle-même” (SC, 21).
Les lignes générales de la réforme ont
été indiquées clairement : oui à une réforme, mais à condition de la mener
à bien en suivant des normes précises, parce qu’il est trop dangereux de la
laisser sans bornes. Parmi ces normes, on peut citer celles-ci: la direction de
cette réforme revient à la hiérarchie: “absolument personne d’autre, même
prêtre, ne peut, de son propre chef, ajouter, enlever, ou changer quoi que ce
soit dans la liturgie” (SC, 22); la
réforme doit être faite seulement après “une soigneuse étude théologique” (SC, 23); pour réaliser cette réforme, il
faut prendre en considération “aussi bien les lois générales de la structure et
de l’esprit de la liturgie que l’expérience qui découle de la plus récente
restauration liturgique et des indults accordés en divers endroits” (SC, 23). Ce dernier point concernait les
réformes déjà réalisées par la réforme liturgique préconciliaire. Enfin, de
telles réformes doivent être faites seulement si “l’utilité de l’Église les exige vraiment et certainement” (SC, 23), en s’assurant bien que “les
formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en
quelque sorte organique” (SC, 23). Le
Concile indiquait en outre ce qui devait être fait dans le domaine de la
Célébration Eucharistique et comment il fallait procéder (SC, 50).
Le Concile Vatican II entendait être
très clair sur la rigueur dont il fallait faire preuve pour avancer dans le
processus de la réforme liturgique. Il était convaincu que le renouveau de l’Église, tant désiré, qui visait à “faire progresser la vie
chrétienne de jour en jour chez les fidèles” (SC, 1), et pour lequel il avait été convoqué, nécessitait une
réforme liturgique effective.
La situation actuelle
Quarante ans sont déjà passés depuis la
promulgation de la Constitution liturgique Sacrosanctum Concilium, qui eut lieu le 4 décembre
1963. En évaluant le chemin postconciliaire parcouru depuis la réforme
liturgique, on peut constater que de nombreux “pas en avant” ont été faits.
Parmi ces derniers, je citerais l’usage plus ample des textes de l’Écriture Sainte dans la liturgie, et la participation plus
active, en particulier des fidèles. Ceux-ci répondent et participent aux
prières et aux diverses invocations; ils participent aux chants et aux
différentes lectures; ils comprennent mieux ce qui se passe à l’autel; ils
utilisent leur propre langue et ils ne se comportent plus comme des spectateurs
passifs. De même, divers éléments culturels locaux ont été introduits dans la liturgie,
contribuant ainsi à son inculturation. Dans la Célébration Eucharistique, les changement principaux sont le Novus Ordo Missae de 1970, les nouveaux
lectionnaires, l’utilisation généralisée des langues vernaculaires... Dans Ecclesia de Eucharistia, le
Pape apprécie les résultats positifs de la réforme. Jean-Paul II dit: “Il n’y a
pas de doute que la réforme liturgique du Concile a produit de grands bénéfices
de participation plus consciente, plus active et plus fructueuse des fidèles au
saint Sacrifice de l’autel » (EdE, 10).
En même temps, il est impossible de ne pas constater aussi les « pas en
arrière » qui constituent autant d’obstacles au vrai renouveau de l’Eglise. Je crois qu’ils correspondent à ce que le Saint-Père définit comme les « ombres » et les
« abus » qui ont contribué à obscurcir la foi droite dans ce
Sacrement.
En dépit des « pas en avant »
qui ont permis de stimuler un vrai renouveau ecclésial, on doit constater
douloureusement une chute notable du sentiment religieux et de l’engagement
chrétien dans diverses régions où l’Eglise est
implantée. On estime que les changements, qui sont intervenus, au lieu de
protéger et de fortifier les fidèles contre les tentations du sécularisme et de
l’indifférentisme religieux – qui sont très visibles dans ces régions – ont
provoqué une intensification concrète de la crise, du fait que les motivations
des artisans de la réforme n’étaient pas claires.
Jean-Paul II se lamente à juste titre
de ces « ombres » et des « abus », surtout en ce qui
concerne l’Eucharistie. Le Pape dit : « Il
faut malheureusement déplorer que, surtout à partir des années de la réforme
liturgique postconciliaire, en raison d’un sens mal compris de la créativité et
de l’adaptation les abus n’ont pas manqué, et ils ont été des motifs de
souffrance pour beaucoup. » (EdE, 52).
Puis, le Pape énumère quelques « ombres » qui ont provoqué des
résultats négatifs pour la spiritualité eucharistique de l’Eglise.
Parmi ces derniers, « un abandon presque complet du culte de l’adoration
eucharistique » (EdE, 10) dans
certains lieux ; « des abus qui contribuent à obscurcir la foi droite
et la doctrine catholique concernant cet admirable Sacrement » (EdE, 10) ; « une compréhension
très réductrice du Mystère eucharistique » (EdE, 10) ; « privé de sa valeur sacrificielle, il est
vécu comme s’il n’allait pas au-delà du sens et de la valeur d’une rencontre
conviviale et fraternelle » (EdE, 10) ;
« la nécessité du sacerdoce ministériel… est parfois obscurcie » (EdE, 10) ; « le caractère
sacramentel de l’Eucharistie est réduit à la seule
efficacité de l’annonce » (EdE, 10) ;
« ici ou là, des initiatives œcuméniques qui… se laissent aller à des
pratiques eucharistiques contraires à la discipline dans laquelle l’Eglise exprime sa foi » (EdE, 10) ; et « une certaine réaction au
« formalisme » a poussé quelques-uns, en particulier dans telle ou
telle région, à estimer que les « formes » choisies par la grande
tradition liturgique de l’Eglise et par son Magistère
ne s’imposaient pas, et à introduire des innovations non autorisées et souvent
de mauvais goût » (EdE, n. 52).
Pour remédier à cette situation, le Pape insiste sur la grandeur du mystère
eucharistique, et il dit avec vigueur que « l’Eucharistie
est un don trop grand pour pouvoir supporter des ambiguïtés et des
réductions » (EdE, 10) ; il
dit aussi que « le « trésor » est trop grand et trop précieux
pour que l’on risque de l’appauvrir ou de lui porter atteinte par des
expériences ou des pratiques introduites sans qu’elles fassent l’objet d’une
vérification attentive des Autorités ecclésiastiques compétentes » (EdE, 51) ; et, enfin, il affirme
qu’« il n’est permis à personne de sous-évaluer le Mystère remis entre nos
mains : il est trop grand pour que quelqu’un puisse se permettre de le
traiter à sa guise, ne respectant ni son caractère sacré ni sa dimension
universelle » (EdE, n. 52).
Ainsi, tout ne s’est passé pour le
mieux. La grande réforme liturgique ne semble pas avoir produit le réveil tant
désiré et le renforcement de la foi, surtout dans les Eglises de l’ancienne
chrétienté. D’autre part, il est vrai aussi que la chute du sentiment religieux
ne peut pas seulement être attribué aux aspects négatifs résultant de
l’application de la réforme liturgique. Il existe aussi d’autres raisons, en
particulier d’ordre socio-culturel, qui ont provoqué, au moins dans certaines régions, une crise
générale du sentiment religieux. En tout cas, il est clair aussi que les
changements, qui ont été effectués dans le domaine liturgique, n’ont pas eu
l’effet tant attendu. De plus, il faut avouer que certains changements
n’étaient pas conformes à la volonté du Concile.
Je crois que, parvenu à ce point de
notre réflexion, il est nécessaire d’effectuer une première évaluation de ce
qui a, en un certain sens, entravé le processus de la réforme postconciliaire,
spécialement celle de la liturgie. Le Concile était une opportunité
merveilleuse, qui devait permettre à l’Eglise de se
préparer à ce qui l’attendait dans le monde contemporain. Un renouveau
spirituel et un renforcement général pouvaient devenir les moteurs d’une
nouvelle ère d’évangélisation. Les opportunités offertes par les progrès
modernes étaient immenses. Toutefois, les choses se sont déroulées
différemment. On se demande comment l’Eglise a fait
pour ne pas pouvoir tirer profit des fruits du Concile. Ainsi, certains ont
interprété les documents conciliaires pour justifier des attitudes contraires à
la réforme ; il s’agit de la position de ceux qui considéraient la réforme
comme un relâchement des normes, ce qui eut pour effet d’affaiblir l’Eglise et de la faire reculer. Le
Pape Paul VI s’est lamenté que quelques-uns s’appuient sur tel ou tel
enseignement du Concile pour « se détourner de l’évangélisation » (Evangelii nuntiandi, 80).
Je crois que le problème général a été
celui-ci: une idée erronée de la finalité du Concile. De fait, en parlant des
réformes conciliaires, le Cardinal Joseph Ratzinger dit que “les Pères
conciliaires voulaient réaliser l’aggiornamento
de la foi, mais, justement, en présentant cette dernière avec toute sa
force. En revanche, l’idée s’est imposée progressivement que cela consistait
simplement dans le fait de lâcher du lest, ou de s’alléger, de telle sorte que,
finalement, la réforme a semblé consister non pas dans une consolidation de la
foi, mais dans son affadissement” (Le sel
de la terre, p. 86). Des écoles théologiques sont nées de cette attitude
erronée ; elles ont dévalué l’importance de la Tradition et du Magistère
ecclésial dans la direction et dans la recherche théologique, et elles ont
promu des opinions qui ont généré la confusion.
Le même phénomène a, plus ou moins,
marqué la théologie sacramentelle et surtout celle de l’Eucharistie.
Des orientations nouvelles de certaines autres disciplines théologiques comme
celles qui touchent à l’œcuménisme et au dialogue interreligieux, ont eu une
influence sur les événements qui ont eu lieu. Ces opinions théologiques
confuses sur la nature du Sacrement ont ensuite fait surgir de nombreux
problèmes.
Toutefois, il reste que nous savons que
l’Eucharistie est un Mystère : le Mystère de la
foi qui n’est pas totalement compréhensible par notre esprit. Comme l’explique
bien Jean-Paul II dans la Lettre encyclique, l’Eucharistie
est le Don par excellence du Seigneur, le « Don de lui-même, de sa
personne dans sa sainte humanité, et de son œuvre de salut » (EdE, 11). Ce Don est le mémorial réel de
la Mort et de la Résurrection du Seigneur, l’événement central de notre salut,
le sacrifice salvifique, qui est revécu sacramentellement chaque fois qu’il est
célébré. L’Eucharistie est aussi le banquet où se
célèbre l’offrande que le Christ fait de Lui-même comme Pain Vivant, en entrant
dans une intime communion avec celui qui le reçoit et en l’alimentant de la
grâce sanctifiante. L’Eucharistie édifie, soutient et
fortifie l’Église en faisant croître la communion
spirituelle et la charité entre ses membres. Elle est aussi le gage de la
gloire future. Elle est un mystère d’une richesse ineffable. En d’autres
termes, l’Eucharistie est le sommet de notre vie
chrétienne. De fait, Ecclesia de Eucharistia explique
les divers aspects de la grandeur de cet admirable sacrement, en nous ouvrant
toute la richesse spirituelle qu’il contient. L’encyclique est vraiment un
chant spirituel à la gloire du très Saint-Sacrement.
Il est donc triste que prévalent, dans
certains cercles théologiques, des interprétations réductrices de la grandeur
et de la signification profonde du Sacrement. Il y a ceux qui le réduisent à un
banquet convivial fraternel, en oubliant son aspect essentiellement
sacrificiel. Il y a aussi ceux qui confondent les rôles distincts du sacerdoce
ministériel et du sacerdoce commun, en réduisant la Sainte Messe à une simple
rencontre de prières communautaire, présidée par le prêtre. On trouve aussi
ceux qui ne croient plus en la présence continuelle du Seigneur et qui, par
conséquent, font preuve d’attitudes inconvenantes tant au cours de la Messe
qu’après sa célébration. De telles positions ont contribué à affaiblir la foi
eucharistique d’un grand nombre de nos fidèles et ils ont provoqué une grave
crise au sujet du caractère central de l’Eucharistie.
Une autre cause des effets négatifs de
la réforme liturgique est l’esprit de libre arbitre, d’expérimentation et
d’aventurisme qui a guidé certains secteurs de l’Église
durant les “années chaudes” de la réforme. A cette époque, tout semblait devoir
être accepté. La tendance, qui prédominait alors, était de faire des
expériences touchant tous les aspects de la célébration. Certaines d’entre
elles furent mises en œuvre sans avoir fait l’objet d’une recherche soigneuse,
pour des raisons peu sérieuses ou peu valables, et dans un esprit de réaction
contre un certain formalisme ou même l’autorité du Saint-Siège.
Une réforme basée sur de tels préjugés ne peut être ni efficace, ni valide. En
revanche, toute réforme, y compris liturgique, doit être animée par une foi
intense et un grand amour de l’Église.
L’interprétation erronée du rôle et de
l’importance de l’Église locale et de son rapport
avec l’Église universelle a aussi contribué à
l’affaiblissement de la liturgie eucharistique. L’Église,
le Corps mystique du Christ, est une, sainte, catholique et apostolique. Elle
se réalise dans chaque Église locale, de même que dans l’Église
universelle ; elle n’est donc pas une confédération d’Églises
différentes, mais elle est organiquement une, parce que le Christ, sa Tête, la
vivifie partout où elle se trouve. C’est pourquoi - comme l’affirme Lumen Gentium -
“tous les évêques doivent promouvoir et sauvegarder l’unité de la foi et la
discipline commune de l’ensemble de l’Église” (LG, 23). Dans les années difficiles
postconciliaires, certaines tendances théologiques cherchaient à présenter ces
deux manifestations de la même réalité comme des pôles opposés. Ainsi, on
justifiait certaines expérimentations dans le domaine liturgique en les
présentant comme “un droit” des Églises locales, sans même prendre en
considération la nature universelle de l’Église et
les dommages que de telles expériences pouvaient produire.
Je crois qu’une autre cause de la crise
réside aussi dans le fait d’avoir mis de côté et de ne pas avoir suffisamment
insisté sur les aspects du mystère et de la mystique du Sacrement. Ce qui se
passe à l’autel est véritablement un mystère, parce que les yeux ne le
distinguent pas. Dans l’Eucharistie, Jésus se donne
lui-même continuellement au Père céleste et à ses frères et sœurs, en devenant
“Dieu-sacrifié-pour-nous”, et la nourriture
spirituelle et céleste. Le pain et le vin sont changés, et s’il s’agit, certes,
d’un mystère de foi, ils sont changés réellement en Corps et Sang du Christ. Le
Seigneur continue ce qu’il a commencé sur le Calvaire, en s’offrant en
sacrifice d’expiation pour nos péchés, dans un processus de libération cosmique
continuelle et en créant ainsi “des cieux nouveaux et une terre nouvelle” (2 P
3, 13). Ainsi, ce qui survient alors est vraiment mystique, céleste et
incompréhensible à nos sens. Par la Célébration Eucharistique, nous sommes
associés à ce que le Christ réalise pour le salut du monde, en tant que Grand
Prêtre et ministre du sanctuaire céleste et du vrai tabernacle (cf. SC, 8).
Ainsi, ce n’est pas le prêtre célébrant qui est situé au centre de ce qui se
passe à l’autel. Le prêtre est là pour renouveler, pour ainsi dire, le
Sacrifice que le Christ a accompli sur le Calvaire, en continuant mystiquement
cet acte de salut. Pourtant, on peut déplorer que cet aspect mystique de la
Célébration Eucharistique ne soit pas assez mis en valeur. On a souvent
l’impression que la Sainte Messe est plutôt un temps de rencontre et un repas
fraternel, qui est présidé par le prêtre célébrant, et durant lequel on ne fait
que se souvenir des événements de la Pâque du Seigneur. L’Eucharistie
n’est pas seulement un souvenir de la dernière Cène. Elle est avant tout le
Sacrifice pascal qui se vit de nouveau. C’est pourquoi, si la Messe est
célébrée seulement comme s’il s’agissait d’une rencontre amicale, elle devient
une expérience pauvre et superficielle, et le prêtre a tendance à se considérer
comme l’auteur du rite qui s’accomplit, et peut-être même s’estime-t-il autorisé à changer les formes de la célébration d’une
manière arbitraire. En effet, on doit noter avec douleur que certaines
Célébrations Eucharistiques ressemblent plus à des actions théâtrales qu’à
d’authentiques moments d’une Célébration Eucharistique priante et pieuse.
Certains prêtres se comportent comme des animateurs de l’autel, des maestro, qui inventent combien
d’improvisations et de fantaisies... De telles célébrations provoquent plus le
scandale que l’édification spirituelle. Peut-être ces prêtres ne savent-ils pas
que sur ces autels le Sacrifice du Calvaire doit être célébré ?
Des considérations d’ordre œcuménique
ont aussi influencé la réforme de la liturgie eucharistique. Même si elles
n’ont jamais été exprimées dans les documents officiels, l’atmosphère
d’ouverture et une compréhension démesurée de l’œcuménisme, qui prévalaient à l’époque du Concile, ont introduit des idées
négatives dans divers secteurs de l’Église. Certains
pensaient qu’en changeant les formes liturgiques, surtout celles de l’Eucharistie, et en les rendant plus acceptables par ceux
qui n’étaient pas en communion avec les catholiques, on faciliterait
l’œcuménisme. Toutefois, nous savons bien que la réalité, dans ce domaine, est
bien diverse. Arriver à l’unité des chrétiens, qui sont à l’heure actuelle
divisés du fait des faiblesses humaines, est au-dessus de nos forces humaines,
nécessairement fragiles, et de nos formulations théologiques. L’œcuménisme n’est
donc pas facile, et on le servira non pas en rendant la Célébration
Eucharistique plus attirante pour nos frères séparés, mais en intensifiant la
communion mystique qui est réalisée dans cette même Célébration Eucharistique.
N’oublions pas que Jésus a désiré non pas tant une unité extérieure qu’une
unité qui s’acquiert en intensifiant notre communion avec le Père et le Fils:
“qu’eux aussi soient un en nous” (Jn 17, 21).
Je crois aussi que le manque d’une
formation et d’une catéchèse adéquate - destinées à préparer les diverses
composantes de l’Église à appliquer les mesures que
la réforme avait commencé à réaliser - ont joué un rôle négatif dans ce qui
s’est vraiment passé. L’enthousiasme pour le changement a secoué tout le monde,
comme un ouragan, si bien que avant même d’étudier et de réfléchir sur ce
devait être fait, beaucoup de mesures avaient été prises, et étaient même déjà
parvenues au-delà de la phase d’expérimentation. Certaines pratiques furent
officialisées, post factum, par ceux
qui étaient responsables, parce qu’elles étaient déjà en usage. Je me demande
si cette manière de procéder a été prudente. Il est indispensable, en présence
d’un projet de réforme, quel qu’il soit, d’étudier avec soin le changement qui
est proposé, puis de décider de l’opportunité de le réaliser, en se basant sur
le principe de son utilité pour l’édification de la foi; il faut aussi bien
former et catéchiser tous les secteurs de l’Église,
en mettant l’accent sur la nature et l’importance de ce qui est contemplé; et
il faut suivre avec attention la progression de la réforme et en évaluer les
fruits. Les expérimentations sur de possibles changements doivent être permises
seulement aux conditions suivantes : respecter des normes précises, et les
mettre en œuvre dans certains secteurs bien délimités de l’Église
et pour un temps déterminé. Ensuite, de telles expériences doivent être suivies
avec beaucoup d’attention.
Conclusions
A partir d’une analyse détaillée de ce
qui s’est passé dans l’Église durant les années
postconciliaires, surtout dans le domaine de la réforme liturgique, il apparaît
clairement que, en dépit de “pas en avant” destinés à faire de la liturgie le
moteur d’un vrai renouveau ecclésial, il y a eu aussi des “pas en arrière”. Ces
derniers sont constitués par les changements dans la liturgie, surtout ceux qui
ont été effectués hâtivement, sans une recherche menée avec soin ou une
réflexion adéquate.
Toutefois, le résultat le plus
dangereux fut l’émergence d’une théologie eucharistique erronée ou partiellement
vraie, qui ne correspondait pas à la doctrine de l’Église. Nous savons bien que la “lex orandi”
correspond à la “lex
credendi”. Ainsi, face à la chute alarmante de la
spiritualité et de la dévotion eucharistique, face aussi à leurs effets
négatifs sur la foi et sur le témoignage des chrétiens de notre époque, le
Pape, successeur de Pierre, en exerçant son propre rôle de “confirmer ses
frères” (Lc 22, 32), a promulgué Ecclesia de Eucharistia pour dissiper
efficacement “les ombres sur le plan doctrinal et les manières de faire
inacceptables, afin que l’Eucharistie continue à
resplendir dans toute la magnificence de son Mystère” (EdE, 10), De plus, le Saint-Père a
considéré qu’il était nécessaire de publier “un document plus spécifique, avec
des rappels d’ordre également juridique, sur ce thème d’une grande importance”
(EdE, 52). Je suis d’avis qu’il faut
se féliciter qu’on ait fait en sorte que ce document ait pu être mené à bonne
fin.
Il est certain que le but principal du
document n’est pas de réécrire toutes les normes liturgiques depuis le début,
ni d’offrir un traité doctrinal ou une évaluation complète de ce qui a été
réalisé jusqu’à maintenant. Il se situe dans la continuité avec ce que le Pape
écrivait dans la Lettre encyclique Ecclesia de Eucharistia, et il a donc une finalité bien précise:
renforcer la discipline concernant les formes de la Célébration Eucharistique,
pour que la noblesse et la dignité du Sacrement soient sauvegardées.
Une lecture attentive du document
montre justement la grande préoccupation du Saint-Siège
à propos de certaines pratiques irrégulières, ou qui constituent vraiment des
offenses envers la dignité du très Saint-Sacrement. Le Saint-Siège
est tout autant préoccupé des conséquences négatives de ces pratiques. Le
document réaffirme donc ou il reformule, en expliquant et en complétant, les
normes qui ont toujours été indiquées pour la célébration digne et complète de
l’Eucharistie. Il insiste sur le sens sacré de ce qui
s’accomplit; il indique les personnes qui sont appelées à exercer les diverses
responsabilités liturgiques, et les dispositions qu’elles doivent suivre; il
explique les diverses dispositions qui doivent être mises en pratique dans les
actes spécifiques, comment on doit utiliser les objets sacrés, quelles mesures
doivent être prises pour assurer le caractère sacré de ce qui est célébré, de
même que la dignité et le sérieux qui sont requis. Enfin, il traite des
diverses responsabilités et des personnes, qui sont autorisées ou obligées
d’exercer une charge ou une fonction dans ce domaine.
Je crois que Redemptionis Sacramentum est un document opportun et
valide parce qu’il répond à la nécessité de corriger, en quelque sorte, ce que
j’appellerais les “pas en arrière”, qui ne furent pas nécessairement introduits
par ceux qui furent responsables de la réforme liturgique postconciliaire, mais
qui ont néanmoins causé de nombreux dommages à la foi eucharistique de l’Église. Nous devons remercier le Seigneur pour ce don qui
nous est accordé, et que nous devons à la sollicitude du successeur de Pierre,
le Pape Jean-Paul II, un Pape d’une grande foi eucharistique.
Il est important que ce document ne
demeure pas seulement un objet d’études confiné sur les rayons des librairies
et des bibliothèques. Il doit constituer au contraire une étape significative
en vue d’une vraie réforme de l’Église. En même
temps, je crois que pour mener à bien une véritable application des indications
contenues dans ce document, il est nécessaire de prévoir un processus de
formation et de catéchèse, qui doit concerner la présente Instruction et la
Lettre encyclique Ecclesia de Eucharistia,
et atteindre tous les secteurs de l’Église, et
spécialement les évêques, les prêtres, les diacres, les religieux et les
religieuses. De plus, je pense qu’il est indispensable de prévoir un processus
d’évaluation continuelle des résultats obtenus. L’Eucharistie,
comme le dit le Pape, est un don trop grand pour laisser les initiatives dans
les seules mains des experts et des théologiens.
Le Saint-Siège
doit continuer à remplir son rôle indispensable de guide, parce que le prix à
payer est trop coûteux pour qu’on fasse preuve de laxisme. Que la Bienheureuse
Vierge Marie, la “femme eucharistique”, nous inspire et nous fortifie toujours,
elle qui fut si près du Seigneur et prononça son “fiat” aux pieds de la Croix.
“Verbum caro, panem
verum / verbo carnem efficit: / fitque sanguis Christi merum, / et si sensus deficit, / Ad firmandum cor sincerum / Sola fides sufficit”.