Paroisse catholique Saint Michel

Dirigée par

 Monsieur l'abbé Paul Aulagnier

 

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Du 27 au 5 mars

Premier dimanche de Caréme

 

 

A- Quelques explications sur les textes qui composent la messe du premier dimanche de Carême.

Le choix des textes de cette messe est, au premier abord, un peu mystérieux. On ne voit pas immédiatement le lien qu’ils peuvent avoir entre eux.

L’évangile nous parle de la tentation du Christ au désert, à l’orée de sa vie publique.

« Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être mis à l’épreuve par le diable ».

L’évangéliste nous décrit les tentations auxquelles il fut soumis, les épreuves qu’il dut subir. A chaque épreuve le Christ sort vainqueur. C’est alors que les anges magnifient sa gloire, sa victoire et pour le manifester, viennent à ses pieds, le servir. Et comment triomphe-t-il ? En s’en remettant à la sagesse divine, en mettant sa confiance en Dieu, son Père.

« Alors le diable le laissa et voici que des anges s’approchèrent et le servaient ». « Et ecce angeli accesserunt et ministrabant ei ».

L’épître prend un texte de saint Paul, tiré de la 2ème lettre de saint Paul aux Corinthiens. Et ce texte débute par des paroles de confiance et d’abandon au Seigneur. Saint Paul utilise même un texte d’Isaïe : « au moment favorable, je t’exauce. Au jour du salut, je te viens en aide ». « C’est maintenant le temps vraiment favorable, c’est maintenant le temps du salut ». Ce qui veut dire qu’en ce temps de salut, plus qu’en tout autre temps, doit régner la confiance, l’abandon dans les mains du Seigneur. « Car, en ce temps, je te viens en aide », « et in die salutis, adjuvi te ».

Or tous les autres textes de cette messe, l’Introït, le Graduel, le Trait, le long Trait, l’Offertoire et même la Communion citent la totalité du psaume 90 qui est le psaume par excellence de la confiance.

Il faut remarquer que ce psaume 90 est cité expressément par le Christ dans le récit de la tentation.

Mais quel lien peut-on établir entre tout cela, entre tous ces textes ?

A première vue, cela n’est pas évident.

Mais après réflexion il y a une profonde unité dans cette messe et, comme à l’accoutumer, c’est l’Introït qui nous met sur le chemin de la solution.

L’introït nous parle de la confiance, du saint abandon que le fidèle doit mettre en son Dieu, toujours attentif.

« Je l’exaucerai s’il m’invoque.
Je le délivrerai, je le glorifierai
De longs jours, je le rassasierai
Heureux celui qui demeure à l’abri du Très Haut, qui repose à l’ombre du Tout Puissant ».

Ce sont bien, à la vérité, des paroles de confiance : « aie confiance », « Sois en paix au milieu de la tribulation, des tentations qui sont nombreuses dans cette vie et de tout genre, et invoque le Seigneur, il écoutera ta prière et t’exaucera, il te délivrera et même il te fera triompher te donnant toute gloire, la gloire de la vie éternelle…Il te donnera longue vie - la vie éternelle - « de longs jours, je le rassasierai ».

Voilà de belle paroles du psalmiste qui évoque la confiance de celui qui se confie en Dieu, au « Très Haut » : « S’il t’écoute dans la tribulation et les gémissements de ton âme, s’il t’exauce et te délivre, s’il te fait triompher…Heureux es-tu si tu demeures en lui, à l’abri du Très Haut ». « Heureux celui qui demeure à l’abri du Très Haut qui repose à l’ombre du Tout Puissant ».

Cette confiance du fidèle, l’Introït l’explique et la justifie.

Et saint Paul, dans son Epître, la recommande lui aussi en utilisant, non pas le psaume 90, mais un texte d’Isaïe au chapitre 49.

Or ces deux textes, celui du psalmiste et celui d’Isaïe, utilisent le même mot : l’un parle d’ « aide » : « beatus qui habitat in adjutorio Altissimi », l’autre, celui d’Isaïe, parle également d’aide : « in die salutis adjuvi te ». « Adjuvare », « adjutorium », l’un utilise le nom, l’autre utilise le verbe, tous deux expriment la même idée : « mets ta confiance en Dieu puisqu’il est ton aide, puisqu’il veut t’aider ». « Au moment favorable, je t’exauce, Au jour du salut, je te viens en aide, nous dit saint Paul usant du texte d’Isaïe. C’est bien la même pensée exprimée dans l’Introït : « Je l’exaucerai s’il m’invoque. Je le délivrerai ». C’est le même verbe « exaudire » et dans l’Introït et dans l’Epître de saint Paul.
« Heureux celui qui demeure à l’abri du très Haut », « qui habitat in adjutorio Altissimi ».
C’est le même mot que l’on retrouve ici et là : « adjuvare ».

Ainsi cette messe nous appelle à méditer sur la confiance en Dieu, sur la confiance que l’on doit mettre en Dieu notre Sauveur. Et cela est d’autant plus nécessaire que nous vivons au milieu des tentations, au milieux des épreuves…comme notre Maître qui, lui aussi, connut la tentation, les tentations et en triompha, dans le désert, en s’en remettant à Dieu son Père, en interpellant son Père, en invoquant la puissance divine, la sagesse divine.

Comme le dit Saint Augustin, commentant ce psaume 90 : « Le Christ fut tenté afin de nous laisser l’exemple. Imitons-le…Qu’il soit notre refuge dans les persécutions des hommes et dans les attaques invisibles de l’ennemi ».

« Habitare in adjutorio Altissimi ». Demeure dans le secours de Dieu. C’est imiter le Christ, continue-t-il, de manière à n’être ni séduit ni intimidé par le monde. C’est compter sur lui et non sur nous, sur lui qui nous délivrera des pièges si nous marchons en lui et de la parole amère ou des insultes des méchants…Ne présumons donc point de nos forces et il sera pour nous un bouclier car il discerne le pécheur qui s’humilie du pécheur orgueilleux… Ecoutons le afin de pouvoir résister au tentateur sans compter sur nous-mêmes, mais sur celui qui fut tenté le premier afin que nous ne fussions point vaincu dans la tentation…Pour lui la tentation n’était point nécessaire et la tentation du Christ est une leçon pour nous. Considérer ce qu’il répondit au diable afin de faire les même réponses aux mêmes assauts…Homme, il s’est confié dans le secours du Très Haut », - comme le dit notre Psaume 90 et le prophète Isaïe cité par Saint Paul dans son Epître. « Mais si tu dédaignes ce secours et cet exemple, impuissant à te secourir toi-même, tu tomberas…Alors cherchons en Dieu un refuge…il nous donnera « de longs jours », c’est-à-dire la vie éternelle si nous mettons en lui nos cœurs. Ne mettons pas notre confiance en nous même mais bien en celui qui est pour nous toute la force. La victoire nous vient en effet de son secours et non de notre présomption. Le Seigneur du ciel nous protégera si nous lui disons : « Vous êtes mon appui, mon refuge et mon Dieu ; en lui je veux espérer. Car c’est lui qui me délivrera des pièges des chasseurs et de la parole amère »
(Saint Augustin)

Ainsi cette messe m’apparaît finalement d’une grande unité. Les textes sont parfaitement en situation. Ils s’expliquent et se justifient les uns les autres. L’évangile nous parle de la tentation, celle du Christ. Il s’en remit à la Sagesse du Seigneur. Nous-mêmes, sommes soumis aux mêmes tentations du monde et de sa gloire. Nous devons imiter le Christ dans sa tentation et invoquer la même confiance en la sagesse divine. D’où la citation du psaume 90 et le choix du texte de saint Paul qui parle, lui aussi de la confiance en citant le texte d’Isaïe.

Il me paraît intéressant pour compléter cette explication de lire le commentaire de Saint Augustin sur le psaume 90. Il donna sur ce psaume deux commentaires qui se suivirent de quelques jours. Je vous donne son deuxième commentaire. Il analyse le psaume 90, verset par verset.

B- Discours de saint Augustin sur le psaume 90 : les Tentations.

« En Jésus-Christ il y a la tête ou l’homme parfait né de Marie, et le corps ou l’Eglise, qui commence en Abel pour embrasser dans son unité tous ceux qui croiront au Christ. Le roi de cette Eglise s’est fait notre voie, afin que nous marchions en lui. C’est pour cela qu’une prophétie passe souvent, sans transition, du Christ à l’Eglise, de la tête au corps. Résumons ce que nous avons dit hier, et parlons de ce refuge placé bien haut, et que le mal n’atteindra point, c’est-à-dire du Seigneur qui est ressuscité pour ne plus mourir, et afin de nous prêcher la résurrection. Le mal ne t’atteint pas dans son tabernacle ou dans sa chair, puisqu’il a combattu pour nous en cette chair; une fois ressuscité il n’est plus assujetti à la douleur, ni à la sort. Si donc il voulut être baptisé, s’il jeûna, c’est pour nous qui sommes ses membres. Il pouvait faire ce que lui proposa le démon, changer les pierres en pain, lui qui multiplia les pains au désert, et qui avec des pierres fait des enfants d’Abraham. D’une part donc il nous instruit par la tentation qu’il subit, et d’autre part il réserve à notre fidélité une récompense. Le diable te dira Si tu étais chrétien, Dieu ne te laisserait point si pauvre. — J’ai pour pain la parole de Dieu. — Tu ferais des miracles ; ce fut le piège de Simon. Arrière l’orgueil et l’hypocrisie, le Christ n’y repose point sa tête. Soyons humbles d’abord et souffrons ensuite avec patience. Les Anges portèrent le Seigneur à l’ascension; il envoya ensuite l’Esprit-Saint qui abrogea la loi gravée sur la pierre, alla que les pieds du Sauveur ou ses Apôtres ne heurtassent contre celte pierre en allant prêcher aux nations. Trois fois le Christ demanda une protestation d’amour au disciple qui l’avait renié par crainte. Le diable est tantôt lion, quand il sévit contre les martyrs; tantôt dragon, quand il séduit par l’hérésie. Cherchons en Dieu un refuge, et nous marcherons sur l’un et sur l’autre. Et il nous donnera de longs jours, ou la vie éternelle, si nous mettions en lui nos coeurs.

1. Vous vous souvenez, je n’en doute nullement, mes frères, qui assistiez au sermon d’hier, que le temps trop court nous empêcha de terminer le psaume dont nous avions commencé l’explication, et que le reste fut remis pour aujourd’hui. Voilà ce que vous savez, vous qui assistiez hier; et ce qu’il vous faut apprendre, vous qui n’y assistiez pas. C’est dans ce dessein que nous avons fait lire le passage de l’Evangile qui rapporte la tentation du Sauveur, et les paroles du psaume que vous avez entendues 1. Le Christ a donc passé par la tentation, afin que le chrétien ne fût point vaincu par le tentateur. Lui, notre maître, a voulu passer par toutes les tentations auxquelles nous sommes assujettis; comme il a voulu mourir parce que nous sommes tributaires de la mort, et ressusciter, parce que nous devons ressusciter,Car, tout ce qu’a montré dans son humanité celui qui étant ce même Dieu par qui nous avons été faits, est devenu homme à cause de nous, il l’a fait pour nous instruire. Souvent je l’ai dit à votre charité, et je ne rougis point de vous le répéter, afin qu’un si grand nombre d’entre vous, qui ne peuvent lire, ou qui n’en ont pas le loisir, suppléent à leur impuissance en nous écoutant et n’oublient point la foi qui doit les sauver. Que plusieurs se fatiguent de nos répétitions, pourvu que les autres en soient édifiés. Il en est beaucoup, nous le savons, qui, doués d’une heureuse mémoire, et lecteurs assidus des saintes Ecritures, savent ce que nous allons dire, et peut-être exigent-ils de nous ce qu’ils ne savent point encore. En dépit de leur promptitude, ils doivent se souvenir que la marche des autres est plus lente. Quand deux voyageurs marchent ensemble, et que l’un d’eux est plus prompt, l’autre plus lent, c’est le plus prompt qui doit s’accommoder à l’autre, et non le plus lent; car si le plus léger déployait toute son agilité, l’autre ne saurait le suivre. C’est donc au plus prompt à ralentir sa marche, afin de ne laisser point son compagnon en arrière. Voilà, dis-je, ce que je vous ai répété souvent; et je vous le répète encore: comme l’a dit saint Paul : « Vous écrire les mêmes choses n’est point pénible pour moi, mais avantageux pour vous 1 ». Or, en Notre-Seigneur, il y a l’homme parfait, la tête et le corps. La tête est cet homme qui est né de la vierge Marie, qui a souffert sous Ponce-Pilate, a été enseveli, est ressuscité, est monté aux cieux pour s’asseoir à la droite du Père, d’où nous l’attendons comme juge des vivants et des morts: voilà le chef de l’Eglise 1. Cette tête a pour corps l’Eglise, non celle qui est en ces lieux, mais bien celle qui est en ces lieux et dans l’univers entier: non celle qui existe maintenant, mais celle qui commence en Abel pour aller jusqu’à la fin des siècles, et embrasser tous ceux qui croiront au Christ, pour n’en former qu’un seul peuple, appartenant à une seule cité, laquelle cité est le corps du Christ, et dont le Christ est la tête. Là sont les anges, nos concitoyens. Pour nous, qui sommes étrangers, nous sommes dans la souffrance; et pour eux ils attendent dans la cité bienheureuse notre arrivée. Mais de cette cité d’où nous sommes exilés, des lettres nous sontvenues, ce sont les saintes Ecritures, qui nous engagent à vivre saintement. Que dis-je, il nous est venu des lettres? Le roi lui-même est descendu, il s’est fait notre voie dans notre pèlerinage, afin que marchant dans cette voie nous ne puissions nous égarer, ni manquer de force, ni tomber entre les mains des voleurs, ou dans les pièges qui bordent les chemins. Connaissons donc le Christ tel qu’il est tout entier avec l’Eglise; lui seul né d’une vierge, chef de l’Eglise, médiateur entre Dieu et les hommes 2, Jésus-Christ est médiateur pour réconcilier en lui tous ceux qui se sont éloignés; car il n’y a de médiateur que entre deux. Nous nous étions éloignés de la majesté de Dieu, en l’offensant par nos crimes; et le Fils a été envoyé, afin d’effacer par son sang nos péchés qui nous séparaient de lui, et de nous rendre à Dieu en s’interposant, et nous réconciliant à son Père, dont nos péchés et nos désordres nous tenaient éloignés. C’est donc lui qui est notre chef, lui Dieu égal au Père, Verbe de Dieu par qui tout a été fait 3: qui, Dieu a tout créé, homme a tout restau ré; Dieu afin de tout faire, homme afin de refaire. Voilà ce qu’il nous faut considérer en lisant le psaume. Que votre charité soit attentive. C’est un point des plus importants que nous ayons à étudier, non-seulement pour comprendre notre psaume, mais pour en comprendre beaucoup d’autres, si vous vous attachez à cette règle. Quelquefois un psaume, et non-seulement un psaume, mais une prophétie quelconque parle du Christ seulement comme chef, et quelquefois passe du chef au corps ou à l’Eglise, sans qu’il paraisse avoir changé de personne; car la tête ne se sépare point du corps, mais il en est parlé comme d’un seul homme. Que votre charité fasse donc attention à mes paroles. Chacun en effet connaît ce psaume relatif à la passion du Sauveur, et où il est dit: « Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os: ils se sont partagé mes vêtements, et ont jeté le sort sur ma robe 1». Voilà ce que les Juifs ne peuvent entendre sans rougir; et il est de la dernière évidence que c’est là une prophétie de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Or, Notre-Seigneur Jésus-Christ n’avait point de péchés, et néanmoins il commence le psaume en s’écriant: « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? Les cris de mes péchés éloignent de moi tout salut 2 ». Vous le voyez donc, il y a des paroles qui se disent du chef, et d’autres qui se disent du corps. Pécher, voilà ce qui est notre apanage; mais souffrir pour nous, voilà ce qui appartient à notre chef : or, comme il a souffert pour nous, il a effacé les dettes que nous devions acquitter pour nos péchés. Ainsi en est-il dans notre psaume.
2. Hier déjà nous avons expliqué ces versets : n’en disons qu’un mot aujourd’hui. « Celui qui habite sous l’appui du Tout-Puissant, demeure sous la protection du Dieu du ciel 3». A propos de ces versets, nous l’avons dit à votre charité, ne mettons point notre confiance en nous-mêmes, mais bien en celui qui est pour nous toute la force, La victoire nous vient en effet de son secours, et non de notre présomption. Le Dieu du ciel nous protégera donc si nous lui disons ce qui suit : « Il dira au Seigneur: Vous êtes mon appui, mon refuge et mon Dieu; en lui je veux espérer. Car c’est lui qui me délivrera des pièges des chasseurs, et de la parole amère 4 ». Nous avons dit que la crainte des paroles amères en fait tomber un grand nombre dans Je filet des chasseurs. On insulte un homme parce qu’il est chrétien; et il se repent de s’être fait chrétien, et la parole amère le fait tomber dans le piége du diable, en sorte qu’il ne demeure point comme le froment dans la grange, mais qu’il s’envole avec la paille. Quant à celui qui espère en Dieu, il échappe au piège des chasseurs et à la parole amère. Mais quelle est alors la protection de Dieu? « Il te fera un ombrage de ses épaules 1 » ; c’est-à-dire qu’il te placera sur son coeur, afin de te couvrir de ses ailes : pourvu que tu reconnaisses ta faiblesse, et que, semblable au faible poussin, lu veuilles échapper au vautour en cherchant un refuge sous les ailes de ta mère. Ces vautours sont les puissances de l’air, le diable et ses anges, qui cherchent à profiter de notre faiblesse. Fuyons sous les ailes de la sagesse notre mère, car la sagesse est devenue faiblesse à cause de nous, quand le Verbe s’est fait chair 2. Comme une poule devient faible avec ses poussins 3, afin de les couvrir de ses ailes; ainsi Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, ayant la nature de Dieu, n’a point cru que ce fût une usurpation de s’éga1er à Dieu, afin de participer à nos faiblesses, et de nous protéger sous ses ailes , s’est anéanti jusqu’à prendre la forme de l’esclave, en se rendant semblable aux hommes, et reconnu pour homme par tout ce qui a paru en lui 4. « Et vous espérerez sous ses ailes. Sa vérité vous couvrira d’un bouclier, et vous ne craindrez point la frayeur de la nuit 5 ». Les tentations de l’ignorance sont les craintes nocturnes, et les péchés commis sciemment, la flèche qui vole pendant le jour. Car la nuit est l’image de l’ignorance, comme le jour le symbole de la manifestation. Or, les uns pèchent dans l’ignorance, et les autres sciemment. Pécher dans l’ignorance, c’est être supplanté par la frayeur de la nuit; pécher sciemment, c’est être percé par la flèche qui noie en plein jour. Or, quand ces chutes ont lieu dans de grandes persécutions, qui sont comme le grand jour, celui qui succombe alors, tombe sous le démon de midi. Plusieurs sont tombés sous la violence de ces feux, comme nous le disions hier, parce que dans ces persécutions cruelles, il était dit que les chrétiens seraient tourmentés jusqu’à ce qu’ils eussent abjuré le christianisme. Tandis qu’auparavant on les frappait à cause de leurs aveux, on les tourmenta ensuite jusqu’à l’abjuration. Pour un criminel, on le torture tant qu’il nie; pour les chrétiens, c’était l’aveu qu’on torturait, la négation qu’on renvoyait libre. La persécution était donc comme une fournaise ardente, et alors quiconque succombait, était la proie du démon de midi. Or, combien succombèrent? Beaucoup qui espéraient s’asseoir parmi les juges auprès du Christ, tombèrent à côté, ainsi que beaucoup d’autres qui comptaient sur une place à sa droite, comme ces fournisseurs de la sainte milice qui préparent des vivres, et à qui on doit dire : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger 1 »; car il y en aura beaucoup à la droite; ceux-là ont vu leur espérance trompée; et comme ils sont là en grand nombre, c’est de là que le plus grand nombre est tombé; ceux, en effet, qui doivent siéger avec le Seigneur pour le jugement, sont moins nombreux que ceux qui se tiendront devant lui, mais dont la condition sera bien différente. Les uns seront à gauche, les autres à droite: les uns devront régner, les autres subir le châtiment; les uns entendre : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume »; les autres : « Allez au feu éternel, qui a été préparé au diable et à ses anges». Donc « le démon de midi en fera tomber mille à côté de vous, et dix mille à votre droite; mais le mal n’approchera point de vous 2 ». Qu’est-ce à dire? Le démon du midi ne vous renversera point. Quelle merveille, qu’il ne renverse pas le chef? Mais il ne renverse pas non plus ceux qui adhèrent au chef, ainsi que l’a dit l’Apôtre: « Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui » ». Il en est que Dieu a prédestinés de telle sorte qu’il connaît qu’ils appartiennent à son corps; et dès lors que la tentation ne les approche point de manière à les faire tomber, on comprend que c’est d’eux qu’il est dit : « Le mal n’approchera point de vous ». Mais de peur que les faibles ne viennent à considérer les pécheurs, à qui Dieu a laissé une telle puissance contre les chrétiens, et qu’ils ne disent: Telle est la volonté de Dieu qui laisse aux impies et aux scélérats un tel empire sur les serviteurs de Dieu; considère quelque peu de tes yeux, des yeux de la foi, et tu verras ce qui est réservé pour le dernier jour à ces impies, qui ont tant de pouvoir pour te mettre à l’épreuve. Voici la suite en effet: « Toutefois tu considéreras de tes yeux, et tu verras le sort des pécheurs 4 ».
3. « Car c’est vous, Seigneur, qui êtes mon espérance, vous avez élevé bien haut votre asile, et le trial n’approchera point de vous ». C’est au Seigneur que le Prophète adresse ces paroles: « C’est vous, Seigneur, qui êtes mon espérance; vous avez placé bien haut votre asile; le mal n’approchera point de vous, et le fléau n’abordera point votre tente ». Viennent ensuite ces paroles que cita le démon, comme vous l’avez entendu 1: « Car le Seigneur a ordonné à ses anges de prendre soin de vous et de vous garder dans toutes vos démarches. Ils vous porteront dans leurs mains, de peur que vous ne heurtiez votre pied contre la pierre 2 ». A qui parle-t-il ainsi? A celui à qui il a dit : « C’est vous, Seigneur, qui êtes mon espérance ». Il n’est pas nécessaire d’expliquer à des chrétiens quel est ce Seigneur. Si leur pensée se porte sur Dieu le Père, comment les anges le prendront-ils dans leurs mains, de peur que son pied ne heurte contre la pierre ? Vous le voyez donc, le Christ Notre-Seigneur, parlant au nom de son corps, parle tout à coup de la tête. Car c’est à votre tête que s’adresse cette parole : « C’est vous, Seigneur, qui êtes mon espérance, et vous avez placé bien haut votre asile.— Et vous avez placé bien haut votre asile, parce que vous êtes mon espérance ». Qu’est-ce à dire ? Que votre charité veuille bien écouter: « Car c’est vous, Seigneur, qui êtes mon espérance : vous avez placé bien haut votre refuge ». Ne nous étonnons point alors des paroles qui suivent : « Le mal n’approchera point de vous, puisque vous avez élevé bien haut votre asile; et parce que cet asile est placé bien haut, le fléau non plus ne l’atteindra point ». Mais nulle part, dans l’Evangile, nous ne lisons que les anges aient porté le Seigneur, de peur que son pied ne heurtât contre la pierre. Et toutefois, c’est de lui que nous entendons ces paroles, qui sont accomplies et que le Prophète n’eût pas jetées en avant si elles n’eussent dû s’accomplir. Nous ne pouvons dire non plus que le Christ viendra de nouveau, de manière que son pied ne heurte point contre la pierre ; car il viendra pour juger. Où donc cette parole s’est-elle accomplie? Que votre charité veuille bien écouter.
4. Entendons d’abord ces versets : « C’est vous, Seigneur, qui êtes mon refuge, vous avez élevé bien haut votre asile ». Le genre humain savait que l’homme mourrait, mais non qu’il ressusciterait ; il savait ce qu’il fallait craindre, et non ce qu’il fallait espérer. Celui dès lors qui nous avait infligé un châtiment dans la crainte de la mort, voulut nous donner ensuite l’espérance de la résurrection comme un gage de la vie éternelle, et Notre-Seigneur Jésus-Christ ressuscita le premier. Il mourut après beaucoup d’autres, et ressuscita avant tous. Il souffrit en mourant ce que beaucoup d’autres avaient souffert; et il fit en ressuscitant ce que nul n’avait fait avant lui. Quand est-ce en effet que l’Eglise recevra cette grâce, sinon à la fin ? Le chef a fait voir ce que doivent espérer les membres : et votre charité comprend ce qu’ils se disent mutuellement. Que 1’Eglise donc dise à Jésus-Christ son Seigneur, qu’elle dise alors à la tête: « Parce que j’ai mis en vous mon espérance, ô mon Dieu, vous avez placé bien haut votre asile » : c’est-à-dire, vous êtes ressuscité, vous êtes monté au ciel, afin d’élever bien haut votre refuge, et de devenir ainsi mon espérance, quand je n’espérais que dans la terre et ne croyais point à ma résurrection: je crois maintenant que ma tête est montée au ciel, et que les membres doivent la suivre un jour. Il me semble que la lumière se fait dans ces paroles: « Parce que vous êtes mon espérance, ô mon Dieu, vous avez élevé bien haut votre refuge». Plus clairement encore: Afin de me donner à la résurrection une espérance que je n’avais pas, vous êtes ressuscité le premier, pour me faire espérer de vous suivre où vous m’avez précédé. C’est le langage de l’Eglise à son Seigneur, la voix du corps à la tête.
5. Ne nous étonnons donc point que «les maux n’approchent point de vous, que les fléaux n’arrivent point à votre tente ». La tente du Christ est sa chair. Le Verbe a habité dans la chair 1, et la chair est devenue une tente pour Dieu. C’est dans ce tabernacle que notre Chef a combattu pour nous; dans ce tabernacle qu’il a subi la tentation de l’ennemi, afin de raffermir le soldat. Et comme il a rendu sa chair visible pour nos yeux, puisque nos yeux se plaisent à voir le jour, et qu’ils trouvent leur joie dans cette lumière sensible, comme il a mis sa chair en évidence, de manière que chacun pût la voir; voilà que le Psalmiste s’écrie : « Il a placé son tabernacle dans le soleil ». Qu’est-ce à dire « dans le soleil? » Il l’a manifestée; il l’a mise en évidence, et dans cette lumière terrestre, dans cette lumière qui du ciel se répand sur la terre; c’est là qu’il a placé son tabernacle. Mais comment y mettrait-il sa tente, s’il ne sortait comme le jeune époux de son lit nuptial? Car voilà ce qui vient après ces paroles : « Il a placé son tabernacle dans le soleil ». Et comme si on lui demandait comment? « Semblable au jeune époux », répond-il, « qui sort du lit nuptial, il a bondi comme un géant pour parcourir sa carrière 1». Le tabernacle est donc le même que l’épouse. Le Verbe est l’Epoux, la chair l’Epouse, et le lit nuptial est le sein de la Vierge. Et que dit l’Apôtre? « Ils seront deux dans une même chair: c’est là un grand sacrement, ce que j’entends du Christ et de l’Eglise 2». Que dit lui-même le Seigneur dans l’Evangile ? « Ils ne sont donc plus deux, mais une seule chair 3» : de deux choses une seule, du Verbe et de la chair, un seul homme, un seul Dieu. Sur la terre les fléaux se sont approchés de ce tabernacle, car il est évident que le Seigneur fut flagellé 4. Mais a-t-il subi la flagellation dans le ciel? Pourquoi non ? Parce qu’il a placé bien haut son refuge, afin d’être notre espérance; et le mal n’approchera point de lui, et le fléau n’abordera point son tabernacle. Il est bien haut dans les cieux, mais il a les pieds sur la terre. La tête est dans les cieux, le corps ici-bas. Or, quand Saul foulait et meurtrissait les pieds, la tête cria : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter 5? » Voilà que nul ne persécute la tête, que la tête est dans le ciel : « et le Christ, une fois ressuscité ne meurt plus, la mort n’aura plus d’empire sur lui 6: le mal n’approchera plus de vous, le fléau n’atteindra point votre tente ». Mais gardons-nous de croire que la tête est séparée du corps ; séparée quant aux lieux, ils sont unis par la charité: et c’est la tendresse de cette charité qui cria du ciel: « Saul, Saul, pourquoi me persécuter? » Sa voix tonnante renversa le persécuteur que relevait une main miséricordieuse. Et alors le persécuteur du Christ devint membre du Christ, afin d’endurer ce qu’il faisait souffrir.
6. Quoi donc! mes frères, qu’est-il dit de notre chef? « C’est vous, Seigneur, qui êtes mon espérance, vous avez placé bien haut votre asile. Le mal n’approchera point de vous, et le fléau n’abordera point votre tabernacle ». Voilà ce qui est dit : « Car Dieu a commandé à ses anges de prendre soin de vous, de vous garder dans toutes vos voies ». Vous l’avez entendu à la lecture de l’Evangile 1; écoutez encore: Notre-Seigneur fut baptisé, et il jeûna. Pourquoi baptisé? Afin que nous ne pussions dédaigner le baptême. Quand Jean lui-même disait au Seigneur: « Vous venez à moi pour être baptisé, et c’est moi qui dois être baptisé par vous»; et que le Seigneur lui répondait : « Laissez-moi, car il nous faut accomplir toute justice 2» ; il voulait donc passer par l’humilité, être purifié de souillures qu’il n’avait point. Pourquoi? pour confondre l’orgueil de ceux qui devaient venir. On trouve quelquefois, en effet, un catéchumène plus instruit et plus vertueux que beaucoup de fidèles; il voit beaucoup de baptisés qui sont ignorants, qui ne vivent pas aussi bien que lui, avec moins de continence et moins de chasteté; il voit que lui-même renonce au mariage, quand quelque fidèle use du mariage avec intempérance, s’il ne devient fornicateur : il peut alors lever la tête avec orgueil, et dire . Qu’ai-je besoin d’être baptisé, d’avoir ce qu’a ce fidèle, bien moins avancé que moi en science et en vertu? Le Seigneur lui répond : En quoi le devances-tu? de combien le devances-tu? Autant que moi même je suis au-dessus de toi? « Le serviteur n’est point au-dessus de son Seigneur, ni le disciple au-dessus de son maître; qu’il suffise au serviteur d’être comme son Seigneur, et au disciple comme son maître 3 ». Ne t’élève pas au point de dédaigner le baptême. Tu recevras le baptême de ton maître, et moi j’ai recherché le baptême du serviteur. Le Seigneur fut donc baptisé, puis tenté après son baptême, et il jeûna pendant ces quarante jours mystérieux dont je vous ai parlé souvent. On ne saurait tout dire en une seule fois, et user ainsi un temps nécessaire. Après quarante jours il eut faim, lui qui pouvait n’avoir jamais faim ; mais comment eût-il pu être tenté? Et s’il n’eût pas triomphé du tentateur, comment apprendrais-tu à le combattre? Il eut donc faim, et alors le tentateur : « Dis que ces pierres deviennent du pain, si tu es Fils de Dieu 4 ». Etait-il si difficile à Notre-Seigneur Jésus-Christ de changer des pierres en pain, lui qui rassasia tant de milliers de personnes avec cinq pains seulement 1? Ce pain, il le fit de rien. D’où vint en effet celte nourriture qui suffit à soutenir tant de milliers de personnes? Le Seigneur avait dans ses mains une source de pain, et il n’y a là rien d’étonnant; car celui qui, avec cinq pains, put nourrir tant de milliers d’hommes, est aussi celui qui, avec quelques grains, fait naître chaque jour d’abondantes moissons. Ce sont là les miracles du Seigneur, que l’on ne considère point parce qu’ils sont ordinaires. Comment donc, mes frères, eût-il été impossible au Seigneur de faire du pain avec des pierres, quand avec des pierres il fait des hommes? Jean-Baptiste l’a dit : « Dieu peut de ces pierres mêmes susciter des enfants d’Abraham ». Pourquoi donc ne le fit-il pas alors? Afin de t’apprendre à riposter au tentateur, lorsque dans certaines angoisses, il te fait des suggestions: situ étais chrétien, si tu étais vraiment l’homme du Christ, t’abandonnerait-il en cette occasion? Ne t’enverrait-il pas du secours? Médecin il tranche, puis il délaisse, mais ce n’est point là uni abandon. De même il n’exauce point Paul lui-même, parce qu’il l’exauçait alors. Car Paul nous dit qu’il ne fut point exaucé, au sujet de cet aiguillon de la chair, de cet ange de Satan qui le souffletait : « J’ai prié trois fois le Seigneur », nous dit-il, « afin qu’il l’éloignât de moi; et il m’a répondu : Ma grâce te suffit, car c’est dans l’infirmité que la vertu se fortifie 3 ». C’est connue si l’on disait à un médecin qui vient de nous appliquer un remède violent : cet emplâtre me gêne, ôtez-le, s’il vous plaît. Non, dit le médecin, il doit demeurer là longtemps, autrement point de guérison pour vous. Le médecin n’agit point selon la volonté du malade, mais dans le sens de sa guérison. Courage donc, mes frères! surtout quand le Seigneur vous éprouve par la pauvreté, afin de vous affliger et de vous instruire, pendant qu’il vous prépare et vous réserve l’héritage éternel; ne laissez point alors le diable vous faire ces suggestions : Si tu étais juste, ne t’enverrait-il point comme à Eue du pain par un corbeau 4? Où est la vérité de cette parole:
« Je n’ai jamais vu le juste abandonné, ni ses enfants mendier leur pain 5? » Réponds à Satan : L’Ecriture a dit vrai : « Je n’ai jamais vu le juste abandonné, ni ses enfants mendier leur pain »; j’ai mon pain que tu ne connais pas. Quel pain? Ecoute le Seigneur: « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole de Dieu 1». Penses-tu que la parole de Dieu n’est pas un pain? Si ce Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, n’était pas un pain, il ne dirait pas : « Je suis le pain vivant descendu du ciel 2 ». Tu sais donc maintenant ce que tu répondras au tentateur dans l’épreuve de la faim.
7. Mais s’il te suggère une autre tentation, et te dit : Si tu étais chrétien, tu ferais des miracles comme en ont fait d’autres chrétiens; que feras-tu? Sous l’empire de cette pensée, tu en viendrais à tenter le Seigneur ton Dieu, et à dire à ce Dieu Notre-Seigneur: Si je suis chrétien, et si je suis agréable à vos yeux, si vous daigniez me compter au nombre de vos serviteurs, que je fasse donc quelque miracle comme vos saints en ont tant fait si souvent? C’est là tenter Dieu, comme si tu n’étais chrétien qu’à la condition de faire des prodiges. Ce désir en a fait tomber beaucoup d’autres : c’est là ce que Simon demandait aux Apôtres, quand il voulait à prix d’argent acheter le Saint-Esprit 3. Il fut ambitieux de cette puissance des prodiges, mais non ambitieux de marcher dans leur humilité. De là vient qu’un des disciples, ou un homme de la foule voulant suivre le Sauveur, à la suite des miracles qu’il opérait, le Sauveur vit que cet orgueilleux recherchait le faste de l’orgueil, plutôt que la voie de l’humilité , et lui répondit : « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids; mais le Fils de l’homme n’a point où reposer sa tête ». C’est en vous que les oiseaux du ciel ont des nids, en vous encore que les renards ont des tanières. Car si les oiseaux s’élèvent dans les airs, ainsi font les orgueilleux; si les renards creusent des cavernes trompeuses, ainsi font les hypocrites. Que répond donc le Seigneur? L’orgueil et l’hypocrisie peuvent trouver place chez vous, mais le Christ ne saurait habiter en vous, ni même y reposer sa tête. Car reposer sa tête est une marque d’humilité. Les disciples avaient de semblables désirs, ils convoitaient une place dans son royaume avant d’avoir pris le chemin de l’humilité, quand la mère de ces disciples lui disait : « Commandez que l’un d’eux soit assis à votre droite et l’autre à votre gauche 1 »; ils aspiraient à la puissance, mais c’est par les souffrances de l’humilité que l’on arrive à la gloire du royaume. « Pouvez-vous», leur dit le Seigneur, « boire le calice que je boirai 2 ? » Pourquoi aspirer aux grandeurs de mon royaume, et n’imiter point mon humilité ? Que faut-il donc répondre au démon, s’il te dit pour te tenter: Fais des miracles? Que dois-tu répondre, afin de ne point tenter Dieu à ton tour? Ce que répondit le Seigneur. Le diable lui dit: « Jetez-vous en bas, car il est écrit: Dieu a fait à votre sujet des prescriptions à ses anges; ils vous porteront dans leurs mains de peur que vous ne heurtiez votre pied contre la pierre 3». Si vous vous précipitez en bas, les anges vous recevront. Il eût pu arriver, nies frères, que si le Seigneur se fût précipité, les anges eussent porté le corps du Seigneur. Mais que répondit-il? «Il est écrit aussi : Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu 4». Tu me crois un homme. Le diable en effet ne s’était approché que pour découvrir s’il était le Fils de Dieu. Il voyait une chair, il est vrai, mais sa majesté se reflétait dans ses oeuvres, et les anges lui avaient rendu témoignage. Le diable donc ne voyait en lui qu’un homme mortel à tenter; et le Christ voulait être tenté pour instruire ses disciples. Qu’est-ce donc qui est écrit? « Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu ». Ainsi ne tentons point le Seigneur, et ne lui disons point: Si nous vous appartenons, faites-nous taire un miracle.
8. Revenons aux paroles du psaume. « Il a fait à ses anges des prescriptions à votre sujet, afin qu’ils vous gardent dans vos démarches. Ils vous porteront dans leurs mains, de peur que vous ne heurtiez votre pied contre la pierre ». Le Christ fut porté dans les mains des anges, quand il monta au ciel 5: non point qu’il dût tomber si les anges ne l’eussent porté; mais parce qu’ils rendaient ce devoir à leur Souverain. Et gardez vous de dire: Ceux qui portaient étaient supérieurs à celui qui était porté. Les chevaux ont-ils une supériorité sur les hommes? Bien qu’ils subviennent à notre faiblesse, il ne nous est pas permis de l’affirmer; bien aussi qu’il nous faille tomber, s’ils parviennent à se soustraire au cavalier. Mais comment nous faudra-t-il parler? Car il est dit aussi de Dieu: « Le ciel est mon trône1 ». Parce que c’est le ciel qui porte, et Dieu qui est assis, le ciel est-il supérieur à Dieu? Ainsi pouvons-nous comprendre le bon office des anges dans notre psaume : ils ne voulaient point subvenir à sa faiblesse, mais lui donner une marque de leur respect et de leur obéissance. Or, Notre-Seigneur Jésus-Christ est ressuscité : pourquoi? Ecoutez l’Apôtre : « Il est mort à cause de nos péchés, il est ressuscité pour notre justification 2 ». L’Evangile a dit de même du Saint-Esprit : « L’Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié 3 ». Quelle est cette glorification de Jésus? Il est ressuscité et il est monté au ciel. Dieu l’a glorifié en le faisant monter au ciel, et il a envoyé son Esprit-Saint le jour de la Pentecôte. Or, dans la loi de Moïse, dans le livre de l’Exode, on compte cinquante jours depuis que l’on avait immolé et mangé l’agneau, jusqu’au jour où fut donnée la loi écrite par le doigt de Dieu sur des tables de pierre 4. Or, qu’est-ce que le doigt de Dieu? L’Evangile nous répond que le doigt de Dieu c’est l’Esprit-Saint. Comment le prouver? Le Seigneur répondant à ceux qui l’accusaient de chasser le démon au nom de Béelzébub, leur dit: « Si je chasse les démons par l’Esprit de Dieu 5 ». Or, un autre Evangéliste, dans la même narration, a dit : « Si je chasse les démons par le doigt de Dieu 6 ». Ce que l’un dit clairement, l’autre l’a dit d’une manière plus obscure. Tu ne comprenais pas ce qu’est le doigt de Dieu, et un autre Evangéliste nous l’apprend en disant que c’est l’Esprit de Dieu. Donc la loi écrite par Je doigt de Dieu fut donnée le cinquantième jour après l’immolation de l’agneau, et le Saint-Esprit est descendu le cinquantième jour après la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. L’agneau fut donc immolé, on fit la pâque, et après cinquante jours la loi fut donnée. Mais c’était une loi de crainte et non une loi d’amour; or, pour changer cette crainte en amour, le juste a été réellement mis à mort, et l’agneau immolé par les Juifs en était la figure. Il est ressuscité, et de la pâque du Seigneur, comme de la pâque de l’agneau immolé, on compte cinquante jours, jusqu’à la descente du Saint-Esprit 1, qui est venu dans la plénitude de l’amour, et non dans la crainte des menaces. Pourquoi m’étendre à ce sujet? C’est pour nous envoyer l’Esprit-Saint que le Seigneur est ressuscité et a été glorifié. Je vous l’ai déjà dit, la tête est dans le ciel, et les pieds sont sur la terre. Si la tête est dans le ciel, et les pieds sur la terre, quels sont ces pieds du Seigneur sur la terre? Les saints du Seigneur qui sont ici-bas. Quels sont les pieds du Seigneur? Les Apôtres envoyés dans l’univers entier. Quels sont les pieds du Seigneur? Tous les évangélistes, par qui Notre-Seigneur parcourt les nations, il était à craindre que les Evangélistes ne heurtassent contre la pierre. Dès lors que la tête est dans les cieux, les pieds qui sont ici-bas dans le labeur pouvaient aisément heurter la pierre. Quelle pierre? La loi donnée sur des tables de pierre. Donc afin qu’ils ne fussent point coupables envers la loi, avant d’avoir reçu la grâce, et qu’ils rie fussent point astreints à la loi, car alors la violer eût été un crime; le Seigneur rendit libres ceux que la loi tenait dans l’esclavage, afin qu’ils ne pussent se heurter contre cette loi. La tête pour empêcher les pieds de violer cette loi en la heurtant, envoya l’Esprit-Saint, afin de bannir la crainte et de donner l’amour. La crainte n’accomplissait point la loi, l’amour l’a accomplie. Sous le poids de la crainte, les hommes n’ont rien accompli; embrasés d’amour, ils ont tout accompli. Comment n’ont-ils rien accompli avec la crainte, et ont-ils tout accompli avec l’amour? Sous l’empire de la crainte, ils dérobaient le bien des autres; sous l’empire de l’amour, ils ont donné leur bien propre. Il ne faut donc pas s’étonner que le Seigneur ait été porté au ciel sur les mains des anges, de peur qu’il ne heurtât son pied contre la pierre : et afin que les membres de son corps qui travaillaient ici-bas, qui parcouraient l’univers entier, ne devinssent point coupables d’infractions à la loi, il leur ôta la crainte et les remplit d’amour. Trois fois sous le coup de la crainte, Pierre avait renié son maître 2 : il n’avait point encore reçu le Saint-Esprit. Mais quand il l’eut reçu, il prêcha sous le fouet des princes celui qu’il avait renié 3. Il n’y a là rien d’étonnant, puisque le Seigneur avait banni sa triple crainte par un triple amour. Après sa résurrection, en effet, « Pierre, m’aimez-vous? » lui dit-il. Non pas:
Me craignez-vous? La crainte chez lui laisserait heurter encore son pied contre la pierre. « M’aimez-vous? » lui dit-il. Et Pierre : «Je vous aime ». Une fois suffisait. Une seule fois me suffirait, à moi qui ne vois point le coeur; à combien plus forte raison devait. elle suffire au Seigneur, qui voyait combien c’était du fond de ses entrailles que Pierre lui disait : « Je vous aime? » Et pourtant il ne se contente point qu’il lui réponde une fois; il l’interroge une seconde fois, et Pierre répond encore: «Je vous aime». Il l’interroge une troisième fois, et Pierre attristé de ce que le Seigneur semblait mettre en doute son amour, « Seigneur », lui dit-il, « vous savez que je vous aime ».Le Seigneur en agit avec lui, comme pour lui dire : Trois fois tu m’as renié par crainte, et trois fois tu me contes. ses par amour. C’est de cet amour et de cette charité que le Seigneur remplit ses disciples. Pourquoi? Parce qu’il a porté son asile dans un lieu élevé, qu’après avoir été glorifié, il a envoyé son Esprit-Saint, et qu’il a délivré de la violation de la loi ceux qui croyaient en lui, afin que leur pied ne heurtât point contre la pierre.
9. Le reste du psaume devient facile, mes frères, et je vous en ai parlé souvent. « Vous marcherez sur l’aspic et le basilic; et vous foulerez le lion et le dragon 2 ». Vous connaissez le serpent, et comment il est foulé sous le pied de cette Eglise, qui est invincible, parce qu’elle déjoue ses ruses. Votre charité, je pense, n’ignore pas comment il est tantôt lion et tantôt dragon. Lion, il attaque à force ouverte; dragon, il dresse des embûches. C’est là pour le diable une double force, une double puissance. Quand on égorgeait les martyrs, c’était le lion qui sévissait, et le dragon se glissait sans bruit, quand les hérétiques dressaient des embûches. Tu as vaincu le lion, il faut vaincre aussi le dragon : le lion ne t’a pas abattu, que le dragon ne te surprenne point. Montrons qu’il était un lion quand il sévissait ouvertement. Pierre exhortant les martyrs,leur dit : « Ne savez-vous point que le diable, votre adversaire, rôde autour de vous comme un lion qui cherche sa proie 3? » Le lion qui sévissait ouvertement cherchait donc quelqu’un à dévorer : comment le dragon dresse-t-il des embûches? Au moyen des hérétiques. C’étaient eux que redoutait saint Paul, lorsqu’il craignait de voir quelque tache dans la pureté de cette foi que l’Eglise porte en son coeur, et qu’il disait: « Je vous ai fiancés à cet unique époux Jésus-Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure; mais je crains que comme Eve fut séduite par les artifices du serpent, vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté qui est dans le Chris 1 ». C’est le petit nombre des femmes, dans 1’Eglise, qui garde ta virginité de corps; mais la pureté du coeur est l’apanage de tous les fidèles. C’était au sujet de la toi que l’Apôtre craignait des taches sur la pureté du coeur, car avec une foi altérée la pureté de la chair ne sert de rien. Quand le coeur est corrompu, quelle peut être la pureté de la chair? C’est à ce point qu’une femme catholique est supérieure à une vierge hérétique. L’une, il est vrai, n’est plus vierge de corps, l’autre est femme par le coeur, et femme qui n’a point conçu de Dieu, son époux légitime, mais du serpent adultère. Or, que dit l’Eglise? « Tu marcheras sur l’aspic et sur le basilic ». Le basilic est le roi des serpents, comme le diable est le roi des démons. « Et tu fouleras au pied le lion et le dragon».
10. Ecoutons les paroles de Dieu à son Eglise: « Parce qu’il a espéré en moi, je le délivrerai 2». Non-seulement alors il a délivré le chef qui est maintenant assis dans les cieux, où il a placé bien haut son asile, où les maux n’approchent point de lui; et où le fléau n’aborde point sa tente : mais nous qui travaillons sur la terre, qui vivons encore au milieu des tentations, qui avons à craindre pour nos pieds de tomber dans les embûches, écoutons la voix du Seigneur notre Dieu qui nous console, et qui nous dit: « Parce qu’il a espéré en moi je le délivrerai : je le protègerai parce qu’il a connu mon nom ».
11. « Il m’invoquera, et je l’exaucerai; je suis avec lui dans la tribulation 3».Ne crains donc point quand tu es affligé, comme si Dieu n’était point avec toi. Que la foi soit avec toi, et Dieu sera avec toi dans l’affliction. La mer soulève ses flots, et tu es troublé dans ton navire 4, parce que le Christ est endormi. Le Christ aussi dormait sur la barque, et les hommes périssaient. Si la foi dort dans ton coeur, c’est le Christ qui dort dans ta barque: puisque le Christ habite en toi par la foi. Si donc tu ressens quelque agitation, réveille le Christ endormi, stimule ta foi, et tu sauras qu’il ne t’a point abandonné. Mais tu te crois abandonné, parce qu’il ne te délivre point aussitôt que tu le voudrais. Il délivra de la fournaise les trois jeunes hébreux 1. Lui qui avait délivré ces trois enfants abandonna-t-il les Macchabées 2? Loin delà. Il délivra les uns et les autres; les uns d’une manière corporelle, afin de confondre les incroyants; les autres d’une manière spirituelle, afin de les donner aux fidèles pour exemple. « Je suis avec lui dans la tribulation; je le délivrerai et le glorifierai».
12. « Je le rassasierai de la longueur des jours 3». Quels sont ces longs jours.? La vie éternelle. Ne vous imaginez point, mes frères, qu’il soit ici question de jours d’une certaine durée, comme on dit qu’ils sont plus courts en hiver, plus longs en été. Dieu vous promettait-il de ces jours? Non, cette longueur est celle qui n’a point de fin; ces jours sont la vie éternelle. Et comme nous serons alors satisfaits, ce n’est pas sans raison que le Prophète nous dit: « Je le rassasierai ». Quelque longueur que l’on donne au temps, rien ne suffit dès qu’il y aune fin, et par conséquent ne saurait s’appeler longueur. Si nous sommes avares, nous devons être avares de la vie éternelle: désirons cette vie qui n’a point de fin. Voilà pour notre avarice de quoi se dilater. Veux-tu des richesses sans fin? Désires plutôt une vie sans fin. Tu veux des possessions sans bornes? Cherche la vie éternelle. « Je le rassasierai de la longueur des jours ».
13. « Et je lui montrerai mon salut ». Ne passons point légèrement sur ces paroles : « Je lui montrerai mon salut » ; c’est-à-dire, je lui montrerai le Christ lui-même. Pourquoi? N’a-t-il pas été vu sur la terre? Que veut nous montrer de si grand le Seigneur? Nul n’a vu le Seigneur comme nous le verrons. Comme il s’est montré, ceux qui l’ont vu, l’ont crucifié. Ceux donc qui l’ont vu l’ont crucifié, et nous, nous croyons en lui sans l’avoir vu. Avaient-ils donc des yeux que nous n’avons point? Nous avons, nous, les yeux du coeur; mais nous voyons par la foi, et non par la claire vue. Quand viendra la claire vue? « Quand nous le verrons face à face 4 », ainsi que dit l’Apôtre : c’est ce que Dieu nous promet comme la grande récompense de tous nos labeurs. Tout ce que tu endures ici-bas, tu l’endures afin de voir. Nous verrons je ne sais quoi de grand, puisque c’est la grande récompense qui nous est promise, et cette grande vision sera la vision de Jésus-Christ même. Celui que l’on a vu dans son humilité sera vu dans sa grandeur, et il sera notre joie, comme il est aujourd’hui la joie des anges. « Au commencement était la Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu 1». Celui qui nous a fait cette promesse, remarquez-le bien, c’est Notre-Seigneur qui nous dit dans l’Evangile: « Celui qui m’aime, sera aimé de mon Père, et moi aussi je l’aimerai ». Et comme si on lui demandait: Que lui donnerez-vous ? « Je me montrerai à lui 2 », répond-il: désirons-le, aimons-le, brûlons d’amour, si nous sommes l’épouse. L’époux est absent, attendons-le: il viendra enfin, celui que nous désirons. Il nous a donné de tels gages, que l’Epouse ne doit pas craindre d’être abandonnée de son Epoux: il n’abandonnera point ses gages. Quels gages a-t-il donnés? Il a répandu son sang. Quels gages a-t-il donnés? Il a envoyé l’Esprit-Saint. Et l’Epoux abandonnerait de tels gages? Les eût-il donnés, s’il ne nous aimait point? Il nous aime donc. Oh ! si nous l’aimions de cet amour. Nul ne peut aimer davantage, que de mourir pour ceux qu’il aime . Mais nous, comment pouvons-nous mourir pour lui? De quoi lui servirait notre mort, depuis qu’il a mis si haut son asile, et que le fléau ne saurait atteindre son tabernacle? Que dit pourtant saint Jean? « Si le Christ a donné sa vie pour nous, nous devons à son exemple donner notre vie pour nos frères 1 ». Quiconque dès lors meurt pour ses frères, meurt pour le Christ; de même que nourrir un frère, c’est nourrir le Christ : « Ce que vous avez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’avez fait 2 ». Aimons le Christ, mes frères, imitons son amour, courons après ses parfums, comme il est dit dans le Cantique des cantiques : « Nous courrons à l’odeur de vos parfums 3 ». Il est venu, il a exhalé ses baumes, et cette odeur s’est répandue par le monde, D’où cette odeur ? Du ciel. Suis-le donc jusqu’au ciel, si toutefois tu ne réponds point en parjure quand on dit : En haut les coeurs, en haut les pensées, en haut l’amour, en haut l’espérance, qui se corromprait sur la terre, Tu n’oses mettre ton blé dans un endroit humide; tu crains la pourriture pour ce froment que tu as cultivé, que tu as moissonné, que tuas battu, que tu as vanné. Tu veux un lieu convenable pour ton blé, et tu n’en cherches pas un à ton coeur? tu ne cherches point pour ton trésor un lieu de sûreté? Fais donc sur la terre ce qui est en ton pouvoir; donne, et tu ne perdras rien, tu mettras en dépôt. Et qui donc gardera ce dépôt? Le Christ qui te garde toi-même. Il sait te garder, et il ne saurait garder ton trésor? Pourquoi te demander de changer ton trésor, sinon afin que tu changes ton coeur? Nul en effet ne s’occupe que de son trésor. Combien en est-il qui m’écoutent maintenant, et qui n’ont le coeur que dans leur coffre-fort ? Vous êtes sur la terre, parce que l’objet de votre amour est sur la terre: envoyez-le dans le ciel, et votre coeur sera dans le ciel. Où sera votre trésor, là aussi sera votre coeur 4.

C-Message de Benoît XVI pour le carême 2006

« Pèlerinage intérieur vers … la source de la miséricorde »
Nous publions ci-dessous le Message de Benoît XVI pour le Carême 2006.

Mgr Karel Kasteel, secrétaire du conseil pontifical Cor Unum, a confié à Zenit que ce message a été écrit par le pape l’été dernier, alors qu’il écrivait aussi son encyclique: c’est en quelque sorte un « résumé » par le pape lui-même de l’encyclique « Deus caritas est ».

Dans ce message pour le carême qui commence aujourd’hui, mercredi 1er mars, mercredi des Cendres, Benoît XVI invite les fidèles à ce « pèlerinage intérieur vers Celui qui est la source de la miséricorde ».

MESSAGE DE SA SAINTETÉ LE PAPE BENOÎT XVI POUR LE CARÊME 2006

« Voyant les foules, Jésus eut pitié d’elles » (Mt 9, 36)

Chers frères et sœurs !

Le Carême est le temps privilégié du pèlerinage intérieur vers Celui qui est la source de la miséricorde. C’est un pèlerinage au cours duquel Lui-même nous accompagne à travers le désert de notre pauvreté, nous soutenant sur le chemin vers la joie profonde de Pâques. Même dans les «ravins de la mort» dont parle le Psalmiste (Ps 22 [23], 4), tandis que le tentateur nous pousse à désespérer ou à mettre une espérance illusoire dans l’œuvre de nos mains, Dieu nous garde et nous soutient. Oui, aujourd’hui encore le Seigneur écoute le cri des multitudes affamées de joie, de paix, d’amour. Comme à chaque époque, elles se sentent abandonnées. Cependant, même dans la désolation de la misère, de la solitude, de la violence et de la faim, qui frappent sans distinction personnes âgées, adultes et enfants, Dieu ne permet pas que l’obscurité de l’horreur l’emporte. Comme l’a en effet écrit mon bien-aimé Prédécesseur Jean-Paul II, il y a une «limite divine imposée au mal», c’est la miséricorde (Mémoire et identité, 4, Paris, 2005, pp. 35 ss.). C’est dans cette perspective que j’ai voulu placer au début de ce Message l’annotation évangélique selon laquelle, «voyant les foules, Jésus eut pitié d’elles» (Mt 9, 36). Dans cet esprit, je voudrais m’arrêter pour réfléchir sur une question très débattue parmi nos contemporains : la question du développement. Aujourd’hui encore le «regard» de compassion du Christ ne cesse de se poser sur les hommes et sur les peuples. Il les regarde sachant que le «projet» divin prévoit l’appel au salut. Jésus connaît les embûches qui s’opposent à ce projet et il est pris de compassion pour les foules : il décide de les défendre des loups, même au prix de sa vie. Par ce regard, Jésus embrasse les personnes et les multitudes, et il les remet toutes au Père, s’offrant lui-même en sacrifice d’expiation.

Éclairée par cette vérité pascale, l’Église sait que, pour promouvoir un développement plénier, il est nécessaire que notre «regard» sur l’homme soit à la mesure de celui du Christ. En effet, il n’est en aucune manière possible de dissocier la réponse aux besoins matériels et sociaux des hommes de la réponse aux désirs profonds de leur cœur. Il convient d’autant plus de souligner cela à notre époque de grandes transformations, où nous percevons de manière toujours plus vive et plus urgente notre responsabilité envers les pauvres du monde. Mon vénéré Prédécesseur, le Pape Paul VI, identifiait déjà avec précision les dommages du sous-développement comme étant un amoindrissement d’humanité. Dans cet esprit, il dénonçait dans l’Encyclique Populorum progressio «les carences matérielles de ceux qui sont privés du minimum vital, et les carences morales de ceux qui sont mutilés par l'égoïsme, […] les structures oppressives, qu'elles proviennent des abus de la possession ou des abus du pouvoir, de l'exploitation des travailleurs ou de l'injustice des transactions» (n. 21). Comme antidote à de tels maux, Paul VI suggérait non seulement «la considération accrue de la dignité d'autrui, l'orientation vers l'esprit de pauvreté, la coopération au bien commun, la volonté de paix», mais aussi, «la reconnaissance par l’homme des valeurs suprêmes et de Dieu, qui en est la source et le terme» (ibid.). Dans cette ligne le Pape n’hésitait pas à proposer «la foi, don de Dieu accueilli par la bonne volonté de l'homme, et l'unité dans la charité du Christ» (ibid.). Donc, le «regard» du Christ sur la foule nous incite à affirmer le véritable contenu de «l’humanisme intégral» qui, toujours selon Paul VI, consiste dans le «développement intégral de tout l'homme et de tous les hommes» (ibid., n. 42). C’est pourquoi la première contribution que l’Église offre au développement de l’homme et des peuples ne se concrétise pas en moyens matériels ou en solutions techniques, mais dans l’annonce de la vérité du Christ qui éduque les consciences et enseigne l’authentique dignité de la personne et du travail, en promouvant la formation d’une culture qui réponde vraiment à toutes les interrogations de l’homme.

Face aux terribles défis de la pauvreté d’une si grande part de l’humanité, l’indifférence et le repli sur son propre égoïsme se situent dans une opposition intolérable avec le «regard» du Christ. Avec la prière, le jeûne et l’aumône, que l’Église propose de manière spéciale dans le temps du Carême, sont des occasions propices pour se conformer à ce «regard». Les exemples des saints et les multiples expériences missionnaires qui caractérisent l’histoire de l’Église constituent des indications précieuses sur le meilleur moyen de soutenir le développement. Aujourd’hui encore, au temps de l’interdépendance globale, on peut constater qu’aucun projet économique, social ou politique ne remplace le don de soi à autrui, dans lequel s’exprime la charité. Celui qui agit selon cette logique évangélique vit la foi comme amitié avec le Dieu incarné et, comme Lui, se charge des besoins matériels et spirituels du prochain. Il le regarde comme un mystère incommensurable, digne d’une attention et d’un soin infinis. Il sait que celui qui ne donne pas Dieu donne trop peu, comme le disait la bienheureuse Teresa de Calcutta : «La première pauvreté des peuples est de ne pas connaître le Christ». Pour cela il faut faire découvrir Dieu dans le visage miséricordieux du Christ : hors de cette perspective, une civilisation ne se construit pas sur des bases solides.

Grâce à des hommes et à des femmes obéissant à l’Esprit Saint, sont nées dans l’Église de nombreuses œuvres de charité, destinées à promouvoir le développement : hôpitaux, universités, écoles de formation professionnelle, micro-réalisations. Ce sont des initiatives qui, bien avant celles de la société civile, ont montré que des personnes poussées par le message évangélique avaient une préoccupation sincère pour l’homme. Ces œuvres indiquent une voie pour guider encore aujourd’hui l’humanité vers une mondialisation dont le centre soit le bien véritable de l’homme et conduise ainsi à la paix authentique. Avec la même compassion que Jésus avait pour les foules, l’Église ressent aujourd’hui encore comme son devoir de demander à ceux qui détiennent des responsabilités politiques et qui ont entre leurs mains les leviers du pouvoir économique et financier de promouvoir un développement fondé sur le respect de la dignité de tout homme. Une importante authentification de cet effort consistera dans la liberté religieuse effective, entendue non pas simplement comme possibilité d’annoncer et de célébrer le Christ, mais aussi comme contribution à l’édification d’un monde animé par la charité. Dans cet effort, s’inscrit également la considération effective du rôle central que les valeurs religieuses authentiques jouent dans la vie de l’homme, en tant que réponse à ses interrogations les plus profondes et motivation éthique par rapport à ses responsabilités personnelles et sociales. Tels sont les critères sur la base desquels les chrétiens devront aussi apprendre à évaluer avec sagesse les programmes de ceux qui les gouvernent.

Nous ne pouvons pas ignorer que des erreurs ont été commises au cours de l’histoire par nombre de ceux qui se disaient disciples de Jésus. Souvent, face aux graves problèmes qui se posaient, ils ont pensé qu’il valait mieux d’abord améliorer la terre et ensuite penser au ciel. La tentation a été de croire que devant les urgences pressantes on devait en premier lieu pourvoir au changement des structures extérieures. Cela eut comme conséquence pour certains la transformation du christianisme en un moralisme, la substitution du croire par le faire. C’est pourquoi, mon Prédécesseur de vénérée mémoire, Jean-Paul II, observait avec raison : «Aujourd'hui, la tentation existe de réduire le christianisme à une sagesse purement humaine, en quelque sorte une science pour bien vivre. En un monde fortement sécularisé, est apparue une ‘sécularisation progressive du salut’, ce pourquoi on se bat pour l'homme, certes, mais pour un homme mutilé, ramené à sa seule dimension horizontale. Nous savons au contraire que Jésus est venu apporter le salut intégral» (Encyclique Redemptoris missio, n. 11).

C’est justement à ce salut intégral que le Carême veut nous conduire en vue de la victoire du Christ sur tout mal qui opprime l’homme. En nous tournant vers le divin Maître, en nous convertissant à Lui, en faisant l’expérience de sa miséricorde grâce au sacrement de la Réconciliation, nous découvrirons un «regard» qui nous scrute dans les profondeurs et qui peut animer de nouveau les foules et chacun d’entre nous. Ce «regard» redonne confiance à ceux qui ne se renferment pas dans le scepticisme, en leur ouvrant la perspective de l’éternité bienheureuse. En fait, déjà dans l’histoire, même lorsque la haine semble dominer, le Seigneur ne manque jamais de manifester le témoignage lumineux de son amour. À Marie, «fontaine vive d’espérance» (Dante Alighieri, Le Paradis, XXXIII, 12), je confie notre chemin du Carême, pour qu’Elle nous conduise à son Fils. Je Lui confie spécialement les multitudes qui, aujourd’hui encore, éprouvées par la pauvreté, invoquent aide, soutien, compréhension. Dans ces sentiments, de grand cœur, j’accorde à tous une particulière Bénédiction apostolique.

Du Vatican, le 29 septembre 2005.

BENEDICTUS PP. XVI