A- Homélie
« Il n’est pas facile
de trouver l’unité de ces messes de Carême,
l’unité entre les différents textes choisis
par l’Eglise pour ces messes de Carême.
Quel rapport, quel lien peut-il
y avoir entre tous ces textes, entre l’Evangile et l’Epître,
entre l’Evangile qui nous raconte le récit de la
Transfiguration, celui de l’Epître que nous rappelle
l’urgence de la sainteté : « La volonté
de Dieu, c’est votre sanctification », et ceux de
l’Introït qui cite le psaume 24 : « Souvenez-vous
de vos miséricordes, Seigneur, de vos bontés qui
sont éternelles…Délivrez-nous, Dieu d’Israël,
de toutes nos angoisses », psaume 24 qui est repris dans
le Graduel : « De mes angoisses délivrez-nous Seigneur
», « de necessatatibus meis eripe me Domine ?.
Quel lien aussi peut-on établir
entre l’Evangile, l’Epître et le Trait qui
cite le psaume 105 : « Louez le Seigneur car il est bon,
car sa miséricorde dure à jamais. Qui racontera
les œuvres puissantes du Seigneur qui publiera toute sa
gloire…Souvenez-vous de nous, Seigneur, dans votre bienveillance
pour votre peuple. Venez à nous pour nous sauver »,
« Visita nos in salutari tuo » ?
Oui quel lien établir entre
tout cela ?
On pourrait renoncer à ce
travail et commenter l’un ou l’autre de ces textes…Mais
faudrait-il admettre que nos messes n’ont aucune cohérence,
aucune unité ?
A Dieu ne plaise ! Et puisque depuis le temps de l’Avent,
je me suis efforcé de trouver
l’unité des messes du Missel Romain, je poursuivrai
donc mon effort.
Voici comment je vois les choses.
L’Introït commence par
ces mots : « Souvenez-vous de vos miséricordes,
Seigneur, et de vos bontés qui sont éternelles
». « Reminiscere miserationum tuarum, Domine, et
miserricordiae tuae quae a saecula sunt ».
Cet Introït nous parle donc
de la miséricorde de Dieu.
Or la miséricorde par excellence de Dieu, sa bonté,
c’est manifestée dans le « salut ».
C’est la réalisation de notre salut qui est l’œuvre
par excellence de la bonté de Dieu, d’une bonté
faite de miséricorde.
Or le Trait de cette messe fait
une clair allusion au salut apporté par le Seigneur :
« Visita nos in salutari tuo », « Venez à
nous pour nous sauver ».
Et puisque Notre Seigneur Jésus-Christ
est venu « précisément nous sauver »
en se livrant à son sacrifice de la Croix, - «
Il est venu chercher et sauver ce qui était perdu »,
nous dit Saint Paul…- nous devons chanter et louer NSJC,
chanter et louer cette œuvre rédemptrice accomplie,
l’en remercier, l’aimer en retour. D’où
la présence de ce psaume 105 cité dans ses versets
1 à 4 : « Louez le Seigneur, car il est bon, car
sa miséricorde dure à jamais ». Oui cette
œuvre de rédemption est bien un oeuvre de bonté,
de miséricorde… « Alors que nous étions
perdus, ennemis de Dieu, voués à l’enfer
éternel, enfants de la colère…Notre Seigneur
est venu pour, à notre place, en notre nom et lieu, satisfaire
à la justice de Dieu…Il est venu sur cette terre
« propter nostram salutem ». Il nous a dès
lors arrachés, par son sang versé librement, à
l’esclavage de Satan. Il a multiplié les souffrances…Il
a tout supporté : la haine, les coups, les trahisons,
les déshonneurs, le mépris, l’abandon…tout
cela pour notre salut …alors qu’un simple acte d’amour
aurait suffi à la rédemption de nos âmes
puisque ce seul acte d’amour avait une dimension infinie
parce qu’émanant d’une dignité infinie,
d’une Personne infinie en dignité, la deuxième
Personne de la Trinité, le Verbe de Dieu, « Dieu
de Dieu, Lumière née de la Lumière . Infini
en dignité, Infini en puissance, Infini en puissance
d’intercession…Oui un seul acte d’amour aurait
suffi à notre délivrance, aurait surabondamment
satisfait à la justice de Dieu, racheté le genre
humain. Un seul acte d’amour, parce que théandrique,
aurait largement compensé l’infinie malice du péché
originel commis par Adam et Eve et qui s’est transmis
de génération en génération, tenant
loin de Dieu, indéfiniment, le genre humain... A lui
seul, limité à ses seules puissance d ‘affection,
à son seul repentir… jamais l’homme n’aurait
pu satisfaire à la justice de Dieu c’est-à-dire
compenser la malice du seul péché originel…à
plus forte raison de ses propres péchés personnels
innombrables commis par les hommes au cours des ans...puisque
le péché a une certaine infinité de malice
s’adressant à l’infinie dignité de
Dieu, selon le principe : « honor est in honorante, injuria
in injuriato », « l’honneur se mesure à
la personne qui honore, l’injure a la personne injurié
».
Oui un seul acte d’amour
du Dieu fait homme, du Verbe de Dieu ayant uni sa dignité
à la petitesse humaine, pouvait tout racheter, tout réparer.
Et à ce seul titre, sous
ce seul rapport, nous aurions dû louer le Seigneur et
chanter sa miséricorde et sa bonté et ses bienfaits.
C’eut été pour nous une simple dette d’amour,
de reconnaissance.
Mais Notre Seigneur Jésus-Christ
n’a pas posé un seul et simple acte d’amour….Il
les a comme multipliés, surabondamment. Faudrait-il,
Mes Bien chers Frères, vous les énumérer
? …Mais pensez à ses miracles, pensez à
ses bontés, pensez à son attitude avec ses disciples,
avec Saint Jean. Pensez à sa bonté dans ses dialogues
avec les pécheurs, pensez aux pardons qu’il multipliait
à pleines mains. Pensez à son attitude avec Pierre,
lui pardonnant. Pensez à son attitude avec la femme prise
en flagrant délit d’adultère… «
Moi non plus je ne vous condamne pas. Allez en paix ! Ne péchez
plus » ! Pensez à son dialogue avec Marie Madeleine
! Pensez à la Sainte Eucharistie instituée, aux
Sacrements qui nous donnent la vie, la vie divine…Pensez
surtout à sa Passion, à toutes les horreurs qu’il
a supportées pour nous…Une seule œuvre faite
avec amour suffisait…Mais ce n’est pas une seule
œuvre qu’il a accomplie…Ce sont mille…Et
tout cela pour arracher de notre cœur, un peu de louange,
d’action de grâce, de reconnaissance…Alors
je comprends que, à la vue de cette Passion, à
laquelle je dois penser lorsque je pense au salut divin, m’oblige
terriblement à un acte de reconnaissance…Alors
je comprends que l’Eglise , dans le Trait de cette messe,
me fasse chanter, avec insistance, les louanges du Seigneur:
« Louez le Seigneur, car il est bon », « Confitemini
Domino quoniam bonus, quoniam in saecula misericordia eius »,
« parce qu’éternelle est sa miséricorde.
Qui racontera les œuvres puissantes du Seigneur, qui publiera
toute sa gloire » ? C’est une manière poétique
de chanter la puissance du Seigneur manifestée dans son
œuvre rédemptrice où il a manifesté
sa « bienveillance pour son peuple ». Alors que
j’étais dans « les angoisses », «
les afflictions de mon cœur », dans la « misère
», Il m’en a retirées, dans sa bonté,
par sa Passion. Il a vu mon « humiliation »…
Il a vu mes « péchés…il m’en
a libérés : « Vide humilitatem meam et laborem
meum et dimmite omnia peccata mea. Libera nos Deus Israël
et omnibus angustiis nostris » « Délivrez
nous Dieu d’Israël de toutes nos angoisses ».
Tous ces textes, tous, sont à
la fois un appel à se souvenir du salut, œuvre de
miséricorde par excellence, ainsi qu’une louange
reconnaissante de l’œuvre salvifique accomplie. «
Vista nos in salutari tuo », « Visitez nous dans
votre salut ». « Souvenez-vous de vos miséricordes
et de vos bontés ».
Voilà une première
explication pour certains textes.
Mais poursuivons !
Puisque le Christ nous a apporté
le salut dans sa miséricorde…et que l’Eglise
conduit nos esprits à s’en souvenir, je comprends
qu’elle puisse proposer à ma méditation
le récit de l’Evangile de la Transfiguration. Je
le comprends d’autant mieux que l’Eglise fait lire
aux prêtres dans leur bréviaire, dans « Matines
», le récit de la Genèse où l’on
voit Jacob supplanter Esaü dans son droit d’aînesse.
C’est l’histoire de la bénédiction
solennelle accordée à Jacob, le Patriarche, par
son vieux père Isaac aux approches de la mort.
Vous connaissez tous cette belle
page de la Genèse. Elle vous sera rappelée samedi
prochain dans l’Epître de la messe.
A la suite d’Abraham et d’Isaac,
c’est Jacob qui, par une disposition providentielle, est
choisi de préférence à Esaü, son aîné,
pour devenir héritier des promesses et des bénédictions
divines : « Sois le maître de tes frères
; que les nations se prosternent devant toi. Toutes les Nations
seront bénies en toi et en Celui qui naîtra de
toi » (Gen 27). Or on ne peut manqur de voir dans le Patriarche
Jacob, évinçant son aîné, pour devenir
à sa place, l’objet des prédilections divines,
une figure du Christ Jésus, second Adam, devenu de par
Dieu, à sa place, le chef de l’homme régénéré
et béni de Dieu, celui qui est l’objet de toutes
les complaisances « du Père céleste »
et en qui sont bénies toutes les nations : « Voici
mon Fils bien aimé en qui je me complais. Ecoutez le
».
Ainsi rapproché de l’histoire
de Jacob, l’Evangile de la Transfiguration nous parait
réaliser ce qui préfigurait, jusque dans ses détails,
le récit biblique de la bénédiction de
Jacob. Dieu, dans la Transfiguration, bénit son Fils
revêtu de notre chair, comme Isaac avait béni Jacob
revêtu des vêtements de son frère Esaü.
Et même saint Augustin fait des « peaux de chevreau,
le symbole du péché, et voit en Jacob qui s’en
couvre le cou et les mains, « l’image de Celui qui
étant sans péché, a pris sur lui ceux d’autrui
».
On voit ainsi comment dans l’histoire
de Jacob tout est figuratif du Christ Seigneur. Souvenez vous,
en effet, que Jésus, le Fils de Dieu, que l’Evangile
de ce jour nous montre transfiguré sur le Thabor, est
l’objet des complaisances du Père, s’est
solidarisé avec nous jusqu’à prendre «
une chair semblable à notre chair de péché
», comme le dit Saint Paul et qu’il ait pu ainsi
satisfaire à notre place et à notre avantage et
qu’Il est mort sur la Croix pour faire de nous les «
cohéritiers » de sa gloire et des fils aimés
de son Père des Cieux.
Alors vous voyez combien ce texte
de la Transfiguration est en bonne place avec les acclamations
de l’Introït, du Trait et du Graduel.
Là, dans ces textes, l’Eglise
nous fait chanter la miséricordes, la bonté de
Dieu.
Là l’Eglise nous fait professer toute confiance
: « Vers vous, Seigneur, j’élève mon
âme, en vous, mon Dieu, je mets ma confiance, que je ne
sois pas confondu ».
Mais où donc Jésus
a-t-il mieux fait éclater sa bonté qu’en
sa Passion ? Où donc trouver une meilleure protection
qu’en Dieu, qu’en NSJC qui m’a réconcilié
avec Dieu en sa Passion ?…Où trouver meilleure
protection ? Il est notre avocat.
Là, dans ces psaumes 24,
105, l’Eglise me dit avoir obtenu son pardon, le Dieu
de bonté ayant vu notre misère : « Voyez
ma misère et ma peine et pardonner tous mes péchés
».
Mais où les a-t-il mieux pardonnés qu’en
sa Passion ?
Là, l’Eglise m’appelle
à louer le Seigneur car « il est bon et sa miséricorde
est éternelle ».
Mais où fait-il le mieux éclater sa bonté
qu’en sa Passion ? Mais où a-t-il mieux manifesté
son salut qu’en sa Passion ? « Lorsque je serai
élevé, j’attirerai tout à moi. »
Quelle belle unité dans
tous ces textes !
De plus, ce texte de l’Evangile
de la Transfiguration est parfaitement en situation puisque
que l’on sait, par le récit de saint Luc, que NSJC,
alors qu’il était dans sa gloire, s’entretenait
avec Moïse et Elie, de sa Passion…Ne se laissant
nullement distraire par la gloire qui rayonnait de sa personne
et qui donnait toute satisfaction et un plaisir parfait, à
ses facultés humaines. NSJC s’entretenait, toutefois,
non de sa gloire mais de sa Passion montrant ainsi, à
l’évidence, quelle était la véritable
inclination de son âme…Rien ne pouvait le distraire
un instant, même au milieu de sa plus grande gloire, du
désir de sa Passion, d’être cloué
sur le bois de la Croix et de mourir entre ses bras pour le
salut de notre âme et donc pour notre divinisation et
notre sanctification…Oui ! Il est mort sur la Croix pour
faire de nous, avons-nous dit, les « cohéritiers
de sa gloire » et ses « fils adoptifs » aimés
de son Père qui est dans les Cieux.
Alors arrive très heureusement
cette Epître de Saint Paul aux Théssaloniciens
où il nous parle de la sainteté, de notre sanctification
: « La volonté de Dieu c’est votre sanctification
».
Mais cette sanctification est surtout
l’œuvre de la Passion du Christ qui fait l’objet
du récit de la Transfiguration et qui est la raison de
toutes bénédictions et de toutes louanges, ce
qu’exprime parfaitement, nous l’avons vu, le Trait
de cette messe.
N’oublions pas les belles
paroles du prophète Isaïe dans la messe de mardi
dernier : « Comme la pluie et la neige descendent du ciel
et n’y retournent pas sans avoir abreuvé, fécondé
et fait germé la terre, donné la semence à
celui qui sème, ainsi en sera-t-il de ma parole qui sort
de ma bouche ; elle ne reviendra pas à moi sans effet,
mais fera ce que j’ai voulu, exécutera ce pour
quoi je l’ai envoyée » (Is 55 1-11)
Or la parole de Dieu qui produit
nécessairement son fruit, notre sanctification, c’est
le Verbe de Dieu. Et ce Verbe de Dieu c’est le Christ…J’en
ai la preuve par le récit de la Transfiguration : «
Celui-ci est mon Fils Bien aimé en qui je me complais.
Ecoutez le »…Et cette bénédiction
de Dieu concerne non seulement le Fils bien aimé mais
aussi son œuvre rédemptrice. Elle est accrédité
par le Père. Il le dit. Et le Fils et cette œuvre
rédemptrice - qui lui permet d’accomplir la volonté
du Père - sont bien l’objet des complaisances du
Dieu d’amour. Ils sont raison de notre sanctification...
Vous le voyez mieux maintenant,
du moins je l’espère, la belle unité de
cette messe: tous les textes de cette messe sont parfaitement
en place. Ils s’appellent rigoureusement et constituent
belle unité.
J’aime l’Eglise, ma
mère, pour cette belle œuvre du Missel romain. Qui
pourrait nous en dépouiller ? Qui pourrait, sans injustice,
et barbarie, nous éloigner de tout ministère en
raison de cette fidélité à ce beau missel,
œuvre de sagesse et d’unité. Qui pourrait,
sans barbarie et impiété aux siècles de
l’Eglise, nous arracher ce trésor. Amen !
B- De l’action
de grâce après la sainte communion.
Un ami m’a envoyé,
cette semaine, ce très beau texte du Père Garrigou
Lagrange OP, sur l’action de grâce, sa raison d’être.
« Plusieurs âmes intérieures
nous ont exprimé la douleur qu’elles ressentent
en voyant, en certains endroits, la presque totalité
des fidèles quitter l’église avec ensemble
aussitôt après la fin de la messe où ils
ont communié. Bien plus, c’est une coutume qui
tend à se généraliser, même dans
bien des pensionnats et collèges catholiques, où,
jadis, les élèves qui avaient communié
restaient à la chapelle une dizaine de minutes après
la messe, prenant l’habitude de faire l’action de
grâces, habitude que les meilleurs conservaient ensuite
toute la vie.
Alors, pour montrer la nécessité
de l’action de grâces, on citait le fait de saint
Philippe de Néri faisant accompagner par deux enfants
de chœur portant des cierges une dame qui quittait l’église
aussitôt après la fin de la messe où elle
avait communié. Combien de fois a-t-on raconté
cette leçon bien méritée, qui souvent a
porté des fruits ! Mais on prend aujourd’hui des
habitudes de sans-gêne presque avec tout le monde, avec
les supérieurs comme avec les égaux et les inférieurs,
et même avec Notre-Seigneur. Si la chose continue, il
y aura, comme on l’a dit, beaucoup de communions et peu
de vrais communiants. Si des âmes zélées
ne s’emploient pas à remonter ce courant, il détruira
peu à peu tout esprit de mortification et de vraie et
solide piété. Et pourtant Notre-Seigneur, Lui,
est toujours le même, et nos devoirs de reconnaissance
envers Lui n’ont pas changé.
L’action de grâces
n’est-elle pas un devoir, après un bienfait reçu,
et ne doit-elle pas être proportionnée au prix
du bienfait ? Lorsque nous offrons une chose de quelque valeur
à une personne amie, nous sommes légitimement
attristés si elle ne se donne pas même la peine
de nous en remercier par un mot. La chose est devenue fréquente
aujourd’hui. Et s’il y a dans ce sans-gêne,
qui touche à l’ingratitude, quelque chose qui nous
blesse, que dire de l’ingratitude a l’égard
de Notre-Seigneur, dont les bienfaits ont incomparablement plus
de prix que les nôtres ?
Jésus lui-même nous
le dit lorsque, après la guérison miraculeuse
de dix lépreux, un seul vint le remercier. « Et
les neuf autres où sont-ils ? » demanda le Sauveur.
Ils avaient été miraculeusement guéris
et ne vinrent pas même dire : Merci.
Or, à la communion, nous
recevons un bienfait très supérieur à la
guérison miraculeuse d’une maladie du corps, nous
recevons 1’Auteur même du salut et un accroissement
de la vie de la grâce, qui est le germe de la gloire,
ou la vie éternelle commencée ; nous recevons
une augmentation de la charité, de la plus haute des
vertus, qui vivifie, anime toutes les autres, et qui est le
principe même du mérite.
Jésus souvent rendit grâces
à son Père pour tous ses bienfaits, en particulier
pour celui de l’Incarnation rédemptrice ; de toute
son âme il remercia son Père d’en avoir révélé
le mystère aux petits. Il remercia sur sa Croix, en disant
Consummatum est. Il ne cesse de remercier au saint Sacrifice
de la Messe, dont il est le prêtre principal. L’action
de grâces est une des quatre fins du sacrifice, toujours
uni à l’adoration, à la supplication, à
la réparation. Et même après la fin du monde,
lorsque la dernière messe sera dite, et qu’il n’y
aura plus de sacrifice proprement dit, mais sa consommation,
lorsque la supplication et la réparation auront cessé,
le culte d’adoration et d’action de grâces
durera toujours, et s’exprimera dans le Sanctus, qui sera
le chant des élus pendant l’éternité.
Aussi comprend-on que bien des âmes intérieures
aient à cœur depuis quelque temps de faire célébrer
des messes d’action de grâces, en particulier le
second vendredi du mois, pour suppléer à l’ingratitude
des hommes et de bien des chrétiens, qui ne savent plus
guère dire merci, même après les plus grands
bienfaits.
S’il est une chose pourtant
qui demande une action de grâces spéciale, c’est
l’institution de l’Eucharistie, par laquelle Jésus
a voulu rester réellement parmi nous, pour continuer
d’une façon sacramentelle l’oblation de son
sacrifice, et pour nourrir nos cœurs, plus et mieux que
le meilleur des aliments ne peut nourrir nos corps. Il n’est
pas question ici de nous nourrir de la pensée d’un
saint, mais de nous nourrir de Jésus-Christ, de la plénitude
de grâces qui est en sa sainte âme unie personnellement
au Verbe et à la Divinité. Par 1’Eucharistie,
il se donne à nous, pour nous assimiler à Lui.
Le Bienheureux Nicolas de Flüe disait : « Seigneur
Jésus, prends-moi à moi et donne-moi à
Toi » ; ajoutons : « Seigneur Jésus, donne-Toi
à moi, pour que totalement je t’appartienne. »
C’est le plus grand don que nous puissions recevoir. Et
il ne mériterait pas une action de grâces spéciale
! C’est là le but de la dévotion au Cœur
eucharistique. Combien est blessante l’ingratitude de
celui qui ne sait pas dire merci, après la communion,
par laquelle Jésus se donne lui-même à nous
!
Les fidèles qui quittent
l’église presque aussitôt après avoir
communié ont-ils donc oublié que la présence
réelle subsiste en eux comme les espèces sacramentelles
environ un quart d’heure après la communion, et
ne peuvent-ils pas tenir compagnie à l’Hôte
divin pendant ce court laps de temps ? Comment ne comprennent-ils
pas leur irrévérence ? Notre Seigneur nous appelle,
il se donne à nous avec tant d’amour, et nous,
nous n’avons rien à lui dire et ne voulons pas
l’écouter quelques instants.
Les saints, en particulier sainte
Thérèse, Bossuet aime à le rappeler, nous
ont souvent dit que l’action de grâces sacramentelle
est pour nous le moment le plus précieux de la vie spirituelle.
L’essence du Sacrifice de la Messe est bien dans la double
consécration, mais c’est par la communion que nous
participons nous-mêmes à ce sacrifice d’une
valeur infinie. Il doit y avoir en ce moment un contact de la
sainte âme de Jésus, unie personnellement au Verbe,
avec la nôtre, une union intime de son intelligence humaine
éclairée par la lumière de gloire avec
notre intelligence souvent obscurcie, oublieuse de nos grands
devoirs, obtuse en quelque sorte à l’égard
des choses divines ; il doit y avoir aussi une union non moins
profonde de la volonté humaine du Christ, immuablement
fixée dans le bien, avec notre volonté chancelante,
et enfin une union de sa sensibilité si pure avec la
nôtre parfois si troublée. Dans la sensibilité
du Sauveur il y a les deux vertus de force et de virginité
qui fortifient et virginisent les âmes qui s’approchent
de Lui.
Or Jésus ne parle qu’à
ceux qui l’écoutent, qu’à ceux qui
ne sont pas volontairement distraits. Nous ne devons pas seulement
nous reprocher nos distractions directement volontaires, mais
celles qui le sont indirectement, par suite de notre négligence
à considérer ce que nous devons considérer,
à vouloir ce que nous devons vouloir, à faire
ce que nous devons faire. Cette négligence est source
d’une foule de péchés d’omission,
qui passent presque inaperçus à l’examen
de conscience, parce qu’ils ne sont rien de positif, mais
l’absence de ce qui devrait être. Bien des personnes,
qui ne se trouvent pas de péchés parce qu’elles
n’ont commis rien de grave, sont pleines de négligences
indirectement volontaires et par suite coupables. Ne négligeons
pas le devoir de l’action de grâces, comme il arrive
trop souvent aujourd’hui. Quels fruits peuvent porter
des communions faites avec tant de sans-gêne ?
En certains pays, hélas
! beaucoup de prêtres eux~mêmes ne font pour ainsi
dire aucune action de grâces après leur messe ;
d’autres la confondent avec la récitation obligée
et plus ou moins recueillie d’une partie de l’office,
de sorte qu’il n’y a plus assez en eux de piété
personnelle pour vivifier du dedans la piété en
quelque sorte officielle du ministre de Dieu. De là résultent
bien des tristesses : comment le prêtre qui ne vit plus
assez pour lui-même de la vie divine peut-il la donner
aux autres ? Comment peut-il répondre aux besoins spirituels
profonds d’âmes en quelque sorte affamées,
qui parfois, après s’être adressées
à lui, s’en vont plus tristes encore et se demandent
avec anxiété où trouver ce qu’elles
cherchent ? II n’est pas rare que des âmes qui ont
vraiment faim et soif de Dieu, qui ont reçu beaucoup,
et qui, au milieu de grandes difficultés, doivent donner
beaucoup autour d’elles pour venir au secours de ceux
qui meurent spirituellement, s’entendent dire : «
Ne vous donnez pas tant de peine ! vous faites plus que le nécessaire.
» Que deviendrait alors l’ardeur de la charité,
et comment se vérifierait la parole du Sauveur : «
Je suis venu allumer un feu sur la terre, et que désirai-je,
sinon de le voir se répandre partout ? » - «
Je suis venu pour que vous ayez la vie, et pour que vous l’ayez
en abondance. »
Une personne vraiment pieuse, qui
se reprochait de ne pas assez penser dans la journée
à la sainte communion faite le matin, reçut un
jour cette réponse : « Nous ne pensons pas non
plus au repas que nous avons fait il y a quelques heures. »
C’était la réponse du naturalisme pratique,
qui perdait de vue l’immense distance qui sépare
le pain eucharistique du pain ordinaire. L’état
d’esprit qui s’exprime de la sorte est manifestement
à l’antipode de la contemplation du mystère
de l’Eucharistie, et il provient de la négligence
habituelle avec laquelle on reçoit les dons de Dieu les
plus précieux. On finit par ne plus voir leur valeur,
qu’on connaît seulement de façon théorique,
et les conseils que l’on donne ne portent nullement les
âmes à l’union intime avec Dieu, ils ne dépassent
pas le niveau de la casuistique préoccupée seulement
de savoir ce qui est obligatoire pour éviter le péché.
Cela peut mener loin ; on oublie
ainsi que tout chrétien doit tendre à la perfection
de la charité, en vertu du précepte suprême
: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur,
de toute ton âme, de tout ton esprit, de toutes tes forces
» (Luc, X, 27). En suivant cette voie, le prêtre
et le religieux oublieraient aussi qu’il y a pour eux
une obligation non plus seulement générale, mais
spéciale, de tendre à la perfection, pour s’acquitter
chaque jour plus saintement de leurs fonctions sacrées,
et pour être plus unis Notre-Seigneur.
Dans certaines périodes
de l’histoire des ordres monastiques, certains religieux,
après avoir célébré leur messe privée,
ne se rendaient à la messe conventuelle, même les
jours de fête, que s’il était canoniquement
certain qu’ils y étaient obligés. S’ils
avaient bien fait leur action de grâces, en seraient-ils
arrivés à juger ainsi ? La casuistique tendait
à prévaloir sur la spiritualité, considérée
comme chose secondaire. Le jour où nous considérons
l’union intime avec Dieu comme chose secondaire, nous
ne tendons plus à la perfection, nous perdons de vue
le sens et la portée du précepte suprême
: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur,
de toute ton âme, de tout ton esprit, de toutes tes forces.
» Notre jugement n’est plus un jugement de sagesse,
nous commençons à glisser sur la pente de la sottise
spirituelle.
C’est à cela qu’on
arrive progressivement par la négligence dont nous parlions
au début de cet article. La négligence de l’action
de grâces devient négligence dans l’adoration,
qui finirait par n’être qu’extérieure,
dans la supplication et dans la réparation. On perdrait
ainsi de vue de plus en plus les quatre fins du sacrifice, pour
s’adonner souvent à des choses fort secondaires
et qui perdent du reste leur vraie valeur morale et spirituelle
dès qu’elles ne sont plus assez vivifiées
par l’union à Dieu.
Tout bienfait demande un remerciement,
un bienfait sans mesure demande un remerciement proportionné.
Comme nous ne sommes point capables de l’offrir à
Dieu, demandons à Marie médiatrice de venir à
notre secours et de nous obtenir de participer à l’action
de grâces qu’elle offrit à Dieu après
le Sacrifice de la Croix, après le Consummatum est, à
celle qu’elle faisait après la Messe de l’apôtre
saint Jean, qui vraiment continuait en substance sur l’autel
le sacrifice du Calvaire. La négligence si fréquente
dans l’action de grâces après la communion
provient de ce que nous ne savons pas assez le don de Dieu :
si scires donum Dei ! Demandons à Notre-Seigneur humblement
mais ardemment la grâce d’un grand esprit de foi,
qui nous permettra de « réaliser » chaque
jour un peu mieux le prix de l’Eucharistie ; demandons
la grâce de la contemplation surnaturelle de ce mystère
de foi, c’est-à-dire la connaissance vécue
qui procède des dons d’intelligence et de sagesse
et qui est le principe d’une action de grâces fervente
dans la mesure où l’on a plus conscience de la
grandeur du don reçu.
Rome, Angelico.
fr. Rég. Garrigou-Lagrange,
O. P.