2ème Apparition
de Notre Dame
à Lourdes :
le 14 février 1858
Nous poursuivons le récit des apparitions
de Lourdes en suivant les méditations du R.P. Michel
Gasnier, tirées de son livre : « La divine comédie
de Lourdes ».
Le deuxième "Ave"
du prélude : la sagesse de Marie
Les incidents de la deuxième Apparition,
seraient inexplicables s'ils n'avaient valeur symbolique.
On le voit bien à la manière embarrassée
et hésitante dont les historiens les exposent. Certains
trouvent plus simple de les passer sous silence. C'est, en
effet, une Apparition qui débute d'une manière
exquise et qui s'achève en épreuve. Elle est
marquée successivement de la bienveillance et de la
colère de Dieu. C'est une belle histoire qui s'annonce
comme un beau rêve et qui tourne en châtiment
« par la faute d'un seul ». C'est le seul jour
où Bernadette n'achève pas son chapelet.
La Dame qui, dans le trou de la roche, en
guidait les péripéties, voulait faire revivre
sous nos yeux, en un raccourci d'une puissance et d'une simplicité
dont elle a le secret, l'antique histoire du paradis terrestre,
où sa propre image est évoquée comme
le chef-d'oeuvre de la Sagesse divine. Elle voulait nous suggérer,
sous une forme nouvelle destinée à nous les
mieux faire entendre, les pensées fortes qui doivent
occuper notre esprit lorsque nous récitons, dans la
préface de notre Rosaire, le deuxième Ave du
prélude, en l'honneur de la Sagesse incréée
qui s'est exprimée en Marie sous son mode le plus parfait.
Nous avions reconnu, dans la première
Apparition la Vierge puissante, Celle que la tradition chrétienne
nous avait prévenus qu'il fallait voir dans la vision
de Moïse.
La deuxième Apparition va confirmer
que c'est la même « Femme», mais cette fois
envisagée comme Sagesse réparatrice, qui fut
montrée au premier homme, après sa faute.
« Plus on observe attentivement la conduite
de Bernadette au cours des incidents qui précédèrent
la vision du 14 février, écrit le P. Cros, plus
elle nous paraît « harmonieuse ».
L'enfant des Soubirous semble douée
d'une sagesse étonnante, trop disproportionnée
avec sa faiblesse native pour qu'on n'y voie pas l'influence
et l'inspiration de Celle qui, parée de la Sagesse
de Dieu, déverse de sa plénitude sur ceux qui
se confient à elle.
Dès le vendredi, Bernadette s'était
sentie attirée vers la Grotte. Toute sage qu'elle fût,
le sang d'Eve parlait en elle. Il lui tardait « par
curiosité », com¬me elle l'avoua plus tard,
de revenir à Massabielle « pour voir si elle
la reverrait ». Cependant, parce que sa mère
le lui avait interdit, elle maîtrisait son attrait.
On ne discute pas l'ordre d'une mère. Elle avait même
paru à son entourage plus grave, plus posée,
« plus sérieuse ».
Le samedi soir, elle était allée raconter sa
vision du jeudi à son confesseur, lequel n'avait fait
aucun cas de ses récits. Le dimanche matin, l'attrait
intérieur fut plus vif. Cependant elle n'en dit toujours
rien à sa mère. Elle se contenta de confier
son secret à sa soeur Marie. Marie en parla à
son amie Jeanne Abadie, et toutes deux s'appliquèrent
à plaider la cause de Bernadette près de la
mère Soubirous. Ce fut sans succès.
Au sortir de la grand'messe, une douzaine de jeunes filles
du quartier, que les indiscrétions de Marie avaient
mises dans la confidence, viennent trouver Bernadette. «
Veux-tu que nous allions ensemble à la Grotte ? »
- « Oh ! je le voudrais bien, mais ma mère ne
le veut pas ». - « Peut-être accepterait-elle
si nous le lui demandions ? »
Les enfants, toutes réunies après le repas de
midi, sollicitèrent la permission. Très justement,
la mère Soubirous allégua que le Gave longeait
et baignait les roches Massabielle, qu'il y avait de ce fait
du danger, que d'ailleurs l'heure des vêpres était
proche et que les folles idées de sa fille ne méritaient
pas qu'on s'exposât à les manquer. Mais les petites
insistèrent ; elles s'engagèrent à «
être sages », à ne pas tomber dans le Gave
et à revenir pour l'heure des vêpres. - La mère
Soubirous dit enfin : « Allez demander la permission
à votre père ».
« Nous y allâmes, dit Toinette. Mon père
était alors chez Cazenave l'aubergiste. Nous le trouvâmes
à l'écurie, où il soignait les chevaux.
Nous lui demandâmes la permission d'aller à Massabielle,
mais il ne voulait pas. M. Cazenave, qui était venu,
dit à mon père, quand il eut appris de quoi
nous parlions : « Laissez faire ces petites. Une dame
qui porte un chapelet, ce n'est rien de mauvais ».
Alors mon père se mit à pleurer et dit : «
Je vous donne un quart d'heure ». Bernadette fit remarquer
que ce n'était pas un temps suffisant, et obtint davantage.
Il ne restait plus qu'à revenir à la maison
pour avertir la mère Soubirous, laquelle, pour ne point
se déjuger, simula l'impatience : « Allez, partez,
et ne me cassez pas la tête. Mais soyez de retour pour
l'heure des vêpres ! » Plus tard Louise Casterot,
n'écoutant que sa tristesse, s'écriera : «
Je le lui avais pourtant défendu ». Mais ce cri,
qui ne manquait pas de vérité, laisse l'obéissance
de Bernadette en sa pleine lumière.
II serait difficile de rêver en toutes les démarches
de l'enfant, et dans les paroles qui finalement l'approuvèrent,
prudence plus parfaite. Bernadette pouvait partir en toute
paix de conscience. Et pourtant, afin que fût marqué
dans tous les détails que c'était la divine
Comédie de la Sagesse qui se jouait ce jour-là,
elle contint l'empressement de ses compagnes. « Nous
devons être sages, leur redit-elle avec gravité.
Il faudra prier, là-bas. Avez-vous votre chapelet ?
» Deux petites filles en étaient dépourvues.
Elles durent aller le chercher.
« Je ne sais pas ce que c'est que cette Dame, dit encore
Bernadette. Peut-être est-ce quelque chose de méchant
; moi je ne m'en vais pas comme ça. Je veux emporter
de l'eau bénite ». Elle se munit d'une bouteille,
alla l'emplir au bénitier de l'église, et ne
sortit point sans avoir prié.
Voilà donc les enfants en route vers la Grotte. Elles
forment deux groupes. L'abbé Petit nomme le premier
groupe : « Celles qui étaient prêtes ».
Il reprend sans y penser l'expression du Christ, qui nous
désigne les Vierges sages « Et quae paratae erant...
» Les autres sont, et dans l'Evangile et dans l'histoire
de Lourdes, les retardataires. Leurs apprêts superflus
de toilette s'étaient trop prolongés.
Les Vierges sages, récitant des Ave Maria et portant
l'eau que le sel de la sagesse a sacramentalisée, s'avancent
vers le coin de terre paradisiaque. Et pour qu'aucune méprise
ne soit possible, il n'y a que des enfants(1), car il est
dit dans la Sainte Ecriture que c'est aux enfants préférablement
que la sagesse a été communiquée.
A la Grotte, en arrivant, Bernadette donne le signal et l'exemple
de la prière. A genoux, récitant le chapelet,
les enfants attendent la manifesta¬tion du Ciel. Vers
la troisième dizaine, soudain, Bernadette s'écrie
: « La voici ! » « Où donc ? »
répondent ensemble ses compagnes. « Ici, voyez
! »
Les enfants regardent sans rien voir. « Elle a un chapelet
passé au bras droit, continuait Bernadette, et elle
vous regarde... Voyez ! Elle salue et elle vous sourit ».
Et, pour mieux montrer, elle allait, entièrement libre
de ses mouvements, passer son bras autour du cou de l'une
d'elles et elle pointait le doigt vers le trou de la roche,
au-dessus de l'églantier.
L'enfant remplie de sagesse décrivait la Femme prédestinée.
Et l'on ne peut s'empêcher, en l'écoutant qui
nous dit : « Voyez, elle est là dans le rocher
et elle vous sourit », d'entendre, à travers
ses balbutiements, comme l'écho de la Sagesse elle-même
nous montrant Marie existant avant que les Gaves aient coulé
et que les Massabielles aient été assises, «
se jouant dans l'orbe du monde et faisant ses délices
d'être avec les enfants des hommes ».
Et, pour comprendre ce qui va suivre, il semble bien qu'il
faille pareillement se reporter aux événements
qui marquèrent le début du monde.
Nous sommes au paradis terrestre, avant la faute. Comme dans
l'Eden, un fleuve embrasse cette terre privilégiée.
Comme aux temps primitifs, le Ciel s'incline et descend. Il
se met à la portée de l'homme. Il entretient
avec lui des rapports familiers, et l'homme entre de plein
pied dans le monde surnaturel, sans aucune gêne, avec
une parfaite aisance.
Tout est rectitude, harmonie et sagesse.
Comme au jardin de délices, un arbre mystérieux
était planté en son milieu. L'arbre de l'Eden
s'appelait l'arbre de la science du bien et du mal.
Celui de Lourdes était un rosier, l'arbre symbolique
de cette dévotion qui, comme l'enseigne l'office liturgique
du Très Saint Rosaire, donne, à quiconque la
rumine, toute science et toute sagesse. Et ces deux arbres
portaient un fruit caché dans leur feuillage. Et ces
deux fruits étaient « beaux à contempler
et désirables pour acquérir l'intelligence ».
Et tous les deux étaient pareillement des fruits réservés,
auxquels on ne pouvait toucher sans permission divine. Du
premier, le Seigneur avait dit : « Tu ne mangeras point
et tu ne toucheras point du fruit de l'arbre de la science
du bien et du mal ». Et du second, l'office des Apparitions
de Lourdes, interprétant la Sainte Ecriture, fait dire
au Créateur « Celle-ci est ma colombe, ma toute
belle, ma choisie ». Elle est, en effet, par son Immaculée
Conception, au milieu du jardin de la création, la
seule âme dont Dieu se soit réservé le
domaine et qu'il ait protégée contre l'universelle
souillure.
Comme avant le péché originel enfin, l'homme
possédait ce privilège de connaître la
nature des créatures qui peuplaient son jardin. Il
les connaissait si exactement que Dieu, dit la Bible, les
faisait venir vers lui afin qu'il leur donnât un nom.
Et Bernadette était également munie du moyen
infaillible de pénétrer l'identité du
personnage mysté¬rieux qui habitait le domaine
de la Grotte.
Elle prend le flacon d'eau bénite et fait un pas vers
le rosier, agite vivement la bouteille, lance plusieurs fois
en l'air l'eau bénite, qui retombe en gouttes sur les
branches pendantes et, en même temps, elle dit à
la « Dame blanche » : « Si vous venez de
la part de Dieu, approchez ».
Et la Dame se plaisant à ce jeu auguste, s'avançait
sur le bord du rocher, souriait et traçait sur elle
le signe de Croix, par lequel elle s'affirmait Fille du Père,
Mère du Fils, Epouse du Saint-Esprit.
Entre l'eau de la Sagesse et la fille de la Sagesse de Dieu,
il y avait mutuelle sympathie.
Jusqu'ici, tout n'est que charme, lumière et délices.
C'est bien une atmosphère de paradis terrestre. Mais
hélas ! à Massabielle comme à l'Eden,
une catastrophe va se produire, et, en un clin d'oeil, la
scène va prendre une tournure tragique.
Au moment où Bernadette aspergeait d'eau bénite
le rosier, le groupe des retardataires arrivait sur le haut
du rocher, là où l'on a construit la basilique.
Mécontentes de n'avoir pas été attendues,
elles voulurent se venger. La plus espiègle de la bande,
celle dont il fallait un peu se méfier, en compagnie
de qui Bernadette n'aimait pas que sortît seule sa soeur
Toinette, cria de là-haut : « Attends ! attends
! Je m'en vais te l'assommer, ta fille blanche ! »,
et, ce disant, elle fit rouler une pierre « grosse comme
une livre de pain ». La pierre n'atteignit point la
Dame, mais elle rebondit sur le roc contre lequel la voyante
était appuyée, et roula dans le canal. En tombant,
elle fit à l'intérieur de la Grotte un grand
bruit sourd, qui avait quelque chose d'effrayant.
Sans attendre, le châtiment de Dieu intervint. Le fruit
réservé de l'arbre mystique n'avait pas été
respecté. Le domaine de Dieu avait subi une grossière
injure. L'on avait voulu « assommer » la Dame
qui avait affirmé venir de la part de Dieu, la Vierge,
qui réalisera au sens spirituel la promesse trompeuse
du serpent : « Vous serez comme des dieux, connaissant
le bien et le mal ».
Par jalousie, celle qui était arrivée trop tard
aux noces de la Sagesse avait voulu attenter au bonheur des
autres. Elle seule pourtant avait péché. Tout
le monde fut frappé. « Par le péché
d'un seul, tous furent constitués pécheurs ».
Rom. V-18. Et les incidents qui vont suivre et que les historiens
déclarent si « étranges » - n'ont
de sens que par le symbolisme grandiose que leur jeu évoque
et commente : le jeu tragique du péché originel.
Il n'est pour les comprendre que de relire le texte de la
Genèse. A peine Adam et Eve eurent-ils lancé
à la face de Dieu leur insulte criminelle, que «
leurs yeux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient
nus ». Ils se virent, nus, non pas seulement dans leur
corps, mais dans leur âme. Sur le champ ils se sentirent
dépouillés des dons magnifiques et des privilèges
dont Dieu avait paré leur royauté. Leurs yeux
s'ouvrirent, mais ce fut pour constater que la Sagesse s'était
retirée d'eux.
Et il est écrit pareillement dans le livre de Lourdes
que, sitôt la chute de la pierre, les yeux de Bernadette
s'ouvrirent de manière démesurée (2),
mais elle ne voyait plus rien. L'Apparition s'était
dérobée « comme un éclair ».
« Alors, continue la Bible, ils entendirent la voix
de Yahveh passant dans le jardin à la brise du jour,
et l'homme et la femme se cachèrent de devant Yahveh,
au milieu des arbres du jardin ».
Mais Yahveh appela l'homme et lui dit : « Où
es-tu ? » Il répondit : « J'ai entendu
ta voix dans le jardin et j'ai eu peur, car je suis nu, et
je me suis caché ».
A la Grotte de Lourdes, les mêmes incidents se reproduisent,
sans variante. Le spectacle des yeux grands ouverts de Bernadette,
et surtout la rumeur grondante qui suivit la chute de la pierre
et qui avait quelque chose de si insolite et de si mystérieux,
remplirent d'effroi les enfants. « Nous eûmes
une peur terrible, déclarèrent-elles, nous criâmes
et nous nous sauvâmes ». Ce fut la débandade
à travers les broussailles de Massabielle. Pourtant
elles rencontrèrent Jeanne Abadie qui, par la per¬mission
divine, avait tenu le rôle que l'on sait.
« Vilaine, lui dirent-elles, c'est toi qui as jeté
la pierre ! » Et le remords les prit d'avoir laissé
Bernadette seule en face de la niche. Ensemble elles redescendirent.
Et nous allons assister à la figuration scénique
du jugement condamnatoire qui fut porté au début
du monde. Le symbolisme y sera si transparent qu'il rejoindra
sur bien des points la scène de la Bible.
Yahveh dit au serpent : « Parce que tu as fait cela,
tu es maudit entre tous les animaux domestiques et toutes
les bêtes des champs ; tu marcheras sur ton ventre et
tu mangeras la poussière tous les jours de ta vie.
Et je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre
ta race et sa race. Celle-ci te meurtrira à la tête
et tu la blesseras au talon ». Ces paroles, qui annoncent
mystérieusement la réparation de la faute, prennent
tout leur sens réaliste et grandiose, prononcées
devant la Grotte de Lourdes.
Les événements de la deuxième Apparition
vont préciser de quelle manière cette réparation
s'opérera, et comment, par le talon de la femme, le
tentateur maudit aura la tête meurtrie.
Les roches Massabielle étaient, en effet, doublement
le repaire du « serpent ». On s'y aventurait prudemment,
car on savait que les reptiles y étaient nombreux.
Mais l'autre serpent, celui dont il est question à
la première page de la Bible, se plaisant à
y contempler le fourmillement de son image, en avait fait
également, de date immémoriale, son antre.
« C'était une grotte mystérieuse, aux
légendes sinistres, dit le « Journal de la Grotte
» du 18 mai 1913. Le passant la regardait avec une certaine
appréhension frissonnante ; et jamais il ne manquait
de se signer pour se préserver de quelque maléfice
satanique ».
La tradition veut que le bloc carré qui se voit dans
la niche ne soit pas autre chose qu'une antique pierre sacrificatoire.
La science, sur ce point, s'accorde avec la tradition. «
La composition chimique de cette pierre, dit M. de Caumont,
diffère de celle des parois environnantes. Et si on
veut soutenir, contre toute vraisemblance, qu'elle pourrait
bien s'être détachée de la voûte
qui la couvre, au commencement des âges, et avoir modifié
à la longue sa composition sous l'action des infiltrations
de l'eau et de l'air, ou y avoir été lancée
au hasard par un cataclysme, alors, au moins, on conviendra
que, dans sa forme actuelle de pierre sacrificatoire, elle
a dû être façonnée pour le sacrifice
».
Et saint Paul nous dit : « Quod idolis immolant daemoniis
immolant - Ce qu'ils immolent aux idoles, ils l'im¬molent
aux démons ».
Par conséquent, à la lettre, les
pieds de N.-D. de Lourdes, posés sur cette pierre,
meurtrissaient la tête de Satan. Les anciennes prédictions
qui annonçaient qu'un « grand prodige »
s'accomplirait à la grotte Massabielle n'étaient
point trompeuses.
C'était le prodige de la Femme dont on parle au début
du Livre.
On sait par ailleurs comment, depuis 1858, Lourdes se présente
au monde, avec ses miracles, ses déploiements de processions,
ses cantiques d'amour, son ardeur entraînante de foi
publique, comme le triomphe de Marie sur Satan. Chaque Ave
Maria du Rosaire - de ces Ave qui, sur les bords du Gave,
se précipitent et affluent comme une ma¬rée
montante - est la proclamation de la victoire de la Femme
qui, en nous donnant le fruit de son sein, a réparé
le geste fatal de l'autre femme qui avait empoisonné
l'humanité en lui donnant à man¬ger du fruit
maudit. Le fruit du Rosier mystique ne nous est pas interdit.
A nous au contraire de le savourer pour retrouver la Sagesse
que nous avait fait perdre le fruit de l'arbre du jardin.
Dieu avait prédit que le serpent n'accepterait pas
passivement sa défaite. Son écrasement ne devait
point l'empêcher de redresser la tête et d'essayer
de blesser le talon qui le meurtrirait. L'on verra comment,
à la première Apparition qui suivit la promesse
de la quinzaine, c'est-à-dire l'acte officiel d'occupation
de la Grotte, il essaiera d'effrayer la voyante. « Sauve-toi
! sauve-toi ! » lui criera-t-il d'un rugissement strident
et rageur. Ce fut lui qui dut prendre la fuite devant un simple
froncement de sourcil de la Dame...
On ne le revit plus durant les Apparitions suivantes. Mais
il revint quand elles eurent cessé.
Il s'évertua en une suprême et perfide tentative
pour les contrefaire. Il ira tendre ses pièges dans
les prairies, sur les chemins et même dans les villages
voisins(3). Par la voix de ses visionnaires, il réunira
des multitudes, plus spécialement à Fontet,
et il leur criera : « Laissez Lourdes où seuls
guérissent les corps. Ici est l'Immaculée-Conception
; ici est le Lourdes des âmes ».
Il revint surtout abuser les esprits, exactement derrière
la niche où apparaissait la nouvelle Eve ; et c'est
alors surtout que les événements de Lourdes
illustrent littéralement le texte de la Bible : «
Et tu la blesseras au talon ».
L'on sait que la Grotte de Massabielle où l'autel est
dressé, a la forme d'un grand four d'une profondeur
d'environ quatre mètres. La voûte est à
2,60 m. au-dessus du sol.
A cette voûte prend naissance une espèce de couloir
qui s'enfonce en montant dans l'intérieur du roc, par
une pente assez rapide. Pour arriver à l'extrémité
de ce couloir, on est obligé de faire bien péniblement
un parcours de 4 mètres, en rampant « à
la manière du lézard dans son trou ».
Là un espace ovale de 2,60 m. de diamètre se
découvre pour se rétrécir encore, et
continuer quelques mètres plus loin.
C'est ce lieu de ténèbres que le démon
choisit pour exercer ses sournoises pantomimes. Il y attirait
des femmes et des jeunes filles qui, sous son emprise, devaient,
pour le rejoindre, monter sur l'autel et se glisser à
plat ventre dans le boyau. « Tu marcheras sur ton ventre
et tu mangeras la poussière chacun des jours de ta
vie ».
Il s'y montrait sous des aspects variés reproduisant
quelque incident des Apparitions ou quelque scène des
mystères du Rosaire, mais toujours d'une manière
irrespectueuse et injurieuse pour la Mère de Dieu.
Il prenait par exemple l'aspect d'une jeune fille d'une dizaine
d'années, dont les cheveux bouclés tombaient
sur le sein, et près d'elle, se tenait un homme avec
une longue barbe et vêtu d'habits dorés. On lui
demandait qui il était. Il répondait : «
Je suis la Conception ». Et ses voyantes le complimentaient
« Sainte Vierge que vous êtes jolie ! Quels beaux
cheveux vous avez ! »
Mais ce qui caractérisait les visionnaires, c'était
leur commune et égale horreur des roses et des chapelets
bénits et le même culte pour les chapelets non
bénits. Ils disaient que la Sainte Vierge n'aimait
pas les roses. Ils réclamaient les rosaires des spectateurs,
les jetaient dans le Gave, et s'enfuyaient à toutes
jambes.
Tout cela n'était que trop signé du «
singe de Dieu » et de l'ennemi de la Femme. Néanmoins
les esprits étaient déroutés, et pendant
quelque temps, on oublia l'humble Bernadette pour ne s'occuper
que des visionnaires. Le curé de Lourdes lui-même
écrivait à l'évêché au sujet
de l'une d'entre elles, Marie Cazenave : « Cette fille
offre toute espèce de garantie ».
Pourtant, la vérité finira par triompher. Aux
talons de l'Immaculée, le serpent aura rugi et se sera
démené en vain. Son écrasement final
n'en sera que plus honteux pour lui et plus glorieux pour
« la Femme ».
Après la chute, le serpent ne fut pas le seul à
recevoir un châtiment.
Yahveh s'adressant à Eve lui dit : « Je multiplierai
tes souffrances et spécialement celles de ta grossesse
; tu enfanteras des fils dans la douleur ; ton désir
se portera vers ton mari et il dominera sur toi. » Puis
il dit à l'homme : « Le sol est maudit à
cause de toi. C'est par un travail pénible que tu en
tireras ta nourriture, tous les jours de ta vie. Il te produira
des épines et des chardons et tu mangeras l'herbe des
champs. C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras
du pain, jusqu'à ce que tu retournes à la terre,
parce que c'est d'elle que tu as été pris ;
car tu es poussière et tu retourneras en poussière
».
Ces deux sentences condamnatoires - portées contre
la femme et l'homme - vont se trouver mimées à
la Grotte d'une manière impressionnante.
Avec les enfants apeurées et prises de remords, revenons
vers Bernadette, comme Adam et Eve après s'être
cachés revinrent vers le Seigneur qui les appelait.
La voix de Dieu ne va point redire le verdict, mais dans la
personne même de là voyante, nous allons considérer,
interdits, les divers désastres que le péché
originel a causés dans la na¬ture humaine.
Nous avons vu comment avant la chute de la pierre, elle semblait
toute pénétrée de cette rectitude morale
dont jouissaient nos premiers parents, et comment son audience
avec le monde surnaturel semblait lui être connaturelle.
Fait important à noter en effet, et qui jusqu'ici est
demeuré inexpliqué, - le Père Cros écrit
: « l'on demeure fort surpris devant l'étrangeté
de ce phénomène » - Bernadette se possède
pleinement, et c'est dans cette possession d'elle-même
qu'elle revoit l'Apparition.
Elle ne s'extasie pas. Elle ne subit pas cette suspension
des sens qui, à l'Apparition précédente
par exemple, la rendait étrangère au monde :
mémoire, intelligence, volonté, ouïe, vue,
parole, mouvements, tout s'exerce librement en elle. C'est
avec le même esprit assuré et calme qu'elle contemple
la Dame et qu'elle converse avec ses compagnes.
Mais subitement, à l'instant même où tombe
la pierre - disons : où le péché est
commis - tout en elle est bouleversé.
Non seulement, comme je l'ai dit, ses yeux s'ouvrent étrangement,
pour constater d'ailleurs qu'ils ne voient plus rien - «
et ils virent qu'ils étaient nus » - mais elle
entre en extase, elle perd conscience d'elle-même, elle
n'a plus le libre contrôle de ses mouvements, son âme
ne commande plus à son corps. Son visage se fixe en
une expression cadavérique. Les témoins disent
en termes identiques : « Elle était blême...
ses yeux restaient collés en haut... Nous la croyions
morte... il semblait que la pierre l'avait tuée...
les larmes coulaient de ses yeux... Nous étions effrayées...
Nous pleurions toutes... » Toinette Soubirous s'écrie
: « Ma soeur devient imbécile ».
Les larmes et la mort sont entrées dans le monde par
le péché - le péché a détruit
l'harmonieux -équilibre entre la raison et les sens
- la chair n'est plus soumise à l'esprit, elle demeure
comme figée dans la concupiscence du fruit défendu
- l'homme pécheur est privé de la grâce
et des dons prêternaturels dont il était primitivement
paré - il a perdu l'amitié de son Dieu - il
est dans un état -de déchéance - il est
un roi détrôné : c'est à toutes
ces vérités de foi qu'il faut songer pour comprendre
l'état de Bernadette.
Là pourtant ne va point se borner l'enseignement de
l'Apparition. Il serait incomplet si l'homme et la femme n'étaient
point représentés à Massabielle. Ne reçurent-ils
pas distinctement leur châtiment ? Rassurons-nous. Un
homme va intervenir dans le drame sacré. Cet homme
sera meunier. Nous verrons la sueur couler sur son visage.
A la lettre, se vérifiera le châtiment d'Adam
: « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front
».
Les compagnes de Bernadette essayèrent de l'entraîner.
Elles n'y parvinrent pas. Elles allèrent chercher du
secours. Ce fut Antoine Nicolau, le meunier du moulin de Savy,
qui répondit à l'appel et qui descendit vers
le Gave.
Il vit Bernadette à genoux, « blême, les
yeux en larmes, très ouverts et arrêtés
vers la niche », de même qu'obstinément
le regard des hommes demeure fixé sur le fruit du jardin
qui pourtant a disparu. « Il eut peine et plaisir à
la fois, au point que toute la journée il eut le coeur
touché en y pensant ». Parce qu'il fallait que
fût accompli ce qui est écrit dans le Livre,
que l'homme serait le maître de la femme et qu'il dominerait
sur elle, et parce qu'il fallait pareillement que fût
exprimée l'expulsion du paradis terrestre. «
Je la pris par le bras droit, dit Antoine Nicolau, elle résistait
pour demeurer ; ses yeux restaient collés en haut ;
pas un gémissement, mais après la résistance,
une respiration un peu pressée. Je la relevai par un
bras, et puis par l'autre ; ma mère prit un bras. En
la relevant, je lui essuyai les yeux, et je lui mis la main
sur les yeux, pour l'empêcher de voir. J'essayai aussi
de lui faire courber la tête ; mais elle la relevait
et rouvrait les yeux avec le sourire. Nous l'amenâ¬mes
vers le petit sentier. Les filles suivaient. Il y eut grand'peine
pour lui faire gravir le sentier, ma mère tenant une
main et moi l'autre, nous deux ti¬rant en avant, et ma
tante et les filles venant après. Elle faisait effort
pour descendre, sans cependant parler ; il fallait être
vigoureux pour l'entraîner ; tout seul, bien que très
fort, j'y aurais eu grand travail. En montant, le visage demeura
blême, et les yeux également ouverts et fixés
en haut. Arrivé au plateau, je suais... Des larmes
coulaient continuellement... Je lui mettais de temps en temps
la main devant les yeux, et j'essuyais les larmes... j'étais
triste et effrayé ».
D'autres témoins, plus spécialement Fanny Nicolau,
nous livrent de nouvelles précisions. Tandis que le
meunier tenait Bernadette, elle faisait des bonds, elle s'élançait
en avant en poussant de petits cris : « Ah ! Ah ! »
Il semblait qu'un « objet » étrange la
« poursuivait ». Et c'est vers cet objet que se
portait son désir.
La plupart des historiens écrivent que c'est la Dame
du rocher qui accompagnait ainsi sa voyante, pour la consoler
de la violence qu'on lui imposait. Mais pour le soutenir décemment,
ils se voient obligés de taire ou d'altérer
les documents(4). Aucune parole de Bernadette d'ailleurs ne
nous autorise à le croire(5).
Et l'aspect agité qu'elle montra durant le parcours
de la Grotte jusqu'au moulin ne nous permet pas de le penser(6).
Il n'y avait plus dans son attitude ce calme si lumineux et
si harmonieux que l'on devait observer aux autres Apparitions(7).
La lueur de son regard si largement ouvert avait quelque chose
de singulier et de pénible (8), au point que Nicolau,
dans l'effroi qu'il confesse, ne peut s'empêcher de
lui dire : « Baisse les yeux, petite drôle ! Tu
vois quelque chose qui n'est pas joli ! » C'est exactement
le même signale¬ment que nous découvrirons
plus tard chez les visionnaires. Eux aussi, inconscients de
leurs actes, feront des gestes désordonnés.
Les yeux fixés sur un objet mystérieux, ils
se précipiteront comme pour le saisir(9), en poussant
le même cri que Bernadette.
Cet état si étrange de Bernadette ne peut s'expliquer
que par l'impressionnante réalité qu'elle doit
figurer en ce moment. Le péché originel n'a
pas seulement privé Adam de l'amitié divine.
Il l'a placé d'une certaine manière sous le
pouvoir de Satan, de sorte que, dit saint Thomas, jusqu'à
ce qu'éclate la victoire du Christ, aucun homme ne
fut capable de lui échapper. La Reine de la Sagesse
ne va pas hésiter à nous le signifier.
Ne nous affligeons pas du rôle qu'elle fait jouer à
sa voyante, puisqu'il vise à notre édification(10).
Rappelons-nous donc, en pesant chacun des
mots de la Bible, de quels châtiments pénitentiels
furent respectivement frappés Adam et Eve. Remettons-nous
en mémoire ce qu'enseigne la théologie sur les
conséquences du péché originel, et nous
comprendrons le grandiose symbolisme du groupe qui s'éloigne
de la Grotte. Le meunier qui gravit la colline au milieu des
ronces et des chardons, et le front ruisselant de sueur, peinant
pour entraîner Bernadette, c'est l'homme de tous les
temps, condamné, pour avoir écouté la
femme, à en être le soutien, et dont la rude
existence est comme enchaînée au gain du pain
quotidien.
Et Bernadette, celle qui aujourd'hui du sein de son éternité,
remercie Dieu d'avoir été choisie com¬me
figurante du drame, dardant ses yeux vers un objet étrange
dont elle ne peut les détacher et qui cause sa peine,
« violentée » par l'homme, « tiraillée»
par la mère de cet homme et par les enfants qui la
suivent, devenue si lourde qu'elle ne peut se traîner
et que tout à l'heure on devra l'étendre sur
un lit, c'est pareillement la femme après sa faute,
gravissant son Calvaire, tel qu'il est annoncé dans
la Genèse.
Ce calvaire, va-t-il donc être éternel et ne
recevoir aucun adoucissement ? Non !
Tout à l'heure, Bernadette va « recouvrer ses
esprits » et reprendre son état normal, au moment
même où elle passe le seuil de la maison du meunier.
Bethléem ne signifie-t-il pas « maison du pain
» ?... Et n'est-ce pas, à Bethléem que
la femme se réhabilitera en enfantant le vainqueur
du démon ? Sans doute, la réparation de la chute
ne va point lui restituer ses anciens privilèges.
Entrée dans la « maison du pain
», les larmes continueront de couler au point, dit un
témoin, « qu'on aurait dit qu'on avait jeté
une écuelle d'eau dans son tablier ». Sans doute
une « procession de gens » est descendue de Lourdes
et s'est attroupée autour de la jeune fille, que l'on
blâme publiquement « de faire ainsi courir tout
le monde », alors que les cloches de la paroisse sonnent
l'appel des Vêpres. Mais son aspect n'a plus rien qui
effraie. « Elle a retrouvé ses couleurs ».
Le spectacle de son affliction provoque la pitié. Après
avoir joué à la Grotte le rôle d'Eve d'avant
la faute, puis sur le chemin, figuré l'état
de la femme avant le Christ, elle représente maintenant
la femme d'aujourd'hui qui, après nous avoir frustrés
du paradis terrestre et mérité de ce fait d'être
condamnée aux larmes sans répit, s'est rachetée
et s'est relevée en nous délivrant par Marie
de l'Esprit du mal.
On sait comment la Bible clôture le récit de
la chute : « Et Yahveh chassa l'homme et il mit à
l'Orient du jardin d'Eden les Chérubins et la flamme
de l'épée tournoyante, pour garder le chemin
de l'arbre de vie ».
Symboliquement, c'est de la même manière que
s'achève l'événement du 14 février.
La mère de Bernadette - celle qui aux yeux de l'enfant
représentait la divine volonté - en apprenant
ce qui s'était passé, s'abandonna à la
colère. Elle s'arma d'une houssine, monta au moulin
de Savy, et allant droit à sa fille : « Drôlesse,
lui dit-elle, je te l'avais défendu. Désormais
tu n'iras plus à la Grotte ! » Qu'on se rassure
! Bernadette y retournera. Car la Dame du rocher, après
s'être montrée puissante et sage, doit faire
éclater son troisième privilège.
Jeudi prochain, à Massabielle, elle nous commentera
le mystère de sa miséricorde.
Notes
(1) Toinette Soubirous, alors âgée de 12 ans,
dira : « Elles étaient un peu plus grandes ou
un peu plus petites que moi ». Et elle ajoute superbement
: « Nous étions toutes pauvres ».
(2) Voir le témoignage d'Antoine Nicolau et plus spécialement
celui de Justine Soubis. « Bernadette avait les yeux
grands ! Nous eûmes peur en la voyant comme ça
».
(3) Lire sur ce sujet si ignoré, parce que trop délaissé
par les historiens, le deuxième tome de l'ouvrage du
P. Cros, « Histoire de N. D. de Lourdes d'après
les documents et les témoins ».
(4) Un grand nombre d'historiens passent sous silence ce qu'il
advint après la chute de la pierre. Les autres semblent
gênés de reproduire des témoignages dont
la signification leur échappe. L'Abbé Bonner,
par exemple, qui cite la déposition d'Antoine Nicolau,
omet ces mots : « J'étais triste et effrayé
».
(5) Quand, arrivée au moulin, on lui demanda : «
Que vois-tu dans ce trou-là ? » Elle répondit
: « Je vois une très belle dame. Elle tient un
chapelet au bras et elle a les mains jointes ». Mais
ayant perdu tout sentiment d'elle-même durant le chemin,
et tout, selon elle, s'étant terminé à
la Grotte, elle voulait parler de la vision qu'elle y avait
eue.
(6) On connaît le critère infaillible de discrimination
du surna¬turel. Pour qu'un phénomène soit
jugé divin, il faut y discerner une harmonie sans discordance.
Là où se rencontre un désordre, l'es¬prit
du mal se trahit.
(7) Tout en polémiquant pour atténuer l'apparence
désordonnée des scènes qui suivent la
chute de la pierre, le Père Cros est obligé
de les reconnaître «moins réglées
» et « moins lumineuses ».
(8) Lire le témoignage de Romain Pimorin, p. 147
(9) Lire ce que raconte 1e Père Cros sur les visionnaires
d'Ossen et d'Ornex - Tome II - pages 237 et 249
(10) Le Père Cros lui-même est bien près
de reconnaître que sur le chemin de la Grotte au moulin,
Bernadette fut le jouet des prestiges de l'Esprit du mal,
transfiguré en personnage de lumière.
Il ne rejette cette hypothèse que pour des «
considérations d'or¬dre moral et théologique
». « Selon les lois communes de la Pro¬vidence
de Dieu, écrit-il, l'homme et surtout le chrétien
ne saurait guère tomber aux mains de l'ennemi, s'il
ne s'écarte pas de la ligne du devoir. Ce principe
ne saurait être contesté. Mais le 14 février,
à Lourdes, « les lois communes » durent
le céder à un intérêt supérieur.