La christologie de
saint Paul
Nous publions ci-dessous le texte intégral
de l’homélie prononcée le mercredi 22
octobre par le pape Benoît XVI au cours de l'audience
générale, place Saint-Pierre.
Chers frères et sœurs,
Dans les catéchèses des semaines précédentes
nous avons médité sur la « conversion
» de saint Paul, fruit de sa rencontre personnelle avec
Jésus crucifié et ressuscité, et nous
nous sommes interrogés sur ce qu'a été
la relation de l'apôtre des nations avec Jésus
terrestre. Aujourd'hui je voudrais parler de l'enseignement
que saint Paul nous a laissé sur le caractère
central du Christ ressuscité dans le mystère
du salut, sur sa christologie. En vérité, Jésus
Christ ressuscité, « exalté au dessus
de tous les noms », est au centre de toutes ses réflexions.
Le Christ est pour l'apôtre le critère d'évaluation
des événements et des choses, l'objectif de
chaque effort qu'il accomplit pour annoncer l'Evangile, la
grande passion qui soutient ses pas sur les routes du monde.
Et il s'agit d'un Christ vivant, concret : le Christ - dit
Paul - « qui m'a aimé et qui s'est livré
pour moi » (Ga 2, 20). Cette personne qui m'aime, avec
laquelle je peux parler, qui m'écoute et me répond,
tel est réellement le principe pour comprendre le monde
et pour trouver le chemin dans l'histoire.
Celui qui a lu les écrits de saint Paul sait bien qu'il
ne s'est pas soucié de rapporter chacun des faits qui
composent la vie de Jésus, même si nous pouvons
penser que dans ses catéchèses il a raconté
bien davantage sur le Jésus pré-pascal que ce
qu'il écrit dans les Lettres, qui sont des avertissements
dans des situations précises. Son intention pastorale
et théologique visait tellement à l'édification
des communautés naissantes, qu'il concentrait spontanément
tout dans l'annonce de Jésus Christ comme « Seigneur
» vivant aujourd'hui et présent aujourd'hui parmi
les siens. D'où le caractère essentiel de la
christologie paulinienne, qui développe les profondeurs
du mystère avec un souci constant et précis
: annoncer, bien sûr, Jésus vivant, son enseignement,
mais annoncer surtout la réalité centrale de
sa mort et de sa résurrection, comme sommet de son
existence terrestre et racine du développement successif
de toute la foi chrétienne, de toute la réalité
de l'Eglise. Pour l'apôtre, la résurrection n'est
pas un événement isolé, séparé
de la mort : le Ressuscité est toujours celui qui,
auparavant, a été crucifié. Même
ressuscité il porte ses blessures : la passion est
présente en Lui et l'on peut dire avec Pascal qu'il
est souffrant jusqu'à la fin du monde, tout en étant
Ressuscité et en vivant avec nous et pour nous. Cette
identité du Ressuscité avec le Christ crucifié,
Paul l'avait comprise lors de la rencontre sur le chemin de
Damas : à cet instant-là, il lui avait été
clairement révélé que le Crucifié
est le Ressuscité et que le Ressuscité est le
Crucifié, qui dit à Paul : « Pourquoi
me persécutes-tu ? » (Ac 9, 4). Paul persécute
le Christ dans l'Eglise et comprend alors que la croix est
une « une malédiction de Dieu » (Dt 21,
23), mais un sacrifice pour notre rédemption.
L'apôtre contemple avec fascination le secret caché
du Crucifié-ressuscité et, à travers
les souffrances vécues par le Christ dans son humanité
(dimension terrestre), il remonte à cette existence
éternelle dans laquelle Il ne fait qu'un avec le Père
(dimension pré-temporelle) : « Mais lorsque les
temps furent accomplis - écrit-il - , Dieu a envoyé
son Fils ; il est né d'une femme, il a été
sous la domination de la loi de Moïse pour racheter ceux
qui étaient sous la domination de la Loi et pour faire
de nous des fils » (Ga 4, 4-5). Ces deux dimensions,
la préexistence éternelle auprès du Père
et la descente du Seigneur dans l'incarnation, s'annoncent
déjà dans l'Ancien Testament, dans la figure
de la Sagesse. Nous trouvons dans les Livres sapientiaux de
l'Ancien Testament certains textes qui exaltent le rôle
de la Sagesse préexistante à la création
du monde. C'est dans ce sens que doivent être lus des
passages comme celui du Psaume 90 : « Avant que naissent
les montagnes, que tu enfantes la terre et le monde, de toujours
à toujours, toi, tu es Dieu » (v. 2); ou des
passages comme celui qui parle de la Sagesse créatrice
: « Le Seigneur m'a créée, prémices
de son œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes.
Dès l'éternité je fus établie,
dès le principe, avant l'origine de la terre »
(Pr 8, 22-23). L'éloge de la Sagesse, contenu dans
le livre homonyme, est également suggestif : «
Elle s'étend avec force d'un bout du monde à
l'autre et elle gouverne l'univers pour son bien » (Sg
8, 1).
Ces mêmes textes sapientiaux qui parlent de la préexistence
éternelle de la Sagesse, parlent également de
la descente, de l'abaissement de cette Sagesse, qui s'est
créée une tente parmi les hommes. Nous entendons
ainsi déjà résonner les paroles de l'évangile
de Jean qui parle de la tente de la chair du Seigneur. Elle
s'est créé une tente dans l'Ancien Testament
: là est indiqué le temple, le culte selon la
« Torah » ; mais du point de vue du Nouveau Testament
nous pouvons dire que celle-ci n'était qu'une préfiguration
d'une tente bien plus réelle et significative : la
tente de la chair du Christ. Et nous voyons déjà
dans les Livres de l'Ancien Testament que cet abaissement
de la sagesse, sa descente dans la chair, implique également
la possibilité qu'elle soit refusée. Saint Paul,
en développant sa christologie fait précisément
référence à cette perspective sapientielle
: il reconnaît en Jésus la sagesse éternelle
existant depuis toujours, la sagesse qui descend et se crée
une tente parmi nous et ainsi il peut décrire le Christ,
comme « puissance et sagesse de Dieu », il peut
dire que le Christ est devenu pour nous « par lui [Dieu]
notre sagesse, pour être notre justice, notre sanctification,
notre rédemption » (1 Co 1, 24.30). De même,
Paul explique que le Christ, de même que la Sagesse,
peut être refusé en particulier par les dominateurs
de ce monde (cf. 1 Co 2, 6-9), si bien que dans les desseins
de Dieu peut se créer une situation paradoxale, la
croix, qui se retournera en chemin de salut pour tout le genre
humain.
Un développement ultérieur de ce cycle sapientiel,
qui voit la Sagesse s'abaisser pour ensuite être exaltée
malgré le refus qu'on peut lui opposer, se trouve dans
le célèbre hymne contenu dans la Lettre aux
Philippiens (cf. 2, 6-11). Il s'agit de l'un des textes les
plus élevés de tout le Nouveau Testament. La
grande majorité des exégètes s'accordent
désormais à considérer que ce passage
reproduit une composition antérieure au texte de la
Lettre aux Philippiens. Il s'agit d'une donnée très
importante, car cela signifie que le judéo-christianisme,
avant saint Paul, croyait dans la divinité de Jésus.
En d'autres termes, la foi dans la divinité de Jésus
n'est pas une invention hellénistique, apparue bien
après la vie terrestre de Jésus, une invention
qui, oubliant son humanité, l'aurait divinisé
; nous voyons en réalité que le premier judéo-christianisme
croyait en la divinité de Jésus, et nous pouvons
même dire que les Apôtres eux-mêmes, dans
les grands moments de la vie de leur Maître, ont compris
qu'Il était le Fils de Dieu, comme le dit saint Pierre
à Césarée de Philippes : « Tu es
le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Mais
revenons à l'hymne de la Lettre aux Philippiens. La
structure de ce texte peut être articulée en
trois strophes, qui illustrent les moments principaux du parcours
accompli par le Christ. Sa préexistence est exprimée
par les paroles : « lui qui était dans la condition
de Dieu, il n'a pas jugé bon de revendiquer son droit
d'être traité à l'égal de Dieu
» (v. 6) ; suit alors l'abaissement volontaire du Fils
dans la deuxième strophe : « mais au contraire,
il se dépouilla lui-même en prenant la condition
de serviteur » (v. 7), jusqu'à s'humilier lui-même
« en devenant obéissant jusqu'à mourir,
et à mourir sur une croix » (v. 8). La troisième
strophe de l'hymne annonce la réponse du Père
à l'humiliation du Fils : « C'est pourquoi Dieu
l'a élevé au-dessus de tout ; il lui a conféré
le nom qui surpasse tous les noms » (v. 9). Ce qui frappe
est le contraste entre l'abaissement radical et la glorification
successive dans la gloire de Dieu. il est évident que
cette seconde strophe est en opposition avec la prétention
d'Adam qui voulait lui-même se faire Dieu, en opposition
également avec le geste des bâtisseurs de la
tour de Babel qui voulaient édifier seuls le pont vers
le ciel et devenir eux-mêmes des divinités. Mais
cette initiative de l'orgueil s'acheva dans l'autodestruction
: ce n'est pas ainsi que l'on arrive au ciel, au bonheur véritable,
à Dieu. Le geste du Fils de Dieu est exactement le
contraire : non l'orgueil, mais l'humilité, qui est
la réalisation de l'amour et l'amour est divin. L'initiative
d'abaissement, d'humilité radicale du Christ, à
laquelle s'oppose l'orgueil humain, est réellement
l'expression de l'amour divin ; celle-ci est suivie par cette
élévation au ciel vers laquelle Dieu nous attire
avec son amour.
Outre la Lettre aux Philippiens, il y a d'autres passages
de la littérature paulinienne où les thèmes
de la préexistence et de la descente du Fils de Dieu
sur la terre sont liés. Une réaffirmation de
l'assimilation entre Sagesse et Christ, avec toutes les conséquences
cosmiques et anthropologiques qui en découlent, se
retrouve dans la première Lettre à Timothée
: « C'est le Christ manifesté dans la chair,
justifié par l'Esprit, apparu aux anges, proclamé
chez les païens, accueilli dans le monde par la foi,
enlevé au ciel dans la gloire » (3, 16). C'est
surtout sur ces prémisses que l'on peut mieux définir
la fonction du Christ comme Médiateur unique, avec
en toile de fond l'unique Dieu de l'Ancien Testament (cf.
1 Tm 2, 5 en relation avec Is 43, 10-11; 44, 6). C'est le
Christ le vrai pont qui nous conduit au ciel, à la
communion avec Dieu.
Et enfin quelques mots sur les derniers développements
de la christologie de saint Paul dans les Lettres aux Colossiens
et aux Ephésiens. Dans la première le Christ
est qualifié de : « Premier né par rapport
à toutes les créatures » (1, 15-20). Ce
terme de « Premier né » implique que le
premier parmi tant de fils, le premier parmi tant de frères
et de sœurs est descendu pour nous attirer à lui
et faire de nous ses frères et sœurs. Dans la
Lettre aux Ephésiens nous trouvons une belle présentation
du plan divin du salut, lorsque Paul dit que dans le Christ
Dieu voulait récapituler toute chose (cf. Ep 1, 23).
Le Christ est la récapitulation de toutes les choses,
il résume toute chose et nous guide vers Dieu. Et ainsi
il nous implique dans un mouvement de descente et de montée,
en nous invitant à participer à son humilité,
c'est-à-dire à son amour envers le prochain,
pour participer ainsi également de sa glorification
en devenant comme lui fils dans le Fils. Prions le Seigneur
afin qu'il nous aide à nous conformer à son
humilité, à son amour, pour qu'il nous soit
ainsi permis de participer de sa divinisation.