La fin de la vie de
Paul
Nous publions ci-dessous le texte intégral du discours
prononcé le mercredi 4 février par le pape Benoît
XVI au cours de l'audience générale, dans la
salle Paul VI du Vatican.
Chers frères et sœurs,
La série de nos catéchèses sur la figure
de saint Paul est arrivée à sa conclusion :
nous souhaitons parler aujourd'hui de la fin de sa vie terrestre.
L'antique tradition chrétienne témoigne de manière
unanime que la mort de Paul eut lieu suite au martyre subi
ici à Rome. Les écrits du nouveau Testament
ne nous racontent pas le fait. Les Actes des Apôtres
achèvent leur récit en évoquant l'emprisonnement
de l'Apôtre, qui pouvait toutefois recevoir tous ceux
qui venaient le voir (cf. Ac 28, 30-31). C'est uniquement
dans la deuxième Lettre à Timothée que
nous trouvons ces paroles prémonitoires : « Quant
à moi je suis déjà répandu en
libation et le moment de mon départ est venu »
(2 Tm 4, 6 ; cf. Ph 2, 17). Il a ici recours à deux
images, l'image cultuelle du sacrifice, qu'il avait déjà
utilisée dans la première Lettre aux Philippiens
en interprétant le martyre comme une partie du sacrifice
du Christ, et l'image marine de jeter les amarres : deux images
qui ensemble, font discrètement allusion à l'événement
de la mort et d'une mort dans le sang.
Le premier témoignage explicite sur la fin de saint
Paul nous vient du milieu des années 90 du Ier siècle,
c'est-à-dire un peu plus de trois décennies
après sa mort effective. Il s'agit précisément
de la Lettre que l'Eglise de Rome, avec son évêque
Clément Ier, écrivit à l'Eglise de Corinthe.
Dans ce texte épistolaire on est invité à
garder sous les yeux l'exemple des apôtres, et, immédiatement
après l'évocation du martyre de Pierre, on lit
ceci : « A cause de la jalousie et de la discorde, Paul
fut obligé de nous montrer comment on obtient le prix
de la patience. Arrêté sept fois, exilé,
lapidé, il fut le héraut du Christ en Orient
et en Occident, et en raison de sa foi, il s'acquit une gloire
pure. Après avoir prêché la justice au
monde entier, et après être parvenu à
l'extrémité de l'Occident, il subit le martyre
devant les gouvernants ; c'est ainsi qu'il quitta ce monde
et qu'il parvint au lieu saint, devenu ainsi le plus grand
modèle de patience » (1 Clem 5, 2). La patience
dont il parle est l'expression de sa communion à la
passion du Christ, de la générosité et
de la constance avec laquelle il a accepté le long
chemin de souffrance, afin de pouvoir dire : « Je porte
dans mon corps les marques de Jésus » (Ga 6,
17). Nous avons entendu dans le texte de saint Clément
que Paul serait arrivé jusqu'à « l'extrémité
de l'occident ». On se demande s'il s'agit d'une allusion
à un voyage en Espagne, que saint Paul aurait fait.
Il n'existe pas de certitudes sur ce point, mais il est vrai
que saint Paul dans sa Lettre aux Romains exprime son intention
d'aller en Espagne (cf. Rm 15, 24).
Ce qui est en revanche très intéressant dans
la lettre de Clément, c'est la succession des deux
noms de Pierre et de Paul, même s'ils seront intervertis
dans le témoignage d'Eusèbe de Césarée
du IVe siècle, qui en parlant de l'Empereur Néron
écrivait : « Pendant son règne, Paul fut
décapité précisément à
Rome et Pierre y fut crucifié. Le récit est
confirmé par le nom de Pierre et de Paul, qui est encore
aujourd'hui conservé sur leurs sépulcres dans
cette ville » (Hist. eccl. 2, 25, 5). Eusèbe
poursuit ensuite en rapportant la déclaration précédente
d'un prêtre romain du nom de Gaius, remontant aux débuts
du IIème siècle : « Je peux te montrer
les trophées des apôtres : si tu vas au Vatican
ou sur la Via Ostiense, tu y trouveras les trophées
des fondateurs de l'Eglise » (ibid., 2, 25, 6-7). Les
« trophées » sont les monuments sépulcraux,
et il s'agit des sépultures elles-mêmes de Pierre
et de Paul, qu'encore aujourd'hui, deux mille ans après,
nous vénérons nous aussi dans les mêmes
lieux : que ce soit ici au Vatican en ce qui concerne Pierre,
ou dans la Basilique Saint-Paul-hors-les-Murs sur la Via Ostiense
en ce qui concerne l'Apôtre des nations.
Il est intéressant de noter que les deux grands apôtres
sont mentionnés ensemble. Même si aucune source
antique ne parle d'un éventuel ministère commun
à Rome, la conscience chrétienne qui a suivi,
sur la base de leur sépulture à tous deux dans
la capitale de l'empire, les associera également comme
fondateurs de l'Eglise de Rome. C'est en effet ce qu'on lit
chez Irénée de Lyon, vers la fin du IIe siècle,
à propos de la succession apostolique dans les diverses
Eglises : « Comme il serait trop long d'énumérer
les successions de toutes les Eglises, nous prendrons la très
grande et très antique Eglise connue de tous, l'Eglise
fondée et établie à Rome par les deux
très glorieux apôtres Pierre et Paul »
(Adv. haer. 3, 3, 2).
Laissons cependant à présent de côté
la figure de Pierre et concentrons-nous sur celle de Paul.
Son martyre est raconté pour la première fois
par les Actes de Paul, écrits vers la fin du IIe siècle.
Ceux-ci rapportent que Néron le condamna à mort
par décollation, et que celle-ci fut exécutée
immédiatement après (cf. 9, 5). La date de la
mort varie déjà dans les sources antiques, qui
la situent entre la persécution lancée par Néron
lui-même après l'incendie de Rome, qui eut lieu
en juillet de l'an 64, et la dernière année
de son règne, c'est-à-dire 68 (cf. Gerolamo,
De viris ill., 5, 8). Le calcul dépend beaucoup de
la chronologie de l'arrivée de Paul à Rome,
un débat dans lequel nous ne pouvons pas entrer ici.
Des traditions successives précisèrent deux
autres éléments. L'un, le plus légendaire,
est que le martyre eut lieu aux Acquae Salviae, sur la via
Laurentina, et que sa tête rebondit trois fois, ce qui
à chaque fois suscita l'écoulement d'un flot
d'eau, c'est la raison pour laquelle le lieu fut appelé
jusqu'à aujourd'hui « Trois Fontaines »
(Actes de Pierre et Paul du Pseudo Marcel, du Ve siècle).
L'autre, en harmonie avec l'antique témoignage, déjà
mentionné, du prêtre Gaius, est que sa sépulture
eut lieu non seulement « en dehors de la ville... au
deuxième mille sur la via Ostiense » , mais plus
précisément « dans le domaine de Lucina
» , qui était une femme chrétienne (Passion
de Paul du Pseudo Abdia, du VIe siècle). C'est là
que, au IVe siècle, l'empereur Constantin érigea
une première église, ensuite largement agrandie
entre le IVe et le Ve siècle par les empereurs Valentinien
II, Théodose et Arcadius. Après l'incendie de
1800, fut ici érigée l'actuelle basilique Saint-Paul-hors-les-Murs.
Quoi qu'il en soit, la figure de saint Paul a un rayonnement
qui va bien au-delà de sa vie terrestre et de sa mort
; en effet, il a laissé un extraordinaire héritage
spirituel. Lui aussi, comme un véritable disciple de
Jésus, devint un signe de contradiction. Alors que
parmi ceux qu'on appelait les « ébionites »
- un courant judéo-chrétien - il était
considéré comme apostat par la loi mosaïque,
dans le livre des Actes des Apôtres apparaît une
grande vénération envers l'apôtre Paul.
Je voudrais à présent faire abstraction de la
littérature apocryphe, comme les Actes de Paul et Tecla
et un recueil de lettres apocryphes entre l'Apôtre Paul
et le philosophe sénèque. Il est surtout important
de constater que, très vite, les Lettres de saint Paul
entrent dans la liturgie, où la structure prophète-apôtre-Evangile
est déterminante pour la forme de la liturgie de la
Parole. Ainsi, grâce à cette « présence
» dans la liturgie de l'Eglise, la pensée de
l'Apôtre devient dès le début une nourriture
spirituelle pour les fidèles de tous les temps.
Il est évident que les Pères de l'Eglise et
ensuite tous les théologiens se sont nourris des Lettres
de saint Paul et de sa spiritualité. Il est ainsi resté
au cours des siècles, jusqu'à aujourd'hui, le
véritable maître et apôtre des nations.
Le premier commentaire patristique, qui nous soit parvenu,
sur un écrit du Nouveau Testament est celui du grand
théologien d'Alexandrie, Origène, qui commente
la Lettre de Paul aux Romains. Ce commentaire n'est malheureusement
conservé qu'en partie. Saint Jean Chrysostome, en plus
des commentaires de ses Lettres, a écrit sur lui sept
Panégyriques mémorables. Saint Augustin lui
devra le pas décisif de sa propre conversion, et c'est
à Paul qu'il fera référence tout au long
de sa vie. De ce dialogue permanent avec l'Apôtre dérive
sa grande théologie catholique et également
la théologie protestante de tous les temps. Saint Thomas
d'Aquin nous a laissé un beau commentaire des Lettres
pauliniennes, qui représente le fruit le plus mûr
de l'exégèse médiévale. Un véritable
tournant eut lieu au XVIe siècle avec la Réforme
protestante. Le moment décisif de la vie de Luther
fut ce que l'on appelle « Turmerlebnis », (1517)
au cours duquel il trouva en un instant une nouvelle interprétation
de la doctrine paulinienne de la justification. Une interprétation
qui le libéra des scrupules et des angoisses de sa
vie précédente et lui donna une nouvelle confiance
radicale dans la bonté de Dieu qui pardonne tout sans
condition. A partir de ce moment, Luther identifia le légalisme
judéo-chrétien, condamné par l'Apôtre,
avec l'ordre de la vie de l'Eglise catholique. Et l'Eglise
lui apparut donc comme l'expression de l'esclavage de la loi,
à laquelle il opposa la liberté de l'Evangile.
Le Concile de Trente, de 1545 à 1563, interpréta
de manière profonde la question de la justification
et trouva dans la ligne de toute la tradition catholique la
synthèse entre la loi et l'Evangile, conformément
au message de l'Ecriture Sainte lue dans sa totalité
et son unité.
Le XIXème siècle, en recueillant le meilleur
héritage du siècle des Lumières connut
un renouveau du paulinisme, en particulier sur le plan du
travail scientifique développé par l'interprétation
historique et critique de l'Ecriture Sainte. Nous laisserons
de côté le fait qu'à ce siècle
là également, comme ensuite au XXème
siècle, apparut un véritable dénigrement
de saint Paul. Je pense en particulier à Nietzsche,
qui dénigrait la théologie de l'humilité
de saint Paul, en y opposant sa théologie de l'homme
fort et puissant. Mais laissons tout cela de côté,
et examinons le courant essentiel de la nouvelle interprétation
scientifique de l'Ecriture Sainte et du nouveau paulinisme
de ce siècle. On a souligné ici en particulier
comme central dans la pensée paulinienne le concept
de liberté : dans ce concept a été identifié
le cœur de la pensée paulinienne, comme Luther
l'avait par ailleurs déjà pressenti. Or le concept
de liberté était toutefois réinterprété
dans le contexte du libéralisme moderne. De plus, on
souligne fortement la différence entre l'annonce de
saint Paul et l'annonce de Jésus. Et saint Paul apparaît
presque comme un nouveau fondateur du christianisme. Il est
vrai que chez saint Paul, le caractère central du Royaume
de Dieu, déterminant pour l'annonce de Jésus,
est transformé dans le caractère central de
la christologie, dont le point déterminant est le mystère
pascal. Et du mystère pascal découlent les Sacrements
du Baptême et de l'Eucharistie, comme présence
permanente de ce mystère, à partir duquel croît
le Corps du Christ et se construit l'Eglise. Mais, je dirais,
sans entrer à présent dans les détails,
que c'est précisément dans le nouveau caractère
central de la christologie et du mystère pascal que
se réalise le Royaume de Dieu, et que l'annonce authentique
de Jésus devient concrète, présente et
active. Nous avons vu dans les catéchèses précédentes
que cette nouveauté paulinienne est précisément
la fidélité la plus profonde à l'annonce
de Jésus. Dans le progrès de l'exégèse,
en particulier au cours des deux cents dernières années,
croissent également les convergences entre exégèse
catholique et exégèse protestante, réalisant
ainsi un consensus remarquable précisément sur
le point qui fut à l'origine du plus grand désaccord
historique. Il s'agit donc d'une grande espérance pour
la cause de l'œcuménisme, si centrale pour le
Concile Vatican II.
Je voudrais enfin brièvement évoquer une fois
de plus les divers mouvements religieux, apparus à
l'époque moderne au sein de l'Eglise catholique, et
qui se réfèrent au nom de saint Paul. C'est
ce qui a eu lieu au XVIème siècle avec la «
Congrégation de saint Paul », dite des barnabites,
au XIXème siècle avec les missionnaires de saint
Paul, ou Paulistes, et au XXème siècle avec
la « Famille paulinienne » multiforme, fondée
par le bienheureux Giacomo Alberione, pour ne pas parler de
l'Institut séculier de la « Compagnie de saint
Paul ». En résumé, la figure d'un apôtre
et d'un penseur chrétien extrêmement fécond
et profond, que chacun peut étudier en en tirant un
bénéfice, demeure lumineuse devant nous. Dans
l'un de ses panégyriques, saint Jean Chrysostome fit
une comparaison originale entre Paul et Noé, en s'exprimant
ainsi : Paul « n'assembla pas des planches pour fabriquer
une arche ; au contraire, au lieu d'unir des planches de bois,
il composa des lettres et ainsi arracha aux flots non pas
deux, trois ou cinq membres de sa famille mais tout l'œkoumène
qui était sur le point de périr » (Paneg.
1, 5). C'est précisément cela que peut encore
et toujours faire l'apôtre Paul. Puiser chez lui, tant
dans son exemple apostolique que dans sa doctrine, sera donc
un encouragement, sinon une garantie, pour la consolidation
de l'identité chrétienne de chacun de nous et
le rajeunissement de l'Eglise tout entière.