«Passion» de Mel Gibson attise les passions

CINÉMA Plusieurs mois avant la sortie en France du film relatant les dernières heures de la vie du Christ, le réalisateur et producteur est au centre d'une violente polémique

 

Dans une semaine, le 25 février, mercredi des Cendres, le nouveau film de Mel Gibson sortira aux Etats-Unis et dans les pays anglo-saxons. Réflexions et opinions sur cette grande superproduction religieuse qui a suscité de nombreuses controverses. Au point que son indice de notoriété est le plus élevé depuis La Guerre des étoiles: 60% des Américains ont entendu parler de cette Passion du Christ en araméen et latin. Si on sait que le film sortira le 7 avril en Italie, aucune date de sortie n'est encore prévue en France.

Marie-Noëlle Tranchant

[17 février 2004]

Mad Max fit d'un jeune Australien, Mel Gibson, une star hollywoodienne. Et que fait-il aujourd'hui de sa gloire et de sa fortune ? Il produit et réalise La Passion du Christ, qu'il a tournée en Italie et s'apprête à montrer sur 2 000 écrans américains le 25 février, mercredi des Cendres, en version originale araméenne et latine (finalement sous-titrée). Pour lui, ce récit des douze dernières heures de Jésus (interprété par Jim Caviezel) est une oeuvre de foi, tirée des Évangiles et des visions de la mystique Anne-Catherine Emmerich, nourrie de prière (messe quotidienne sur le plateau de tournage).

 

Mais, autour de cette superproduction de 25 millions de dollars, la polémique a grandi assez vite, avec deux foyers. D'une part Mel Gibson est un catholique traditionaliste, ce qui passe assez facilement pour un délit. Il a le tort en outre d'avoir un père sectaire et négationniste, selon les accusations du New York Times Magazine, premier à ouvrir le feu en mars 2003. D'autre part, le film serait antisémite : telle était l'impression d'un sous-comité interconfessionnel mis sur pied par le catholique Eugene Fisher (de la Conférence des évêques américains) et le rabbin Eugene Korn (de l'Anti-Defamation League), au vu d'un scénario obtenu par des voies illicites. Mel Gibson a menacé d'intenter un procès pour vol de ce scénario (qui était en outre une première ébauche) et obtenu les excuses de la Conférence des évêques. Mais la polémique était lancée et les rumeurs n'ont fait que croître. Le film va sortir dans une atmosphère très politique, attaqué par certaines organisations juives, soutenu par les mouvements évangéliques (qui ont pris le relais des catholiques), qui voient le moment venu d'affirmer l'identité chrétienne et en font une cause.

 

Tous les jours, pendant le tournage, le père Charles-Roux allait dire la messe de saint Pie V sur le plateau (1). «Mel Gibson n'est pas du tout un homme brillant, ni physiquement ni intellectuellement, raconte-t-il. Ce n'est pas le genre sociable ni cultivé. Plutôt un diamant brut. Il n'a rien à dire, mais il a fait ce film, qui est sa manière de s'exprimer, avec une foi médiévale et assez admirable. Il est profond dans son étroitesse, mais étroit. Jim Caviezel, qui interprète Jésus (je l'appelais «le substitut») est plus doux.»

Les scènes d'intérieur ont été tournées à Cinecittà mais la crucifixion s'est déroulée dans les montagnes de Calabre et «ça a été très dur pour le substitut» observe le père Charles-Roux. «Il y avait une grande foi chez beaucoup d'acteurs, ils communiaient tous les jours parce que c'était la base de leur inspiration, et peut-être étaient-ils plus que des acteurs, un peu comme dans ces Passions vivantes comme Oberammergau.»

 

Il a vu le film achevé et, pour son compte personnel, préfère des choses plus civilisées : «Il y a des couleurs profondes à la Rembrandt, mais au bout de deux minutes, j'avais les mains sur les yeux, tant la représentation est d'une brutalité épouvantable. Je ne partage pas l'enthousiasme de ce prédicateur évangélique qui a dit qu'on voyait là ce que le Sauveur avait souffert pour nous sauver. Personnellement, j'ai été choqué. Mel Gibson a choisi de montrer la boucherie. Ce n'est pas une représentation nouvelle, il y a des Christ espagnols torturés, des retables médiévaux terrifiants. Mais c'est la première fois que cette ligne-là est prise au cinéma, et montrée dans notre âge moderne.»

 

«Ce n'est pas un film à montrer à des enfants trop jeunes, renchérit Mgr John Foley, américain, président de la commission vaticane des communications sociales. C'est très violent. Mais la Passion même était très violente. Et le film est remarquablement fidèle aux Évangiles, à quelques détails historiques près, comme le fait de parler latin alors qu'en Palestine, à l'époque, on parlait le grec commun. En tout cas, c'est un film qu'on peut voir pendant le Carême, parce que c'est un véritable Chemin de croix. Et je n'ai rien trouvé d'antisémite : j'ai vu Jésus souffrir pour moi, pour nous tous.»

Le père Norbert Hoffman, allemand, secrétaire de la Commission des relations religieuses avec les juifs n'a pas été invité à voir La Passion du Christ. Mais avec lui on peut réfléchir posément sur le fond du problème. C'est-à-dire distinguer ce qui relève des sensibilités personnelles, des attitudes politiques, et des positions religieuses. «L'Eglise, depuis Vatican II, rappelle-t-il, a pris une claire distance avec l'accusation de déicide qui a pesé sur le peuple juif au Moyen Age. Et nous sommes formels : il n'y a pas de place dans l'Eglise pour l'antisémitisme.»

 

S'agissant d'une oeuvre d'art, on ne peut attendre aucune appréciation officielle du Vatican. L'ambiguïté commence là, parce que certains groupes juifs américains voudraient au contraire une déclaration officielle.

«Il faut distinguer le monde réel et les représentations, dit le père Hoffman. Un film est un film. La forme qu'il prend relève de la liberté de l'artiste, et l'opinion qu'on en a de la sensibilité personnelle. On peut comprendre que les juifs soient préoccupés parce que cela réveille au fond d'eux une mémoire douloureuse ; il y a eu au Moyen Age, à Rome, des représentations vivantes de la Passion qui dégénéraient en pogroms. Un pape les a interdites. Mel Gibson, s'il se proclame catholique, doit être conscient de cela. De l'autre côté, il faut faire la part des interprétations subjectives et voir le rôle de chacun. L'Anti-Defamation League s'est donnée pour tâche de traiter tous les problèmes d'antisémitisme. Il faut les trouver. C'est son job, elle en dépend.»

 

Un rabbin français, Haïm Korsia, tout en se gardant de parler du film, qu'il n'a pas vu, livre une réflexion qui va un peu dans le même sens : «Depuis Vatican II, il est tout à fait clair que l'Eglise aujourd'hui ne saurait être antisémite. Consubstantiellement même, l'Eglise n'est pas antisémite, ou si elle l'était ce serait au risque de perdre son âme, de nier une partie d'elle-même. Dois-je avouer que, par ailleurs, j'aime beaucoup Mel Gibson ? La vraie question pour le moment est : est-ce un bon ou un mauvais film ? Car à quoi bon parler sans l'avoir vu ? Reste que l'on doit tout de même être prudent car les questions apparemment soulevées par le film sont très sensibles.»

 

Comprendre à la fois la mentalité juive et l'esprit chrétien de La Passion selon Mel Gibson est évidemment plus complexe et moins médiatique que d'attiser la polémique. Une actrice du film pacifie le débat : Maia Morgenstern, comédienne roumaine, interprète Marie, et elle est juive pratiquante, comme la Vierge. Son grand-père est mort à Auschwitz, ses parents sont des survivants de l'Holocauste. Pour elle, l'oeuvre n'a rien d'antisémite, elle montre «la responsabilité et l'impact que les chefs politiques et militaires peuvent avoir en manipulant les masses et en interférant dans la conscience des gens, particulièrement dans les moments de crise comme c'était le cas alors». Sur le plateau, travaillaient ensemble des chrétiens, des juifs, des musulmans, des athées, et les questions de race ou de religion n'intervenaient jamais. «Mel Gibson n'a jamais imposé ses convictions religieuses à personne», dit l'actrice.

Il semble en revanche que la puissance d'émotion et de ferveur du film s'impose même à ses interprètes qui n'ont pas de convictions religieuses : «Monica Bellucci, qui joue Marie-Madeleine, et ne se prétend pas chrétienne, s'est dite très impressionnée et avoue avoir pleuré à la projection. Et l'actrice qui joue Véronique m'a confié : «Avant ce film, je ne pensais pas à Jésus comme une personne réelle. Maintenant, je lui parle.» «C'est un film très humain et je connais des juifs qui ont été sensibles à cette profonde humanité», déclare le père Thomas Williams, Américain de la communauté des Légionnaires du Christ, doyen de la faculté de théologie de l'université Regina Apostolorum, qui a suivi le tournage et assisté à la projection avec les acteurs. On ne peut que rapporter ces diverses réflexions et opinions, en attendant le film.

(1) Voir son portrait par Sophie de Ravinel dans nos éditions du 10 février 2004. Pour en savoir plus sur le film et cette polémique : Association Pro «Passio», 22, rue Didot, 75014 Paris. Fax : 01.45.41.29.39. Courriel : propassio@free.fr