Mel Gibson offre un Christ aux
fondamentalistes
LE MONDE | 14.02.04 |
"La Passion du Christ" doit
sortir le mercredi des Cendres aux Etats-Unis, où son succès programmé s'appuie
sur les communautés évangéliques.
Los Angeles de notre correspondante
La polémique autour de The
Passion of the Christ enfle à mesure qu'approche
le 25 février, date de la sortie du film de Mel
Gibson en Amérique du Nord et jour de la fête chrétienne du mercredi des
cendres. Dénoncé
pour son antisémitisme (Le Monde du 11 février), ce film doit être
projeté dans 2 000 salles aux Etats-Unis. Il doit sortir en Italie le 7 avril,
dans 150 salles. L'hebdomadaire Newsweek lui consacre sa couverture
cette semaine avec, en photo, James Cavieziel, qui
interprète un Christ sanguinolent sous sa couronne d'épines, et ce titre :
"Who Really Killed Jesus ?" ("Qui a
vraiment tué Jésus ?").
Ce film sur les derniers jours de la vie du Christ - que Le
Monde n'a pu voir - n'a fait l'objet d'aucune publicité traditionnelle et
n'a pas été projeté devant la presse. Il s'annonce pourtant déjà comme un
phénomène de marketing, suscitant un intérêt équivalent à la sortie du premier
volet de La Guerre des étoiles. Les recettes du premier week-end d'exploitation
sont estimées entre 15 et 30 millions de dollars, à partir de sondages montrant
que les spectateurs préféreraient ce film religieux à la comédie d'Adam Sandler, 50 First Dates,
programmée la même semaine. Il y a un an encore, Mel
Gibson ne trouvait pas de distributeur pour son film en araméen et en latin,
sous-titré en anglais : "Personne ne veut d'un film parlé dans deux
langues mortes. Ils pensent que je suis fou. Peut-être le suis-je !",
disait-il alors.
"Le Saint Esprit œuvrait à travers moi pendant ce
tournage. Moi, je me contentais de gérer le trafic", a déclaré Mel
Gibson, qui pratique la messe en latin et ne consomme pas de viande le
vendredi. L'auteur de Braveheart (Oscar
du meilleur réalisateur en 1995) est né en 1956 dans une famille catholique
traditionaliste qui rejette les réformes de Vatican II (1962-1965). Ce concile
a condamné les interprétations des Evangiles rendant le peuple juif responsable
de la mort du Christ.
Le père du cinéaste, Hutton Gibson, qui a créé en Californie
une secte anticonciliaire de 100 000 adeptes, a de
son côté mis en cause la réalité de l'Holocauste, selon le New York Times.
Dans un entretien à paraître en mars dans le Readers'
Digest, son fils, interrogé à son tour sur la Shoah, répond : "Bien
sûr, il y a des atrocités. La guerre est horrible. La seconde guerre mondiale a
tué des dizaines de millions de gens. Certains étaient des juifs dans les camps
de concentration. Beaucoup de gens ont perdu leur vie... Au siècle dernier, 20
millions de gens sont morts en Union soviétique."
Dans un autre entretien accordé à une chaîne de télévision
catholique, au cours de laquelle il apparaissait tendu et agressif, Mel Gibson se voulait plus rassurant : "Je ne veux
pas lyncher les juifs, je les aime, je prie pour eux." Pour promouvoir
ce film, dans lequel il a personnellement investi 25 millions de dollars, l'acteur-cinéaste s'est largement appuyé sur les réseaux des
communautés chrétiennes évangéliques.
Ces congrégations, qui regroupent aux Etats-Unis plus de 50
millions de fidèles (parfois surnommés "Jesus
Freaks"), sont encouragées à acheter collectivement des billets pour
les premières séances du mercredi des cendres, voire à remplir des cinémas
entiers. Ainsi un couple de Plano (Texas) a-t-il dépensé 42 000 dollars (33 000
euros) pour acheter 6 000 billets, qu'il a distribués gratuitement aux membres
de sa communauté baptiste, après avoir été invité à une des projections
privées, strictement réservées aux pasteurs et à certains fidèles. La société
de Mel Gibson, Icon
Productions, compte sur la stratégie du bouche-à-oreille,
aidée par son distributeur indépendant, Newmarket
Films, car aucun studio hollywoodien n'a souhaité s'occuper de la distribution
d'un film aussi sensible. Icon a embauché une dizaine
d'équipes de vendeurs experts en marketing auprès des communautés évangélistes
et fondamentalistes, comme Outreach Ministry Inc. de Vista (Californie), qui a diffusé la
bande-annonce du film aux églises. Celles-ci s'apprêtent à proposer des bibles,
mais aussi des conversions, à la fin des séances.
"Ce film est utilisé pour évangéliser, convertir des
gens, estime Josh Baran, responsable de la publicité du film de Martin
Scorsese, La Dernière Tentation du Christ, qui avait déclenché de vives
controverses à sa sortie en 1988. Pour Gibson, il ne s'agit pas de
distribution, mais de l'accomplissement de l'œuvre de Dieu. C'est devenu une
véritable croisade, sans précédent dans l'histoire d'Hollywood." M.
Baran rappelle qu'à l'époque il avait enregistré deux millions de plaintes
contre Scorsese, "mais alors les fondamentalistes attaquaient le film,
aujourd'hui ils le soutiennent et le revendiquent".
M. Baran, qui craint des débordements, estime que le
rassemblement religieux autour du film est un prélude à l'élection
présidentielle de novembre : "Cette même communauté chrétienne va se
mobiliser contre le mariage des homosexuels, qui est pour elle un équivalent du
diable, et appeler ses troupes à voter contre les démocrates."
Certains évangélistes s'inquiètent cependant assez du message
que recèle le film pour demander à Mel Gibson d'y
ajouter une condamnation de l'antisémitisme en post-scriptum.
Claudine Mulard