La politique à l’école de Saint Thomas d’Aquin
En
cette période d’élection, les observateurs politiques constatent unanimement la
rareté des grands débats de fond. Pourtant notre société en crise appelle à
renouveler en profondeur notre regard sur la cité et son gouvernement. Saint
Thomas d’Aquin, par la hauteur de ses vues, peut nous
y aider. Aussi, le Père Louis-Marie de Blignières
nous résume ici les principes généraux de la sagesse politique thomiste, qui se
révèle très apte à éclairer l’engagement du chrétien au service de la cité.
Cette présentation reprend le texte d’une conférence publique donnée à
Bruxelles.
Saint
Thomas est un penseur très actuel, parce que c’est un sage et que la sagesse,
étant un regard à partir des causes, est toujours actuelle et féconde :
c’est elle qui fait l’ordre dans la confusion sans cesse renaissante des choses
humaines.
Saint
Thomas est un sage, de la plus haute des sagesses, celle qui regarde toutes les
réalités « depuis le sommet, la verticale de toutes choses »,
c'est-à-dire à partir de Dieu.
Saint
Thomas est un théologien, et lorsqu’il parle de la politique, qui est de soi
objet de connaissance naturelle, il le fait dans la lumière de la Révélation
divine.
A
Hugues II de Lusignan, ce jeune roi de Chypre qui l’interroge sur la politique,
il répond qu’il estime « conforme au devoir de sa profession
religieuse » de lui dédier un traité du « gouvernement
royal » : et c’est le merveilleux
opuscule De regno
ou De Regimine
Principum
(vers 1267), qui éclaire la science et l’art politique aux rayons de la sagesse
théologique.
Pour
avoir quelque intelligence de la pensée politique de saint Thomas, il faut la cituer dans la vacte synthèse de
sa sagesse, qui intègre les données philosophiques dans la lumière
théologique : c’est cette lumière qui fait la cohérence et l’élévation de
la pensée politique du Docteur angélique. Parlant de la morale exposée dans la
seconde partie de la Somme de théologie, Pie XI écrivait : « il donne
des règles certaines et des préceptes de vie, non seulement aux particuliers,
mais aussi à la société familiale et civile, ce qui est l’objet de la morale
domestique et de la morale politique (…). Si, dans les affaires particulières
et publiques et dans les relations des nations entre elles, ces préceptes
étaient religieusement et inviolablement observés, ils suffiraient pour établir
parmi les hommes cette « paix du Christ dans le règne du Christ » que
l’univers entier désire si ardemment. » .
Notre
enquête partira donc de la place qu’occupe, au regard de Dieu, l’homme dans
l’univers crée (I). Elle se prolongera par l’analyse de la nature politique de
l’homme (II) et montrera la hiérarchie des valeurs civilisatrices qu’il
recherche et otient dans le bien commun (III). Elle
débouchera enfin sur l’affirmation de la haute dignité de la politique par
rapport à la fin de l’homme (IV) et sur la constatation de son infirmité dans
l’état actuel concret de l’humanité (V).
I.
UN REGARD DE SAGESSE SUR LA POLITIQUE
Regarder la
réalité politique avec l’œil de dieu, c’est d’abord se poser la question de la finalité. Pourquoi
Dieu a-t-il fait l’homme « animal politique » ? C’est-à-dire,
plus radicalement, quelle est la place de
la créature humaine dans l’ensemble des réalités créées et comment la vie
sociale s’insère-t-elle dans cet ordre ?
Dieu ne manque de rien. Et s’il décide, « par un
très libre conseil » de sa sagesse, de réer des êtres, ce n’est pas qu’il
en attende quelque chose, mais seulement afin de leur communiquer une
participation à sa perfection. Toute créature, sortie par Dieu du néant, tend à
son propre achèvement, qui est d’être un reflet, une similitude de la divine
bonté.
Ainsi, Dieu fait tout pour lui-même : il se veut
lui-même, comme fin, et les autres comme orientés vers cette fin, et
participant sa bonté. Ce que Dieu a en vue, c’est donc de représenter sa bonté. Mais comme une seule créature n’y suffirait
pas, il a fait diverses et multiples les œuvres de ses mains : ainsi la
bonté simple de Dieu se diffracte dans la multiplicité des créatures, et l’univers tout entier participe et
représente la divine bonté plus que ne pourrait faire n’importe laquelle des
créatures prises à part.
Dans la création des choses, c’est donc la perfection
de l’univers que Dieu a principalement en vue. Et pour l’achèvement de la
beauté de ce monde qui manifeste la gloire de Dieu, il faut des créatures
intelligentes : les anges et les hommes, créés à l’image de Dieu. Ils imitent Dieu en cela même par quoi Dieu a
faits : l’intelligence qui conçoit et la volonté qui aime. Et dans cette
imitation, ils trouvent leur bonheur.
En dessous, en une gradation harmonieuse, les
créatures qui ont l’être seulement, celles qui ont la vie et celles qui ont une
certaine connaissance, sont disposées pour le service ce ces êtres intelligents.
L’homme, vous le voyez, occupe une place intermédiaire
entre le monde corporel et les purs esprits. Il a reçu en quelque sorte la
mission de « coloniser » l’espace et la durée, afin de faire remonter
vers l’exemplaire divin le chant de l’univers créé.
Pour cela il faut que l’homme croisse et se multiplie
pour dominer la terre et les siècles. Corruptible par son corps, il doit se
reproduire pour assurer le remplacement des individus : ici c’est le bien
de l’espèce que la nature a premièrement en vue. Mais, parce que l’homme est
incorruptible par son âme, la multiplication des sujets de l’espèce est voulue
pour elle-même par l’auteur de sa
nature. Et saint Thomas donne cette belle raison de convenance à la
multiplication des créatures spirituelles pour la perfection de
l’univers : « plus les réalités sont parfaites, plus Dieu les crée en
abondance ». Or « la personne signifie ce qui est le plus
parfait dans la nature tout entière, à savoir ce qui subsiste dans la nature
raisonnable ».
Dieu désire
donc la multiplication des êtres humains, qu’il a faits à son ilage pour qu’il trouve leur béatitude à connaître sa bonté
dans le reflet des créatures du vaste monde.
Mais cette multitude de sujets ne fera une société que
si elle s’ordonne, ensemble, à la poursuite de sa finalité. La cité est, nous
dit saint Thomas, « une multitude ordonnée ». L’âme de la cité, ce
qui la fait être, c’est cet ordre dynamique qui réfère les citoyens à la fin
commune et les unit entre eux.
Est-il pensable que les hommes exercent isolément leur
fonction dans l’univers ? Non, nous dit le Docteur commun, car en ce cas,
le bien de l’ordre ferait défaut dans la multitude humaine. C’est pourquoi,
selon lui, dans l’état édénique lui-même, la nature de l’homme aurait été
politique, « afin que la beauté de l’ordre reluisît davantage parmi les
hommes ». Les inégalités naturelles (de sexe, d’âge, de qualités du corps
et de l’âme) auraient été ordonnées à l’avantage
commun dans la communion de la vie politique.
Dans l’état d’innocence, il y aurait donc eu un
gouvernement politique. Ceci souligne cette vérité qu’un tel gouvernement n’est
nullement pénal, mais au contraire essentiellement orienté au bien de ceux qui
sont gouvernés. Sous ce gouvernement, l’humanité eût reçu « l’unité d’ordre »
qui en eût fait un corps par similitude, disons la « hiérarchie des
esprits incarnés ». C’est pour la même raison qu’il y a des hiérarchies
parmi les purs esprits, « multitudes ordonnées selon un même ordre sous
le Prince » de l’univers, et que le monde lui-même est un, d’une unité
d’ordre, reflet de l’unité divine.
Ainsi, au sein des cités terrestres, la multitude
humaine est-elle ordonnée pour la perfection de l’univers et la gloire de son
Auteur qui « d’un seul homme a fait sortir tout le genre humain, pour
peupler la surface de toute la terre, fixant à chaque peuple sa duréee et les bornes de son domaine, afin que les hommes le
cherchent ».
II.
L’homme, animal politique.
Regardons maintenant de plus près ce bien dont la
poursuite commune et ordonnée spécifie la société politique : c’est le bien commun temporel.
Saint Thomas nous donne le principe fondamental pour
déterminer le contenu de ce bien, lorsqu’il écrit : « on doit
apprécier la fin de toute la multitude
(la fin de la société) de la même façon que celle de l’individu ».
Le bien commun temporel n’est donc autre chose que le vrai bien humain.
Or quelle est la fin de l’individu humain ? Je
veux dire la fin qu’i peut atteindre en cette vie. C’est « une
participation imparfaite de la béatitude ». Dans l’ordre terrestre et
temporel, le bien humain parfait (relativement à cette vie) intégrera donc les
éléments qui concourent à cette béatitude, et il les unira dans l’ordre même
qui découle de leur rapport à cette béatitude.
Quels sont ces biens ? C’est la considération de
la nature humaine qui en dégage la hiérarchie.
. 1. L’homme est un animal raisonnable, et l’objet
propre de l’intelligence étant le vrai, sa perfection la plus haute est dans la
sagesse, dans la connaissance métaphysique qui ouvre l’homme aux vérités les
plus hautes, jusqu’à une certaine connaissance de Dieu.
. 2. En second lieu, l’homme se dirige dans son action
par la lumière pratique de la raison. C’est le domaine de la prudence, qui
requiert elle-même les autres vertus morales : la justice dans la volonté,
la force et la tempérance dans les facultés inférieures.
. 3. Enfin, l’homme est soumis à des nécessités
corporelles. Il a besoin, pour acquérir la double perfection de la
contemplation et de la vertu, d’une suffisante abondance de biens matériels et
de la santé du corps.
Il n’est pas difficile de comprendre qu’aucun de ces
biens ne peut être obtenu dans l’état de solitude. Parce que ce sont des biens
humains, ce sont par nature des biens communs :
-
1 La sagesse humaine ne se développe que
par l’apport de nombreux individus, et il faut que de multiples générations se
transmettent le patrimoine de connaissances acquises et l’enrichissement. Il
est instructif de noter que saint thomas met en parallèle, dans les
inclinaisons naturelles de l’homme « au bien conforme à la nature
raisonnable », celle qui le pousse vers la recherche de la vérité sur Dieu
et celle qui le porte à vivre en société.
-
2 D’autres part, la vie active suppose une élaboration poussée de
toutes les sciences pratiques, qui
est impossible sans effort collectif et durable. Car, nous dit saint Thomas, la
raison de l’homme est discursive, et elle doit travailler à partir des
principes généraux qu’elle possède pour arriver à la connaissance singulière
des choses qui lui sont utiles ou nocives. « Mais il est impossible qu’un
homme seul y suffise. Il est donc nécessaire à l’homme de vivre en société,
afin que l’un aide l’autre et que chacun s’occupe à trouver par la raison ce
qui relève d’un domaine de connaissance, l’un la médecine, l’autre une autre
discipline ». En outre, au point de vue de la moralité, « la vie
sociale est nécessaire à l’acquisition de la perfection ».
-
3 Enfin, la collaboration de tous pour un développement
suffisant des biens matériels est encore plus évidente, et ceci est manifeste
si l’on considère la faiblesse congénitale de l’homme, dépourvu des défenses
naturelles que possède les animaux : « La nature n’a pourvu
suffisamment l’homme qu’en peu de choses et elle lui a donné la raison, par le
secours de laquelle il peut se procurer tout ce qui est nécessaire à sa vie,
comme la nourriture, le vêtement, et d’autres choses du même genre. Mais un
seul homme ne suffit pas à produire tout cela. Par conséquent, c’est par sa
nature même que l’homme est ordonné à vivre en société ».
En outre, l’usage des biens extérieurs, et la juste
répartition des rôles dans la recherche des vérités spéculatives et pratiques,
demandent des accords entre les hommes, l’établissement d’un ordre qui protège
et promeuve la recherche commune du bien
commun. C’est la fin propre et prochaine de la loi, sa raison spécifique :
établir la paix ou tranquillité publique.
Notons que le langage est à lui seul le signe et le
moyen de réalisation de la nature politique de l’homme. Car c’est par lui que
les hommes échangent au sujet de ce qui est juste ou injuste, nocif ou utile.
« Comme le langage a été donné à l’homme par la nature et qu’il est
ordonné à ce que les hommes puissent communiquer pour ce qui regarde l’utile et
le nocif, le juste et l’injuste (…), il suit de là, du fait que la nature ne
fait rien en vain, que les hommes communiquent naturellement entre eux dans ces
domaines. Or la communication sur ces matières réalise la famille et la cité.
Donc l’homme est naturellement un animal
familial et civil ».
III Réalisme du bien commun
C’est donc par son insertion dans une société
politique que l’homme pourra atteindre la béatitude imparfaite possible en
cette vie, le vrai bien humain, dans la hiérarchie de ses valeurs
civilisatrices : biens nécessaires ou utiles, vertus morales, c’est-à-dire
agir conforme à la raison, enfin sagesse et contemplations. Et cela n’est
possible qu’au sein de l’ordre civil, de la paix qui maintient dans l’unité les
citoyens poursuivant cette fin en commun.
Un
texte magnifique de saint Thomas décrit ce bien commun temporel, qui finalise
l’effort de chaque homme et spécifie la société. » C’est à la
contemplation de la Vérité que semble être ordonnées comme à leur fin toutes
les opérations de l’homme. Car la contemplation parfaite requiert l’intégrité
(la santé) du corps, à laquelle sont ordonnées toutes les productions de
l’homme nécessaire à la vie (voilà le domaine de la nécessité). Elle requiert
également l’apaisement des troubles passionnels, qui s’obtient par le moyen des
vertus morales et de la prudence (voilà le domaine de la moralité) et la
protection contre les perturbations extérieures, à laquelle est ordonné tout le
gouvernement de la vie civile (voilà le domaine de la vie publique), de sorte
que, si on les considère attentivement, toutes les fonctions humaines semblent
être au service de ceux qui contemplent la vérité ».
Le
rôle du chef se déduit de la nature de ce bien dont il doit assurer la
poursuite ordonnée par la société qu’il gouverne. Le Docteur angélique l’écrit
à Hugues de Lusignan : « Le roi, instruit dans la loi divine (c’est-à-dire
participant de la contemplation des sages, du patrimoine de sagesse accumulé
dans la cité qu’il dirige), doit donc porter son principal effort sur la
manière dont la multitude qui lui est soumise pourra observer une vie conforme
au bien honnête (bene vivat) (…). Trois conditions
sont requises pour que la multitude s’établisse dans une vie conforme à
l’honnêteté naturelle :
-
La première sera,
que la multitude, soit maintenue dans l’unité de la paix ;
-
La deuxième, que
la multitude, unie par le lien de la paix, soit dirigée à bien agir (…).
-
La troisième, que
la prudence du souverain prévoie une abondance suffisante de biens pour mener
une vie honnête ».
. 1. On voit par ce texte que le souverain est dépendant de la
sagesse, car, s’il est voué à la vie active, c’est cependant « de la
contemplation des vérités éternelles que découlent les raisons de vivre ».
Ainsi la perfection de la société politique sera fortement conditionnée
par l’état des connaissances métaphysiques sur Dieu, la liberté humaine,
l’immortalité de l’âme. Et le chef, ou plus généralement les
« majores », les sages qui influent sur la cité, s’inspirent de ces
vérités pour en faire participer toute la multitude « selon qu’il arrive
qu’une multitude se livre à la contemplation ». Mais enfin, le prince, qui
doit favoriser les conditions de la contemplation, « ne commande pas à la
sagesse et aux autres choses appartenant à la vie contemplatives.
. 2. On remarque aussi que la jouissance des biens matériels et utiles
n’est pas le souci principal de l’autorité publique, car ils sont
« secondaires et comme instrumentaux ». C’est là l’immense domaine de
l’activité économique, qui relève normalement de l’initiative privée et où,
sauf le cas de suppléance nécessaire, le pouvoir n’intervient que sous le
rapport de la justice générale.
. 3. Le champ d’action propre de l’autorité, c’est le maintien de
la paix, le respect de la justice et des droits de chacun, enfin la moralité
publique. Saint Thomas déclare explicitement en parlant de la loi :
« La fin de la loi humaine, c’est la tranquillité temporelle de la cité.
Elle y parvient en prohibant les actes extérieurs, quant à ces maux qui peuvent
perturber l’état pacifique de la cité.
« Ce
que le chef de la multitude doit au plus haut point viser, c’est de lui
procurer l’unité de la paix ».
« L’intention
de tout législateur porte premièrement et principalement sur le bien commun, et
ensuite sur l’ordre de justice et de vertu, selon lequel le bien commun est
conservé et procuré ».
Il
explique que c’est « le propre de la foi d’induire à la vertu ceux qui lui
sont soumis (…). Si l’intention du législateur se porte sur le bien commun
réglé par la justice divine, les hommes sont alors rendus bons par la
loi ».
« Pour
rendre la justice et faire droit à tes sujets, sois loyal et roide, sans
tourner à gauche ni à droite, mais toujours du côté du droit… » Confiait,
sur son lit de mort, saint Louis à son fils.
Notons
qu’il s’agit là d’un effet de la
loi : aider les citoyens à devenir bons en se conformant à l’ordre de
justice reflété par la loi civile. Et comme il s’agit ici de s’adresser à tout
le peuple, dont la majeure partie est loin d’être parfaite en vertu, saint
Thomas explique avec beaucoup de finesse et de réalisme : « tous les
vices ne doivent pas êtres interdits par la loi humaine, mais seulement les plus graves, ceux-là dont
il est possible que la plus grande part de la multitude s’abstienne, et
spécialement ceux qui sont une nuisance pour les autres, et sans la prohibition
desquels la société humaine ne saurait se conserver, comme les homicides, vols,
et choses du même genre ».
C’est
donc la part de la loi naturelle qui peut et doit prudemment être sanctionné civilement,
eu égard à l’état d’une société, qui constituera la moralité publique, étant
cependant précisé qu’il y a certains crimes qui doivent toujours être réprimés.
Ainsi
l’autorité publique procure le bien humain complet, non en se substituant à
chacun , mais en créant les conditions de l’agir humain de tous en
direction de ce bien, et en ordonnant tous les efforts vers ce but par la
justice. Si celle-ci est observée, elle fleurira en paix dans la concorde ou
l’amitié politique. Celle-ci est la fleur de la félicité commune, et on la
retrouve ici au couronnement de la tendance politique de l’homme, comme elle
était au principe à titre de condition.
Voyez
comment notre saint chante cette amitié, fleur de la vie politique :
« Entre tous les biens du monde, y a-t-il rien qui rassemble les hommes
vertueux en société, puis conserve et fait prospérer leur vertu. C’est d’elle
que tous les hommes ont besoin pour accomplir toutes leurs affaires, sans que
jamais elle les importune dans la prospérité, ni qu’elle les trahisse dans
l’adversité. C’est elle qui apporte les plus douces jouissances, à tel point
que tout plaisir se tourne en dégoût, lorsque les amis n’y sont pas. L’amour
permet de supporter les plus rudes épreuves et les fait presque disparaître. Y
a-t-il un tyran su cruel qu’il ne se laisse séduire par les charmes de
l’amitié ? »
IV. La dignité de la politique.
Poursuivant
le plus noble et le plus compréhensif de biens que l’homme puisse naturellement
atteindre en cette vie, la politique est la plus noble des sciences pratiques,
elle est « architectonique à l’égard des autres sciences de l’agir
humain ».
Le
bien commun qui la spécifie, saint Thomas ne
cesse de le redire après Aristote, est « meilleur et plus divin que le
bien d’un seul ». Le bien en effet est une participation à la bonté
divine. « par ressemblance, tout bien a du divin en soi ; et comme la
société réalise collectivement les perfections de la nature humaine, beaucoup
plus qu’aucun individu pris à part, elle est, dans l’ordre humain, ce qu’il y a
de plus divin ».
C’est
pourquoi il vaut la peine, si c’est requis au salut de ce bien, de se dévouer
jusqu’au sacrifice et à la mort. « Après dieu, l’homme est au plus haut
point débiteur à l’égard de ses parents et de sa patrie ».
La
noblesse de la politique, science pratique qui concerne « la plus
principale de toutes les réalités que peut constituer la raison humaine »,
est magnifiquement soulignée par Pie XI dans son encyclique sur le
communisme : « Par la vie sociale, les dons d’ordre privé de d’ordre
public, que la nature a impartis aux hommes, s’épanouissent et se fortifient.
Ces dons surpassant les utilités temporaires et particulières, manifestent dans
l’ordre de la cité la perfection de dieu, à un degré qui ne pourrait en aucune
façon être obtenu dans les hommes isolés ».
Et
pie XII, dans un message du 24 décembre
1942, n’hésitera pas à qualifier « la vie sociale de miroir imparfait de
son Exemplaire, le Dieu Un et Trine ».
De
cette éminente dignité de la politique, saint Thomas tire pour le jeune roi
auquel il dédie son opuscule sur le gouvernement des princes, une étonnante
conséquence : « ceux qui accomplissent dignement et louablement la
fonction royale méritent un éminent degré de la béatitude céleste ».
Et,
en se replaçant dans les perspective chrétienne qui est toujours celle de saint
Thomas, cela se comprend bien : car l’homme qui œuvre à une juste
politique facilite le chemin du ciel à ceux qui bénéficient de son labeur et de
sa prudence éclairée par la foi.
« L’homme,
en vivant selon la vertu, se trouve ordonné à une fin plus haute, qui consiste
en la jouissance de Dieu. Or, nous l’avons montré, il faut que la fin de la
multitude soit la même que celle d’un seul homme. La fin ultime de la société
n’est donc pas (seulement) de vivre selon la vertu, mais de parvenir, par une
vie vertueuse, à la jouissance de Dieu ».
Et
c’est pourquoi la pensée et la prudence politique ne peuvent faire abstraction
de l’ordre surnaturel où Dieu a placé l’humanité, mais doivent puiser leur
inspiration dans la Révélation même, pour laisser passage à la grâce de Dieu et
ouvrir la cité à l’éternité : « Si donc la vie présente, le bien-être
et la rectitude morale qu’elle comporte ont pour fin la béatitude céleste, il
appartient en conséquence à la fonction royale de procurer le bien commun à la
multitude en tant qu’il convient à l’obtention de la béatitude céleste… ».
V.
La subordination de la politique
Si
la fin propre et spécifique de la politique est le bien commun temporel, sa fin
ultime est la même que celle des personnes : c’est Dieu. C’est de cette
constatation que se tire, dans l’ordre complet et total des choses, la vraie
situation de la politique. C’est celle d’une fin intermédiaire, ayant sa
consistance propre de fin, mais ordonnée elle-même à une fin meilleure et la
plus haute, la vision de Dieu sera directement le bien commun des élus.
« Le bien suprême, qui est Dieu, est un bien commun, car c’est de lui que
dépend le bien de tous les êtres ».
Reprenant
la pensée d’Aristote sur le bien commun immanent à une multitude (par ex.
l’ordre de l’armée) et le bien commun séparé de cette même multitude (par ex.
la victoire), saint Thomas en arrive à cette vision grandiose de Dieu
finalisant comme premier moteur « tout l’ordre de l’univers » et donc
spécialement celui des cités terrestres, « afin que soit déployé dans
l’univers ordonné ce qui est caché dans l’intelligence et la volonté du premier
moteur ».
Seulement
il faut tirer de là une conséquence importante. Cette fin ultime étant d’ordre
surnaturel, elle dépasse radicalement les forces de la politique et échappe en
tant que telle à la juridiction des pouvoirs seulement humains :
« Comme l’homme n’atteint pas sa fin qui est la possession de Dieu par ses
propres forces, mais par la puissance divine, selon le mot de l’apôtre :
« Le don de Dieu, c’est la vie éternelle », il n’appartient pas au
gouvernement divin, de le conduire à cette fin ».
Et
saint Thomas ajoute aussitôt : « Un tel gouvernement relève de ce roi
qui n’est pas seulement homme, mais aussi Dieu, c'est-à-dire N. S.
Jésus-Christ, lequel en faisant des hommes les fils de Dieu, les a introduits
dans la gloire céleste ».
Il
suit de là que le soin de la fin ultime relève de l’Eglise
et de ses Pasteurs, et non du pouvoir politique. Celui-ci aura donc le devoir,
tout en poursuivant sa fin propre, de
faciliter la mission de l’Eglise, ainsi que Saint
Thomas le conclut immédiatement : « procurer la vie bonne, en tant
qu’il convient à l’obtention de la béatitude céleste ».
Ne
croyons pas que cette situation détruise la légitime autonomie de la politique
et absorbe, dans une sorte de théocratie, l’Etat dans
l’Eglise. Le Docteur commun insiste fortement sur ce
point : « le droit divin, qui découle de la grâce, n’enlève pas le droit humain, qui découle de la raison
naturelle ».
Cette
distinction de l’ordre de la nature et de la grâce est l’un des traits
saillants de la pensée thomiste, et son application à l’ordre civil, entérinée
par le magistère de l’Eglise (spécialement par les
grandes encycliques du pape du renouveau thomiste Léon XIII), a été à bon droit
qualifiée par Charles Journet de principe suprême de la politique chrétienne.
Dans
la ligne de ce principe, saint Thomas affirme vigoureusement que l’infidélité,
par elle-même, n’annule pas le pouvoir politique, dont l’origine est toujours
divine. Mais, les choses de Dieu étant ordonnées, ce pouvoir politique doit ne
pas faire obstacle au salut éternel des sujets qui lui sont confiés. Il doit
laisser couler dans la cité les flots de la grâce rédemptrice que dispense l’Eglise, lui laisser faire retentir le message évangélique
qui ouvre la cité temporelle à l’éternité, bref reconnaître la liberté
surnaturelle de la société spirituelle.
Toute
l’œuvre politique, par l’influence de la vertu, purifiant et élevant la
prudence régnative et la justice générale, sera ainsi
mesurée et ordonnée par la fin ultime de la vie humaine. Le bien commun
temporel de la cité, lorsqu’elle s’ouvre à la grâce du Christ, est mesuré et
ordonné par le bien commun spirituel, et ainsi le Christ règne dans les
institutions et les mœurs comme dans les âmes rachetées par son sang.Et lorsque
la cité se range ainsi sous l’empire du Christ (ce qui est le cas en situation
de chrétienté), le pouvoir politique, tout en gardant sa compétence et son rôle
propre de gardien de la justice et de la paix de ce monde, peut-être élevé par
l’Eglise à la dignité d’instrument de la justice
surnaturelle. Cette subordination d’une puissance à l’autre, indirecte
seulement, a lieu lorsque telle réalité politique entre en connexion moralement
nécessaire avec la fin surnaturelle.
« La
puissance spirituelle et la puissance temporelle découlent toutes deux de la
puissance divine. C’est pourquoi la puissance temporelle n’est soumise à la
spirituelle qu’en tant que Dieu le lui a fixé, c'est-à-dire dans les choses qui
relèvent du salut des âmes. Dans ces matières, il vaut mieux obéir à la
puissance spirituelle qu’à la temporelle. Au contraire, dans toutes les choses
qui relèvent du bien civil, c’est à la puissance temporelle plus qu’à la
spirituelle qu’il faut obéir ».
Voilà
donc une première infirmité de la politique : elle ignore, par elle-même,
la vraie fin ultime de l’homme et les chemins qui y conduisent, et doit s’y
laisser guider par le Christ-Roi et ses représentants.
Mais
il y a une seconde infirmité : c’est d’ignorer la déchéance de la nature humaine par le
péché originel et surtout d’être incapable d’y remédier. Aussi la politique
doit-elle s’ouvrir à l’enseignement du magistère de l’Eglise
catholique et à son action salutaire. Celle-ci lui apprendra la profondeur de
la faiblesse humaine. Elle lui enseignera dans toute sa pureté cette loi
naturelle qui est comme le code et le catéchisme de la vie bonne que la cité
doit procurer. Enfin elle répandra parmi les hommes la grâce guérissante sans laquelle l’homme ne peut faire tout le
bien qui lui est connaturel. D’ailleurs, l’histoire est là pour nous montrer
que l’influence de l’Eglise sur la pensée
philosophique, les arts, les mœurs, toute la civilisation, est une réalité
concrète, dont l’évidence et la splendeur peuvent amener à réfléchir tout homme
de bonne foi.
CONCLUSION
En
comparant la pensée politique si complète, si nuancée, si humaine et divine à
la fois, d’un saint Thomas d’Aquin aux systèmes politiques modernes, on est
frappé du contraste entre le réalisme et l’idéologie. Si on se tourne ensuite
vers la pensée politique des grands sages de l’Antiquité,
un Platon ou un Aristote, on est ébloui du progrès réalisé. La foi et les dons
du saint-Esprit, dans cette âme de saint et cet esprit de génie, ont mis en
peine lumière la situation de la politique dans la pensée divine, la profondeur
de son enracinement dans l’homme, sa rigoureuse nécessité pour le bonheur du
temps, son éminente dignité, enfin son humilité et sa nécessaire dépendance du
Christ, « Roi des rois et Seigneurs des seigneurs.
Sedes Sapientiae, Fr L. M. de Blignières. N°
51 premier chapitre Société.