Procès en sorcellerie anti-catholique : Buttiglione s'explique
Rocco Buttiglione
Le samedi 6 novembre, au Teatro Nuovo
de Milan, l'hebdomadaire Tempi a invité Rocco Buttiglione à expliquer les raisons de son éviction de
Rocco Buttiglione - En ces
temps-ci toute expression pèse d'un grand poids et peut être utilisée contre
nous – contre vous, je ne sais pas encore -, contre moi sûrement. Avant tout,
il faut que je raconte ce qui est réellement arrivé parce que je suis certain
que tous ne le savent pas. Toute la presse européenne a dit que Buttiglione a été écarté, je pourrais même dire, moi,
" discriminé ", pour ses paroles affirmant que l'homosexualité est un
péché. Mais ce n'est pas exactement ce qui s'est passé.
Je me rappelle parfaitement les mots que j'ai utilisés et qui apparaissent dans
le compte-rendu, et je voudrais commencer par dire que ce n'est pas moi qui ait
introduit le mot " péché " dans la discussion. L'un de ceux qui se
plaisent habituellement à jouer les procureurs s'est exclamé : " Buttiglione lui aussi doit avoir des fautes à se faire
pardonner. Quelle est la faute de Buttiglione ? C'est
d'avoir introduit un terme comme ‘péché' dans le débat politique. "(1) Ce
n'est pas moi qui l'ait introduit. Il m'a été demandé à six reprises : "
Êtes-vous convaincu que l'homosexualité soit un péché ? " Je n'ai pas
répondu oui ; j'ai répondu : " I may think. " Ce que l'on peut traduire par : " Il se
peut que je le pense. "
Je peux le penser, j'ai le droit de penser que l'homosexualité est un péché,
mais cela n'a rien à faire dans cette enceinte politique car mon principe est
celui de la non-discrimination. Cela n'a pas suffi, et nous devons donc
conclure qu'il n'est pas licite dans cette Europe de penser que l'homosexualité
est un péché.
Il existe une nouvelle Inquisition, il existe un délit d'opinion selon lequel
ceux qui adhèrent à ce qui est écrit dans le catéchisme de l'Église catholique
ne peuvent pas être de bons citoyens européens, et avec eux tant de chrétiens
d'autres confessions ainsi que tant de musulmans et tant de juifs. Il existe
une doctrine, une religion civile de l'Union européenne qui viole le droit à la
liberté de conscience. Je dis qu'il existe ? je me
trompe. En réalité, quelques uns pensent que doit exister cette doctrine, et se
battent pour faire exister cette doctrine : à cette occasion, ils ont remporté
une bataille. Mais une bataille n'est pas la guerre.
Existe-t-il aujourd'hui une Europe antichrétienne ? Je ne répondrais pas par
l'affirmative. Mais il existe certainement des gens qui veulent faire de
l'Europe une réalité non seulement antichrétienne mais aussi anti-humaine,
parce que le droit de penser est un droit universel.
Conscience. Qu'est-ce que Giuliano Ferrara (2), les autres orateurs ici
présents et moi-même avons de commun en tant que chrétiens ? Certainement le
désir de penser et le désir d'être libres. Nous avons besoin de créer un grand
mouvement de gens qui aient le désir de penser et le désir d'être libres, qui
aient le droit de dire ce qu'ils pensent. Le droit de rendre témoignage.
Voulons-nous une Europe de politiciens sans conscience parce qu'avoir une
conscience expose à des conflits de conscience ? Qui accepte cette réalité sans
sourciller affirme en même temps qu'il vaut mieux ne pas avoir de conscience.
Mais sans conscience, sans valeurs morales, une communauté politique ne peut
pas exister.
Je me souviens d'avoir alors été face à un cas de conscience, et cela très
clairement. Je me suis demandé : devrai-je revenir sur les paroles dites ? aurais-je dû ne pas les dire ? aurais-je
dû faire semblant d'avoir dit les paroles qui m'ont été attribuées pour ensuite
revenir dessus ? Il y a une limite à tout. Je me suis rappelé une phrase écrite
dans l'Évangile : " Je rougirai de ceux qui auront rougi de moi. "
Luigi Giussani (4) me l'avait citée il y a bien
longtemps et j'ai toujours cherché à être fidèle à cet enseignement.
Discrimination. L'ironie dans tout cela, c'est que je suis depuis plus de vingt
ans, comme beaucoup d'entre vous ici, un grand ami de Giovanni Testori, peut-être le plus grand dramaturge de la seconde
moitié du XXe siècle en Italie, un passionné de
Cela aussi m'a été enseigné par don Giussani : ne pas
avoir peur de porter un jugement sur les situations. Ne juge jamais les personnes,
parce que dans son chemin vers Dieu, l'homme peut parfois passer à travers les
marécages de l'erreur, à travers des choses que tu ne peux pas comprendre, mais
n'aie jamais peur de juger des situations. C'est pour cela que nous sommes
contre la discrimination des homosexuels. Si tous ceux qui commettaient un
péché devaient être condamnés, il n'y aurait pas assez de place sur terre pour
construire un nombre suffisant de prisons. Et nous nous souvenons de ce qu'a
dit Jésus : " Ne jugez pas. " Il nous arrive d'avoir à juger, mais
quand ce n'est pas la tâche qui vous est assignée, ne jugez pas, et si vous
devez juger, jugez avec miséricorde. Tel est le thème de la non-discrimination
: nous voulons discriminer personne. Nous voudrions avoir le droit de faire des
jugements moraux, et nous voudrions avoir le droit de ne pas être discriminés.
Voilà pour vous exposer ce qui s'est réellement passé.
Lobby. Ce qui m'a frappé, c'est l'existence d'un lobby de l'information pour
lequel peu importe ce que vous dites vraiment. Si ces membres ont décidé que
vous deviez dire telle chose, ils vous la mettront dans la bouche. Je dirais
que la presse italienne a été probablement celle qui a donné le ton à toutes
les autres, et je ne parviens pas à imaginer que ce n'est que par pure
stupidité. Je suis conduit à penser qu'il s'agit bien plutôt de fraude et de
malhonnêteté.
Un exemple. Quelques jours après l'événement, je me trouvais à Saint-Vincent où
je parlais de politique étrangère à une réunion d'amis de Donat Cattan : l'Europe et les États-Unis doivent-ils se réunir à
nouveau ? Il y a un livre de Robert Kagan qui dit que les Européens viennent de
Vénus et que les Américains viennent de Mars. Les Européens ne veulent pas de
guerres, ils ont peur de montrer leurs muscles et leur force militaire. Ils
aiment le soft power, le doux pouvoir de la culture. Les Américains au
contraire aiment montrer leurs muscles, leur pouvoir militaire, ils menacent de
l'utiliser, ils aiment le hard power. Et je me suis livré, Dieu me pardonne, à
un trait d'esprit malheureux : " Il n'est pas bon que la pauvre Vénus
reste seule avec ses enfants. Elle doit se marier. Nous devons marier Mars et
Vénus. La politique étrangère a besoin de pouvoir soft et de pouvoir hard. De
pouvoir militaire et de pouvoir culturel. Les Américains jouent trop aux
cow-boys et ils se font des ennuis parce qu'ils n'ont pas assez le sens des
cultures, mais si l'on n'a que le sens des cultures, on ne maîtrise
certainement pas non plus l'ordre du monde d'aujourd'hui. " Eh bien
savez-vous quels étaient le lendemain les gros titres du Corriere
della Sera, de
Qu'ai-je dit sur le mariage ? Quelque chose de très banal, partagé, je crois,
par toutes les mères célibataires, non pas à Saint-Vincent mais bien avant.
J'ai dit : savez-vous quelle est la différence entre un homme et une femme ?
C'est une différence très simple : ce qui est conçu demeure avec la mère. Le
père peut s'en aller, la mère non. Et notre civilisation – ce n'est pas moi qui
le dit, mais Giovan Battista
Vico – s'est construite sur la tentative de lier le père à la mère afin qu'il
paie la moitié des coûts, qu'il assume la moitié des travaux – ce qui
d'ailleurs ne se produit pas toujours –, qu'il assume la moitié des
responsabilités. Et qu'il crée, avec la femme, cette atmosphère d'accueil à
l'intérieur de laquelle l'enfant peut grandir.
Est-ce sexiste ? cela constitue-t-il une négation des
droits de la femme ? Je n'ai jamais dit que les femmes doivent rester à la
maison et doivent s'abstenir de travailler, ne serait-ce que parce que ma femme
m'aurait arraché les yeux, elle qui exerce notoirement une profession, et que
sur quatre filles, les unes travaillent et les autres en cherchent. Mais
qu'importe. Le pouvoir de la presse en a décidé : Buttiglione
est contre les mères célibataires, Buttiglione
prétend que les femmes doivent rester à la maison.
Qu'ai-je dit véritablement ? J'ai dit que pour que les femmes aient la
possibilité d'avoir une carrière comme elles ont le droit de l'envisager, mais
aussi d'avoir des enfants, ce qui est une autre aspiration fondamentale de
toutes les femmes ou du moins de la majorité d'entre elles, il faut une
politique qui les aide à concilier les temps de travail et les temps en
famille. Cela n'a pas passé.
[Le problème du pouvoir de la presse est un problème vital pour la démocratie
parce que, selon Platon, une cité dont la musique est mauvaise ne peut avoir de
bonne politique. Car pour Platon, la musique n'est pas seulement la musique,
c'est l'ensemble des moyens de communication de masse. Une cité dont les
citoyens ne sont pas informés correctement est une cité dont les citoyens ne
peuvent pas prendre position en toute connaissance de cause. Qui manipule
l'information manipule la démocratie. Je ne dis pas que je suis contre la
liberté de la presse : je réclame au contraire davantage de liberté pour la
presse afin que les gens puissent être mieux informés à travers un véritable
pluralisme des moyens d'information.]
Une autre question étroitement liée à ce qui m'est arrivé est celle-ci : qui
doit décider de ce qu'est le mariage et ce qu'est la famille ? Voulons-nous que
cela se décide à Bruxelles ou en Italie ? Selon
Pourquoi le mot " péché " suscite-t-il tout ce scandale ? Parce
qu'ils essaient de construire une société dans laquelle il est interdit d'aller
en profondeur ; en profondeur, tout homme découvre qu'il est pécheur et qu'il a
besoin de miséricorde. Et comme cette profondeur, ils l'ont comme les autres,
ils ne veulent pas qu'on aille dans ces profondeurs et ils s'efforcent
d'imposer un monde dans lequel il soit interdit d'aller au-delà de la surface.
Un tel monde ne peut être qu'ennuyeux, aliénant, inhumain.
Je me rappelle, étant encore enfant, qu'un prêtre de Catane, don Francesco Ventorino, m'avait fait lire un livre. Le livre était de
Gilbert Keith Chesterton et s'intitulait
Où va cette Europe ? Beaucoup se sont servi de ma mésaventure pour dire : assez
avec l'Europe. Je ne crois pas que ce soit vrai : le combat pour la liberté
n'est pas mieux conduit au niveau d'un pays qu'au niveau de l'Europe. J'ai reçu
hier une délégation de députés polonais qui sont venus me dire : " Assez
avec l'Europe : nous voterons contre au referendum sur
La question que je me pose en fait est autre : pourquoi l'Europe et l'Amérique
sont-elles différentes ? J'ai une réponse que vous pouvez lire dans Il Foglio, le journal de Giuliano Ferrara, et qui est un peu
différente de celles qui ont cours habituellement : dans les années soixante et
quatre-vingt, il y a eu une grande vague de sécularisation fondée sur l'idée
d'un homme moderne qui, substantiellement, ne peut pas être chrétien et d'un
christianisme qui ne soit pas repensé et réduit pour le faire entrer à
l'intérieur de ce qu'ils appelaient " l'horizon transcendantal de l'homme
moderne ". Cette nouvelle théologie s'est diffusée en Amérique dans les
Églises traditionnelles, chez les méthodistes, épiscopaliens, luthériens, mais
un grand mouvement l'a refusée : les evangelicals, et
c'est ce mouvement qui est passé, sous une forme différente, dans l'Église
catholique grâce au cardinal O'Connor et à Jean-Paul II. Quel est le résultat ?
C'est que la réévangélisation de l'Amérique, la rechristianisation de l'Amérique, est passée à travers ces
mouvements, et c'est pour cela qu'il y a aujourd'hui en Amérique beaucoup plus
qu'en Europe une volonté d'aller en profondeur. Demandons-nous : est-ce
l'Europe qui a trahi l'Eglise ou est-ce l'Eglise qui a trahi l'Europe ? Est-ce
que cette vague de sécularisation n'a pas déferlé trop facilement aussi dans
notre Eglise catholique, s'en prenant au pape, biaisant son enseignement,
cherchant à marginaliser ceux qui à l'intérieur de l'Eglise en Europe
défendaient le droit d'être chrétien, avec une foi comprise comme présence
vivante à l'intérieur de l'histoire ?
Je crois, de ce fait, que le combat culturel qui est devant nous est d'une
portée considérable, c'est un combat qui touche la politique, la culture et la
religion sans les confondre mais en les mettant en relation de manière correcte
les unes avec les autres ainsi qu'avec le principe de liberté. Pour respecter
la liberté de l'autre, je n'ai pas besoin de croire qu'il n'y a pas de vérité,
il me suffit de penser que son chemin vers Dieu passe par sa liberté, et que si
je lui impose de faire ce qui est juste par la force, je deviens un obstacle
sur ce chemin. Un monde où tous feraient ce qui est juste par la contrainte et
non par amour ressemblerait plus à l'enfer qu'au paradis : c'est la base de
notre foi et de notre liberté. Mais un monde où il serait interdit de penser en
profondeur notre vie, un monde où la superficialité deviendrait obligatoire, ce
monde ressemblerait ni à l'enfer ni au paradis. Ce monde ressemblerait aux
limbes. Là où ne vivent et prospèrent que les mollusques. Nous devons nous
battre pour un monde où il soit possible d'être saints et pécheurs, mais où nous soyons pas contraints d'êtres des tièdes.
Pour finir, je voudrais remercier tous ceux qui m'ont soutenu. Je suis
impressionné par le nombre d'appels téléphoniques, de mails reçus et de
visites. Hier, c'étaient des Polonais ainsi qu'une délégation de députés de
Je veux remercier Giuliano Ferrara. Je ne sais pas si je lui suis très
sympathique, mais il a montré que nous sommes des hommes qui aiment la liberté
et la possibilité de penser. Qu'est-ce qu'un libéral ? Je crois que c'est
quelqu'un qui aime les règles et préfère perdre dans les règles plutôt que de
gagner en trichant : s'il s'agit d'une bonne définition de libéral, il n'y pas
beaucoup de libéraux en Italie, mais Ferrara est certainement l'un d'entre eux.
Enfin, du fond du cœur, je veux remercier Dieu, parce que cette mésaventure a
été finalement pour moi un don. J'ai eu dans ma vie un grand amour. Et cet
amour, c'est vous, pas vous le peuple, pas vous le public, pas vous les gens,
mais vous, ceux d'entre vous – et ils sont nombreux – qui ont entrepris depuis
si longtemps un parcours de foi et de vérité humaine. Ce grand amour est passé
aussi à travers mon épouse, Pia, que beaucoup d'entre
vous connaissent.
J'ai toujours cherché dans ma vie à être fidèle aux choses que j'ai
rencontrées, aux choses que nous avons vécues ensemble et que j'ai
expérimentées comme vraies, dans l'amour pour mon épouse, dans l'édification de
ma famille. Vous et moi, nous n'avons pas toujours été d'accord, ce grand amour
pour vous a été aussi la grande souffrance de ma vie. Par cette mésaventure
Dieu m'a rendu à vous, et vous valez beaucoup plus qu'un siège à
source : Liberté politique.com