A t-on vraiment sonné « le glas » de l'Etat
confessionnel ?
Par Rémi Fontaine
« Mgr Etchegaray avait déjà proféré ce type de sophisme comme
évêque de France, en 1977, devant la Commission pour l'éducation de l'Assemblée
nationale. Il l'a réitéré comme cardinal, président du Comité pour le grand
jubilé de l'an 2000, le 29 août 1999, devant le Préfet de la Drôme à l'occasion
de la commémoration du deuxième centenaire de la mort de Pie VI à
Valence :
« Après l'Etat chrétien, dont le Concile a sonné le
glas (sic), après l'Etat athée qui en est l'exacte et
aussi intolérable antithèse (resic), l'Etat laïc ne saurait se contenter d'une
neutralité par pure abstention : il est de son devoir, sans se renier, de
faire appel aux valeurs religieuses comme à une référence capable de nourrir et
de fortifier le tissu si fragile de la société. ».
Tout Etat est confessionnel
Mais s'il fait
officiellement appel à des valeurs religieuses, l'Etat laïc(iste) se renie tout simplement. Car il reconnaît alors la
transcendance de la religion sur la politique et devient par là-même confessionnel au sens religieux du terme, même s'il
ne reconnaît encore aucune religion proprement dite. Mais de même qu'il a
quitté sa prétendue « neutralité » entre l'athéisme et la religion,
il doit quitter alors sa prétendue neutralité entre les religions. Quand tout
se vaut, rien ne vaut ! Il lui faut choisir entre ce qu'il considère comme
vraies et fausses religions, quitte à tolérer les moins mauvaises...
S'il ne fait pas ce
choix, comme semble le proposer Mgr Etchegaray, il
professe alors une nouvelle religion syncrétique,
sa morale publique résultant d'une confrontation des éthiques et des religions.
Ce qui constitue sa religion, sorte
de compromis (théocratique) entre culte de l'Etat (et de l'homme) et culte de
Dieu.
Entre culte de l'homme
et culte de Dieu, tout Etat est en vérité confessionnel, soit qu'il confonde
les deux ordres spirituel et temporel (théocraties de l'antiquité et
théocraties de type musulman), soit qu'il subordonne le spirituel au temporel
(Etats athées et laïcs), soit qu'il subordonne le temporel au spirituel (Etats
chrétiens).
Le laïcisme qui prétend
séparer les deux ordres les confond au vrai en une nouvelle théocratie à
l'envers : « Il faut rendre à
César ce qui est à César et tout est à César. » (Clémenceau).
Seul l'Etat chrétien,
par sa « saine laïcité »
(qui « rend à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à
Dieu »), distingue les deux ordres dans une autonomie réelle qui n'est ni
séparation ni confusion mais (sub)ordination. Non
sans difficultés et trébuchements, ce régime distinct défend en effet à la fois
l'Etat contre la religion et la religion contre l'Etat dans un ensemble qui
n'est pas totalitaire, comme l'ont pu le constater des penseurs aussi
différents que Rousseau, Comte ou Malraux... peu suspects d'esprit clérical.
Si antithèse exacte et aussi intolérable il y a, comme dit Mgr Etchegaray, ce n'est
donc pas l'Etat athée relativement à l'Etat chrétien mais l'Etat laïc
relativement à l'Etat théocratique, en tant qu'il constitue une théocratie
inversée et conduit à un totalitarisme analogue.
« L'Etat totalitaire, écrit Bernard-Henri Levy, ce n'est pas
tout à fait l'Etat laïc et sans croyance, c'est plus exactement l'Etat qui
laïcise la religion et qui fait des croyances profanes... L'Etat
totalitaire, ce n'est pas l'Etat sans religion, c'est la religion de l'Etat. Ce
n'est pas l'athéisme mais à la lettre l'idôlatrie. »
(La barbarie à visage humain).
Théocratie à l'envers
Ou c'est encore la
théocratie à l'envers, comme le confirme Marcel De Corte : « S'il est vrai que la nature sociale
de l'homme ne peut s'épanouir et donner le meilleur de son fruit qu'en un
régime où les deux pouvoirs, spirituel et temporel, tout en maintenant leur
distinction, se soutiennent mutuellement, il suit de là qu'une société purement
laïque, couronnée d'un Etat qui ne reconnaît publiquement ou tacitement sa
soumission à Dieu, ne peut exister qu'en accaparant pour elle-même la totalité
du pouvoir spirituel et en transformant l'idéologie politique qui la régit en
religion » (« Note sur la 54ème leçon du cours de philosophie
positive d'Auguste Comte » :
Itinéraires n° 152 d'avril 1971).
La gravité actuelle de
la crise de l'Eglise ne tient pas tant au fait de la prépotence de ce nouveau
pouvoir totalitaire — L'Eglise en a vu
d'autres ! — qu'à la conversion subreptice de nombreux représentants
du pouvoir spirituel à la nouvelle religion dite démocratique de ce pouvoir
totalitaire « neutre entre les religions, tolérant pour tous les cultes et
forçant l'Eglise à lui obéir sur ce point capital ».
C'est la religion
nouvelle dite également des droits de l'homme (sans Dieu) qui transfère au
principe démocratique la foi autrefois appliquée au dogme chrétien, qui
dépossède l'Eglise du pouvoir spirituel, pour n'être plus qu'« interlocutrice et non régente »
(selon les mots de Mgr Vilnet).
La conception de l'Etat
sous-jacente à la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse suppose
donc aux yeux de Mgr Etchegaray qu'il garantisse et
fasse vivre un sain pluralisme religieux dans une concertation nationale.
Mais la convivialité
entre religions et cultures a tout de même ses limites : de quel droit
l'Etat empêchera t-il un « bon sauvage » de pratiquer la polygamie,
l'excision, la sorcellerie, voire l'anthropophagie ou l'homicide rituels, si
toutes les religions se valent et qu'il n'a pas précisément à en préférer, ni
en favoriser, ni en brimer aucune, au nom de la nouvelle laïcité ? Qui
décidera alors que le cannibalisme par exemple ou le prosélytisme et
l'expansionnisme des uns est nuisible aux autres et qu'il faut lui « rogner les ailes » ?
Quelle « puissance de frein » ?
— L'Etat bien sûr !
— Mais de quel
droit placez-vous l'Etat en position d'arbitre suprême entre les religions
puisqu'il est soi-disant incompétent ou indifférent en matière
religieuse ?
« Si laïcité il y a, s'illusionne le P. Gaston Pietri, elle désigne
avant tout une règle du jeu : aucune des “familles de pensée,
spirituelles, morales et religieuses » ne doit s'arroger une autorité sur
l'ensemble. » (Vers une
expression nouvelle de la laïcité, Documents-Episcopat,
1989)
Et pourtant si :
celle qui fait profession d'indifférence religieuse ou d'œcuménisme
absolu ! Celle qui rêve d'une morale, voire d'une religion de l'homme, qui
transcende les autres morales et les autres religions, qui les relativise
toutes par rapport à elle. Celle qui rêve d'un catholicisme plus catholique
(universel) que le catholicisme de Jésus-Christ et de l'Eglise. Celle qui
incite ce dernier à renoncer à sa mission pour descendre dans le super-marché des religions, le parlement égalitaire des
religions, pour placer Jésus-Christ dans le Panthéon moderne. J'ai nommé la
religion nouvelle des droits de l'homme ou la démocratie religieuse, pour
reprendre le concept de Maurras.
En ce sens, la laïcité
est bien en effet la nouvelle religion
d'Etat, le propre d'une religion étant de se considérer comme la seule
vraie, les autres n'étant seulement tolérables
que dans la mesure où elles ne
menacent pas sa vérité, en l'occurrence le primat de l'arbitraire collectif. Le
fameux droit à la liberté religieuse
n'est en fait que le déguisement idéologique d'une tolérance concédée (dans des limites bien précises) par cette
religion d'Etat, qui singe humainement le catholicisme et la chrétienté.
Une conversion à la religion démocratique
C'est bien d'une
« conversion » à la démocratie, à la religion démocratique, qu'il
s'agit, avec son culte de la volonté
générale qui est un culte de l'homme. Marcel Gauchet,
dans Le désenchantement du monde (Gallimard),
explique ce phénomène à sa façon :
« Cette grande bataille [entre la foi et le
laïcisme] se termine aujourd'hui faute de
combattants : la cause est jugée. L'Eglise a
perdu mais elle est toujours là. L'esprit moderne a triomphé, mais sans faire
disparaître l'esprit de foi. Les combattants d'hier, du coup, sont à la
recherche de leur identité : et l'histoire que tous ont vécue apparaît peu
à peu sous un autre jour...
« Pourquoi exclure au demeurant un aggiornamento en
règle des Eglises exténuées de notre vieux monde qui les délierait de leurs
vieux démons d'autorité, une conversion à l'âge démocratique qui leur rendrait
souffle et force en leur permettant de refaire fond sur la connivence première
entre l'esprit du christianisme et le destin occidental ? »
Le P. Pietri entend cette dernière question tout en se demandant
pour l'Eglise si Gauchet ne confond pas « conversion à l'âge
démocratique » et « abandon
plus ou moins direct d'une conviction capitale : celle de détenir, par
Révélation de Dieu, un message sur la vérité ultime de l'homme ». Mais
il traduit tout de même pour sa part : « Une
chose est d'occuper dans la société une place centrale et d'user d'un pouvoir
d'imposition, et autre chose de témoigner, en respectant le jeu d'un sain pluralisme,
de la vérité et de la pertinence sociale du message qui est pour l'Eglise sa
raison d'être. » Et d'ajouter : « Il ne s'agit pas de se refuser au principe démocratique mais, au
sein d'une démocratie pluraliste, d'être pleinement soi-même. »
Impossible pourtant,
déontologiquement, de rester pleinement soi-même quand se donner à ce principe
supérieur de la démocratie moderne implique forcément de reconnaître l'autorité
d'une morale d'origine purement humaine, prépotente,
et dont l'Etat est le garant. C'est admettre en quelque sorte la souveraineté
absolue du pouvoir temporel. Les déclarations d'intention ne suffisent pas à
empêcher cette subordination contre-nature.
L'erreur consiste à
passer du fait (tolérable) du
pluralisme religieux à son droit garanti
et assumé spirituellement par l'Etat dans un mélange (intolérable) des genres.
On peut rester pleinement soi-même (catholique) dans une démocratie pluraliste
à condition précisément de se refuser au principe de la démocratie religieuse.
Comme l'écrivait Louis Veuillot :
« Nous n'avons
jamais dit que l'on pût ni que l'on dût substituer violemment d'autres bases, ni qu'il fallût
s'interdire de pratiquer ces constitutions (modernes) en ce qui n'est pas
contraire aux lois de Dieu. C'est un fait totalement indépendant de nous, un
état de choses au milieu duquel nous nous trouvons à certains égards comme en
pays étranger, observant les lois générales qui règlent la vie publique, usant
même du droit de cité dont nous acquittons les obligations, mais nous abstenant
d'entrer dans les temples et d'offrir l'encens (...). Bref, nous tenons envers
les constitutions la même conduite que tout le monde à peu près tient envers
l'impôt : nous payons l'impôt en demandant qu'on le diminue, nous
obéissons aux constitutions en demandant qu'on les améliore...
« Si c'est trop,
si nous devons toujours payer l'impôt sans jamais le trouver lourd ; si
nous devons porter, transporter aux constitutions modernes la créance
religieuse que nous retirerons aux dogmes qu'elles déclarent implicitement
déchus ; s'il ne faut y souhaiter d'autre amélioration qu'un dégagement
plus radical de toute idée chrétienne, quelle liberté nous promet-on, et quels
avantages les catholiques libéraux pensent-ils tirer de cette liberté qui leur
sera faite dans la même mesure qu'à nous. » (L'illusion libérale).
Imperator et sumus pontifex
Tout le sophisme du
cardinal Etchegaray et de ceux qui l'accompagnent est
de prétendre l'Etat incompétent en
matière religieuse au moment même où ils l'érigent en pontife, accapareur du
spirituel : Divus Cæsar, imperator
et sumus pontifex ».
César se fait pape : il faut rendre à César ce qui est à César et tout est
à César !
« Le chef de l'Etat français doit entretenir en
permanence une religion laïque et substituer à Dieu les droits de l'homme et du
citoyen », résume bien Denis Jeanbar dans un
fameux éditorial de L'Express
en date du 9 mai 2002. Qui ne voit que ce césaro-papisme
attribué à l'Etat dépossède l'Eglise du pouvoir spirituel pour n'être plus
qu'une partenaire inférieure. Inversion par laquelle l'Etat devient expert en
religion (puisqu'il en est l'arbitre ou le synthétiseur), tandis que l'Eglise
conciliaire se déclare « experte en
humanité »...
Or le discours
spirituel de l'Eglise sur le pouvoir
temporel des Etats et du monde ne peut aujourd'hui avoir de cohérence et
d'effet – être expert en humanité en effet – que s'il entend libérer
ce pouvoir temporel du dieu démocratique qui l'aliène en un nouveau pouvoir
théocratique et totalitaire.
Entrer dans le jeu de
cette funeste laïcité, c'est au contraire pour l'Eglise, le conforter dans ce
sens, en même temps qu'elle s'étiole dans cette nouvelle religion d'Etat
dissolvante et coagulante à la fois. »