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Un regard sur le monde politique et religieux
Au 5 aôut 2005
N°53
Par Gianni Baget
Bozzo
Le texte que vous allez lire constitue le chapitre 11 du livre « Il
futuro del cattolicesimo » — La « Chiesa dopo papa Wojtyla » (éd.
Piemme, 1997), traduit par l’abbé Barthe. Le P. Gianni Baget Bozzo est un
prêtre italien, ancien collaborateur du cardinal Siri comme directeur de la
revue « Renovatio », qui
fut ensuite élu un certain temps, député européen sous étiquette socialiste. Il
collabore notamment aujourd’hui au quotidien « Avvenire », organe de
l’épiscopat italien. Texte repris de Catholica n° 58 avec l’aimable
autorisation de M l’abbé Barthe.
Je considère cette étude comme
une étude majeure, surtout la deuxième partie : sur l’idéologie
conciliaire et ses conséquences sur le sacrement de l’Eucharistie, sur le
sacerdoce, la vie religieuse.
« Après le concile Vatican II, comme cela était déjà
arrivé aux grandes confessions protestantes, l’Eglise catholique a soudain été
envahie par la sécularisation.
Tel est en vérité le mystère du
Concile, qui renvoie aux origines mêmes de son interprétation.
Le Concile est le fruit de la rénovation de l’Eglise qui s’est
produite tout au long du vingtième siècle, alors que pesaient sur elle la
guerre et les totalitarismes : ce qui a placé l’Eglise et le monde dans une
nouvelle situation et a rendu possible le dialogue avec la modernité. Le temps
des monarchies de droit divin et du nationalisme bourgeois était fini,
cependant que le fait catholique survivait. Mais il avait lui aussi changé : il
avait accompli un effort pour retrouver la dimension du mystère et de la
mystique, ce qui, dans le domaine théologique, lui avait permis de commencer à
récupérer son langage propre et de s’évader de la prison des manuels. Pie XII a
été la figure emblématique de cette rénovation. Or le Concile a été vu comme la
négation de Pie XII et a été interprété comme une rupture.
L’ambiguïté remonte à la façon
dont il a été lancé.
Jean XXIII s’est
explicitement posé comme une figure différente de Pie XII, la question clef
étant alors la question du communisme. L’Eglise pouvait-elle établir, sur un
plan humain et séculier, un accord avec le communisme malgré l’opposition que
celui-ci continuait de manifester au catholicisme dans son propre domaine au
sujet de la solution ultime des problèmes de l’humanité ? Y avait-il un terrain
sur lequel catholicisme et communisme pouvaient montrer un visage commun ?
L’usage de la distinction, en soi exacte, entre l’erreur et celui qui la
professe, a permis de considérer que l’Eglise cessait désormais de s’opposer au
communisme, sans pour autant que ce dernier cessât de s’opposer à elle. Tel est
le thème d’une encyclique de Jean XXIII, « Pacem in terris », qui dépeint l’existence
humaine sur la terre comme menacée par le développement technologique et
l’aventure nucléaire, surtout celle du nucléaire militaire. On ne doit certes
pas en forcer l’interprétation, mais elle donnait bien l’impression qu’il
fallait dépasser cette attitude de nette opposition à l’égard du totalitarisme
communiste, caractéristique du pontificat de Pie XII. A cause de cela, et bien
que le développement du Concile ait été un fruit de la renaissance catholique
apparue avec le premier après-guerre et qui avait atteint son sommet dans les
années cinquante sous le pontificat du pape Pacelli, Vatican II a été compris
comme la négation de Pie XII. Ce qu’il n’a pas été, sauf justement sur la
question communiste telle que Jean XXIII l’avait abordée.
Cela eut une conséquence immédiate sur la politique italienne,
en amenant à une coopération réelle avec les communistes, sous la forme d’une
participation au gouvernement aux côtés des socialistes. L’accord conclu avec
ceux-ci incluait la place concédée aux communistes dans les administrations,
les syndicats et les coopératives : de telle sorte que l’ouverture à gauche des
catholiques a signifié pour eux la fin de l’anticommunisme en Italie. Et ce qui
se produit en Italie est répercuté sur l’ensemble de l’Eglise.
La question communiste n’a pas fait l’objet du Concile, mais
elle a contribué à en définir le climat politique, celui de la fin des
condamnations et des antagonismes. A l’époque, lorsqu’on évoquait ceux-ci, on
pensait au conflit frontal ouvert avec le communisme, dont l’Eglise
préconciliaire avait parfaitement compris le caractère de religion totale,
totalitaire et visant à la destruction du catholicisme. Cela a eu deux
conséquences au regard de ce que l’on appelle l’idéologie conciliaire, qui ne
concerne pas le contenu des documents ni même la formation ou l’intention de
leurs auteurs, mais le cadre global d’interprétation dans lequel le Concile a
été situé et qui a agi comme un conditionnement intérieur, une grille de
lecture des faits et des documents.
Le premier thème de l’idéologie
conciliaire était : le Concile ne condamne pas. Ce qui,
dans le contexte historique, voulait dire objectivement que le Concile ne
condamnait pas le communisme. En fait, le Concile n’a même pas parlé du
communisme : ce qui représentait en soi un événement considérable, étant donné
la tradition de l’Eglise et l’importance du communisme à l’époque. Ce seul fait
indiquait en lui-même que la position vis-à-vis du communisme avait changé et
cette nouvelle position, compte tenu du caractère religieux intégral du
communisme, rendait possible un changement de la compréhension que l’Eglise
avait d’elle-même.
Le second thème de l’idéologie
conciliaire était celui d’une Eglise en rupture avec le
passé et projetée vers un avenir conçu comme une mutation radicale dans
l’histoire. L’idéologie conciliaire voyait dans l’Eglise une créatrice de
projets et d’événements ayant pour objet la conciliation universelle. L’Eglise devenait sujet d’utopie.
Ces deux thèses, qui n’ont jamais été théorisées doctrinalement mais qui se
sont installées comme un donné objectif, on pourrait presque dire comme une
nouvelle conscience historique de l’Eglise au-delà même des intentions de ses
membres, résumaient l’idéologie
conciliaire. C’est d’ailleurs pourquoi nous utilisons le terme d’idéologie
au sens marxien du mot, c’est-à-dire au sens de falsification du réel. Certes,
le Concile n’est pas l’idéologie conciliaire, mais historiquement il a engendré
sa propre falsification ; autrement dit, le Concile a engendré l’idéologie
conciliaire.
Le fait que toutes les conséquences de cette idéologie
conciliaire prises comme événement historique soient devenues manifestes,
permet d’identifier ce que fut cette explosion d’utopie improvisée et imprévisible
de mai soixante-huit en Occident, et dont le Concile avait posé les bases. L’élément fondamental des événements de mai
soixante-huit, qui étaient très éloignés du marxisme, était la conviction
qu’une mutation opérée dans la conscience pouvait par le fait produire une
mutation radicale de la réalité. L’utopie se réalisait dès lors qu’elle était
intentionnellement voulue. N’était-ce pas là déjà ce que prétendait l’idéologie
conciliaire ? Il suffisait de rêver la réconciliation universelle pour que celle-ci
se produise.
En fait, l’idéologie
conciliaire a pris consistance objective grâce aux moyens de communication de
masse. Il existe un terme consacré en théologie pour indiquer la manière
selon laquelle les Eglises locales se conforment à un concile œcuménique, celui de réception.
Jusqu’à Vatican II, la réception des conciles est toujours
restée un processus interne à l’Eglise. Mais avec Vatican II, ce sont les
moyens de communication de masse, essais, presse, radio et télévision, qui ont
géré l’événement conciliaire : pour la
première fois, la réception d’un concile n’a pas été le fait des organes
ecclésiastiques. Elle a échappé aux évêques et aux curés pour être confiée à
des théologiens qui fabriquaient l’information en annonçant qu’un changement s’était
produit dans l’Eglise. C’est à
travers la presse, la radio, la télévision que l’idéologie conciliaire a
conditionné la réception du Concile dans les Eglise locales, ce qui montre que
si l’Eglise était arrivée à se situer au-delà du pouvoir temporel, elle se
trouvait en revanche en plein dans le circuit des moyens de communication de
l’âge technologique. Ce sont eux qui ont produit le mythe du " Bon Pape
Jean " et celui du Concile-révolution.
L’idéologie conciliaire s’est donc installée dans l’Eglise. Et
les évêques, les prêtres, les laïcs, qui ne l’avaient nullement acceptée comme
doctrine, l’ont acceptée comme fait. L’"
avant " avait disparu, et il fallait désormais aller vers le "
nouveau ". Ce climat aidant, au cours des premières années postconciliaires,
on a assisté à une promotion unilatérale de la figure de l’évêque et de la
figure du laïc, au détriment de celles jusque-là dominantes dans l’Eglise : le
pape, le prêtre voué au célibat, le caractère spirituel et intérieur de la vie
religieuse. Promotion unilatérale qui ne résultait pas en soi de la
reconnaissance de la sacramentalité de l’épiscopat et de celle de la dignité du
laïcat, mais qui procédait du fait que leur mise en valeur n’était nullement
corrigée par une valorisation correspondante de la figure spirituelle du prêtre
et de la signification contemplative et personnelle de la vie religieuse. L’idéologie conciliaire exigeait, de sa
nature même, une praxis : on découvrit donc la pastorale
comme praxis communautaire.
L’idéologie conciliaire a mis ainsi l’Eglise dans une
direction nettement distincte de celle, mystérique [1] et mystique, qui avait prévalu sous Pie XII et dans toute la
théologie préconciliaire. Il en est résulté l’isolement d’une des composantes
de l’idéologie conciliaire, celle représentée par les théologiens de la ligne
mystico-mystérique, de Lubac, von Balthasar, Ratzinger, Bouyer. En fait, il y
eut une polarisation, les deux pôles se situant tous deux en dehors de la ligne
mystique de la renaissance catholique de l’après-guerre et de Pie XII.
C’était, d’une part, la ligne traditionaliste, qui se fondait
en matière théologique sur les manuels et sur le thomisme considéré comme la
philosophie officielle de l’Eglise. Sa méthode était celle qu’avait jadis fixée
le « De locis
theologicis » de Melchior Cano, celle d’un
modèle logico-déductif en vertu duquel on déduisait des propositions certaines
à partir des définitions papales et conciliaires, avec des lambeaux d’Ecriture
sainte, de Pères et de théologiens. La théologie naturelle y résolvait à son
propre niveau tous les problèmes proprement spéculatifs de la théologie.
Cependant, le thomisme n’a pas été le point de référence du traditionalisme,
qui s’est constitué comme tel non sur le plan théologique mais sur le plan
liturgique et politique.
Le second pôle était constitué par ceux qui acceptaient la
sécularisation comme l’univers au sein duquel il fallait penser le
catholicisme. Cela signifiait que le contenu de la foi devait être conçu comme
non contradictoire d’une analyse purement areligieuse du réel. Cela signifiait
aussi la subordination de principe de la théologie aux sciences humaines, la
première restant une espèce de répertoire imaginaire porteur d’une
signification non rationalisable. A moins qu’on n’assume une signification de
la théologie immanente au monde, incluant de ce fait un volet politique et
social. On peut considérer que la théologie sécularisée a trouvé son expression
globale dans ce virage anthropologique dont la principale référence a été Karl
Rahner, ou bien encore dans la théologie politique de la libération qui
procédait de ce virage mais qui, pour sa part, conduisait à une réduction de
l’orthodoxie à l’orthopraxie. Tout cela se produisant dans le contexte d’une
amplification du caractère académique de la théologie.
C’est d’ailleurs dans les facultés de théologie que la
sécularisation de l’Eglise a atteint ses plus hauts sommets : y prévalait le
critère éminemment académique d’une spécialisation par secteurs, parallèlement
à la mise de côté de la dimension proprement théologale de cette science. D’où
le fait que la théologie a été d’abord le secteur dominant, et puis est devenue
un secteur délaissé, justement parce que les professeurs de théologie n’ont
plus été en mesure en tant que tels de nourrir la vie spirituelle des fidèles.
Le catholicisme s’est donc trouvé
écartelé après le Concile entre ces deux pôles. Inévitablement la déchirure
s’est concrétisée autour de l’eucharistie.
Le catholicisme était jusque-là centré sur la présence réelle
du Christ sous les espèces du pain et du vin qui, tout au long du second
millénaire, avait défini les contours d’une spiritualité d’adoration du Corps
eucharistique du Christ présent sous les espèces sacramentelles. Cette
spiritualité avait une grande vertu religieuse, parce qu’elle incarnait la
tension spirituelle du chrétien. Elle permettait une concentration mystique
autour de la foi en la présence réelle.
On ne peut pas comprendre le catholicisme du second millénaire en faisant
abstraction de cette concentration du sentiment religieux sur l’adoration
eucharistique. Par conséquent, enlever la présence réelle du centre de la
spiritualité des fidèles signifiait toucher la dimension profonde de leur
sentiment religieux, la source vivante et concrète de la mystique chrétienne.
Il se trouve que la réforme
liturgique a été réalisée par des liturgistes qui étaient des professeurs et
qui l’ont conçue comme une restauration devant enjamber les siècles
post-tridentins censés représenter une involution, une perte de la pureté des
origines.
La réforme de la liturgie voulait
par ailleurs faire ressortir les multiples modes sous lesquels le Christ est
présent lors de la messe : dans le prêtre, dans l’assemblée, dans
Ainsi le moment central au cours duquel le fidèle prenait
conscience de la présence réelle a disparu. Il a en tout cas perdu de sa valeur
de moment mystico-mystérique le plus fort, celui où le peuple chrétien
percevait le mystère. Le mystère s’est
dilué et, du point de vue du sentiment religieux, le mystère a disparu. Dans
un contexte différent, qui ne serait pas marqué par la sécularisation, où
serait délivrée une catéchèse mystagogique [2] sur le caractère divino-humain de la vie chrétienne,
c’est-à-dire dans un climat d’initiation mystique du peuple de Dieu, il eût été
concevable que cette réforme liturgique fonctionnât mystériquement. Cela aurait
exigé que l’incorporation du chrétien au Christ devienne l’objet du sentiment
religieux et puisse conduire la conscience à la dimension mystique. Il eût
fallu que la réforme liturgique fût accompagnée d’une intense activité de
formation catéchétique à propos de la dimension mystérique et mystique du
chrétien. En effet, on ne pouvait pas confier à la réforme liturgique elle-même
le rôle de préparer le chrétien à se discerner lui-même comme porteur du
mystère du Christ. Or c’était justement ce que la réforme liturgique actuelle
supposait.
Dans ces conditions, elle ne
pouvait que heurter le sens religieux des fidèles et diviser l’Eglise. C’est ce qui est
arrivé, surtout en un sens négatif, en touchant la forme de l’incorporation au
Christ telle qu’elle était ressentie dans l’Eglise du second millénaire, avec
pour objet le Corps du Christ sous les espèces eucharistiques, la présence
réelle. Ce moment de l’adoration était celui de l’unification, le lieu de la
présence à
Une réforme liturgique n’est pas
une oeuvre de théologie, mais une oeuvre de religion, parce qu’elle a une incidence sur la dimension profonde de
l’esprit humain, qui est charnel, affectif dans son essence spirituelle. Changer le mode de la prière c’est par le
fait même toucher à des zones qui dépassent la raison et le savoir théologique.
La réforme liturgique a été imposée au peuple, par un pur acte d’autorité.
Toute expression de désaccord cessa d’être licite. C’est la première fois que
s’exerçait ainsi dans l’Eglise un tel pouvoir de coercition à l’encontre du
peuple, un peuple que le Concile avait pourtant qualifié de peuple de Dieu.
Sans la réforme liturgique, si le
culte divin n’avait pas été soustrait au peuple de Dieu et confié aux
théologiens et aux liturgistes, la sécularisation de la théologie n’aurait pas
touché ce peuple. Un certain nombre de fidèles eurent le sentiment qu’on leur
enlevait le langage authentique au moyen duquel ils communiquaient avec le
divin. Pour d’autres la réforme de la messe a été ressentie comme l’abolition
de la dimension sacrale qui sauvegardait le sentiment de la sainteté divine, ou
encore comme la transformation de la messe en un avènement communautaire. Le
sentiment de l’adoration avait disparu en même temps que la pratique du sacré,
sentiment qui véhiculait l’amour mystique pour
Ici encore on retrouve le thème
du communisme, dont il ne faut jamais oublier qu’il est une hérésie chrétienne
récurrente. A la racine, il revient à transcender la personne par le
communautaire. La dissolution mystique et réelle des personnes dans la
communauté est vue comme le dépassement de la dimension de créature de l’homme
et son absorption dans le divin entendu comme communautaire. Il faut remarquer
que, dans cette perspective, le Christ peut être compris comme dédivinisateur, comme celui qui a commencé et rendu possible la soumission
du Dieu créateur à la transcendance de l’homme divin.
La réduction de la messe au
communautaire n’était pas spirituellement et
dogmatiquement neutre, en ce qu’elle comportait une variation sensible de
structure doctrinale et de physionomie religieuse. Transférer tout le poids de l’attention qui se portait sur la venue du
Christ sur les espèces eucharistiques vers la participation communautaire
modifiait la structure religieuse, sacrale et symbolique de la messe. Dans
le même temps, ceux qui trouvaient à redire au caractère abstrait et à la perte
de sacré de la réforme liturgique se voyaient marginalisés. La réforme liturgique, détournait
l’attention des fidèles du Corps eucharistique du Christ et la portait sur
l’événement communautaire et la participation.
L’idéologie conciliaire, qui tendait à vider la dimension
mystérique et mystique pour la transférer à une expérience du caractère
englobant de la communauté participante, a ainsi permis que la réforme reçoive
une interprétation sécularisante et communautaire, tant sous une forme extrême
que sous une forme modérée.
Le rapport entre sacré et mystique est une relation d’affinité
et de complémentarité. Le sacré offre au mystique les possibilités de son
langage, même si le mystique a tendance à outrer le langage sacré. L’Eglise
catholique, parce qu’elle est la plus ferme du point de vue de la discipline
parmi les Eglises chrétiennes, a connu à cause de cela une intense floraison
mystique, la tension entre mystique et institution ayant été la modalité
d’expression de leur complémentarité. Les mystiques n’ont jamais prêché la
désobéissance à la hiérarchie, même quand ils se sont confrontés à elle. Ils
ont toujours reconnu qu’au sein de l’institution et dans la précision de son
langage, il y avait une possibilité de pénétration de ce langage même.
Or justement, la
réforme liturgique, en mettant l’accent sur l’action publique de l’Eglise, ne le met plus sur la religion personnelle,
sur la prière individuelle, pour faire bref sur l’oraison et sur tout le
potentiel que portait en elle, dans l’Eglise préconciliaire, l’adoration de
l’eucharistie. La langue latine elle-même, comme langue sacrée, avait une
valeur religieuse : elle rendait possible l’oraison intérieure par la
disposition que provoquait la prononciation des formules rituelles. C’est du
reste le principe d’une prière aussi commune dans le catholicisme que la
récitation du chapelet, qu’on dit couramment chez nous en latin. La
participation sacrale use en effet d’une dimension autre que celle de la raison
: la participation en langue vulgaire peut être dissociée de la prière
intérieure, alors que la langue sacrée maintient mieux la possibilité d’unir
participation et prière. Dans le sacré
c’est en effet l’intelligence du symbole qui compte, et non la compréhension
des paroles.
La réforme liturgique a ainsi
donné lieu, sous le pontificat de Paul VI, à deux phénomènes opposés : le
schisme d’Ecône et la dissolution communautaire et massifiante de
l’eucharistie, sa désacralisation.
Le drame était que les
schismatiques étaient orthodoxes, alors que l’hérésie gnostique de l’homme
divinisé, de la communauté divine métasacrale, qui faisait rage dans l’Eglise,
était protégée par la légalité institutionnelle. La dissolution communautaire
de l’eucharistie, non seulement dans ses formes extrêmes (les eucharisties sauvages), mais aussi dans
les formes modérées qu’elle a aussi revêtues, était une véritable
crypto-hérésie. L’Eglise de Paul VI a ainsi vécu dans une tension permanente
entre schisme et crypto-hérésie.
La dimension sacrale,
mystérico-mystique de l’Eglise, en a été débilitée. Cela a eu une influence sur deux images fondamentales du
catholicisme : le prêtre et le religieux. L’Eglise, tout au long du second
millénaire, avait eu pour centre le pape, le prêtre, le religieux et la
religieuse. On a mis aujourd’hui
l’accent sur la dimension sociale de l’engagement religieux, comme action
en faveur des plus lointains, ce qui a spécialement concerné deux ordres
religieux fondamentaux dans la vie de l’Eglise, les franciscains et les
jésuites. La dimension mystique et contemplative de la vie religieuse comprise
comme consécration intérieure à Dieu et liée à la recherche de la vie
intérieure au moyen des oeuvres extérieures, a été désarticulée : les oeuvres
extérieures sont devenues la mesure de l’engagement intérieur. Ce qui ressort
du communisme au titre de modèle alternatif : l’option pour une situation
sociale comme forme historique du catholicisme et sa réalisation par la praxis. Les conséquences ont été moins dramatiques pour les vocations
féminines, mais le fait d’avoir considéré la praxis sociale comme structure
historique du religieux a conduit à l’épuisement de la vie religieuse et du
catholicisme.
La perte d’une autre dimension y conduisait également, celle
qui avait été l’essence de la vie religieuse masculine et féminine, à savoir
l’apostolat. Le Concile a correctement retrouvé l’interprétation originelle du
" hors de l’Eglise point de salut ", affirmation qui, chez Origène et
chez saint Cyprien soulignait l’unité de l’Eglise, mais ne concernait pas la
question du salut des non-chrétiens. Le Concile a mis également en lumière la
valeur religieuse des religions non chrétiennes. Mais le manque de dimension
mystérique et mystique, censurée par l’idéologie postconciliaire, a fait que
l’on n’a pas mis en évidence comme elle devait l’être l’équivalence entre la
communication historique de la vie divino-humaine révélée et communiquée dans
le Christ, d’une part, et l’essence de l’Eglise d’autre part, de la seule
Eglise en plénitude, de la seule Eglise catholique. De sorte que l’annonce de la foi aux nations, la communication de la
vie du Christ au monde, est apparue comme une fin mineure par rapport à la
tolérance, à l’accord à établir avec toutes les religions et pour finir par
rapport à la conception des missions comme oeuvres de développement social.
Mais si la christianisation du
monde cessait d’être une fin, si la fin devenait l’humanisation du monde, tout
ce que le catholicisme pouvait désormais offrir au monde et en particulier au
tiers-monde, n’était plus qu’une praxis sociale. Encore une fois, on
pouvait constater la présence du modèle marxiste et communiste avec la dissolution
du catholicisme dans la praxis.
La sécularisation de la théologie impliquait une crise
radicale de la vie religieuse et en réduis
Il est clair que l’influence marxiste et communiste n’a pas
été une influence politique directe : il s’agit en fait d’un modèle culturel
qui s’impose dès lors que la théologie catholique choisit la voie de la
sécularisation. Une fois Dieu mis hors de l’histoire, le communisme représente
la forme sécularisée la plus proche du christianisme, parce qu’il est une nouvelle
version de la plus antique forme d’hérésie chrétienne, le gnosticisme. Du
gnosticisme le marxisme conserve cette dimension, qui a transité par Hegel, et
qui veut que le divin consiste dans la connaissance absolue et totale du réel :
Marx en a déduit que cela comporte un changement de la réalité, du rapport de
l’homme à l’histoire. La dimension de la connaissance absolue comme base de la
destruction-recréation du réel dans l’absolu est commune au marxisme et au
communisme d’une part et au gnosticisme de l’autre.
L’influence du marxisme et du communisme sur les catholiques
n’est pas la cause de la sécularisation, mais son résultat inévitable. Il est
singulier par exemple que le théoricien majeur du rapport entre catholicisme et
communisme, Franco Rodano, ait été un penseur traditionnel qui entendait
séparer, par un discours sur la loi naturelle, le communisme du marxisme et le
considérer comme la forme accomplie de la politique aristotélicienne au XXe
siècle. C’est seulement après la sécularisation qu’est née en Italie
l’influence du marxisme dans le monde catholique, lequel s’est engagé dans des
organisations qui se situaient au-delà même du Parti communiste italien,
jusqu’à des formes extraparlementaires et jusqu’au terrorisme. L’influence du
marxisme chez les catholiques a été une conséquence de l’idéologie conciliaire,
de l’expression du langage religieux cantonné dans les limites du langage des
sciences modernes.
Le marxisme consent à maintenir une diversité par rapport au
réel, une tension utopique entre le présent et l’avenir, entre l’actuel et le
potentiel. Il cherche une eschatologie de la plénitude historique. Il admet une
sécularisation du catholicisme, en maintenant, en terme d’absolue immanence, le
sens d’un achèvement, d’un eschaton de l’histoire. De fait, c’est en conséquence
d’un phénomène interne au monde catholique que se détermine une influence
globale du marxisme. A cause de cela, la vie religieuse, qui supposait une
émergence de la transcendance de la personne sur la vie historique, et qui
portait en elle une tension vers la contemplation, ne pouvait qu’être
particulièrement vulnérable à la sécularisation.
La vie religieuse est
l’expression d’une rupture du lien avec le monde pour s’abandonner au
Saint-Esprit, pour rester présent dans le temps tout en rendant témoignage de
l’éternité. Une mesure en termes de praxis de la vie religieuse implique que l’utopie soit substituée au
Royaume, et donc que la tension vers l’éternité propre à la vie religieuse se
replie dans le temporel. C’est pourquoi les vocations religieuses masculines,
dans les ordres traditionnels, ont chuté en quantité, et évidemment en qualité.
Lorsque la praxis devient la mesure de la vie religieuse, que l’apostolat se
transforme en engagement social et convivial, qu’à la divinisation du monde se
substitue son humanisation, la vie religieuse n’a plus de sens. Il en va de même dans les ordres féminins : mais ici la
dimension claustrale et contemplative a joué majoritairement, collectivement en
faveur du sens de la tradition qu’on trouve chez les femmes à un degré plus
élevé. Cependant, et malgré ce fait que la femme a davantage l’intuition de
l’identité du catholicisme, la crise des vocations touche aussi la vie
religieuse féminine.
Mais c’est sur la figure du
prêtre que l’idéologie conciliaire et la sécularisation de la théologie ont
exercé une influence majeure. La
spiritualité du prêtre, " autre Christ ", qui le représente comme
cause instrumentale personnelle et qui donc est à ce titre une personne sacrée,
a totalement disparu. Le prêtre
catholique a subi tout le poids de la sécularisation. Il a perdu sa sacralité. Qu’est
donc devenu le prêtre aujourd’hui ? Il est l’organisateur du social
ecclésiastique, le leader de la communauté. Le prêtre
sécularisé, communautaire, est instrumentalisé par la communauté. Il en devient à la fois le patron et l’esclave, il n’en est
plus le ministre. La figure sacerdotale comme telle est mise de côté, elle
n’est plus la dimension réelle du prêtre. Il se produit dès lors une scission
entre la mémoire de la tradition et la diffusion de la sécularisation.
Le sacré chrétien est le corps ressuscité du Christ qui cause
notre rédemption, qui nous incorpore à lui et qui nous donne l’Esprit. C’est un
corps physique, comme physique est la sacralité. Le corps glorieux du Christ
est crucifié, parce que par son sang il nous a rachetés de la puissance du
démon. C’est la sacralité de la douleur physique et spirituelle de toute
l’humanité qui se rassemble en lui. Le prêtre continue l’action rédemptrice et divinisatrice
du Christ. Le prêtre continue en sa
propre personne l’action salvifique du Christ sous le double aspect propre à
cette action : la libération du pouvoir de Satan et le don de la vie trinitaire.
La sécularisation du prêtre est ainsi
une blessure ouverte jusqu’au coeur de l’Eglise. Et le terme qui a le plus
contribué à briser l’image du prêtre comme personne sacrée, continuateur du
Christ sauveur et déificateur, aura été le beau terme de pastorale. Le prêtre est devenu un sujet sans autonomie, dont la vie
est planifiée par les diocèses, les associations, la programmation pastorale.
Or la grâce du Saint-Esprit agit dans la dimension
personnelle. Elle est toujours le choix du singulier. La papauté et l’épiscopat
monarchiques sont le signe du primat de la personne sur l’institution.
Jésus-Christ est Personne et agit à travers les personnes. Si on détruit dans le sacerdoce cette dimension de la personne sacrée,
qui dans le domaine juridique aura la capacité de faire que le Seigneur la
suscite ? A ce principe antique, romain, qu’est le droit, on a substitué,
dans le monde catholique, la sociologie : à la liberté que confère le droit
catholique, a été substituée l’organisation. Le droit suppose les individus
comme sujets libres, liés seulement par la norme, avec les limites propres à
cette norme. La planification considère au contraire les individus comme des
parties. Le droit est la structure du politique, la planification celle de
l’entreprise. La planification se
substitue au droit. Le droit manifeste un espace pour la personne ; la
sociologie et la planification transforment le prêtre en fonctionnaire. Le
diocèse cesse ainsi d’être une communion et devient une organisation. La "
charité pastorale " est la sociologisation de la charité.
Jésus-Christ, principe sur lequel
se fonde l’Eglise, est une Personne et ses représentants sont des personnes en
tant que telles. Du fait que le Christ opère toujours du sein de l’éternité, en
tant que Fils, il naît toujours de vraies vocations sacerdotales. Mais en raison
de la distorsion causée dans l’Eglise par l’idéologie conciliaire et la
sécularisation, celles-ci ne se développent plus en fonction de leur essence
personnelle, qui vient du Christ, mais elles lui superposent une forme parasite
qui vient de la pastorale organisée. Il se trouve d’ailleurs que ce phénomène se
produit alors que la demande de sens personnel est aujourd’hui le phénomène
social le plus notable.
Il est évident que si la sacralité du prêtre comme instrument
conjoint de l’action de l’Unique Prêtre, le Christ, disparaît, le célibat, qui
est une forme fondamentale du catholicisme en tant qu’institution, disparaît
aussi. La planification pastorale peut au mieux justifier le célibat comme un
engagement professionnel à plein temps, mais elle ne peut donner une dimension
spirituelle liée au rapport du prêtre avec le Christ. La pastorale ne connaît
pas le terme essentiel de " vocation ", qui est l’action du Christ
dans l’âme de celui qu’il appelle à devenir prêtre. L’Eglise ne peut cultiver les vocations que dans la mesure où elle
incite à l’oraison, à la communion intérieure avec le Christ, qui imprime dans
le corps, dans l’âme, dans l’esprit le don de son sacerdoce. C’est de cette
manière qu’est rendu au prêtre son caractère de personne sacrée, d’ alter Christus au sens propre et spécifique, et c’est là que réside
précisément l’autorité du prêtre.
La sécularisation de l’Eglise a profondément modifié sa
réalité. Cette sécularisation est le fruit de l’idéologie conciliaire qui a
provoqué une fracture avec le langage mystérique et mystique que le Concile
lui-même se proposait pourtant d’introduire. Le principe du primat du social
sur le personnel, du " gros animal politique " sur la fragilité de la
personne, comme une grande tache, recouvre insensiblement toute l’Eglise.
Le pontificat de Paul VI s’est
trouvé au coeur de ce conflit qui s’est produit entre les documents de Vatican
II et l’idéologie conciliaire. Le pape a
voulu de toutes ses forces maintenir le Concile en continuité avec la
rénovation qu’avait commencée Pie XII. Le mérite de Paul VI fut de maintenir la
visée initiale de Vatican II dans la continuité de la tradition, dont le
pontificat de Pie XII a représenté le dernier aggiornamento. Mais
l’idéologie conciliaire avait à l’intérieur de l’Eglise plus de puissance que
l’autorité du pape. Le drame qu’a vécu Paul VI a été sa crainte de voir les
extrêmes faire rupture. Il a voulu maintenir tout le monde dans l’Eglise, aussi
bien le traditionalisme qui refusait le Concile que les positions les plus
avancées de la sécularisation, et pour ce faire il a valorisé les positions qui
passaient pour médianes, comme celles de
[1] Connaissance des mystères divins,
spécialement par le moyen des sacrements [NdT].
[2] Catéchèse concernant spécialement les sacrements de
l’initiation chrétienne, baptême, confirmation, eucharistie [NdT].