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Un regard sur l’actualité politique et religieuse

 

 

Au 6 juin  2006

 

N°92

 

 

Par Monsieur l’abbé Paul Aulagnier

 

 

Monsieur l’abbé Claude Barthe

et

la Bataille de la messe

 

 

 

 

 

Monsieur l’abbé Claude Barthe vient de publier un nouveau livre aux « Editions François-Xavier de Guibert ». Le  titre du livre est : « Trouvera-t-Il encore la foi sur la terre ». Il fait claire allusion à la fameuse phrase de NSJC en l’Evangile de Saint Luc : « Quand le Fils de l’homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre » (Lc 18 8)

 

Le sous titre est plus explicite encore: « une crise de l’Eglise, histoire et questions ». C’est ce sous-titre, finalement qui  nous indique le véritable objet du livre. C’est une livre qui expose le conflit des idées et des courants doctrinaux qui ont précédé le Concile Vatican II,  qui l’ont dominé et qui ont fini par s’y imposer.

 

Si l’on joint les deux titres, on peut comprendre la gravité de la crise actuelle. Cette crise de l’Eglise est telle  que l’authenticité de la foi est en jeu ainsi que le dogme.

 

L’auteur résume sa thèse en disant : « j’ai cru pouvoir résumer l’événement « politique » du dernier concile comme la prise des commandes magistérielles par la nouvelle théologie » (p 197). On pourrait ajouter aussi : prise de commandes magistérielles par  le mouvement liturgique, par l’esprit d’un nouvel l’oecuménisme.

 

L’auteur raconte cette histoire en quelques 10 chapitres fort intéressants.

 

Mais la « révolution » a-t-elle gagné ?

 

L’élection de Benoît XVI laisse tout espoir ou mieux permet de se poser la question ou « les questions ». Le mot, du reste,  « questions » est dans le sous-titre : « Une crise de l’Eglise, histoire et questions ».

 

C’est peut-être la raison essentielle de cette réédition, « refondue »

 

L’auteur se pose vraiment la question : qu’en sera-t-il de l’Eglise demain et en matière dogmatique et en matière liturgique ?

 

Si la nouvelle théologie a été toute puissante au Concile, qu’en sera-t- il demain ?

 

C’est la question et l’objet de sa conclusion.

 

Pour lui, c’est l’heure des réformistes soutenus par Benoît XVI lui-même

 

C’est le titre même du chapitre conclusif : « Benoît XVI et  l’heure des réformistes ». « Il est clair,  dit-il,  qu’aujourd’hui, depuis le conclave d’avril 2005, cette tendance est appelée à se faire entendre » (p194).

 

Elle se fait même entendre depuis une dizaine d’années.

 

Il l’appelle la « génération intellectuelle Benoît XVI ». Il donne des noms. Il parle de Nicola Giampietrop « publiant et commentant les mémoires et souvenirs du cardinal Antonelli. Il parle d’Aidan Nichols, O.P., professeur à l’Université de Cambridge. Il parle du bénédictin de Farnborouhg, Dom Acluin Reid…Et d’autres encore…Tous furent soutenus par le cardinal Ratzinger, Préfet de la Congrégation de la Foi, aujourd’hui pape.  « Il n’est pas besoin de rappeler que les nombreuses conférences et les multiples écrits de Joseph Ratzinger scandent, orientent, provoquent  et légitiment l’ensemble de cette réflexion, en inspirant la plupart des thèmes sur laquelle elles s’appliquent » (p 197)

 

« Mais qu’on ne s’y trompe pas, nous dit l’auteur : ni en matière de théologie du culte chrétien, ni plus généralement, il ne s’agit d’un retour à Pie XII, en l’espèce à Mediator Dei. Certes les  projets liturgiques concrets de Benoît XVI pourraient être de revenir aux premières réformes postconciliaires de 1965, ou en tout cas de s’en inspirer, car il avait critiqué la réforme en train de naître dans son discours au Katholikentag de 1966... Avec le réformisme de Benoît XVI, on est en présence d’un type de réflexion que l’on pourrait qualifier, faute de mieux, de franchissement « positif », c’est-à-dire faisant une synthèse des positions affrontées, avec une relativisation de la position « progressiste » tout en conservant une part de ses apports. Relativisation  d’autant plus patente que la liturgie tridentine supplantée par la réforme postconciliaire recouvre officiellement un droit à l’existence ».  (p 199).

 

Un droit à l’existence de la liturgie tridentine…

 

Mais cela,  grâce à une véritable bataille de ceux qui se sont opposés à la réforme conciliaire.

 

L’abbé Claude Barthe l’expose, joliment, dans son chapitre 11.  Il l’intitule : « la Bataille de la messe ». Ce chapitre m’a fort intéressé. Avec l’autorisation de l’auteur je vous le donne ici à lire.

 

 

Chapitre XI


La bataille de la messe

 

 

Aujourd’hui, à propos de la réforme liturgique, l’enthousiasme s’est usé. Les experts ont vieilli, quand ils n’ont pas disparus (Pierre-Marie Gy, Pierre Jounel et Louis Bouyer, par exemple, tous les trois décédés en 2004). Les prêtres les plus militants ont, pour la plupart, depuis longtemps « quitté » le sacerdoce. La liturgie tridentine célébrée par les prêtres issus de Mgr Lefebvre, ou très officiellement dans des paroisses et monastères, maintient une concurrence dont le poids psy­chologique est d’autant moins négligeable que ce sont les communautés célébrant cette liturgie qui attirent le plus de vocations, proportionnellement au nombre des fidèles concernés. Dans ce domaine sensible, on se contente donc, autant que possible, d’éviter les abus.

Le climat n’est plus celui de l’après-Concile. Un certain nombre d’évêques et de responsables nommés depuis une vingtaine d’années ont tenté, selon l’expression peu aca­démique du cardinal Lustiger, de « siffler la fin de la récréation ». Ils estimaient, au moins dans un premier temps, pouvoir faire recouvrer au catholicisme un certain droit de cité à la faveur de la nouvelle « demande de reli­gieux », qui est en réalité un phénomène extrêmement individualiste. Mais tout donne l’impression qu’on a, jusqu’à présent, navigué à vue, en ayant cherché à éviter le plus longtemps possible les déchirants examens de conscience.

En fait, la plupart des célébrations actuelles renvoient l’image du désenchantement : atonie, ennui parfois, platitude toujours. Sans parler du vieillissement inexorable du corps sacer­dotal, tout le monde le sait et la pauvreté de la liturgie nouvelle le dit : la sève coule ailleurs. La fraîcheur véri­table est dans les somptueuses liturgies orientales, dans celles où l’on réinfuse du traditionnel à haute dose, ou même hors du sanctuaire dans cet étonnant regain d’intérêt pour le chant médiéval et pour la musique chorale baroque, dans cette reculturation en un mot, qui se fait à côté ou contre la liturgie officielle et la déclasse en perma­nence. Il n’empêche que la liturgie nouvelle colle au phé­nomène idéologique qu’est « l’esprit du Concile », et comme telle elle se maintient et se maintiendra contre toute évidence d’échec jusqu’à ce que les repentirs soient possibles.

Les carences du nouveau rite sont si manifestes que, sans le remettre en cause en principe, ses censeurs ont été aussi nombreux qu’inefficaces, y compris parmi les plus hauts responsables. La dilapidation du patrimoine de la liturgie latine en si peu de temps, cette immense rupture morale, constitue un des phénomènes les plus troublants de l’histoire de l’Église contemporaine. Il faudra d’ailleurs dresser un jour le bilan de la braderie, très concrète et lucrative celle-là pour ceux qui en ont bénéficié, d’objets de culte, ornements, œuvres d’art, qui a accompagné le massacre du patrimoine liturgique. Et il est à prévoir que les générations futures, toutes opinions confondues, impu­teront aux responsables catholiques qui y ont présidé, un désastre culturel et pastoral sans précédent. En tout cas, la puissance apologétique qui émanait du culte catholique au temps du mouvement liturgique jusque dans les années soixante (qu’on pense au témoignage d’Edith Stein, de Julien Green, de Max Jacob, de Joseph Malègue, des Maritain, de tant d’autres) s’est non seulement évanouie, mais s’est même inversée.

Les carences de la réforme ont été dénoncées dès l’origine. Dans un contexte de relativisation des expres­sions doctrinales, bien des aspects de la nouvelle liturgie de la messe ont tout de suite semblé très inquiétants. Sans doute, chacune des modifications qui ont été apportées était justifiable dès lors qu’elle était prise singulièrement. Mais l’accumulation des changements, dans un climat théologique très particulier, ne pouvait qu’être alarmant : la réforme s’est réalisée en la présence d’observateurs protestants, dans une situation œcuménique insaisissable du point de vue doctrinal et elle s’est elle-même intégrée dans ce processus œcuménique. Ainsi, l’affaiblissement, combien sensible, de tout ce qui concernait l’adoration de la présence réelle ne pouvait que profondément troubler, tout comme la diminution de l’aspect hiérarchique d’une liturgie, dont la fixité faisait corps avec son statut de prière officielle, qui était remplacée par un mode d’expression variable et livré pour une part souvent importante à la créativité person­nelle.

Le plus saillant, pour les esprits attentifs à cette décroissance doctrinale, était que le Novus Ordo Missæ exprimait moins clairement que celui qu’il remplaçait le fait que la messe est un sacrifice propitiatoire (sacrifice offert pour les péchés), renouvelant le sacrifice rédempteur de la Croix. Il faut dire qu’à l’époque de la réforme, cette idée de « sacrifice pour les péchés » faisait l’objet d’une réévaluation. La critique vis-à-vis d’une théologie du sacrifice propitiatoire et de la « satisfaction vicaire » (le Christ a pris sur lui les péchés des hommes pour en faire réparation à leur place) était très en vogue alors. La critique, d’ailleurs, ne manquait pas d’arguments lorsqu’elle visait certaines formulations simplistes. Mais courantes étaient les charges comme celle de Hans Küng, qui ne passait pas alors pour un extré­miste : « La théologie de la contre-réforme a fait les frais, dans la doctrine eucharistique, de maintes partialités qui donnent à réfléchir : abandon de l’aspect mémorial sur lequel on insiste encore beaucoup au Moyen Âge, tout de même que l’aspect communion, par contre insistance redoublée sur l’aspect sacrifice. Or précisément la notion de sacrifice et son actualisation posent maintes questions restées sans solution » (Le Concile, épreuve de l’Église, 1962).

Le nouveau missel donnait ainsi toutes les apparences d’aller dans cette ligne en déplaçant l’attention, que la liturgie de la messe avait jusque-là portée d’abord sur le sacrifice du vendredi saint (le sang livré pour nous), en direction du mystère pascal dans son ensemble. C’était très net, par exemple avec les acclamations qui furent ajoutées à la consécration et qui définissaient le « mystère de la foi » venant de s’accomplir non comme le renouvellement de l’oblation du Calvaire, mais tout ensemble comme la proclamation à la fois de « la mort », de « la Résurrec­tion » et de « la venue dans la gloire » de Jésus-Christ. Affirmation, certes, très vraie, mais qui gomme l’aspect primordial de renouvellement de l’acte de la Croix : « Corps livré », « sang versé ». La croix n’était plus obli­gatoirement placée au centre de l’autel pour dominer la célébration du sacrifice. Un nombre impressionnant de prières « propitiatoires » étaient évacuées : « Enlève nos fautes, Seigneur… » ; « Daigne pardonner tous mes péchés… » ; « Délivre-moi, par ton Corps et ton Sang très saints, de mes péchés… » ; « qu’il ne reste en moi aucune tache de faute… » ; « que ce sacrifice soit acceptable… »

L’amoindrissement majeur se trouvait dans la suppres­sion de l’offertoire traditionnel, remplacé par une « présentation des dons ». La tonalité et l’accumulation des prières sacrificielles de l’offertoire étaient en effet dans la ligne de mire des réformateurs : « Reçois, Père saint, cette hostie sans tache que je te présente pour mes péchés, offenses, et négligences » ; « Nous t’offrons, Sei­gneur, le calice du salut » ; « Reçois, Trinité Sainte, l’oblation que nous te présentons en mémoire de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension » ; « Dans un esprit d’humilité et un cœur contrit que nous soyons regar­dés par toi, Seigneur, et que notre sacrifice s’accomplisse aujourd’hui devant toi, de telle sorte qu’il te plaise » ; « Priez, frères, pour que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, puisse être agréé par Dieu le Père tout-puissant ».

Déjà en 1952 Joseph-André Jungmann, dans son Missarum solemnia, faisait valoir que l’offertoire consti­tuait un « doublet » des prières du canon, ce qui devint, à l’époque de la réforme, la grande justification de la suppression de l’offertoire. En fait, les liturgistes ne pouvaient ignorer qu’une célébration sacramentelle est un tout, dans lequel on ne peut pas scin­der artificiellement « l’essentiel » et « l’accessoire ». Chaque partie de la messe est à la fois ce qu’elle est en propre et ce qu’elle représente comme partie signifiante d’un tout. La communion est aussi « sacrifice » et « offrande », en ce que les communiants deviennent eux-mêmes « hosties » en s’unissant au corps et au sang du Christ. Et si l’offertoire est déjà « consécration » par l’offrande des oblats (pain et vin), la consécration elle-même est essentiellement l’« offertoire » renouvelé de Jésus-Christ à son Père, ou si l’on veut la « présentation » parfaite.

On sait bien, d’ailleurs, que dans toutes les litur­gies orientales l’unité d’action des messes et autres célé­brations est encore plus marquée que dans les liturgies latines. Ainsi, dans les cérémonies d’ordination des litur­gies orientales, on n’arrive pas à déterminer avec précision quelles sont les paroles de la forme consécratoire conférant le sacerdoce ou l’épiscopat. Quant aux oblats de la messe, ils sont honorés avant le récit de l’Institution comme s’ils étaient déjà consacrés (procession, encensements, prières sacrificielles), et inversement dans la prière d’épiclèse, qui vient après les paroles de l’Institution, on demande que par l’action du Saint-Esprit le pain et le vin deviennent corps et sang du Christ, comme si cela n’était pas déjà accompli. Qui oserait parler de « doublets » ? En fait, le reproche de « doublet » à l’encontre du vénérable offertoire des litur­gies latines était la marque d’un cartésianisme bien éloigné de la manière liturgique.

De plus, dernière tare pour les professeurs-réformateurs, les prières à supprimer entraient pour la plu­part dans cette catégorie d’oraisons médiévales qu’on nomme « apologies », au sens de justifications, de confes­sions d’indignité. Ce type de prières liturgiques est repé­rable dès le VIIe siècle. Elles se sont multipliées dans les sacramentaires (les livres liturgiques réservés au seul célébrant avant l’apparition des missels) à partir de l’époque carolingienne, et ont eu leur plus grand déve­loppement aux Xe et XIe siècles. Leur style « fleuri », avec des réminiscences de la liturgie gallicane, n’est pas sans analogie, dans un autre ordre, avec le chant liturgique de la même époque, tel que tentent de nous le faire con­naître aujourd’hui les restitutions savantes.

Chaque réformateur avait sa marotte érudite. Dom Botte, spécialiste de la Tradition apostolique d’Hippolyte, insistait pour qu’elle inspirât un des canons et la formule pour ordonner les évêques. Louis Bouyer voulait, quant à lui, retrouver la continuité entre l’eucharistie et les repas cultuels juifs. Les apologies furent donc remplacées par des « euchologies » composées sur le modèle des bénédic­tions de la liturgie juive. Les formules nouvelles se sont inspirées des indications données par la Michna au sujet des bénédictions de la première coupe et de la fraction du pain au cours des repas cérémoniels israélites. On sait aujourd’hui que les euchologies en question sont de fac­ture bien plus récente qu’on ne le croyait dans les années soixante, et il n’est pas impossible que certaines apologies rivalisent avec elles en ancienneté. Quoi qu’il en soit, la « présentation des dons » est ainsi rendue dans le missel français :

– quand le prêtre élève la patène : « Tu es béni, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes ce pain, fruit de la terre et du travail des hommes ; nous te le présentons : il devien­dra le pain de la vie » ; (au lieu de : « Reçois, Père saint, Dieu éternel et tout-puissant, cette offrande sans tache, que moi, ton indigne serviteur, je te présente, à toi mon Dieu vivant et vrai, pour mes péchés, offenses et négligences sans nombre, etc. ») ;

– quand il élève le calice : « Tu es béni, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes ce vin, fruit de la vigne et du travail des hommes ; nous te le présentons : il deviendra le vin du Royaume éternel » ; (au lieu de : « Nous t’offrons, Seigneur, le calice du salut, et demandons à ta bonté qu’il s’élève en parfum agréable devant ta majesté divine, pour notre salut et celui du monde entier ») ;

– la prière In spiritu humilitatis (« Vois l’humilité de nos âmes et le repentir de nos cœurs : accueille-nous, Seigneur, et que notre sacrifice s’accomplisse aujourd’hui devant toi de telle manière qu’il te soit agréable ») devient : « Humbles et pauvres, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous : que notre sacrifice, en ce jour, trouve grâce devant toi » ;

– puis, à la place de l’Orate fratres (« Priez, mes frères, pour que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, puisse être agréé par Dieu le Père tout-puissant » – « Que le Seigneur reçoive le sacrifice de vos mains, etc. ») : « Prions ensemble, au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Église » ; avec la réponse du peuple : « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde ».

Pouvait-on faire moins sacrificiel, et surtout plus radi­calement nouveau ? Or, même si, jusqu’à un certain point, les générations chrétiennes successives croient répéter identiquement certaines cérémonies plus qu’elles ne les répètent en effet, cette volonté et ce sentiment de refaire forment l’axe de toute la liturgie chrétienne : « Faites ceci en mémoire de moi. Chaque fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez cette coupe, vous proclamerez la mort du Seigneur, jusqu’à son retour » (1 Co 11). S’agis­sant d’actes et paroles qui font « sens », cette conti­nuité doit être ressentie, comme charnellement. On peut donc expliquer l’échec de la refabrication de la liturgie latine par toutes sortes de raisons : l’intellectualisme de la création au sommet, joint au jusqu’au-boutisme de la réali­sation à la base ; la rapidité maladroite et le caractère total d’une refonte qui n’a épargné ni un sacrement, ni un office, ni une bénédiction ; ou bien une conception mili­tante de la « participation » ; ou encore la platitude de l’inspiration esthético-symbolique ; etc. Il reste, par-delà toutes les défectuosités pastorales et théologiques, que le principal motif du « ratage » est que la réforme voulait être perçue comme une innovation exprimant « le nouveau visage de l’Église ». Le message principal qu’on voulait faire passer était qu’on savait faire peau neuve : il est la cause de la réception plus que défectueuse qui a été faite du culte remodelé.

Comme on l’a dit plus haut, les protagonistes ont depuis répété à l’envi qu’« on n’avait pas assez expliqué » les changements. C’est le contraire qui est vrai : les explications écrites et orales ont été données jusqu’à saturation. Elles font partie intégrante de la réforme qui doit s’autocélébrer comme nouveauté. Et c’est bien pour cela que les fruits radieux escomptés n’ont jamais vu le jour : demander aux fidèles, entre autres, d’adopter des reconstitutions qui enjambaient à rebours quatorze ou quinze siècles de tradition, quand elles n’étaient pas des fabrications pures et simples, rendait strictement impossible de sentir le lien de continuité de la prière, qui incarne la continuité dans la profession de foi. D’où les réactions sourdes ou tumultueuses dès la mise en place du culte nouveau.

C’est le 29 janvier 1964 que Paul VI institua une Commission pour l’Application de la Constitution sur la liturgie, dont la majorité des membres étaient des experts (au nombre de 250) qui avaient participé directement ou indirectement à la préparation du texte voté par le Concile. Les autres membres étaient des cardinaux et des évêques. Il n’est bien sûr pas question de minimiser la compétence scientifique de ces spécialistes en matière liturgique. Il faut même reconnaître que c’est en partie grâce à la stimu­lation de la réforme qu’ont été produits des travaux histo­riques tout à fait remarquables, qui ont d’ailleurs, dans un second temps, contribué à relativiser des postulats ayant présidé aux compositions des réformateurs, notamment sur le « face-au-peuple ». Ce qui est en cause, en revanche, c’est le fait que d’historiens de la liturgie qu’ils étaient, ces spécialistes se sont institués fabricateurs de liturgie. On doit remarquer à ce propos que la science liturgique est restée jusqu’à une date assez récente affaire d’ecclé­siastiques. La situation de vase clos au sein du monde ecclésiastique, socialement étriqué, on doit le dire, dans laquelle se sont développées les études liturgiques des années cinquante et soixante explique en partie leur orientation généralement « clérico-militante ». Elle permet aussi de comprendre l’étonnante insensibilité esthétique et culturelle des auteurs de la réforme à la catastrophe sans précédent qu’elle aura représentée.

À partir de la session d’octobre 1966, cinq, puis six observateurs protestants assistèrent aux assemblées du Consilium. Paul VI lui donna pour président le candidat de l’aile gauche lors du conclave de 1963, le cardinal Giacomo Lercaro (il le restera jusqu’en 1968, et sera alors remplacé par le cardinal Benno Gut, ancien abbé primat des bénédictins). Le Consilium, qui doublait la Congréga­tion des Rites, disparaîtra avec elle, le 8 mai 1969, un remaniement des dicastères créant une Congré­gation du Culte divin, dont Mgr Bugnini devenait le secré­taire, et le cardinal Gut le préfet.

Le secrétaire désigné était donc le lazariste Annibale Bugnini, qui avait été secrétaire de la commission instituée par Pie XII en 1948 pour simplifier les rubriques et réformer la semaine sainte (1955). Jean XXIII l’avait nommé, en 1959, secrétaire de la commission chargée de préparer le schéma de constitution conciliaire sur la litur­gie. Mais le cardinal Larraona, on l’a dit, l’avait fait écar­ter de cette commission. Son retour avait donc valeur de revanche. Il était considéré par ses pairs comme plutôt modéré par rapport à la tendance représentée par Aimé-Georges Martimort, professeur à l’Institut catholique de Toulouse, et plus généralement par les Français, qui exer­cèrent une véritable hégémonie dans la commission prépa­ratoire en ce qui concerne l’élaboration des grands principes théoriques. Ce travailleur acharné, virtuose des négociations au sein des rouages administratifs ecclésias­tiques, devint la cheville ouvrière de la réforme. Son enthousiasme un peu lyrique s’accordait au reste parfaitement avec la ferveur novatrice très romantique qui animait Paul VI dans les années qui ont suivi le Concile.

Car la réforme de la liturgie fut avant tout conduite par Paul VI, de la même manière qu’il avait conduit les trois dernières sessions du Concile. Il suivit pas à pas, dans le moindre détail, l’élaboration de la métamorphose, formu­lant des avis, suggérant des corrections, sans d’ailleurs imposer toutes ses opinions : il y eut même de fréquentes tractations entre les experts et lui-même, s’achevant sou­vent par des compromis. La réforme qu’il assuma fut totale. Rien ne lui a échappé. À ce titre encore elle est unique dans l’histoire de l’Église : elle a embrassé l’ensemble des livres liturgiques, missel, bréviaire, rituel, pontifical, cérémonial des évêques, de tous les rites latins sans exception (ambrosien, cartusien, etc., et même le missel mozarabe, utilisé dans une unique chapelle de la cathédrale de Tolède !), et n’a omis de reprendre, modifier, remodeler jusqu’à la moindre bénédiction du rituel.

Pour s’en tenir à la réforme de la messe, il faut redire qu’une préparation progressive donna aux prêtres et aux fidèles l’impression qu’on était entré dans une ère de mutations continuelles. Il serait fastidieux d’énumérer les incessantes modifications qui étaient édictées, soit à titre d’autorisation, soit de manière obligée, ou encore ad experimentum, depuis le motu proprio du 25 janvier 1964, avec le relais des conférences épiscopales. La conférence des évêques de France autorisa l’usage du français pour toute la liturgie de la parole en 1964, et pour le canon en 1967, cependant que les instructions et les décrets romains se succédaient, bousculant sans relâche les habitudes des fidèles : 25 avril et 26 septembre 1964 ; 27 janvier, et 7 mars 1965 ; 17 avril et 27 mai 1967 ; etc.

Les variations se mêlaient avec celles que les acteurs de la liturgie s’autorisaient de plus en plus librement eux-mêmes depuis la fin de la première session du Concile. Il y eut une explosion d’initiatives du côté des aumôniers de lycées et d’action catholique, des vicaires et curés « de choc » à partir de mai 1968 – on pourrait même dire dès 1965, dans certains diocèses où les évêques sont obligés de rappeler, notamment, que le jeûne eucharistique n’a pas été abrogé. Révolu­tion à peu de frais, le chambardement liturgique permettait à tout un clergé (prêtres, séminaristes et militants laïcs marinant dans les préoccupations cléricales) de se donner l’impression qu’il opérait une mutation profonde dans la « mentalité des gens ». On ne doit jamais perdre de vue que la réforme a été promulguée dans cette atmosphère, qui a fait corps avec elle depuis son origine. C’est cette liturgie ressentie comme désacralisée (langues vulgaires introduites tout de suite à hautes doses, autel face-au-peuple, variations à l’infini), qui a représenté pour les fidèles le déploiement palpable de « l’esprit du Concile ». Les catholiques du rang ont été pris en tenaille entre les professeurs qui, au sommet, retaillaient et cousaient dans les textes et rites ancrés dans la mémoire, et le clergé mili­tant qui, à la base, en profitait pour tout bouleverser et souvent pour tout casser.

Paul VI put lui-même constater les réactions que soule­vait la réforme, en recevant en pleine face une manifesta­tion de rejet. Alors qu’il célébrait pour la première fois la messe en italien dans l’église romaine de Tous-les-Saints, en 1967, il entendit la voix grave et puissante du romancier Tito Casinilui répondre en latin au milieu de l’assistance. Le protestataire était l’auteur de La tunica stracciata – La tunique déchirée (Florence, 1967) –, un livre qui attaquait la messe en italien et prenait violem­ment à partie le cardinal Lercaro, qualifié de rien moins que de « nouveau Luther ».

Pendant ce temps, A. Bugnini accélérait au maximum les travaux du Consilium, de sorte qu’en avril 1967, lors de sa huitième session plénière, trois prières eucharistiques nouvelles étaient déjà élaborées. Le 24 octobre 1967, lors de l’assemblée du synode des évêques, A. Bugnini célébra devant les Pères une « messe normative » dans la chapelle Sixtine, avec une mise en scène de séminaristes qui imitait l’atmosphère d’une paroisse italienne. Il put constater tout de suite par lui-même les inquiétudes des assistants : « La majeure partie d’entre eux sortirent de la Sixtine avec l’esprit prévenu et mal disposé. […] Le changement leur semblait trop radical ». À la question de savoir si la nou­velle messe leur plaisait, les évêques de l’assemblée du synode répondirent : placet, 71, non placet, 43, placet juxta modum (sous réserve de modification), 62.

Paul VI, devant ce relatif insuccès, fit célébrer trois fois la messe nouvelle en sa présence, présida lui-même des tables rondes, donna et prit des avis, fit procéder à quelques modifications, et ordonna qu’on aille malgré tout hardiment de l’avant. Promulgué par la constitution Missale romanum du 3 avril 1969, le nouveau missel entra en vigueur le 30 novembre 1969, le premier dimanche de l’Avent. Chaque conférence épiscopale devait fixer la date à partir de laquelle on devait obligatoirement utiliser le nouveau missel, cette date ne devant pas dépasser le 28 novembre 1971. L’édition typique (étalon) du nouveau missel fut publiée par décret de la Congrégation pour le Culte divin du 26 mars 1970 (avec une édition typique altera du 27 mars 1975, tenant compte de la suppression du sous-diaconat et apportant quelques modifications de détail). Les documents des conférences épiscopales, por­tant sur les points relevant de leur compétence, prolifé­raient : usage des langues vernaculaires, traductions provisoires, éditions de livres nationaux, adaptations, approbations d’expériences. La traduction française des diverses parties du missel, déjà largement en usage depuis 1964, fut confirmée définitivement par une série de décrets de la même Congrégation, dont le premier est du 29 septembre 1969. En fait, selon un phénomène clas­sique, l’avalanche réglementaire entretenait une dérégula­tion universelle, les expériences incontrôlées allant jusqu’à l’improvisation de nouveaux canons, aux eucharisties célébrées au cours d’un repas, etc.

Les expressions de refus commencèrent donc dès l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ. Les cardinaux Bacci et Ottaviani (ce dernier avait donné sa démission des fonctions de préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, le 6 janvier 1968) adressèrent à Paul VI une brochure de vingt-neuf pages, un Bref examen critique du nouvel Ordo Missæ, qui avait été rédigée pour l’essentiel par le P. Guérard des Lauriers, dominicain du Saulchoir. Les cardinaux l’accompagnaient d’une lettre, disant notamment : « Le nouvel Ordo Missæ, si l’on con­sidère les éléments nouveaux, susceptibles d’appréciations fort diverses, qui y paraissent sous-entendus ou impliqués, s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la sainte messe telle qu’elle a été formulée à la XXe session du Concile de Trente […]. Tant de nouveautés appa­raissent dans le nouvel Ordo Missæ, et en revanche tant de choses éternelles s’y trouvent reléguées à une place mineure ou à une autre place – si même elles y trouvent encore une place, – que pourrait se trouver renforcé et changé en certitude le doute, qui malheureusement s’insinue dans de nombreux milieux, selon lequel des véri­tés, toujours crues par le peuple chrétien, pourraient chan­ger ou être passées sous silence sans qu’il y ait infidélité au dépôt sacré de la doctrine auquel la foi catholique est liée pour l’éternité ». Dans le même temps, ce Bref examen fut répandu dans le public. L’expression de tels doutes sur l’orthodoxie de la nouvelle messe émanant du cardinal Ottaviani constituait un puissant encouragement aux « rebelles », prêtres et fidèles.

Paul VI soumit l’opuscule à la Congrégation pour la Doctrine de la foi par une lettre personnelle du 22 octobre 1969. Le cardinal Seper répondit le 12 novembre : « L’opuscule contient beaucoup d’affirmations superfi­cielles, exagérées, inexactes, passionnées et fausses ». Paul VI tenta cependant d’obtenir un apaisement d’une manière semblable à celle qu’il avait utilisée auprès de la minorité conciliaire pour la rassurer au sujet de la doctrine de la collégialité, c’est-à-dire qu’il ne modifia pas le texte lui-même de Lumen gentium, mais promulgua une Note explicative préalable. De même il demanda quelques retouches, non dans le missel lui-même, mais dans sa pré­sentation générale. C’est essentiellement le numéro 7 de cette Institutio generalis qui fut modifié. Il déclarait initia­lement : « La Cène du Seigneur, autrement dit la messe, est une synaxe sacrée, c’est-à-dire le rassemblement du peuple de Dieu, sous la présidence du prêtre, pour célébrer le mémorial du Seigneur ». Ce texte, qui entendait définir le mode de célébration sous le chapitre consacré à la structure et aux éléments de la messe, sonnait de fait comme une définition doctrinale (par ailleurs absente) pour le moins défectueuse. Il devint après modification : « À la messe ou Cène du Seigneur, le peuple de Dieu est convoqué ou rassemblé, sous la présidence du prêtre qui représente la personne du Christ, pour célébrer le mémo­rial du Seigneur, ou sacrifice eucharistique ». La correc­tion avait le fâcheux effet de faire accroire que le numéro 7 initial était doctrinalement incorrect et qu’il entendait bien caractériser doctrinalement la messe réformée. La rectifi­cation ressemblait par le fait à un demi-aveu à propos du contenu liturgique nouveau qui restait de son côté iden­tique.

Le fait est que la résistance à la nouvelle loi liturgique prit, essentiellement en France, des proportions qui, sans être considérables, furent beaucoup plus importantes que ne l’avaient imaginé les autorités romaines. Il n’est pas un diocèse où quelques prêtres, parfois une dizaine, plus en certains cas, n’aient continué à célébrer la messe tridentine pour des fidèles « non acceptants ». Leur nombre n’a jamais diminué depuis (ce qui veut dire qu’il a notable­ment augmenté en valeur relative, compte tenu de la baisse du nombre de prêtres), les prêtres les plus âgés étant relayés par des nouveaux ordonnés de la Fraternité de Mgr Lefebvre ou d’autres communautés traditionnelles. Le nombre des fidèles qui pratiquent habituellement ou fré­quemment selon la liturgie tridentine est difficile à évaluer autrement que par des sondages ponctuels, qui semblent prouver qu’il a connu une hausse notable à la fin des années soixante-dix, suivie d’un infléchissement, et qu’il a repris depuis le milieu des années quatre-vingt une pro­gression lente. Il est en tout cas visible que la moyenne d’âge des assemblées est nettement inférieure à celle de la majorité des paroisses (elle est sensiblement équivalente à celle des célébrations dans les « communautés nou­velles »).

Lorsque les évêques ne fermaient pas les yeux sur les célébrations tridentines qui s’organisèrent dès 1969 (en certains cas, pour des raisons diverses, ils les approuvaient expressément), les « affaires » se multiplièrent : curés révoqués, prêtres frappés de censures (il y eut quelques cas de prêtres suspens a divinis, interdits de célébration sacramentelle), résistance des fidèles, célébrations-mani­festations dans des sanctuaires, « marches sur Rome », perturbations de cérémonies nouvelles particulièrement provocatrices. La communauté fondée par Mgr Lefebvre, qui avait démissionné de sa charge de supérieur général des Pères du Saint-Esprit le 30 septembre 1968, devint un réservoir de prêtres « non acceptants ». Il ouvrit un « convict » (un foyer religieux) en Suisse, à Fribourg, en octobre 1969, puis un séminaire à Écône, dans le diocèse de Sion, en octobre 1970. Il obtint, à cet effet, les autori­sations respectives de Mgr Charrière, évêque de Fribourg (qui, le 1er novembre 1970, érigea l’œuvre de l’ancien archevêque de Dakar en « pieuse union » de droit diocé­sain, sous le nom de Fraternité sacerdotale internationale Saint-Pie X, pour une durée de six ans renouvelable) et de Mgr Adam, évêque de Sion.

La montée de « l’affaire Lefebvre » (suspense a divinis du 22 juillet 1976, excommunications du 1er juillet 1988) avait un caractère de quasi-fatalité, dans la mesure où de part et d’autre on s’autolimitait en passant d’une discus­sion doctrinale primordiale (« On ne peut modifier profondément la lex orandi sans modifier la lex credendi », écrivait Marcel Lefebvre dans son manifeste du 21 novembre 1974), à une querelle purement discipli­naire : permission ou non-permission de « la tradition » ; autorisation ou non-autorisation d’ordinations. En réalité, tout le monde savait que c’était du Concile qu’il s’agissait et que la justification, tant de la « résistance » d’un côté, que des sanctions de l’autre, ne pouvait être recherchée que doctrinalement : « Le point de départ [des célébrations de la messe tridentine] est toujours la non-acceptation de l’œuvre du Concile Vatican II », notait le rapport d’enquête demandé par le cardinal Knox, préfet de la Congrégation pour les Sacrements et le culte divin, publié en décembre 1981 dans le bulletin romain Notitiae. À défaut d’avoir recherché de part et d’autre d’abord et avant tout à mener un débat doctrinal de fond, l’affaire Lefebvre a tourné pour Rome et Écône en une négociation concer­nant les revendications rituelles d’un groupe de pression, négociation cent fois recommencée et à la fin manquée.

Un réseau de lieux de messes traditionnelles couvrit peu à peu la France, desservis soit par des curés de paroisses, soit par des prêtres de rite tridentin issus de diverses fondations. Depuis, ces fondations ont pu fleurir au grand jour, bénéficiant des tolérances officielles accor­dées à la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X lors des pour­parlers Lefebvre-Ratzinger, qui précédèrent en 1988 les ordinations autonomes d’évêques par Mgr Lefebvre. La « prise » de l’église parisienne St-Nicolas-du-Chardonnet par les fidèles de Mgr Ducaud-Bourget, ancien aumônier de l’Ordre de Malte, en 1977, devint le symbole du refus de la réforme liturgique. Il est à noter que l’établissement durable à St-Nicolas-du-Chardonnet de ses nouveaux occupants a été le fruit de l’arbitrage du gouvernement. Le cardinal Marty avait en effet immédiatement obtenu un jugement d’expulsion, mais le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, lui fit savoir qu’il se refusait à faire intervenir les forces de police, au nom de la nécessité de concéder un espace public à toutes les sensibilités reli­gieuses.

Une étude sociologique des prêtres et fidèles tradi­tionnels reste à faire. On peut avancer que la catégorie socioreligieuse qui s’est ainsi constituée à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix ne recoupe que partiellement les milieux héritiers du catholicisme intégral hostiles au Ralliement, mais que sa constitution résulte plutôt d’une espèce de réaction provoquée par un phénomène analogue : le sentiment que Rome fléchissait devant la société moderne. Il faut aussi tenir compte du fait que la réaction liturgique traditionaliste profite, et même participe, du phénomène auquel elle s’oppose, à savoir l’introduction du libéralisme dans l’Église et la contestation de l’autorité hiérarchique. Aujourd’hui, en effet, le libre choix ayant investi le catholicisme, refuser la liturgie de Paul VI est bien plus facile­ment concevable, que blâmer les directives politiques de Léon XIII ne l’était pour un catholique de la fin du siècle dernier (et a fortiori que lire L’Action française en encou­rant le risque de se voir refuser les sacrements par son curé ne l’était pour un catholique des années trente).

Les sondages d’opinion montrèrent en 1976, au grand étonnement de la hiérarchie, que la contestation lefebvriste en particulier et traditionaliste en général rencontrait la sympathie d’une large fraction des catholiques. Et de s’écrier : « Nous avons mal expliqué le Concile ! » Les explications ont continué, le phénomène a perduré. Les pratiquants réguliers sont aujourd’hui très affectés par la diminution de leur nombre (il s’est effondré dans certains diocèses de quatre-vingts pour cent dans les trente der­nières années). À des degrés divers, un certain nombre d’entre eux contestent sourdement le clergé dès lors que ses habitudes restent encore marquées par le militantisme réfor­mateur de l’après-Concile. Ceci, dans le contexte d’une disparition de la visibilité du catholicisme : effondrement de la pratique religieuse, du nombre des prêtres, du nombre des vocations.

Bien au-delà donc du milieu traditionaliste, les critiques vis-à-vis de la nouvelle liturgie de la messe ont dès lors servi d’expression à un scepticisme diffus à l’endroit des nouveautés conciliaires. De 1970 à 1976, le mécontente­ment vis-à-vis de la réforme est allé croissant. Certes, il est habituel que chaque réforme liturgique provoque des réactions de rejet plus ou moins important, mais le caractère global de celle-là et la charge de libéralisation qu’elle contenait ont contribué à radicaliser ces réactions. Inversement, ce qu’elle représentait idéologiquement empêchait ses promo­teurs d’opérer tout retour en arrière, alors même qu’ils constataient avec toujours plus d’évidence qu’elle n’apporterait pas les fruits escomptés.

Mais avant même que le principal opposant à la réforme, Marcel Lefebvre, ait été sanctionné par la suspense a divinis, son principal artisan avait expérimenté l’ingratitude des puissants. La pourpre aurait dû logique­ment couronner une carrière romaine du type de celle d’Annibale Bugnini. Sa relégation en 1975 dans une petite ambassade (il était nommé pro-nonce à Téhéran) manifes­tait le profond désap­pointement de Paul VI. Il est peu vrai­semblable que ce dernier ait cru aux rumeurs concernant son affiliation à la franc-maçonnerie qui circulaient au sein même de la Curie (il n’en avait pas la capacité intellectuelle, dira le chanoine André Rose), mais le souverain faisait payer à un ministre trop zélé l’amertume de sa déconvenue. La nou­velle messe qui porterait désormais son nom, Paul VI l’avait rêvée comme la démonstration radieuse auprès des hommes de ce temps du « printemps » conciliaire. Elle n’était que grisaille et banalité, sauf quand elle se voyait réinterprétée dans le sens de la tradition, mais dans ce cas c’était une trahison de son esprit. Et surtout, elle était devenue dans le corps exsangue du catholicisme un nouveau ferment de division.

 

 

 

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« La bataille de la messe »

de Monsieur l’abbé Aulagnier.

Aux éditions de Paris.   5 rue du Marechal Joffre 78000 Versailles.