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Un
regard sur le monde politique et
religieux
Au 8
juin 2005
N°46
Le Testament
Une analyse du cardinal
Julian Herranz
Du livre de Jean-Paul II
que nous analysons depuis plusieurs semaines maintenant, il nous reste à
étudier la cinquième et dernière partie consacrée à la « Démocratie ».
Son titre est : « la démocratie : possibilités et risques ».
Mais avant de l’étudier,
je voudrais vous donner à lire cette magnifique étude du cardinal Julian
Herranz, préfet du « Conseil Pontifical pour les textes législatifs »
au Vatican.
Elle est intitulée : « Jean-Paul II : structure morale de la
liberté »
Réflexion sur les termes de « liberté » et
« vérité » dans le Magistère de Jean-Paul II.
Elle a été publiée dans
l’ « Osservatore Romano » en langue française, journal du
Vatican.
Liberté. Vérité.
Ce
sont précisément ces notions qui sont au cœur des débats philosophiques
contemporains, au cœur du monde moderne,
au cœur de la philosophie des « Lumières », de la
Trilogie : « Liberté, Egalité, Fraternité », de la
« Déclaration des droits de l’homme » de 1789 et de 1948. De cette trilogie, de cette
« Déclaration », la philosophie des Lumières en a donné une
interprétation tout à fait libérale, subjectiviste, positiviste. C’est cette
philosophie qui domine aujourd’hui, pour
beaucoup, les esprits. Or, dans cette pensée libérale, il n’existe plus aucune
valeur objective, aucune vérité antérieure à l’esprit humain qui le domine et
s’impose à lui. C’est la raison humaine, -
la conscience, la pensée humaine
- qui, maîtresse souveraine de ses jugements, est la
source de toute vérité. Il n’existe plus de loi objective, plus de Décalogue,
plus de Dieu. Sont ainsi corrodées, disions-nous la semaine dernière,
avec Jean Madiran, toutes les autorités morales et religieuses :
l’autorité du Créateur sur ses créatures, d’une loi morale universelle et
irréformable, d’une Eglise divinement instituée. Ce n’est pas forcément
l’athéisme : l’idée de Dieu est encore reconnue comme éventuellement
possible, au titre d’opinion facultative qui a droit au respect, - à la
condition toutefois que cette idée ait été révisée de manière à devenir
acceptable selon les critères, les exigences et la dignité de la conscience personnelle.
C’est le moi, le subjectivisme qui est la source de tout, la norme
incontournable, la norme normante. La pensée est subjective. La loi morale peut
survivre pareillement, si elle ne prétend pas davantage à l’objectivité et à
l’universalité, si elle renonce à son caractère d’obligation reçue, et si elle
n’est plus que l’expression d’une conscience ne légiférant que pour elle-même.
Plus d’objectivité. Plus rien ne s’impose à l’homme, plus rien ne lui est
imposé d’en haut ; ce qui lui est imposé désormais, et cette fois sans
condition ni rémission, ce sont les décrets qui se présentent comme l’émanation
du moi ou du suffrage universel. La vérité ici est alors fonction du nombre. La
vérité est dans ses seules mains. Contre eux, aucun recours. Ni Dieu, ni
maître.
Voilà
la philosophie des Lumières. Voilà la philosophie qui est au cœur de la
Trilogie démocratique, au cœur des « Déclarations des Droits de
l’homme ». Aussi exprimions-nous notre étonnement devant certaines
affirmations de Jean-Paul II que nous
lisions dans le chapitre 18 de son
livre « Mémoire et
Identité ». Celles-ci : « Les Lumières
européennes n’ont pas seulement produit les atrocités de la Révolution
française : elles ont eu des fruits positifs comme les idées de
liberté, d’égalité et de fraternité, qui sont aussi des valeurs enracinées dans
l’Evangile. Même si elles ont été proclamées indépendamment de lui, ces
idées révélaient à elles seules leur origine. De cette façon, les Lumières
françaises ont préparé le terrain à une meilleure compréhension des droits de
l’homme. En vérité, la Révolution a violé de fait, et de bien des manières,
ces droits. Toutefois, la reconnaissance
effective des droits de l’homme commença à partir de là à être mise en œuvre
avec une plus grande détermination, dépassant les traditions féodales ».
Il est vrai que le pape ajoutait
immédiatement :
« Il faut cependant relever que ces droits étaient déjà
reconnus comme fondés dans la nature de l’homme créé par Dieu à son image et
proclamés comme tels dans la Sainte Ecriture dès les premières pages du livre
de la Genèse. Le Christ lui-même y fait référence à plusieurs reprises, lui qui
dans l’Evangile affirme, entre autres,
que « le sabbat a été fait pour
l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat (Mc 2 27). Par ces paroles il
explique avec autorité la dignité supérieure de l’homme, indiquant, en
définitive, le fondement divin de ses droits ». (p 131-13) »
C’est très juste.
Mais le drame veut que cette
philosophie « réaliste » qui trouve les principe du droit dans la
nature humaine créée par Dieu et donc ultimement en Dieu, est précisément aux
antipodes de la philosophie des Lumières. C’est
cela qu’il fallait dénoncer. Et c’est cela que
nous dénonçons.
Sinon, on montre que l’on a une
fausse notion de la « Révolution » française et de sa philosophie et
que l’on se trompe sur sa nature. N’oublions pas qu’elle fonde les droits de
l’homme non sur la volonté divine mais sur l’arbitraire humain. Là, tout est
dit.
Toutefois, il faut remarquer que si Jean-Paul II nous
donne une interprétation « étonnante » de la « Révolution »
et de la «Déclaration des droits de l’homme » de 1789, - que nous ne
pouvons admettre -, il nous donne un jugement extrêmement « clairvoyant » sur le monde
moderne contemporain, et sur les dangers que connaît aujourd’hui notre monde. Nous
l’avons déjà fait remarquer, il est vrai, au fil de notre lecture de
« Mémoire et Identité », dans nos premiers commentaires. La pensée
humaine – fut-ce celle-là même d’un pape
- est complexe.
Et c’est, précisément, le
grand intérêt de l’article du cardinal Herranz que vous trouverez ci-dessous.
Il nous présente une pensée du
pape, radicalement opposée à la pensée des Lumières et parfaitement fidèle à la
pensée des pontifes romains du 19ème siècle, tel un Pie IX, un Léon XIII, un
saint Pie X. Et c’est sous cette lumière qu’il n’est pas faux de souligner,
avec Yves Chiron, l’aspect « antimoderne », « antilibéral »
de la pensée de Jean-Paul II.
Des phrases de Jean-Paul II comme celles-ci, n’en sont elles pas la
preuve évidente ?
« La liberté se renie elle-même, elle se détruit (…) quand elle
ne reconnaît plus et ne respecte plus son lien constitutif avec la
vérité. Chaque fois que la liberté, voulant s’émanciper de toute tradition
et de toute autorité, se ferme même aux évidences premières d’une vérité
objective et commune, fondement de la vie personnelle et sociale, la personne
finit par prendre pour unique et indiscutable critère de ses propres choix non
plus la vérité sur le bien et le mal, mais seulement son opinion subjective et
changeante ou même ses intérêts égoïstes et ses caprices »
Ou encore celle-ci. (Même si l’on peut contester ce jugement sur
la « démocratie,
conquête authentique de la culture », il faudrait distinguer), cette phrase exprime bien une pensée « réaliste » :
« Il est urgent que nous œuvrions afin que le véritable sens de
la démocratie, conquête authentique de la culture, soit totalement préservé.
Sur ce thème apparaissent en effet des dérives inquiétantes, lorsque l’on
assimile la démocratie à une pure procédure, ou lorsque l’on pense que la
volonté exprimée par la majorité suffit ‘‘tout court’’ à déterminer le
caractère moral d’une loi. En réalité, ‘‘la valeur de la démocratie, se
maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu’elle incarne et promeut […]
Le fondement de ces valeurs ne peut se trouver dans des ‘majorités’ d’opinion
provisoires et fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d’une loi
morale objective’’ »
Ou encore cette phrase : Ainsi, donc, la condamnation de
Dieu de la part de l’homme ne s’appuie pas sur la vérité, mais sur l’abus de
pouvoir, sur la conjuration sournoise. N’est-ce pas précisément la vérité
de l’histoire de l’homme, la vérité de notre siècle ? De nos jours, cette
condamnation a été répétée au sein de nombreux tribunaux dans le contexte des
régimes d’oppression totalitaire. Et ne la répète-t-on pas également dans les
parlements démocratiques, lorsque, par exemple, à travers une loi promulguée en
toute régularité, l’on condamne à mort l’homme qui n’est pas encore né » ?
Ou encore :
« La liberté
possède une ‘‘logique’’ interne qui la qualifie et l’ennoblit : elle
est ordonnée à la vérité et elle se réalise dans la recherche et la mise en
œuvre de la vérité. Séparée de la vérité sur la personne humaine, elle se
dégrade en licence dans la vie individuelle et, dans la vie politique, en
arbitraire des plus forts et en arrogance du pouvoir. C’est pourquoi, loin
d’être une limitation ou une menace pour la liberté, la référence à la vérité
de l’homme – vérité universellement connaissable par la loi morale inscrite
dans le cœur de chacun – est réellement une garantie de l’avenir de la liberté »
Ou encore :
« la loi
naturelle, dans la mesure où elle réglemente les relations inter-humaines, vaut
comme ‘‘droit naturel’’ et, comme telle, exige le respect de la dignité des
personnes dans la recherche du bien commun. Une conception authentique du droit
naturel, entendu comme protection de la dignité éminente et inaliénable de tout
être humain, est garante de l’égalité et donne un contenu véritable aux
‘‘droits de l’homme’’ qui constituent les fondements des Déclarations
internationales. Les droits de l’homme, en effet, doivent avoir pour référence
ce que l’homme est par nature, en vertu de sa propre dignité, et non ce qui est
l’expression de choix subjectifs faits par ceux qui jouissent du pouvoir de
participer à la vie sociale ou par ceux qui obtiennent le consentement de la
majorité »
Ou encore :
« Les
éléments constitutifs de la vérité objective sur l’homme et sur sa
dignité – a dit la Pape Jean-Paul II – s’enracinent profondément dans la recta
ratio, dans l’éthique et dans le droit naturel : ce sont des valeurs
qui précèdent tout système juridique positif et que la législation, dans un
État de droit, doit toujours préserver, en les soustrayant à l’arbitraire des
individus et à l’arrogance des puissants » (13).
Ou encore : « Si après la chute des systèmes totalitaires, les sociétés se
sont senties libres, presque simultanément est apparu un problème de fond :
celui de l’usage de la liberté (…) Le danger de la situation dans laquelle l’on
vit aujourd’hui consiste dans le fait que, dans l’usage de la liberté, l’on
prétend faire abstraction de la dimension éthique, c’est-à-dire de la
considération du bien et du mal moral. Une certaine conception de la liberté,
qui trouve à présent un vaste écho dans l’opinion publique, détache l’attention
de l’homme des responsabilités éthiques. Ce sur quoi l’on s’appuie uniquement
aujourd’hui est la seule liberté. On dit : ce qui importe c’est d’être
libres, détachés de tous remords ou de tous liens, afin de pouvoir agir selon
nos propres jugements, qui en réalité ne sont souvent que des caprices. Cela
est clair : un libéralisme de ce genre ne peut être qualifié que de primitif.
Son influence est potentiellement dévastatrice »
Ou encore : La dignité de la personne ne peut
pas être sauvée par ces déclarations solennelles si souvent réitérées dans les
moments de crise de confiance en l’avenir, entre le désespoir et l’utopie. L’homme
ne peut retrouver son assurance et sa confiance qu’en reprenant conscience que
sa dignité est intangible, et non pas parce qu’un Parlement ou une Assemblée en
a décidé ainsi, mais parce qu’il est déterminé ainsi par le fait d’être une
personne » (18). En
évoquant, à titre d’exemple, les pressions politiques sur certains Parlements
afin qu’ils reconnaissent les unions homosexuelles comme une forme alternative
de famille, Jean-Paul II se demande : « L’on peut et même l’on doit
se demander si n’est pas ici à l’œuvre une nouvelle idéologie du mal, peut-être
plus sournoise et cachée, qui tente d’exploiter, contre l’homme et contre la
famille, jusqu’aux droits de l’homme eux-mêmes. Pourquoi tout cela a-t-il
lieu ? Quelle est la racine de ces idéologies post-philosophie des
Lumières ? La réponse en définitive est simple : cela a lieu parce
que l’on a rejeté Dieu comme Créateur, et donc comme source de la
discrimination entre ce qui est bien et ce qui est mal. On a refusé la notion
de ce qui, de manière plus profonde, nous constitue comme êtres humains,
c’est-à-dire la notion de nature humaine comme ‘‘présupposé réel’’ que l’on a
remplacé par un ‘‘produit de la pensée’’ librement formé et librement
modifiable selon les circonstances »
Cet article mérite toute notre
attention.
Jean-Paul II : structure morale de la liberté
Réflexion sur les termes de
« liberté » et « vérité » dans le Magistère de Jean-Paul II
Julián Card. HERRANZ
« Sommes-nous
les témoins de l’une des périodes les plus complexes et décisives de l’histoire
humaine ? ». « Est-ce la fin ou le début d’une
période ? ». Ces deux questions ont été posées par Jean-Paul II. Ce
sont des paroles qui rappellent l’attitude de Saint Augustin face à la chute de
l’Empire romain sous la poussée des barbares : sommes-nous à la fin ou au
début d’une nouvelle ère de l’humanité ? C’est par ces deux questions que
le Pape ouvrit, le 17 août 1998 au Palais pontifical de Castel Gandolfo, le
Colloque international organisé par l’« Institut pour les Sciences humaines »
de Vienne sur le thème « At the End of the Millenium : Time and
Modernities » (1). Un colloque qui semble avoir également trouvé un écho
dans les pages de son dernier livre « Mémoire et Identité ».
Les
réponses données par les chercheurs présents à ce colloque aux questions posées
par Jean-Paul II furent extrêmement complètes, mais toutes, substantiellement,
orientées dans un sens affirmatif. Je voudrais en rapporter, de manière
synthétique, une seule, très actuelle : celle du politologue américain Zbigniew
Brzezinski. Celui-ci se déclara très
préoccupé, entre autres, par la « faible capacité de contrôle sur le
progrès scientifique » que possède l’humanité, par exemple dans le vaste
domaine des manipulations génétiques (fécondation humaine artificielle sans
limites, clonage, etc.) qui ne peuvent pas être acceptées si l’on se place dans
une perspective véritablement humaniste. « La dynamique de la science –
expliqua-t-il – peut menacer la base humaniste de la démocratie et le respect
du caractère sacré de la vie humaine », et il ajouta – faisant écho aux
enseignements répétés de la doctrine sociale de l’Église – qu’il ne faut pas
séparer « démocratie » et « valeurs », parce qu’autrement,
« l’anarchie politique mondiale pourrait entrer en conflit avec l’anarchie
intellectuelle mondiale ».
Quoi
qu’il en soit, la réponse la plus claire aux questions posées par le Pape à
l’occasion de ce colloque fut donnée quelques semaines plus tard par Jean-Paul
II lui-même dans son discours à un groupe d’évêques des Etats-Unis en visite ad
limina : « Nous arrivons au terme d’un siècle qui commença avec
confiance avec la perspective, de la part de l’humanité, d’un progrès presque
illimité, mais qui est en train de se conclure sous le voile de l’effroi et de
la confusion morale. Si nous voulons un printemps de l’esprit humain, nous
devons redécouvrir les fondements de l’espérance (cf. Discours à la 50ème
Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, 5 Octobre 1995, nn.
16-18) » (2) Mais quelle a été la cause principale de cette
situation d’« effroi et de confusion morale » et où doit-on redécouvrir en
ce début de Troisième Millénaire « les fondements de
l’espérance » ?
Il
me semble pour ma part que, pour s’en tenir au Magistère constant et ferme de
Jean-Paul II, l’unique espérance fondée en un avenir meilleur – plus juste et
plus pacifique pour l’humanité – réside dans la redécouverte morale et dans la
protection juridique du lien intime et indéfectible qui relie ces deux
termes : « liberté » et « vérité ». A propos,
justement, du concept de « liberté » et de ses constituants
essentiels, Jean-Paul II a dit dans l’Encyclique « Evangelium
vitae » : « La liberté se renie elle-même, elle se détruit (…)
quand elle ne reconnaît plus et ne respecte plus son lien constitutif avec
la vérité. Chaque fois que la liberté, voulant s’émanciper de toute
tradition et de toute autorité, se ferme même aux évidences premières d’une
vérité objective et commune, fondement de la vie personnelle et sociale, la
personne finit par prendre pour unique et indiscutable critère de ses propres
choix non plus la vérité sur le bien et le mal, mais seulement son opinion
subjective et changeante ou même ses intérêts égoïstes et ses caprices »
(3).
On
peut assurément affirmer – et Jean-Paul II en parle longuement dans les deux
premiers chapitres de « Mémoire et Identité » – que tout le Magistère
social de l’Église au siècle dernier, et aujourd’hui encore, est guidé avant
tout par la nécessité de défendre les consciences des chrétiens et de
l’humanité tout entière contre le mal intrinsèque de deux grandes utopies
idéologiques, devenues également des systèmes politiques à l’échelle
mondiale : l’utopie totalitaire de la justice sans liberté,
et l’utopie libertaire de la liberté sans vérité. En effet,
Jean-Paul II avait déjà dit, en 1993, s’adressant au monde de la culture à
l’Université de Vilnius : « Des totalitarismes de tendances opposées
et des démocraties malades ont bouleversé l’histoire de notre siècle » (4).
La
première utopie, celle de la justice sans liberté – et avec elle les systèmes
politiques totalitaires qui sous diverses formes l’avaient incarnée –, est
désormais en voie de déclin et d’extinction, du moins en Europe et en Amérique,
non sans avoir laissé derrière elle un mal immense, un amoncellement de ruines
spirituelles et sociales.
La
seconde utopie, en revanche, celle de la liberté sans vérité, est
malheureusement en phase d’expansion croissante dans le monde démocratique.
Celle-ci, qui a mûri dans le contexte philosophique du relativisme agnostique,
a trouvé un puissant instrument législatif (et donc social et politique) dans
le strict positivisme juridique. En effet, dans ce système – qui de
façon explicite ou implicite nie les postulats de l’éthique naturelle – ce
n’est pas la vérité objective qui assure la rationalité juridique et la
légalité morale des lois ou des sentences, mais seulement la vérité relative
ou conventionnelle, qui est le fruit pragmatique du compromis de l’État ou
politique. C’est pourquoi, Jean-Paul II mettait en garde lors de la Rencontre
mondiale des Professeurs d’Université en l’an 2000 : « Il est
urgent que nous œuvrions afin que le véritable sens de la démocratie, conquête
authentique de la culture, soit totalement préservé. Sur ce thème apparaissent
en effet des dérives inquiétantes, lorsque l’on assimile la démocratie à une
pure procédure, ou lorsque l’on pense que la volonté exprimée par la majorité
suffit ‘‘tout court’’ à déterminer le caractère moral d’une loi. En réalité,
‘‘la valeur de la démocratie, se maintient ou disparaît en fonction des valeurs
qu’elle incarne et promeut […] Le fondement de ces valeurs ne peut se trouver
dans des ‘majorités’ d’opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement dans
la reconnaissance d’une loi morale objective’’ » (5).
Ce
n’est pas un hasard si le plus célèbre représentant du positivisme juridique,
Hans Kelsen, commentant la question évangélique de Pilate à Jésus :
« Qu’est-ce que la vérité » ? (Jn 18, 38), écrivait qu’en
réalité, cette question de l’homme politique pragmatique contenait en elle-même
la réponse : la vérité est inaccessible ; c’est pourquoi
Pilate, sans attendre la réponse de Jésus, s’adresse à la foule et
demande : « Voulez-vous que je libère le roi des Juifs ? ».
En agissant ainsi, – conclut Kelsen – Pilate se comporte en parfait
démocrate : c’est-à-dire qu’il confie le problème d’établir le vrai et
le juste à l’opinion de la majorité, bien qu’il fût convaincu de la
complète innocence du Nazaréen (6).
En
méditant lui aussi sur le dramatique procès de Jésus, Jean-Paul II a
écrit : « Ainsi, donc, la condamnation de Dieu de la part de l’homme
ne s’appuie pas sur la vérité, mais sur l’abus de pouvoir, sur la conjuration
sournoise. N’est-ce pas précisément la vérité de l’histoire de l’homme, la
vérité de notre siècle ? De nos jours, cette condamnation a été répétée au
sein de nombreux tribunaux dans le contexte des régimes d’oppression
totalitaire. Et ne la répète-t-on pas également dans les parlements
démocratiques, lorsque, par exemple, à travers une loi promulguée en toute
régularité, l’on condamne à mort l’homme qui n’est pas encore né ? »
(7). Il s’agit là d’une affirmation qui est évoquée dans son récent
livre « Mémoire et Identité », mais que l’on trouve déjà dans son
œuvre précédente « Entrez dans l’espérance ».
En effet, il faut constater avec Jean-Paul II que, dans la seconde moitié du XXe siècle, l’agnosticisme religieux et le relativisme moral et juridique, fruits amers de l’immanentisme philosophique, ont façonné un modèle de société démocratique « malade », très largement matérialiste et permissive, détachée non seulement des vérités transcendantes sur le destin éternel de l’homme, mais également des exigences élémentaires de la morale naturelle. On pense à la dépréciation du mariage (que l’on tend à confondre avec les « unions de fait » également entre homosexuels), à la dissolution facile des liens matrimoniaux (couramment appelé « divorce-express ») et par conséquent à la fragilisation de la stabilité familiale, à la permissivité juridique ou de fait face à la diffusion de la violence et de la pornographie, de la drogue, des avortements, de l’euthanasie, des « manipulations génétiques aberrantes » déjà évoquées par Brzezinski au cours du colloque à Castel Gandolfo que nous avons cité, etc. Fort justement, le Pape résumait cette situation il y a sept ans par cette phrase lapidaire que nous avons citée un peu plus haut : « Nous arrivons au terme d’un siècle (…) qui est en train de se conclure sous le voile de l’effroi et de la confusion morale ».
Mais
le propre du génie prophétique de Jean-Paul II, comme celui du Magistère de
l’Église, est de ne pas se limiter à dénoncer le mal qui rôde sans offrir dans
le même temps les remèdes nécessaires. Le Pape se sait le messager de la puissance salvifique du
Christ. Ainsi ajoutait-il, renvoyant aux termes de son discours
historique à l’Assemblée générale des Nations Unies en 1995 : « Si nous voulons un
printemps de l’esprit humain, nous devons redécouvrir les fondements de
l’espérance ». Et c’est précisément dans ce discours à l’ONU
que Jean-Paul II, s’adressant à l’assemblée la plus interethnique et la plus
interreligieuse du monde, a offert l’unique remède possible contre l’utopie
libertaire qui menace de faire dégénérer la coexistence humaine en une
société sauvage.
En
effet, après avoir affirmé que « la liberté est la mesure de la dignité et de la grandeur
de l’homme », il ajoutait immédiatement que : la « question
fondamentale » à affronter « est celle de l’usage responsable de
la liberté » et dans ce but, il faut que l’attention de
tous – philosophes, juristes, politiciens, sociologues… – se porte sur la
question concrète « de la structure morale de la liberté, qui est l’armature
intérieure de la culture de la liberté ». En d’autres
termes : il
ne peut y avoir de véritable culture démocratique sinon dans le respect de la
« structure morale de la liberté ».
Mais
où les hommes (de quelque nationalité et tradition culturelle qu’ils soient)
peuvent-ils trouver l’élément fondamental de cette culture universelle
de la liberté ? Dans le même discours, Jean-Paul II éloigna immédiatement
les doutes et les incertitudes de son auditoire très hétérogène à travers ces
quelques phrases lapidaires qui sont un défi à l’intelligence – à la recta
ratio de tout honnête homme :
« La liberté possède une
‘‘logique’’ interne qui la qualifie et l’ennoblit : elle est ordonnée à
la vérité et elle se réalise dans la recherche et la mise en œuvre de la
vérité. Séparée de la vérité sur la personne humaine, elle se dégrade en
licence dans la vie individuelle et, dans la vie politique, en arbitraire des
plus forts et en arrogance du pouvoir. C’est pourquoi, loin d’être une
limitation ou une menace pour la liberté, la référence à la vérité de l’homme –
vérité universellement connaissable par la loi morale inscrite dans le cœur de
chacun – est réellement une garantie de l’avenir de la liberté » (8).
Voilà par conséquent où
Jean-Paul II identifie l’élément fondamental de la « structure morale de
la liberté » : dans la « vérité » et plus concrètement dans
une grande « vérité sur l’homme » qui comprend toutes les autres
vérités. En effet, c’est précisément de cette concrète « vérité sur l’homme »
que toutes les autres vérités tirent leur substance – la dignité de la
personne, ses droits fondamentaux inaliénables, la nature du mariage, de la
famille, de la société… –, autant de vérités objectives qui déterminent
à leur tour les espaces et les limites de développement de la liberté authentique.
Ainsi structurée par cette « logique » interne, la liberté est mise
en œuvre de manière rationnelle – intelligente – et moralement solide,
c’est-à-dire en excluant toute licence sur le plan personnel et tout arbitraire
sur le plan social et politique.
C’est justement l’absence de
cette « structure morale », de cette authentique
« culture » de la liberté et des droits de l’homme (9), qui est à l’origine de la
dégradation, sur le plan culturel ,de la civilisation, fruit de l’
« utopie libertaire » envahissante dans certains pays. A travers la
réaffirmation de cette « culture » l’humanité peut retrouver les
raisons fondamentales de son espérance, et les démocraties
« malades » peuvent guérir des maux sociaux qui les affligent. Il
s’agit de sauver la liberté pour retrouver l’espérance.
A
juste titre, il a été souligné par certains philosophes, comme Maritain, Del
Noce ou Possenti et par des juristes comme Cotta, Hervada ou Finnis (et même
récemment par des penseurs libéraux comme par exemple Galli della Loggia dans
un entretien avec le Card. Ratzinger), mais la liste n’est pas exhaustive, que
les penseurs classiques antérieurs au raz-de-marée dogmatique de l’idéologie
libertaire interprétèrent toujours la démocratie comme une organisation sociale
de liberté ayant des limites naturelles (10). Non pas des limites extérieures,
imposées de manière autoritaire du dehors (la tendance totalitaire) ou imposées
à travers un simple accord entre parties sur tous les sujets (la tendance libérale-radicale),
mais des limites ayant un fondement intrinsèque : la loi morale naturelle. En ce
sens, a dit Jean-Paul II : « la loi naturelle, dans la mesure où elle réglemente les
relations inter-humaines, vaut comme ‘‘droit naturel’’ et, comme telle, exige
le respect de la dignité des personnes dans la recherche du bien commun. Une
conception authentique du droit naturel, entendu comme protection de la dignité
éminente et inaliénable de tout être humain, est garante de l’égalité et donne
un contenu véritable aux ‘‘droits de l’homme’’ qui constituent les fondements
des Déclarations internationales. Les droits de l’homme, en effet, doivent
avoir pour référence ce que l’homme est par nature, en vertu de sa propre
dignité, et non ce qui est l’expression de choix subjectifs faits par ceux qui
jouissent du pouvoir de participer à la vie sociale ou par ceux qui obtiennent
le consentement de la majorité » (11).
Malheureusement, l’idéologie
libertaire, avec le relativisme moral qui en découle, en privant la démocratie
de son fondement de principes et de valeurs objectives, a obscurci
dangereusement les limites de la rationalité et de la légitimité du droit. Cela
a affaibli profondément l’ordre juridique démocratique face à la tentation
d’une liberté dénaturée : d’une liberté sans les limites
véritablement libératrices de la vérité objective sur la dignité de
l’homme et sur les droits inaliénables de la personne humaine (c’est-à-dire des
droits véritables : inséparables de la nature de l’homme).
Face
à l’évidence sociale de cette crise du droit et de la légalité, les dogmatiques
du strict positivisme juridique et de la soi-disant éthique laïque (qui,
privant de contenus éthiques les rapports de l’homme avec Dieu et de l’homme
avec lui-même, a réduit la morale aux seules relations inter-subjectives)
cherchent fébrilement des critères valables pour sortir de la crise, des
critères qui puissent fournir des fondements solides aux décisions juridiques,
aux programmes politiques, à leurs projets sociaux. Mais ces critères ne vont
pas plus loin que certains concepts comme l’opinion majoritaire, l’ordre des
valeurs démocratiquement reconnues ou bien ce que l’on appelle désormais
généralement la vérité de convention.
La
raison est évidente : la philosophie radicale-libérale ou libertaire, dont
ils s’inspirent, rend impossible l’affirmation d’une vérité objective sur
l’homme, c’est-à-dire d’une vérité inconditionnelle : qui soit
indépendante du nombre, qui consiste plutôt que dans les conventions, dans les
convictions, qui ne se laisse pas réduire aux seules opinions personnelles et
au simple ordre de valeurs reconnues de facto au sein d’une société, qui
soit en un mot une vérité naturelle non artificielle, objective et non
subjective, qui, comme le démontre l’histoire même de la culture – se présente
à la raison avant même que celle-ci ne soit éclairée par la Révélation
chrétienne. D’une vérité, en somme, qui précède et va au-delà du concept même
de démocratie, et que celle-ci ne peut nier (12). « Les éléments
constitutifs de la vérité objective sur l’homme et sur sa dignité – a
dit la Pape Jean-Paul II – s’enracinent profondément dans la recta ratio,
dans l’éthique et dans le droit naturel : ce sont des valeurs qui
précèdent tout système juridique positif et que la législation, dans un État de
droit, doit toujours préserver, en les soustrayant à l’arbitraire des individus
et à l’arrogance des puissants » (13).
On sait que l’éthique
laïque et le strict positivisme juridique (c’est-à-dire
celui qui refuse les postulats de la loi « inscrite dans le cœur de
chacun », dont on trouve déjà l’intuition et la réflexion dans la
philosophe grecque (14) et le droit romain (15) en marge du
Décalogue et avant la Révélation chrétienne) défendent avec force une séparation dogmatique
entre « morale privée » et « éthique publique ».
La morale
privée serait fondée sur des principes philosophiques
particuliers ou sur les convictions religieuses de chaque individu et, par
conséquent, celle-ci devrait être circonscrite au cadre et au domaine de la
conscience personnelle, de chaque citoyen ; l’éthique publique serait
par contre celle qui est déterminée uniquement par le consensus majoritaire de
la communauté, c’est-à-dire par cette vérité de convention que l’on
vient d’évoquer. L’éthique publique serait, par conséquent, l’unique source de valeurs
en mesure d’offrir de façon démocratique une structure morale aux lois et,
donc à l’exercice légitime de la liberté.
Il
semble, toutefois, que cette séparation absolue admise dans de nombreux
systèmes démocratiques, s’appuie en fin de compte sur une conception très
pauvre du droit et de la loi – dont la rationalité objective et la
fonction pédagogique sont de fait ignorées –, mais également sur une conception
tout aussi pauvre aussi bien de la liberté que de la personne humaine.
De la liberté, parce que celle-ci ne peut pas être comprise d’un point de vue
rationnel – au sens moral – comme une possibilité absolue et toujours légitime
de choix, même celui du mal ; de la personne, parce qu’on ne peut pas nier
à l’homme – sans offenser sa dignité – sa capacité de parvenir par
l’intermédiaire de la raison à la connaissance de la vérité : seul
ou en s’aidant, justement, de la fonction pédagogique de la loi. Jean-Paul II a
écrit dans « Mémoire et Identité », en développant ce qu’il avait
affirmé au n. 101 de l’Encyclique « Veritatis splendor » sur le
« risque de l’alliance entre démocratie et relativisme
éthique » : « Si après la chute des systèmes totalitaires, les sociétés se
sont senties libres, presque simultanément est apparu un problème de
fond : celui de l’usage de la liberté (…) Le danger de la situation dans
laquelle l’on vit aujourd’hui consiste dans le fait que, dans l’usage de la
liberté, l’on prétend faire abstraction de la dimension éthique, c’est-à-dire
de la considération du bien et du mal moral. Une certaine conception de la
liberté, qui trouve à présent un vaste écho dans l’opinion publique, détache
l’attention de l’homme des responsabilités éthiques. Ce sur quoi l’on s’appuie
uniquement aujourd’hui est la seule liberté. On dit : ce qui importe c’est
d’être libres, détachés de tous remords ou de tous liens, afin de pouvoir agir
selon nos propres jugements, qui en réalité ne sont souvent que des caprices.
Cela est clair : un libéralisme de ce genre ne peut être qualifié que de
primitif. Son influence est potentiellement dévastatrice » (16).
Je
ne pense pas que l’on puisse, d’un point de vue méthodologique, voir dans ces
considérations une sorte de « fondamentalisme », de confusion entre morale
chrétienne et loi civile. En effet, il est vrai que le droit s’occupe de
l’ordre social : il veille donc à l’ensemble des lois et traditions
légitimes qui régissent la communauté civile, la coexistence sociale. Mais si le fait
le plus important et positif du progrès de la science du droit dans les
sociétés démocratiques, en particulier, au XXe siècle, a été
justement celui de mettre au centre de la réalité juridique son véritable
protagoniste, l’homme, fondement et fin de la société, il est évident que le
droit d’une démocratie saine doit tenir compte – et telle est l’exigence morale
qui ne peut être éludée – de ce qu’est la « vérité sur
l’homme » ; c’est-à-dire qu’elle doit reconnaître et protéger
l’ensemble des exigences – personnelles et sociales – émanant de la structure
ontologique de la personne humaine, en tant qu’être doué d’une nature,
d’une dignité et d’une finalité particulières.
A juste titre – également du
point de vue de la philosophie du droit – Jean-Paul II déclarait dans le
discours à l’ONU que nous avons cité, que cette « référence à la vérité de
l’homme » sur laquelle doit reposer la loi, « loin d’être une
limitation ou une menace pour la liberté » constitue en réalité « la
garantie de l’avenir de la liberté ». Étant donnée, en effet, la place
centrale de la personne dans le droit (on pense par exemple à la
« Déclaration universelle des Droits de l’Homme ») et étant donné
également que la personne humaine est ce qu’elle est – et non pas ce
qu’une majorité ou l’autre d’opinions pense qu’elle soit –, on en déduit que la
loi réellement juste ne peut pas reposer sur une vérité de convention ou
d’opinion, mais doit nécessairement tenir compte de la vérité
ontologique de la personne humaine : sa nature d’être, non pas
uniquement animal et instinctif, mais intelligent, libre et possédant une
dimension transcendante et religieuse de l’esprit qui ne peut pas être ignorée
ou bafouée par la loi (17).
Autrement, le droit – même
si on veut l’appeler démocratique et fondé sur une éthique publique
– serait antinaturel, essentiellement immoral, et deviendrait l’instrument d’un
fondamentalisme laïc, c’est-à-dire d’un ordre social totalitaire fort
éloigné de la juste conception de la laïcité de l’État. Il n’y a pas de place
ici pour le relativisme éthique, comme il n’y en a pas non plus pour défendre
la légitimité d’un droit positif qui aurait divorcé de la morale,
c’est-à-dire de cette « vérité sur l’homme » qui détermine les
contenus et les limites de sa liberté.
Dans
les actes d’un Symposium sur le thème « Sécularisation et laïcité dans
l’expérience démocratique moderne » on lit cette affirmation incisive,
fruit évident d’une expérience douloureuse : « La dignité de la personne ne peut pas être
sauvée par ces déclarations solennelles si souvent réitérées dans les moments
de crise de confiance en l’avenir, entre le désespoir et l’utopie. L’homme ne
peut retrouver son assurance et sa confiance qu’en reprenant conscience que sa
dignité est intangible, et non pas parce qu’un Parlement ou une Assemblée en a
décidé ainsi, mais parce qu’il est déterminé ainsi par le fait d’être une
personne » (18). En
évoquant, à titre d’exemple, les pressions politiques sur certains Parlements
afin qu’ils reconnaissent les unions homosexuelles comme une forme alternative
de famille, Jean-Paul II se demande : « L’on peut et même l’on doit
se demander si n’est pas ici à l’œuvre une nouvelle idéologie du mal, peut-être
plus sournoise et cachée, qui tente d’exploiter, contre l’homme et contre la
famille, jusqu’aux droits de l’homme eux-mêmes. Pourquoi tout cela a-t-il
lieu ? Quelle est la racine de ces idéologies post-philosophie des
Lumières ? La réponse en définitive est simple : cela a lieu parce
que l’on a rejeté Dieu comme Créateur, et donc comme source de la
discrimination entre ce qui est bien et ce qui est mal. On a refusé la notion
de ce qui, de manière plus profonde, nous constitue comme êtres humains,
c’est-à-dire la notion de nature humaine comme ‘‘présupposé réel’’ que l’on a
remplacé par un ‘‘produit de la pensée’’ librement formé et librement
modifiable selon les circonstances (19).
Ce
sont des paroles qui semblent faire écho à la fois à la célèbre phrase
d’Antonio Rosmini « la personne est la loi », et à l’urgence et la
ténacité avec laquelle Jean-Paul II demande de fonder la structure morale de la
liberté (et donc de la loi) dans la « vérité sur l’homme ». Il ne
fait aucun doute, en effet, que nous nous trouvons actuellement à un carrefour
de l’histoire où est devenue particulièrement importante et urgente la
nécessité de bien mettre au clair quelle est la réalité de la personne humaine,
radicalement différente des autres êtres existant. Car cette question,
rigoureusement philosophique, a les conséquences les plus graves et les plus
décisives pour l’avenir de l’humanité : dans le domaine de la science et
en particulier de la biologie et de la génétique, comme dans celui du droit, de
la sociologie et de la politique.
Pour
les croyants, la « vérité sur l’homme » n’est pas une question
problématique, mais une vérité pleinement acquise, révélée. « Quel est
donc l’être qui doit venir au monde entouré d’une telle
considération ? » demandait saint Jean Chrysostome en considérant la
grandeur de cet être singulier créé par Dieu « à son image » (Gn 1,
27) et, par conséquent, intelligent et libre, conscient et responsable ;
racheté du péché et de la mort par le sacrifice de Dieu lui-même fait
homme ; élevé à la condition de fils adoptif de Dieu et appelé à partager,
dans la conscience et dans l’amour, la vie de son Créateur. Et Jean Chrysostome
lui-même répondait : « C’est l’homme, grande et merveilleuse figure
vivante, plus précieux aux yeux de Dieu que l’ensemble de la Création de ce qui
est ; c’est l’homme, et c’est pour lui qu’existent le ciel et la terre et
la mer et la totalité de la création » (20). C’est pourquoi
Jean-Paul II écrivait dans sa première Encyclique Redemptor hominis :
« Le Christ
Rédempteur révèle pleinement l’homme à lui-même. Telle est, si l’on peut
s’exprimer ainsi, la dimension humaine de la Rédemption. Dans cette dimension,
l’homme retrouve la grandeur, la dignité et la valeur propre de son humanité.
(…) L’homme qui veut se comprendre lui-même jusqu’au fond ne doit pas se
contenter pour son être propre de critères et de mesures qui seraient
immédiats, partiaux, souvent superficiels et même seulement apparents ;
mais il doit, avec ses inquiétudes, ses incertitudes et même avec sa faiblesse
et son péché, avec sa vie et sa mort, s’approcher du Christ. (…) En réalité,
cette profonde admiration devant la valeur et la dignité de l’homme s’exprime
dans le mot Évangile, qui veut dire Bonne Nouvelle » (21).
Mais
quelle est pour les non-croyants, pour les intelligences non encore éclairées
par la foi, la « vérité sur l’homme » ? Comme nous l’avons dit,
la réponse à cette question pressante – de la part de la philosophie et des
sciences biologiques – implique de graves et décisives conséquences pour
l’avenir, non seulement de la liberté et de la démocratie, mais de l’humanité
tout entière. Ainsi est-ce justement sur cette question essentielle que semble
le plus urgent – comme Jean-Paul II le souhaitait dans son Encyclique Fides
et Ratio – le dialogue serein et constructif entre la philosophie et la
Révélation, entre Athènes et Jérusalem, entre la raison et la foi.
« La
Révélation – a dit le Pape – propose clairement certaines vérités qui, bien que
n’étant pas naturellement inaccessibles à la raison, n’auraient peut-être
jamais été découvertes par cette dernière, si elle avait été laissée à elle-même »
(22). C’est pourquoi, à propos de l’expression « circularité entre
foi et philosophie », récurrente dans l’Encyclique (23), le Card.
Ratzinger a montré que celle-ci s’entend au sens où la théologie part de la
Parole de Dieu, « mais puisque cette Parole est vérité, cela la placera
toujours en relation avec la recherche humaine de la vérité, avec l’engagement
de la raison pour la vérité » ; de son côté, la philosophie aussi
« tout comme elle doit être à l’écoute des découvertes empiriques, qui
mûrissent dans les différentes sciences, de même devrait-elle prendre en
considération la sainte tradition des religions et en particulier le message de
la Bible » (24).
C’est
dans cet horizon de la « circularité entre la foi et la
philosophie », c’est-à-dire de leur dialogue dans la recherche humaine de
la vérité, que s’inscrit assurément la question primordiale de la « vérité
sur l’homme », sur la personne humaine. Jean-Paul II l’a rappelé
expressément : « La conception de la personne comme être spirituel
est aussi une originalité particulière de la foi : l’annonce chrétienne de
la dignité, de l’égalité et de la liberté des hommes a certainement exercé une
influence sur la réflexion philosophique que les modernes ont menée » (25).
En
pensant à la nécessité de développer encore cette réflexion philosophique –
métaphysique – en un dialogue constructif avec le message biblique sur la
dignité de la personne, mais également à l’écoute des découvertes
offertes par les sciences biologiques et génétiques sur l’origine et le
développement de l’être humain, il me semble que se présente à priori un
défi : le défi de surmonter les préjugés. Sans cette exigence
méthodologique préalable, le dialogue « circulaire » et constructif
entre foi et philosophie, entre biologie et métaphysique, ne serait pas
possible. Et
pourtant, il doit être possible. Parce que – il faut le répéter – la
notion de personne humaine, la « vérité sur l’homme » n’est pas une
question purement académique, mais un problème existentiel aigu, et s’il n’est
pas résolu – sur le plan de la raison – il ne sera pas possible de retrouver le
sens et la valeur de l’éthique et du droit : c’est-à-dire « la
structure morale de la liberté ».
Tel est le défi que propose
avec ténacité le Magistère prophétique de Jean-Paul II : l’espérance
fondée d’un avenir de bien – plus juste et plus pacifique – pour l’Humanité,
réside dans la redécouverte éthique et dans la protection juridique du lien
étroit qui rattache ces deux termes inséparables « liberté » et
« vérité ». Il a dit :
« Une
culture sans vérité n’est pas une garantie, mais plutôt un risque pour la
liberté » (26). A travers un dialogue
« circulaire » sérieux et clairvoyant qui mobilise en même temps et
sans préjugés la raison et la foi, Jean-Paul II nous engage à
avoir le courage de la vérité. Sans ce courage, il ne pourra jamais y
avoir de vraie culture de la liberté : cette liberté naturelle qui
se fonde sur la dignité même de la nature créée de l’homme, et sur cette
liberté plus haute – la liberté des fils de Dieu contre l’esclavage du péché et
de la mort – que le Christ Rédempteur a conquise pour nous sur la Croix.
1) ORLF n. 36 du 8 septembre 1998.
2) Jean-Paul II, Discours lors de la visite « ad limina Apostolorum » des Évêques des Etats-Unis, 2 octobre 1998.
3) Encyclique Evangelium vitae, du 25 mars 1995, n. 19.
4) Discours du 5 septembre 1993 : ORLF n. 37 du 14 septembre 1993.
5) Discours du 9 septembre 2000,n. 6, Insegnamenti di Giovanni Paolo II, XXIII/2 (2000) p.357 ; cf. ORLF n. 37 du 12 septembre 2000.
6) Cf. V. Possenti, Le società liberali al bivio. Lineamenti di filosofia della società, Milan, 1991, pp. 345s.
7) Entrez dans l’espérance, Plon/Mame, 1994.
8) Discours du 5 octobre 1995 à l’Assemblée générale de l’ONU pour le 50e anniversaire de sa fondation : ORLF n. 41 du 10 octobre 1995.
9) Cf. Jean-Paul II, « La culture des droits de l’homme », n. 2, Discours au Congrès mondial organisé par le Conseil pontifical « Justice et Paix » pour le 50e anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
10) Dans des perspectives
différentes et avec diverses nuances, on retrouve une convergence sur cette
idée fondamentale entre autres chez : J. Maritain, L’Homme et l’État,
Paris, 1953, pp. 69s. ; A. Del Noce, I caratteri generali del pensiero
politico contemporaneo, Milan, 1972 ; V. Possenti, Le società
liberali al bivio. Lineamenti
di filosofia della società,
11) Discours aux participants à l’Assemblée générale de l’Académie pontificale pour la Vie, 27 février 2002, n. 6, Insegnamenti di Giovanni Paolo II, XXV/1, 2002, p. 285 ; cf. ORLF n. 11 du 12 mars 2002.
12) Cf. J. Herranz, « L’agonia del Diritto agnostico », in Studi Cattolici, avril 1994, pp. 166-171.
13) Discours aux participants au Symposium international « Evangelium Vitae et Droit », 23 mai 1996, n. 5, in Pontificium Consilium de Legum Textibus Interpretandis, Pontificium Consilium pro Familia et Pontificia Academia pro Vita, « Evangelium Vitae » e Diritto. Acta Symposii Internationalis in Civitate Vaticana celebrati 23-25 mai 1996, Librairie Éditrice Vaticane, 1997, p. 11 ; cf. ORLF n. 25 du 18 juin 1996.
14) Aristote écrivait dans le célèbre passage de l’ « Éthique à Nicomaque », liv.V, c. 7, 1134 b : « Dans le droit politique – c’est-à-dire dans le droit régissant une société parfaite ou polis – une partie est naturelle et l’autre est légale. Est naturel ce qui possède partout la même force et ne dépend pas des différentes opinions des hommes ; est légal tout ce qui, en théorie, peut être indifféremment d’une manière ou de la manière contraire, mais qui perd cette indifférence au moment où la loi la résout ».
15) On lit par exemple dans les « Institutiones » de Gaius (I,1) : « Tous les peuples qui se gouvernent par des lois et des traditions, ont recours en partie à leur droit particulier, en partie au droit commun à tous les hommes ; le droit que chaque peuple a établi pour lui-même est propre à la cité et s’appelle le droit civil, c’est-à-dire propre à la cité ; en revanche celui que la raison naturelle établit entre tous les hommes, est observé par tous les peuples et s’appelle le droit des gens, en tant que droit à l’usage de tous les peuples. Ainsi, donc, le peuple romain fait usage en partie de son droit et en partie de celui commun à tous les hommes ».
16) Jean-Paul II, Mémoire et Identité, Paris, Flammarion, 2005.
17) « Grâce à la raison, la personne humaine est capable de reconnaître à la fois cette dignité profonde et objective de son être, et les exigences éthiques qui en dérivent. L’homme peut, en d’autres mots, lire en lui-même la valeur et les exigences morales de sa propre dignité. C’est une lecture qui constitue une découverte toujours perfectible, selon les critères de l’ ‘‘historicité’’ propres à la connaissance humaine » (Discours aux participants à l’Assemblée générale de l’Académie pontificale pour la Vie, 27 février 2002, n. 6, Insegnamenti di Giovanni Paolo II, XXV/1, 2002, p. 284 ; cf. ORLF n. 11 du 12 mars 2002.
18) J. Vidal Gallardo, « Secularidad y dignidad de la persona », Actes du Symposium « Secularización y laicidad en la experiencia democratica moderna », San-Sebastien, 1996, p. 109.
19) Mémoire et Identité, op. cit.
20) Sermones in Genesim, 2, 1 : PG 54, 587D-588A.
21) Lett. enc. Redemptor hominis, du 4 mars 1979, n. 10.
22) Encyclique Fides et ratio, du 14 septembre 1998, n. 76.
23) Ibidem, n. 73.
24) Conférence sur l’Encyclique Fides et ratio lors de la rencontre sur « La foi et la recherche de Dieu », Basilique de Saint-Jean-de-Latran, Roma, 17 novembre 1998.
25) Encyclique Fides et ratio, n. 76.
26) Discours à la Rencontre mondiale des Professeurs d’Université, cf. ORLF n. 37 du 12 septembre 2000.