ITEM

 

 

Portable : 06 80 71 71 01. Courriel : abbe_aulagnier@hotmail.com.

Site : http://la.revue.item.free.fr

 

Un regard sur le monde

politique et religieux

 

au 8 mai   2009

 

N° 215

 

Par Monsieur l’abbé Paul Aulagnier

 

 

LA SAGA DE LA MESSE TRIDENTINE AU DIOCÈSE DE CHICOUTIMI

Deux herméneutiques s’affrontent

 

Par Jacques Tremblay, Éric Larouche et Sabin duchesne

 

L’excellente revue canadienne ÉGARDS, dans son numéro d’Automne 2008, a publié une excellente étude sur l’application du Motu Proprio Summorum Pontificum de Benoît XVI dans le diocèse de Chicoutimi, au Canada, au nord de Quebec. Avec l’accord du directeur de la revue, Luc Gagnon et du rédacteur en chef, Jean Renaud, je la publie dans ce numéro d’Item. Devant le refus de l’évêque de faire droit à la demande du groupe de fidèles désireux de prier dans le « rite tridentin », le responsable, en leur nom, fit appel à Rome, à la Commission Ecclesia Dei. Ils sont dans l’attente de la réponse romaine. Une relance vient d’être faite. Rome s’avance toujours lentement…Mais depuis, après leur demande à l’évêque, ce « groupe stable de fidèles » fut pris à parti dans un sermon du curé de la cathédrale. Ce sermon fut enregistré. Et dans le numéro 22 d’EGARDS, il est commenté par les auteurs de ce présent article. En raison de l’intérêt de ce sermon et de son commentaire, je le publierai dans le numéro d’Item de la semaine prochaine.

 

Voici le premier article.

 

 

« Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste. »

Pape Benoît XVI

 

Cet exposé constitue un magnifique témoignage de foi. Pourquoi la messe traditionnelle en latin et grégorien selon le missel de saint Pie V suscite-t-elle la peur et la colère du clergé mondain et de ses auxiliaires? Pourtant, elle est un jaillissement physique de la vie divine au cœur du monde et porte notre regard vers le Ciel en participant au sacrifice rédempteur sur l’autel tourné vers le Seigneur. Le Pape Benoît XVI a voulu libérer les meilleurs de ses fidèles en les rétablissant dans leur droit de prier comme leurs pères : c’est la base du droit liturgique des fidèles selon Dom Guéranger. Alors que la liturgie est célébrée de toutes les façons, parfois les plus mondaines et abominables, seule la messe traditionnelle serait interdite ? Quelle absurdité ! Quelle admiration je nourris pour ces croyants courageux, dont au moins un a perdu sa fonction dans l’appareil diocésain de Chicoutimi pour déviance traditionaliste ! Il existe donc encore, en ce début du XXIe siècle, des jeunes défenseurs de la foi.

Luc Gagnon

 

Introduction

 

 

Le motu proprio Summorum Pontificum du Pape Benoît XVI, publié le 7 juillet 2007, a ouvert une nouvelle page dans l’histoire de l’Église catholique en libéralisant l’usage de la liturgie romaine antérieure à la réforme liturgique de 1970 qui a suivi le Concile Vatican II. C’est dans ce contexte que plusieurs diocèses de par le monde autorisent d’ores et déjà la célébration de la messe tridentine, et leur nombre ne cesse de croître. Dans la province de Québec, au Canada, le document romain a reçu un écho favorable de la part de Son Éminence, le cardinal Marc Ouellet, archevêque de Québec et primat du Canada, qui a érigé canoniquement, en septembre 2007, la chapellenie St-François-d’Assise pour la célébration de la « forme extraordinaire » des sacrements dans son diocèse. La responsabilité de ce service ecclésial a été confiée à un prêtre français d’une trentaine d’années appartenant à la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre : Monsieur l’abbé Guillaume Loddé.

 

     Demande au diocèse de Chicoutimi

 

Dans cette mouvance opérée par le motu proprio Summorum Pontificum, des fidèles catholiques de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, au Québec, ont entrepris les démarches nécessaires afin d’obtenir l’accès à la messe tridentine, une fois par mois, à l’église Christ-Roi, dans la paroisse Sacré-Cœur de Chicoutimi. L’abbé Loddé a même accepté de venir en aide à ces fidèles en offrant sa disponibilité. C’est ainsi que 140 fidèles du diocèse de Chicoutimi ont demandé l’application du document pontifical à Mgr Jean-Roch Gaudin, le curé de la paroisse Sacré-Cœur, le mercredi 16 avril 2008. Comme plusieurs fidèles venaient également d’autres paroisses du diocèse, le curé a alors remis la demande à Mgr André Rivest, évêque de Chicoutimi, le lundi 28 avril 2008.

 

Avant même que l’évêque ne se prononce, des membres de « l’intelligentsia diocésaine », nourris à même une certaine théologie moderniste, abreuvés par le soi-disant « esprit de Vatican II » et dont l’orientation pastorale est contaminée par le « complexe anti-romain », n’ont pas tardé à faire connaître leur vive désapprobation à l’égard de la demande d’une Messe tridentine dans le diocèse de Chicoutimi.

 

Réponse et arguments de l’évêque

 

Pour mettre fin aux spéculations, Mgr Rivest a consulté son Conseil presbytéral sur la question, le lundi 19 mai 2008 (plutôt qu’en septembre comme prévu initialement), et a pris la décision de ne pas autoriser la requête des fidèles.

 

Dans les feuillets paroissiaux de la paroisse Sacré-Cœur du 8 et du 15 juin 2008, Mgr Jean-Roch Gaudin fait part aux paroissiens de la décision négative de l’évêque. Voici les extraits les plus significatifs énonçant les arguments qui ont conduit à la décision d’interdire la Messe tridentine dans le diocèse de Chicoutimi :

« (…) Il y a un mois, une pétition signée par 100 personnes m’a été présentée, me demandant l’autorisation d’avoir une messe une fois par mois sous la « forme extraordinaire », dans une des trois églises de la paroisse, de préférence à l’église Christ-Roi. Selon le motu proprio du Saint-Père, j’avais le pouvoir d’autoriser cette requête.

« Mais, comme les signataires venaient principalement de différentes paroisses du diocèse et par solidarité avec la pastorale d’ensemble du diocèse, j’ai cru bon consulter Mgr André Rivest, le premier Pasteur du diocèse, et en même temps lui soumettre la pétition pour qu’il donne une orientation diocésaine à ce sujet.

« Mgr Rivest a consulté son Conseil presbytéral (composé de différents prêtres du diocèse) le lundi 19 mai dernier et le lendemain il m’a téléphoné pour me dire qu’il croyait bon de ne pas accorder l’autorisation de célébrer la messe sous la « forme extraordinaire » dans le diocèse pour les raisons suivantes :

 

a. Le motu proprio dit : « dans les paroisses où il existe un groupe stable de fidèles attachés à la tradition liturgique antérieure, le curé accueillera volontiers leur demande de célébrer la messe sous sa forme extraordinaire » (art. 5 § 1). Ni dans la paroisse Sacré-Cœur, ni dans le diocèse, il n’existe de groupe stable. Les signataires de la pétition ne forment pas un groupe stable, un groupe permanent, une communauté en tant que telle, mais un ensemble de personnes dispersées dans le diocèse qui, très majoritairement, n’ont pas de lien continu entre elles.

 

b. L’Évêque a comme rôle de protéger l’unité dans le diocèse et il a l’autorité et la responsabilité sur la liturgie et sur la pastorale des fidèles. L’autorisation de célébrer des messes sous sa « forme extraordinaire », sera source de division parmi les prêtres et les fidèles et l’impact d’une telle célébration risque d’être négatif.

 

c. Parmi les critères mis de l’avant par le Saint-Père dans son motu proprio, l’évêque doit examiner si les demandeurs et les prêtres eux-mêmes ont la formation liturgique et une « certaine familiarité » avec la « forme extraordinaire » du rite latin, de même qu’une bonne connaissance de la langue latine que le pape Benoît XVI lui-même juge nécessaires pour une célébration fructueuse selon la « forme extraordinaire ». Or, parmi les signataires très peu peuvent répondre positivement à ces critères.

« Après avoir consulté mon équipe pastorale, je suis totalement en accord avec la position de Mgr Rivest qui m’a demandé de vous faire part de sa décision. Je n’autorise donc pas la célébration de la messe sous sa « forme extraordinaire » dans la paroisse Sacré-Cœur.

« Les personnes qui désirent avoir une telle messe, peuvent se rendre à l’église St-François-d’Assise, 1381, 1ère avenue, Limoilou, Québec », une église du diocèse de Québec située à plus de 200 km de Chicoutimi.

 

L’argument du groupe stable

 

Le premier argument, que tous les détracteurs de la messe tridentine s’empressent d’invoquer, est la notion controversée de « groupe stable ». Or, une ambiguïté linguistique existe à ce sujet, concernant l’interprétation juste du texte latin officiel, d’où l’importance de bien maîtriser la langue latine pour bien comprendre les documents romains…

 

La question la plus épineuse est celle de l’adjectif « stable » accolé au substantif « groupe » dans la traduction française, adjectif qui tente de traduire l’adverbe latin continenter. Un document romain serait en cours de préparation pour clarifier cette question. Ce sera donc à la Commission pontificale Ecclesia Dei d’en donner l’interprétation autorisée.

 

Concernant la taille du groupe, la Commission épiscopale de liturgie et des sacrements, au Canada, a fait valoir ce qui suit : « Au sujet de la taille des groupes, le motu Proprio ne donne pas de prescription formelle. En d’autres épiscopats du monde, on fait valoir le nombre minimum d’au moins 25 personnes comme chiffre de référence, ce qui peut représenter un groupe significatif. » Or, le groupe de Chicoutimi dépasse largement ce quorum fixé arbitrairement mais raisonnablement.

 

Du point de vue juridique, on peut affirmer que la messe tridentine n’est pas une concession accordée à des groupes particuliers mais qu’elle constitue un droit et un don que le Saint-Père accorde à ceux qui en font la demande, laquelle ne doit pas être frivole mais sérieuse. En somme, c’est une question de « gros bon sens ».

 

L’argument de la division

 

La seconde raison qui a amené Mgr Rivest à interdire la célébration de la messe tridentine dans le diocèse de Chicoutimi est que ce genre de célébration provoquerait supposément de la division au sein du clergé et chez les fidèles. Comment le souci de l’unité peut-il être invoqué ici quand le motu proprio Summorum Pontificum a justement été promulgué pour faciliter l’unité et la réconciliation au sein de l’Église ?

 

Tout d’abord, le motu proprio vise l’unité de la foi. En effet, si le missel de Paul VI est « l’expression ordinaire » de la lex orandi, le missel du bienheureux Jean XXIII en est « l’expression extraordinaire ». Devant cette double expression de la lex orandi, il ne faut pas y voir une division de la lex credendi. Le motu proprio nous assure que « ce sont deux mises en œuvre de l’unique rite romain ». Or, l’idée que la « forme extraordinaire » reflèterait une vieille théologie qui ne cadre plus avec la théologie issue du Concile Vatican II est grandement répandue dans le diocèse de Chicoutimi. N’est-ce pas contre cette « idéologie de la rupture » que le Saint-Père désire apporter la solution de « l’herméneutique de la continuité » à travers l’application du motu poprio Summorum Pontificum ?

 

Ensuite, le motu proprio est au service de l’unité entre les membres de l’Église. Ainsi, lorsque des personnes, prêtres ou laïcs, s’opposent au motu proprio, ce n’est pas le document pontifical qu’il faut blâmer, mais ceux qui s’y opposent. Or, c’est le rôle de l’évêque de protéger l’unité du diocèse en réfutant l’erreur de ceux qui rejettent les dispositions contenues dans un document romain aussi important qu’un motu proprio. Les véritables fauteurs de division que l’évêque se doit de remettre à l’ordre ne sont pas les demandeurs de la messe tridentine (qui, eux, refusent d’opposer la « forme ordinaire » à la « forme extraordinaire » de la messe) mais plutôt ceux qui refusent l’application du motu proprio (puisqu’ils opposent, eux, la « forme ordinaire » à la « forme extraordinaire » de la messe). Et puis, en raison du malaise de certains membres du clergé, n’aurait-il pas été souhaitable que soit mis en œuvre un dispositif pour que soit reçu et accepté le motu proprio au sein de tout le clergé diocésain ?

 

Par ailleurs, une des raisons - mais non la seule - de la publication du motu proprio Summorum Pontificum est la réconciliation avec les lefebvristes. Or, au diocèse de Chicoutimi, certains considèrent le motu proprio comme une concession faite uniquement aux lefebvristes. Ainsi, comme il n’y a pas de lefebvristes parmi les demandeurs de messe tridentine, certains s’imaginent que les fidèles du diocèse n’auraient pas le droit d’accéder à cette forme liturgique. Mais, la messe tridentine, loin d’être la propriété exclusive des lefebvristes, n’est-elle pas une part importante du patrimoine commun de toute l’Église ?

 

Loin d’être un élément de division, le motu proprio est un instrument d’unité et de réconciliation. Il est difficile de le considérer comme une source de division, à moins d’être opposé idéologiquement à la « forme extraordinaire » de la liturgie qui est une forme légitime, jamais abrogée, et complémentaire de la « forme ordinaire ».

 

Bien que superficiellement compréhensible, la crainte de la division est excessive. Ce n’est pas une messe par mois, dans la « forme extraordinaire » du rite romain, qui est susceptible de déstabiliser un diocèse. La véritable crainte n’est-elle pas que le phénomène prenne de l’ampleur, faisant prendre un virage - que certains qualifieraient de « conservateur » - au diocèse ?

 

De plus, la suggestion que la célébration du sacrifice rédempteur au cours de l’eucharistie - qui est le sacrement de la communion et de la réconciliation entre Dieu et l’humanité - puisse être source de division, est plutôt suspecte et étrange. Si division il y a, ce n’est certainement pas l’action de l’Esprit-Saint au cours de la messe qui pourrait en devenir la cause ! Elle doit être trouvée ailleurs...

 

Il y a également quelque chose d’anormale et d’aberrant dans l’idée qu’une forme liturgique, qui a nourri la foi d’une multitude de chrétiens – et parmi eux de nombreux saints - pendant des siècles, devienne tout à coup nocive pour ceux-ci. Pourtant, le Saint-Père lui-même affirme : « Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste. Il est bon pour nous tous, de conserver les richesses qui ont grandi dans la foi et dans la prière de l’Église, et de leur donner leur juste place. »[1]

 

Par ailleurs, le rôle de l’évêque est de veiller à l’unité mais non à l’uniformité dans son diocèse. Si on souhaite « l’uniformité liturgique », pourquoi tolère-t-on encore des manifestations de « non-uniformité » dans le diocèse – et des plus critiquables – notamment la célébration de « messes alternatives » au Grand Séminaire de Chicoutimi ? Pourquoi ne pas mettre fin aux abus liturgiques et permettre une juste et saine diversité permise par l’Église ? À moins qu’une seule forme de diversité ne soit privilégiée localement…

 

Faut-il s’étonner alors de la demande de messe tridentine quand le Saint-Père lui-même reconnaît ce qui suit : « Beaucoup de personnes qui acceptaient clairement le caractère contraignant du Concile Vatican II, et qui étaient fidèles au Pape et aux Évêques, désiraient cependant retrouver également la forme de la sainte Liturgie qui leur était chère ; cela s’est produit avant tout parce qu’en de nombreux endroits on ne célébrait pas fidèlement selon les prescriptions du nouveau Missel; au contraire, celui-ci finissait par être interprété comme une autorisation, voire même une obligation de créativité; cette créativité a souvent porté à des déformations de la Liturgie à la limite du supportable. Je parle d’expérience, parce que j’ai vécu moi aussi cette période, avec toutes ses attentes et ses confusions. Et j’ai constaté combien les déformations arbitraires de la Liturgie ont profondément blessé des personnes qui étaient totalement enracinées dans la foi de l’Église[2]. »

 

La crainte que les demandeurs de la messe tridentine deviennent également un groupe fermé, coupé de la vie paroissiale et causant une fracture communautaire est également non fondée. Les demandeurs sont déjà intégrés dans la communauté paroissiale et participent régulièrement à la messe ordinaire. Cette demande ne signifie nullement qu’ils ont l’intention d’arrêter d’y aller ou encore qu’ils dénigrent le Novus Ordo issu de la réforme liturgique. Il s’agit seulement de la possibilité d’offrir les deux formes du rite pour tous, libre à chacun d’y participer ou non.

 

Cet argument de la division communautaire soulève également un paradoxe plutôt étonnant : d’une part, la demande a été rejetée en partie sous prétexte que les personnes requérantes ne forment pas un groupe stable déjà établi comportant de liens entre eux; d’autre part, si les demandeurs formaient un tel groupe, on les accuserait alors d’être un groupe fermé, replié sur lui-même, coupé de la vie communautaire et du reste du diocèse. Il faut croire que toutes les raisons sont bonnes à invoquer pour vouloir réfuter le bien-fondé de la requête ! Avec de tels arguments, il n’y aurait jamais de bonnes circonstances pour appliquer le motu proprio.

 

Quant à la question de la division dans le presbytérat diocésain, il est naturel que la demande de messe tridentine ait suscité des réactions diverses, dont certaines négatives. Lorsqu’il s’agit d’une question controversée, il est illusoire de s’attendre à une opinion homogène. Mais, au nom de l’unité, faut-il vraiment exiger l’unanimité absolue avant d’autoriser un projet ? Il faut admettre que le malaise affiché par certains clercs trouve son origine dans des raisons fort complexes et difficiles à analyser rationnellement. Comme mentionné précédemment, les signataires de la pétition sont également attachés à la « forme ordinaire » de la messe, et veulent seulement être respectés dans leur droit d’accès aux deux formes rituelles en accord avec le motu proprio.

 

En définitive, la décision de l’interdiction de la messe tridentine est déjà en elle-même « divisive », plutôt qu’inclusive. À l’heure où l’on prêche dans l’Église l’ouverture aux autres et le respect des sensibilités spirituelles, on aurait pu s’attendre à un meilleur accueil. Mais il semble bien que l’ouverture favorisée est de nature sélective. Cette décision suscite plus de division qu’elle n’en prévient. Avec l’espace juridique ouvert par le motu proprio de Benoît XVI au niveau liturgique et la libéralisation de l’usage de la forme tridentine, le présent refus crée une situation de division dissonante entre l’autorité papale et l’autorité épiscopale locale sur cette question très précise. Cela provoque un certain tort spirituel et pastoral de placer ainsi en otage un certain groupe non négligeable de fidèles entre deux paliers de l’autorité de l’Église, alors qu’ils veulent être fidèles aux deux. Il aurait été souhaitable, pour le témoignage de l’unité de l’Église catholique, que l’autorité épiscopale se rallie derrière l’autorité papale et affiche plus de communion.

 

Certes, l’Évêque doit guider son peuple mais toujours en harmonie avec les dispositions du motu proprio. Le Saint-Père lui-même nous l’enseigne : « Rien n’est donc retiré à l’autorité de l’Evêque dont le rôle demeurera de toute façon celui de veiller à ce que tout se passe dans la paix et la sérénité. Si quelque problème devait surgir et que le curé ne puisse pas le résoudre, l’Ordinaire local pourra toujours intervenir, en pleine harmonie cependant avec ce qu’établissent les nouvelles normes du motu proprio. »[3]

 

L’argument du latin

 

La troisième raison, pour laquelle l’évêque de Chicoutimi n’a pas autorisé la célébration de la messe tridentine, est la soi-disant ignorance des fidèles concernant la langue latine. Est-ce justifié de considérer la maîtrise du latin comme une condition d’accès au trésor de l’Église ? Est-ce que la maîtrise du latin est une condition énoncée par le motu proprio Summorum Pontificum ? Dans les deux cas, la réponse est négative.

Tout d’abord, le texte de Summorum Pontificum affirme que les prêtres qui célèbrent avec le missel du bienheureux Jean XXIII doivent être idoines (Art. 5 § 4), ce qui signifie qu’ils doivent avoir un minimum de formation concernant la langue latine. Mais, en aucun cas il n’est question, pour les fidèles, d’avoir une bonne connaissance de la langue latine.

 

Ensuite, la lettre d’accompagnement aux Évêques évoque la maîtrise du latin non comme une condition juridique nécessaire à l’obtention d’une messe selon la « forme extraordinaire » dans la paroisse (et encore moins comme une condition pour assister à une telle célébration) mais comme une description de la situation dans laquelle se trouve de nombreuses communautés afin d’atténuer la peur de certains évêques qui se demandaient si la « forme extraordinaire » n’allait pas entrer en compétition avec la « forme ordinaire ». Voici les mots mêmes du Saint-Père : « L’usage de l’ancien Missel présuppose un minimum de formation liturgique et un accès à la langue latine; ni l’un ni l’autre ne sont tellement fréquents. De ces éléments préalables concrets découle clairement le fait que le nouveau Missel restera certainement la Forme ordinaire du Rite Romain, non seulement en raison des normes juridiques, mais aussi à cause de la situation réelle dans lesquelles se trouvent les communautés de fidèles ».

 

Ainsi, le texte paru dans le feuillet paroissial de la paroisse Sacré-Cœur de Chicoutimi confond la lettre d’accompagnement aux Évêques (où il est question du latin) avec le motu proprio (qui ne parle que de l’idonéité des prêtres).

 

Plus encore, la considération de la formation en latin comme condition d’obtention d’une messe tridentine, est en fait un ajout de la Commission épiscopale de liturgie et des sacrements, une commission sectorielle de langue française, composée de quatre évêques et présidée par Mgr Dorylas Moreau, œuvrant au sein de la Conférence des évêques catholiques du Canada.

 

Par ailleurs, le Concile Vatican II n’a jamais abrogé le latin, contrairement à la croyance populaire ! Tout en permettant l’usage des langues vernaculaires, le Concile accordait la préséance au latin. La constitution Sacrosanctum Concilium stipule, en effet, à l’article 36 § 1 : « L’usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservé ». De même, l’article 54 de cette constitution énonce : « On veillera cependant à ce que les fidèles puissent dire ou chanter ensemble en langue latine aussi les parties de l’ordinaire de la messe qui leur reviennent ». Concernant le chant grégorien, cette même constitution ajoute, à l’article 116, que : « l’Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine; c’est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses étant égales d’ailleurs, doit occuper la première place ». Il est donc évident que le Concile n’avait pas l’intention de reléguer l’usage du latin dans la sphère des experts et des latinistes.

 

D’une part, la possibilité d’accès à la messe tridentine n’est-elle pas une chance pour le diocèse de Chicoutimi d’initier au latin les jeunes générations qui ont souffert du rejet de la culture latine par une génération qui, souvent au nom de Vatican II, a relégué dans la sphère du passé ce qui devrait être connu par toutes les générations ? Le bienheureux Pape Jean XXIII n’avait-il pas déclaré, dans la constitution apostolique Veterum Sapientia, que « le latin est la langue vivante de l’Église » ? Et puis, la Messe tridentine n’est-elle pas la Messe que célébrèrent les Pères du Concile ?

 

D’autre part, ne serait-il pas plus logique d’insister sur la formation latine des séminaristes plutôt que de l’exiger des simples fidèles ? Rappelons que le Code de droit canonique demande, au canon 249, que « le Programme de la formation sacerdotale pourvoira à ce que les séminaristes ne soient pas seulement instruits avec soin de leur langue maternelle, mais aussi sachent bien la langue latine ... ».

 

Par ailleurs, au niveau de la messe, il n’est pas nécessaire d’avoir une compréhension parfaite purement verbale pour vivre une authentique participation liturgique puisque le Seigneur est, par nature, « ineffable, incompréhensible, invisible, insaisissable »[4]. Ainsi, le fait de ne pas comprendre complètement peut contribuer à faire une expérience de la transcendance, du mystère et de la sacralité.

 

Notons que l’expérience du mystère, par l’usage de la langue sacrée, est également présente dans les Églises orientales :

« On gagne donc à remarquer ce qu’ont fait les Coptes catholiques, qui dans leur liturgie en arabe ont gardé le centre de la prière eucha­ristique en copte. Il est important que dans l’Église certains gardent le latin dans la prière eucharistique, afin de rappeler la transcendance absolue de ce qui s’y joue entre le Père et le Fils. Ajou­tons que l’exemple dont on traite ici prouve que l’usage du verna­culaire n’a pas amélioré la compréhension, bien au contraire. L’important, au reste, n’est pas de comprendre ce qui se dit, mais de savoir ce qui se passe. »[5]

 

L’usage du latin comporte bien des avantages et il ne serait pas réaliste de les énumérer tous. Terminons donc la présente réflexion sur l’usage du latin par une citation du bienheureux Pape qui ouvrit le Concile Vatican II :

« Par ailleurs, le latin, qu’on peut à bon droit qualifier de langue catholique parce que consacrée par l’usage ininterrompu qu’en a fait la chaire apostolique, mère et éducatrice de toutes les Églises, doit être considéré comme un trésor… d’un prix inestimable, et comme une porte qui permet à tous d’accéder directement aux vérités chrétiennes transmises depuis les temps anciens et aux documents de l’enseignement de l’Église; il est enfin un lien précieux qui relie excellemment l’Église d’aujourd’hui avec celle d’hier et avec celle de demain. »[6]

 

Le contexte diocésain

 

La polémique entourant la messe tridentine dans le diocèse de Chicoutimi contribue à mettre au grand jour un problème de fond important qui remonte à plusieurs années. En effet, deux visions s’opposent de manière évidente dans la façon de concevoir l’Église catholique au Saguenay-Lac-Saint-Jean. On retrouve en premier lieu ceux qui se définissent comme des « catholiques progressistes », des libéraux, et qui se prétendent « de gauche ». En général, ils sont critiques de l’enseignement officiel de l’Église, du Pape et de la Tradition, et même, dans certains cas, n’hésitent pas à se dissocier de Rome sur des points de doctrine relatifs à la foi ou à la morale. Malgré cela, plusieurs d’entre eux occupent des fonctions dans les postes d’influence au sein de l’Église diocésaine. Ils sont prêts à des innovations arbitraires pour mettre l’Église au « goût du jour ».

 

Puis, on retrouve des catholiques qui affirment leur fidélité à la sainte Église catholique romaine et au Pape, de même que leur attachement à la Tradition. Trop souvent, ils sont taxés de conservateurs, de traditionnalistes, de fondamentalistes, voir même d’intégristes et seraient – O sacrilège ! - des catholiques « de droite ». Parmi eux, ceux qui œuvrent au sein de l’Église doivent se faire discrets sur leur attachement au Magistère. En effet, ils risquent d’être l’objet de persécutions subtiles, et s’exposent à de l’intolérance de la part du camp progressiste.

 

Cette catégorisation simpliste « droite / gauche » - si chère à ceux qui se prétendent « progressistes » – a pourtant été dénoncée par le théologien Joseph Ratzinger (aujourd’hui Pape Benoît XVI) :

 

« Les formules conservateur – progressiste, droite – gauche, n’ont plus de sens; car elles proviennent d’une réalité bien différente, celle des idéologies politiques, et ne sont donc pas applicables à la vision religieuse qui, pour reprendre les mots de Pascal, « est d’un ordre qui dépasse, en profondeur et en hauteur, tous les autres. »[7]

 

Le contexte diocésain actuel n’est véritablement pas favorable aux catholiques qui confessent publiquement leur appartenance à l’authentique foi catholique romaine. Ce qui vient de Rome est presque devenu tabou. Il est presque de rigueur d’être en désaccord avec les positions officielles de l’Église. Derrière ce qu’on peut concevoir comme une crise souterraine, c’est la notion de Tradition comme source d’autorité qui se trouve sérieusement contestée et mise à mal. Bien que déplorable, on favorise désormais la « domination du subjectivisme » et la « dictature du relativisme » alimentées par une théologie qui transige avec l’erreur et « l’esprit de ce monde » au nom de l’ouverture et du progrès. On considère comme suspect tout ce qui est romain ou traditionnel, structure ou institution, autorité ou hiérarchie. De nombreux catholiques, pourtant bien intentionnés, se sont laissés malheureusement entrainer par ces courants dominants de pensée dans les milieux pastoraux.

 

Pendant ce temps, s’il est vrai que beaucoup de jeunes gens sont distants de l’Église, on en retrouve tout de même plusieurs qui, interpellés par le Christ, ont le désir de servir cette Église, que ce soit à titre de laïc, de consacré ou de prêtre. Ils sont de la « génération Jean-Paul II » et ont soif de radicalisme et de sainteté. Mystérieusement, ils redécouvrent l’enseignement traditionnel et officiel de l’Église de même que le sens du sacré. Ils désirent la vérité intégrale, sans déformation, édulcoration ou falsification. Ils sont profondément conscients qu’aimer et servir l’Église ne consiste pas à la critiquer, à changer ses structures essentielles, ou à réduire son rôle à un humanisme, à un horizontalisme et à une simple libération humaine.

 

Cette génération n’a que faire des contestations du Magistère romain qui n’en finissent plus de la part d’une certaine génération antérieure. Cependant, ils ont de la difficulté à trouver leur place en Église puisque la génération progressiste les considère trop conservateurs. Malgré tout, un certain nombre de ces jeunes réussissent à voir l’aboutissement de leur projet vocationnel, notamment au sein des « communautés nouvelles » ou dans d’autres diocèses.

 

Une chose est certaine, si on ne parvient pas à retrouver le phare lumineux de la Tradition, le roc solide de la fidélité à Rome et l’audace d’un courage prophétique, à la suite du Christ, pour faire face à la culture dévastatrice de la rupture, cette grave crise continuera d’affecter dramatiquement la fécondité et l’unité de l’Église diocésaine de Chicoutimi.

 

Les deux herméneutiques du Concile Vatican II

 

Pour mieux comprendre toute cette saga de la messe tridentine au diocèse de Chicoutimi, il importe grandement de situer le débat à l’intérieur des deux paradigmes de l’interprétation du Concile Vatican II. En dernière analyse, la décision d’interdire la messe tridentine résulte plus d’un arrière-fond idéologique que d’une interprétation des conditions juridiques d’accès au trésor de l’Église.

Dans son discours à la Curie romaine, à l’occasion de la présentation des vœux de Noël, le jeudi 22 décembre 2005, le Pape Benoît XVI affirmait, à propos de la juste interprétation du Concile Vatican II :

« Deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L’une a causé de la confusion, l’autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits. D’un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler « herméneutique de la discontinuité et de la rupture »; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d’une partie de la théologie moderne. D’autre part, il y a « l’herméneutique de la réforme », du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Église, que le Seigneur nous a donné […] L’herméneutique de la discontinuité risque de finir par une rupture entre Église pré-conciliaire et Église post-conciliaire. »

 

Du côté de ce que le Saint-Père appelle « l’herméneutique de la discontinuité et de la rupture », et que l’on peut qualifier « d’idéologie de la rupture », on invoque incessamment « l’esprit de Vatican II » (une référence abstraite et idéelle) plutôt que de citer les textes du Concile (une référence concrète et réelle). C’est ainsi que pour justifier des positions idéologiques en rupture avec la Tradition, on invoque le mythique « esprit de Vatican II » qui aurait soi-disant fondé une « nouvelle Église », avec une nouvelle doctrine, une nouvelle morale, un nouveau rapport au monde et, bien sûr, un nouveau culte. C’est dans cette perspective que la demande de Messe tridentine a été rejetée au diocèse de Chicoutimi.

 

Du côté opposé, il y a ce que le Saint-Père appelle « l’herméneutique de la réforme et du renouveau dans la continuité », où l’on accepte la progression et les développements, les ajouts et les adaptations, mais toujours de manière organique et de manière à ce que soit conservé ce qui est universel et intemporel. C’est dans cette perspective que le Pape Benoît XVI a voulu, dans son motu proprio Summorum Pontificum, insister sur le fait que le rite romain comprenait une « forme ordinaire » issue de la réforme liturgique, et une « forme extraordinaire », complémentaire et jamais abrogée, appartenant au patrimoine commun de toute l’Église.

Conclusion

 

En guise de conclusion, rappelons que nous avons donné des informations relatives à cette saga de la messe tridentine dans le diocèse de Chicoutimi afin de mieux faire comprendre les enjeux théologiques et pastoraux liés à cette requête. Nous avons présenté les arguments en défaveur de la demande ainsi que leurs contre-arguments. Aussi, avons-nous analysé les causes sous-jacentes au refus.

Derrière les arguments apparemment juridiques des détracteurs de la messe tridentine se cachent une « idéologie de la rupture » qui relègue dans la sphère du passé la richesse patrimoniale toujours valable de l’Église, de même que la crainte d’une montée d’un catholicisme fidèle à Rome et l’extension d’une culture conservatrice et restauratrice.

 

Malgré cela, le groupe demandant la messe tridentine au diocèse de Chicoutimi poursuit toujours ses démarches en vue de faire respecter son droit d’accès à la liturgie traditionnelle. Un dialogue sera entamé sous peu avec l’évêque de Chicoutimi qui a accepté de rencontrer un des membres. Dans le cas d’une application positive du motu proprio, c’est le diocèse en entier qui pourrait profiter des retombées de la grâce découlant de la célébration de la messe selon le missel du bienheureux Jean XXIII. Dans le cas où l’évêque ne peut satisfaire à cette requête légitime, le dossier sera acheminé à la commission pontificale Ecclesia Dei, chargée d’apporter son aide et son assistance aux évêques dans l’application du motu proprio Summorum Pontificum promulgué par le Saint-Père.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]    Lettre du Pape Benoît XVI aux Évêques, qui accompagne la Lettre apostolique « Motu Proprio data » Summorum Pontificum sur l’usage de la liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970, 2007.

[2]    Ibid.

[3]    Ibid.

[4]    Liturgie de saint Jean Chrysostome, Anaphore.

[5]              Abbé Bernard Pellabeuf, « Liturgie pour les vocations », L’Homme Nouveau, no 1367, 15 avril 2006.

[6]    Jean XXIII, Constitution apostolique Veterum Sapientia, n. 8.

[7]    Cardinal Joseph Ratzinger / Vittorio Messori, Entretien sur la foi, Fayard, 1985, p. 9.