ITEM

 

 

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Un regard sur le monde

politique et religieux

 

au 10 avril   2009

 

N° 211

 

Par Monsieur l’abbé Paul Aulagnier

 

Mgr Lefebvre

et

le Cardinal Ratzinger

 

 

Dans le précédant numéro d’Item du 3 avril, nous avons vu que la raison fondamentale « des réserves » de Mgr Lefebvre  - c’est son terme explicite -  vis-à-vis du Concile Vatican II, et plus particulièrement  vis-à-vis des documents comme « Gaudium et Spes », « la liberté religieuse » et « le dialogue interreligieux »,  était le profond changement entervenu depuis le Concile « dans le rapport de l’Eglise avec le monde ». Il répondait, en effet, dans sa lettre du 13 avril 1978 au cardinal Seper : « Le problème de fond de notre persévérance dans la Tradition, malgré les ordres donnés par Rome pour l’abandonner, c’est un problème de grave et profond changement dans le rapport de l’Eglise avec le monde ».

 

Sur ce sujet, j’ai cru pouvoir résumer la pensée de Mgr Lefebvre de la façon suivante : Mgr Lefebvre aime la Vérité. Et cette Vérité, c’est NSJC. Or NSJC a donné l’ordre formel à l’Eglise d’aller enseigner toutes les Nations, d’aller enseigner le monde « afin que partout la Volonté de Dieu soit faite ».Voilà l’âme de Mgr Lefebvre, une âme d’Apôtre, une âme d’Evêque, une âme de missionnaire. Ce qu’il  fut toute sa vie.

 

Mais le monde, pris dans le sens évangélique de saint Jean, est hostile à NSJC. Et c’est pourquoi « l’Eglise est engagée avec son Divin Fondateur dans un gigantesque combat ».

 

Toutefois depuis le Concile Vatican II, les autorités ecclésiastiques ne veulent plus de cette lutte, ne veulent plus de « ce face à  face ». Elles veulent l’établissement d’une « trêve ». C’est l’enseignement formel principalement du document conciliaire « Gaudium et Spes », « l’Eglise dans le monde », le vrai testament (card. Ratzinger) du Concile. Et « cette trêve c’est l’œcuménisme libéral, instrument diabolique de l’autodestruction  de l’Eglise ». C’est cet « oecuménisme libéral » qui est la raison de toutes les réformes post-conciliaires : de la réforme liturgique, du pluralisme confessionnel  imposé à tous les Etats encore catholiques,  de la réforme de l’enseignement universitaire qui cultive plus le doute qu’il n’enseigne la vérité du dogme, de la réforme des ordres religieux et des Congrégations religieuses, qui les conduit à leur perte.

Devant cet œcuménisme libéral, destructeur de l’Eglise et principe de l’agir post conciliaire, Mgr Lefebvre oppose « un refus formel ». Il demande, en conséquence de « continuer comme avant ».C’est un droit légitime qui «  est fondé, dit-il,  sur l’Ecriture, la Tradition, le Magistère de l’Eglise et de toute l’histoire de l’Eglise ».

 

Face à cette pensée clairement exprimée par Mgr Lefebvre du « refus formel » du monde moderne, s’est levé le Cardinal Ratzinger, alors  jeune Préfet de la Congrégation de la Doctrine de la Foi. Il fut en effet appelé à ce poste par Jean-Paul II en 1981 et c’est en 1982 qu’il publia son livre chez Téqui, dans la collection « Croire et Savoir » : « Les principes de la Théologie catholique ». Or le dernier chapitre est précisément consacré à ce problème du «  face à face » de l’Eglise avec le monde moderne. Il l’intitule : « L’Eglise et le Monde.  A propos de la question de la réception du deuxième Concile Vatican II ». Dans ce chapitre, il explique qu’elle fut l’intention des pères conciliaires dans la rédaction du texte « Gaudium et Spes », le fameux texte qui parle de l’Eglise dans le monde.

 

En lisant ce chapitre de ce livre, on voit  -c’est la pensée du Cardinal Ratzinger -, que  le texte conciliaire  désire bien en effet établir de nouveaux rapports entre l’Eglise et le Monde. Le Concile a bien  désiré un  « changement dans le rapport de l’Eglise avec le monde ». Il s’agit bien de cela.

Entre Mgr Lefebvre et le cardinal Ratzinger, l’analyse est la même. Mais l’un la refuse - c’est Mgr Lefebvre -  au non de « l’Ecriture », de  « la Tradition », du « Magistère de l’Eglise » et « de toute l’histoire de l’Eglise ». L’autre la justifie tout en en voulant corriger les excès. Il est évident qu’il sera difficile d’établir un « consensus » entre les disciples de Mgr Lefebvre et la doctrine conciliaire, sur ce point. Il faudra nécessairement dépasser le simple texte conciliaire – mais la lettre tue et l’esprit vivifie ! -  et aller jusqu’à s’ouvrir aux justes interprétations qu’en ont données ultérieurement et Jean-Paul II et Benoît XVI. Mais quel travail ! Il sera long et laborieux. Espérons !

 

Ainsi après avoir donné la pensée de Mgr Lefebvre, - j’essayerai de la développer plus à fond dans les prochains numéros d’Item.  Mgr Lefebvre a développé sa pensée dans deux livres majeurs : « Ils l’ont découronné » et « C’est moi l’accusé qui devrait vous juger » -  il m’apparaît intéressant d’attirer votre attention sur la pensée du Cardinal Ratzinger exprimée dans l’ultime chapitre du livre « Les principes de la théologie catholique « . Je la  compléterai d’un entretien qu’il donna au journal « Le Monde » , le 17 novembre 1992.

 

 

 

 

 

L’Eglise et le monde.

A propos de la question de la réception du deuxième Concile du Vatican.

 

« De tous les textes du IIè Concile du Vatican, la constitution pastorale « sur l’Eglise dans le monde » (Gaudium et Spes) a été incontestablement le plus difficile et aussi, à côté de la constitution sur la liturgie et du décret sur l’œcuménisme, le plus riche en conséquences. Par sa forme et la direction de ses déclarations, il s’écarte dans une large mesure de la ligne de l’histoire des conciles et permet, par le fait même, plus que tous les autres textes, de percevoir la physionomie spéciale du dernier Concile. C’est pourquoi il a été considéré de plus en plus après le Concile comme le véritable testament de celui-ci : après un processus de fermentation de trois années, il semblait que sa véritable volonté soit enfin apparue et ait trouvé sa forme. L’incertitude qui pèse encore sur la question de la vraie signification de  Vatican II est en rapport avec des diagnostics de ce genre et donc aussi en rapport avec ce document.

 

Faut-il lire le Concile tout entier comme un mouvement progressiste qui, depuis un début à peine dégagé du traditionalisme dans la constitution de l’Eglise, pousse en avant, pas à pas, jusqu’à la constitution pastorale et les textes qui l’accompagnent sur la liberté religieuse et l’ouverture aux religions orientales, en sorte que ces textes à leur tour seraient là comme pour montrer le chemin d’une évolution ultérieure qui ne tolèrerait aucun arrêt mais exigerait une progression continue dans la direction enfin découverte ? Ou bien faut-il voir les textes du Concile comme un tout dans lequel les éléments tournés vers l’extérieur, dans la première phase, restent reliés au centre propre de la foi, exprimé dans les constitutions dogmatiques sur l’Eglise et sur la révélation ? Doit-on lire la dogmatique comme fil conducteur de la pastorale, ou bien est-ce que l’orientation pastorale engage aussi la dogmatique dans la  nouvelle direction ?

 

Diagnostics du texte et de ses tendances

 

Ces réflexions nous placent déjà en plein dans l’histoire de l’influence du Concile et de notre texte. Avant de chercher à éclairer de plus près cette histoire, il nous faut pourtant encore une fois nous interroger sur ce que la constitution pastorale comporte précisément de neuf et de spécial. Il ne peut pas, bien entendu, être ici question de développer en quelques traits le contenu de ce document qui, en fait, constitue comme une somme consacrée à l’anthropologie chrétienne et aux problèmes centraux de l’éthique chrétienne. Dans l’étendue de ce texte, on a réussi, malgré maintes insuffisances, à purifier et à approfondir de telle manière l’héritage de la tradition que celui-ci, sans réduction sur l’essentiel, est remis en lumière dans ses exigences comme dans ses promesses, dans le contexte précisément des problèmes actuel. Mais ce qu a eu tant d’influence dans ce texte, ce n’est pas le contenu, qui reste entièrement dans la ligne de la tradition chrétienne et épuise toutes ses possibilités : c’est bien plutôt l’intention générale de départ, laquelle s’est exprimée principalement dans l’avant-propos.

 

Je me contenterai donc ici d’analyser quelques traits caractéristiques de cet avant-propos – encore une fois, ce n’est pas dans ma pensée d’épuiser ainsi le texte lui-même, mais parce que l’histoire de son influence telle qu’elle devait se montrer se rattache justement à l’esprit de cet avant-propos et a largement subi l’empreinte de son ambiguïté.

 

Un premier point caractéristique me parait résider dans le concept du « monde » qui s’y trouve utilisé et qui, malgré les multiples essais de définition proposés au n° 2, est resté dans une grande mesure à un stade pré théologique, grâce à quoi précisément il a pu avoir son influence particulière. La Constitution comprend par « monde » un vis-à-vis de l’Eglise. Le texte doit servir à les amener tous les deux dans un rapport positif de coopération dont le but est la construction du « monde »  - c’est ainsi qu’on pourrait caractériser la vision si déterminante du texte. On ne précise pas si le monde qui coopère et le monde en construction est le même ; on ne précise pas ce qu’on entend dans chaque cas par le monde. De toute façon, on peut constater que les rédacteurs qui se savent les portes paroles de l’Eglise, partent de ce sentiment qu’ils ne sont pas eux-mêmes le monde mais son vis-à-vis, et qu’ils sont avec lui dans un rapport peu satisfaisant, ou bien même sans aucun rapport. De ce point de vue, on pourrait constater une sorte de complexe de ghetto : l’Eglise est ressentie comme une  réalité fermée, mais qui s’efforce de surmonter cette situation. Il semble qu’on entende par « monde » toutes les réalités scientifiques et techniques du temps présent, et tous les hommes qui les portent ou en ont imprégné leur mentalité.

 

De cette conception singulière de la situation vis-à-vis des deux domaines, et de cette manière de comprendre le monde comme l’ensemble des forces qui portent le présent, dépend un deuxième élément de base caractéristique du texte : le concept de dialogue comme étant son caractère formel fondamental. Le Concile, dit-on, ne saurait donner une preuve plus parlante de solidarité, de respect et d’amour à l’ensemble de la famille humaine…qu’en dialoguant avec  elle…. » Le rapport entre l’Eglise et le monde est donc vu comme un colloque, comme « un,  parler ensemble » et comme la recherche en commun de la solution des problèmes, l’Eglise apportant dans le dialogue ses propres possibilités, et attendant un progrès grâce à l’échange de ses propres possibilités avec celles des autres.

 

Le dynamisme qui se cache derrière cette conception formelle consiste sans doute dans une grande émotion à la vue des dangers et des besoins de l’homme d’aujourd’hui. Quand on précise que la finalité du dialogue est « la construction d’une société humaine » on met très clairement en lumière cette concentration sur le pragmatique, sur les tâches économiques, politiques et sociales du temps présent. Celui qui a encore dans les oreilles les discours de la dernière période conciliaire sait combien, après les années de polémique autour de problèmes théologiques, les Pères étaient alors pressés par le besoin de faire pour l’humanité quelque chose de concret, de visible et de tangible. Le sentiment qu’il fallait que le monde soit enfin profondément changé, amélioré, humanisé, et qu’il le pouvait dès à présent  - ce sentiment s’était évidemment emparé d’eux de façon irrésistible. Après toutes les surprises qu’on avait provoquées dans le domaine purement théologique, il régnait un climat d’euphorie et de frustration tout ensemble. Euphorie, parce qu’il semblait que rien n’était impossible à ce concile étant donné qu’il avait eu la force de déloger des conceptions enracinées depuis des siècles ; frustration, parce que tout ce qu’on avait fait jusqu’à présent ne comptait pas pour l’humanité, et que seul était stimulant le désir de liberté, d’ouverture, le désir du tout différent.

 

Et ceci fait apparaître une nouvelle caractéristique de notre document : le texte, et plus encore les délibérations où il a pris naissance, respirent un optimisme étonnant. Si l’humanité et l’Eglise coopèrent, il semblait que plus rien ne serait impossible. L’attitude de réserve critique à l’égard des forces déterminantes du monde moderne devait être effacé par une insertion résolue dans leur mouvement. L’acquiescement au présent qui s’était fait entendre dans le discours d’ouverture du Concile par Jean XXIII, était maintenant pensé dans ses conséquences ; la solidarité avec aujourd’hui semblait être la garantie d’un demain renouvelé.

 

Le rapport fondamental me semble globalement tenir ici dans la relation, but-moyen : l’Eglise collabore avec le monde pour la construction de la société. Elle espère de la sorte « continuer l’œuvre du Christ » : rendre témoignage à la vérité ; servir, non pas être servi (dernier paragraphe de l’avant propos).  L’engagement social dans le dialogue avec le monde apparaît ici comme le commandement immédiat de l’Evangile, grâce à quoi sa vérité pourrait exercer son influence. La façon dont celle-ci est mise en œuvre est donc double : d’un côté elle apparaît comme un élément fécondant dans le dialogue ; de l’autre, elle doit se faire reconnaître par la force des réalisations. C’est pourquoi elle est mise dans une relation caractéristique avec l’action sociale, relation type « but-moyen », où l’activité sociale donne largement la priorité à l’action concrète.

 

Si l’on cherche un diagnostic global du texte, on pourrait dire qu’il est (en liaison avec les textes sur la liberté religieuse et sur les religions du monde) une révision du Syllabus de Pie IX, une sorte de contre-syllabus. Harnack, on le sait, a interprété le Syllabus de Pie IX tout simplement comme un défi à son siècle ; ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il a tracé une ligne de séparation devant les forces déterminantes du XIX e  siècle : les conceptions scientifiques et politiques du libéralisme. Dans la controverse moderniste, cette double frontière a été encore une fois renforcée et fortifiée.

 

Depuis lors, sans doute, bien des choses s’étaient modifiées. La nouvelle politique de Pie XI avait instauré une certaine ouverture à l’égard de la conception libérale de l’Etat. L’exégèse et l’histoire de l’Eglise, dans un combat silencieux mais persévérant, avaient adopté de plus en plus les postulats de la science libérale, et d’un autre côté le libéralisme s’était vu dans la nécessité, au cours des grands retournements politiques du XXe siècle, d’accepter des corrections notables.

 

C’est pourquoi, d’abord en Europe centrale, l’attachement unilatéral, conditionné par la situation, aux positions prises par l’Eglise à l’initiative de Pie IX et de Pie X contre la nouvelle période de l’histoire ouverte par la révolution française, avait été dans une large mesure corrigé via facti ; mais une détermination fondamentale nouvelle des rapports avec le monde tel qu’il se présentait depuis 1789 manquait encore.

 

En réalité, dans les pays à forte majorité catholique, régnait encore largement l’optique d’avant la révolution : presque personne ne conteste plus aujourd’hui que les concordats espagnol et italien chercher à conserver beaucoup trop de choses d’une conception du monde qui depuis longtemps ne correspondait plus aux données réelles. De même presque plus personne ne peut contester qu’à cet attachement à une conception périmée des rapports entre l’Eglise et l’Etat correspondaient des anachronismes semblables dans le domaine de l’éducation, et de l’attitude à prendre à l’égard de la méthode historique critique moderne. Seule une recherche minutieuse des manières diverses dont les différents parties de l’Eglise ont accompli leur accueil du monde moderne pourrait débrouiller le réseau compliqué de causes qui ont contribué à donner sa forme à la constitution pastorale, et c’e n’est que de cette manière que pourrait s’éclairer le drame de l’histoire de son influence.

 

Contentons nous ici de constater que le texte joue le rôle d’un contre-syllabus dans la mesure où il représente une tentative pour une réconciliation officielle de l’Eglise avec le monde tel qu’il était devenu depuis 1789. D’un côté, cette vue seule éclaire le complexe de ghetto dont nous avons parlé au début, et d’un autre côté, elle seule permet de comprendre le sens de cet étrange vis-à-vis de l’Eglise et du monde : par « monde » on entend, au fond, l’esprit des temps modernes, en face duquel la conscience de groupe dans l’Eglise se ressentait comme un sujet séparé qui, après une guerre tantôt chaude et tantôt froide, recherchait le dialogue et la coopération.

 

On comprend aussi par là la différence d’accent des diverses parties de l’Eglise dans la participation aux discussions sur le texte. Tandis que la théologie allemande s’était contenté surtout de l’introduction de ses désirs en matière exégétique et œcuménique, ce sont surtout les représentants des pays latins qui se sentaient concernés ; des thèmes venant du domaine anglo-saxon s’imposèrent aussi avec plus de force tandis que le représentants du tiers-monde virent dans l’importance donnée à la problématique sociale une prise en considération de leurs problèmes.

 

Evolution postérieure. Euphorie des débuts.

 

Qu’est-il advenu de tout cela depuis lors ? Il me semble qu’on peut parler de trois phases de l’histoire de l’influence du texte dans les dix dernières années.

Au début il y a une phase de départ et d’euphorie réformatrice, au sommet de laquelle on peut sans doute compter la deuxième conférence générale de l’Episcopat d’Amérique latine à Medellin en 1968 et la parution du catéchisme  hollandais (1966). Mais appartiennent aussi à cette phase la fondation de la revue Concilium(1965) et la parution du lexique Sacraentum mundi dans les langues de Concilium ; dans les pays de langues allemandes, il faudrait désigner comme un phénomène de cette époque la naissance de la revue Publik.

 

(Ici, le cardinal explique l’échec de ces « mouvements » du début…qui ont abouti à une période de désillusion et de crise qu’il analyse dans le paragraphe suivant)

 

Désillusion et crise.

 

En prenant les choses globalement, on devrait dire que les années d’euphorie ont été relayées par une phase de désillusion et de crise….

 

(Il envient à la période actuelle :

 

Situation aujourd’hui.

 

Il est peut-être trop tôt pour dire que la phase de crise cède la place depuis quelques temps à une phase de stabilisation. Demandons-nous d’abord ce qu’il faut penser de tout ce qui précède. La vue globale que nous avons tentée en quelques traits rapides semble présenter un diagnostic très négatif. Reste-t-il autre chose qu’un monceau de ruines, d’expériences peu judicieuses ? Gaudium et Spes s’est-il mué en Luctus et angor ? Le Concile était-il une fausse voie d’où il nous faut absolument sortir pour sauver l’Eglise ? Les voix de ceux qui parlent ainsi deviennent de plus en plus fortes et le nombre de ceux qui les suivent s’accroît. C’est un des phénomènes patents de ces dernières années que l’accroissement des groupes intégristes chez qui trouve une réponse le besoin de piété et de la chaude atmosphère du mystère.

 

On devrait se garder de minimiser ce processus. Sans aucun doute on trouve là un sectarisme de zélotes qui est le contraire de la catholicité. On ne s’opposera jamais assez à cela. Mais il faut absolument aussi se demander très sérieusement pourquoi des rétrécissements et des distorsions de ce genre exercent une telle influence et sont capables d’attirer des gens qui, de par l’engagement fondamental de leur foi comme par leur caractère personnel, ne sont en aucune manière prédisposés à constituer une secte. Qu’est-ce qui les pousse sur des terrains qui ne sont pas les leurs ? Pourquoi ont-ils perdu le sentiment d’être chez eux dans la grande Eglise ? Tous leurs reproches sont-ils injustifiés ? Par exemple, n’est-il pas vraiment singulier qu’on ait jamais entendu, à l’égard des destructions faites au cœur même de la liturgie, de réactions épiscopales semblables à celles qui s’expriment aujourd’hui contre l’emploi d’un missel de l’Eglise dont l’existence remonte bien plus haut que Pie  V ? Encore une fois, il ne faut pas adopter une attitude sectaire, mais on n’a pas le droit d’éluder l’examen de conscience auquel nous obligent des faits de cette nature.

 

Que faut-il donc dire ? D’abord, il me semble que quelque chose est devenu tout à fait clair au cours des dix dernières années : une intégration du Concile qui comprend ses textes dogmatiques seulement comme le prélude à un esprit conciliaire non encore arrivé à maturité, qui en considère l’ensemble comme une simple préparation à Gaudium et Spes, et ce texte à son tour comme le point de départ d’une prolongation rectiligne dans le sens d’une fusion toujours plus grande avec ce qu’on appelle progrès  - une telle interprétation n’est pas seulement en contradiction avec l’intention et la volonté des Pères conciliaires eux-mêmes, mais le cours des événements l’a conduite à l’absurde. Là où l’esprit du Concile est tourné contre sa lettre et se réduit à une vague distillation d’une évolution qui prendrait sa source dans la constitution pastorale, il en devient spectral et conduit au vide. Les destructions occasionnées par une telle mentalité sont si évidentes qu’il ne peut pas y avoir de contestation sérieuse là-dessus.

 

C’est devenu aussi une évidence que le monde, dans sa configuration moderne, n’est plus depuis longtemps une réalité douée d’unité. Le progrès de l’Eglise ne peut donc consister, disons-le une fois pour toutes, dans une embrassade avec le monde, c’est trop tard  - la théologie latino-américaine nous l’a appris irrévocablement, et c’est là que réside le bien fondé de son appel à la libération.

 

Si l’inventaire critique des dernières dix années conduit à cette perspective, si elle fait comprendre qu’on doit lire Vatican II entièrement en orientant le regard dans le sens des textes théologiques centraux, et non à l’inverse, alors une pareille reflxion pourrait être fructueuse pour l’Eglise entière, et aider à la stabilisation dans une réforme saine. Ce n’est pas la Constitution pastorale qui mesure la Constitution sur l’Eglise , encore moins l’intention de l’avant-propos prise isolément, mais c’est l’inverse : seul l’ensemble, pris  autour de son centre réel, est véritablement l’esprit du Concile.

 

Cela signifie-t-il que le Concile lui-même devrait être rétracté ?

Absolument pas. Cela signifie seulement que la réception réelle du Concile n’est pas encore commencé du tout. Ce qui a dévasté l’Eglise durant la dernière décennie n’ait pas le Concile, mais le refus de sa réception : cela devient évident grâce précisément à l’analyse de l’histoire de l’influence de Gaudium et Spes. Ce qui a été présenté comme étant le Concile était dans une large mesure l’expression d’une attitude qui ne pouvait pas être justifiée par les déclarations même du texte, mais qui est tout de même reconnaissable en fait comme tendance dans son élaboration et dans certaines de ses formulations. Le devoir est donc : non pas la suppression du Concile, mais la découverte du Concile réel et l’approfondissement de sa véritable volonté, eu égard à ce qui a été vécu depuis lors. Cela implique qu’il ne peut pas y avoir retour au Syllabus, lequel pouvait bien être un premier jalon dans la confrontation avec le libéralisme et le marxisme naissant, mais ne peut en être le dernier mot. Ni les ambassades ni le ghetto ne peuvent résoudre durablement pour le chrétien le problème du monde moderne. Il reste que le « démantèlement des bastions » que Hans Urs von Balthasar réclamait déjà en 1952 était effectivement un devoir pressant.

 

L’Eglise ne peut choisir les temps où elle voudrait vivre. Il lui a bien fallu trouver après Constantin une manière de vivre en relation avec le monde, différente de celle qui lui avait été imposée auparavant par les persécutions, et c’est une attitude sottement romantique que de déplorer le tournant constantinien au moment où l’on tombe soi-même aux pieds du monde, dont on veut soi-disant libérer l’Eglise. La querelle du Sacerdoce et de l’Empire au Moyen Age, la contestation du système des Eglises d’Etat du début des temps modernes sont des essais pour venir à bout de problèmes difficiles que posait à ses différentes périodes un monde devenu chrétien. A l’ère de l’Etat laïc et du messianisme marxiste, à l’ère des problèmes mondiaux d’ordre économique et social, à l’ère de la domination du monde par la science et la technique, et de la crainte, mêlée de nostalgie, de voir l’homme détruit par la science, l’Eglise elle aussi se trouve placée de façon toute nouvelle devant la question de sa situation vis-à-vis de ce monde et de ses besoins. Il lui a fallu se séparer de beaucoup de choses qui jusque-là lui assuraient sa sécurité et lui appartenaient comme allant presque de soi. Il lui a fallu abattre de vieux bastions et se confier à la seule protection de la foi, de la puissance de la parole qui est son unique force vraie et permanente. Mais abattre les bastions ne peut pas signifier qu’elle n’a plis rien à protéger ou qu’elle peut vivre grâce à des forces autres que celles qui l’ont engendrée : le sang et l’eau sortis du cœur ouvert de son Seigneur crucifié (JN 19 31-37). Dans le monde vous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! J’ai vaincu le monde » « Jn 16 33) – cela est vrai encore aujourd’hui.

 

Regard en arrière. Une parabole.

 

Pour finir je voudrais, non sans hésitation, tenter de représenter le drame de ces dix ans, avec sa naissance et ses péripéties, dans une parabole qui risque, à cause de la dureté des expériences que nous avons vécues, de donner l’impression d’une fuite tout à fait incongrue dans la littérature. Cependant, quelles que soient les insuffisances et le caractère discutable de toute comparaison, cette parabole ne me semble pas si éloignée de nos expériences. En effet elle est peut-être l’expression littéraire la plus achevée d’un autre drame, celui de la sortie du Moyen Age et de l’entrée dans le monde moderne, et ceci sous la plume d’un écrivain qui reconnaissait lui-même être plus expert dans la souffrance que dans la littérature : Miguel de Cervantes. Son Don Quichotte commence comme une bouffonnerie, une dérision qui n’est absolument pas œuvre imaginaire ou simple divertissement littéraire. Le plaisant autodafé des livres du pauvre hobereau, que font au chapitre 6 le curé et le barbier, est un geste très réel : le monde du Moyen Age est rejeté, la porte qui y donne accès est murée ; il appartient irrévocablement au passé. En la personne de Don Quichotte une époque nouvelle persifle l’ancienne. Le Chevalier est devenu un fou ; réveillée des rêves de jadis, une nouvelle génération se dresse en face de la réalité, sans déguisement ni embellissements. Dans la raillerie plaisante du premier chapitre, il y a quelque chose de l’entrée en scène d’une nouvelle époque, confiante en elle-même, qui a désappris le rêve et découvert la réalité, et qui en est fière.

Mais au cours du roman il arrive à l’auteur quelque chose d’étrange. Il prend peu à peu le chevalier fou en affection. Il ne suffit certainement pas, pour expliquer ce trait, de rappeler qu’il avait été blessé par la figure dérisoire qu’un escroc littéraire avait donné à son héros en faisant du noble fou un pitre de bas étage. Il se peut bien d’ailleurs que ce soit dans la contre image du faux Don Quichotte qu’il ait pris pour la première fois parfaitement conscience que son fou portait en lui une âme noble ; que la folie de consacrer sa vie à la protection des faibles et à la défense de la vérité et du droit avait sa grandeur. Derrière la folie, Cervantes découvre la simplicité : « il n’est pas capable de faire du mal à quelqu’un, mais plutôt du bien à chacun, et il n’y a rien de mauvais en lui ». Quelle noble folie est-ce donc que celle que Don Quichote s’est choisie comme vocation : « …être chaste en ses pensées, honnêtes en ses paroles, vari dans ses actions, patient dans l’adversité, miséricordieux à l’égard de ceux qui sont dans la nécessité, et enfin combattant de la vérité, même si sa défense devait coûter la vie ». Les traits de folie sont devenus un jeu qui mérite d’être aimé car on perçoit, par delà, un cœur pur. Ou plutôt, le point central de la folie, on en prend maintenant conscience, coïncide avec l’incongruité du bien en un monde dont le réalisme n’ a plus que moquerie pour celui qui considère la vérité comme une réalité, et a le courage d’exposer  sa vie pour elle. L’assurance orgueilleuse avec laquelle Cervantes avait brûlé les ponts derrière lui et s’était moqué du vieux temps est devenue maintenant mélancolie sur ce qui était désormais perdu. Ceci n’est pas un retour au monde des romans de chevalerie, mais un éveil à ce qui doit absolument demeurer, et la prise de conscience du danger qui menace l’homme quand, dans l’incendie qui détruit le passé, il perd la totalité de lui-même.

 

Dans les dix années qui ont suivi Gaudium et Spes n’avons-nous pas fait nous aussi des expériences qui, malgré la différence de niveau, ne manquent pas de ressemblance avec ce qui se cache derrière la métamorphose de Don Quichotte ? Nous nous sommes engagés pleins d’audace et du sentiment de notre propre valeur ; il pourrait bien y avoir eu, en pensée et peut-être même en réalité, maints autodafés de livres scholastiques que nous considérions comme de stupides romans de chevalerie qui nous détournaient sur des rêves en nous faisant voir des géants dangereux là où nous avions à faire aux bienfaits humanitaires de la technique, aux ailes de ses moulins à vent. Fiers et sûrs de la victoire, nous avons muré la porte d’une époque révolue et déclaré aboli et volatilisé tout ce qui était derrière. On rencontre très visiblement dans la littérature conciliaire et post conciliaire cette dérision par laquelle, comme des écoliers devenus grands, nous prenions congé de nos livres scolaires démodés. .

 

Mais entre temps une autre raillerie est entrée dans nos oreilles et dans nos âmes, plus persifleuse que nous l’aurions pensée et voulu. Et peu à peu le rire nous a quittés ; peu à peu nous avons remarqué que, derrière les portes fermées, il y a aussi des valeurs qu’il ne faut pas laisser perdre si nous ne voulons perdre notre âme. Bien entendu, nous ne pouvons pas revenir au passé et nous ne le voulons pas. Mais il nous faut absolument être prêts à prendre derechef en considération ce qui, dans les mutations des temps, est vraiment l’élément porteur. Rechercher cela inébranlablement et accepter avec audace, d’un cœur joyeux, et sans restriction, la folie de la vérité, telle me semble être notre tâche pour aujourd’hui et pour demain : le point vraiment central du service que l’Eglise rend au monde, la réponse qu’elle apporte aux « joies et espoirs, tristesse et angoisses des hommes de ce temps ».

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Je doute que les disciples de Mgr Lefebvre partagent toutes les affirmations ici exprimées par le cardinal dans cet ultime chapitre de son livre « Les principes de la théologie catholique ».

 

Par contre ils se retrouveront plus facilement - mais pas totalement cependant, loin de là -, dans l’entretien que le cardinal  donnait au journal le Monde le 17 novembre 1992.

:

 

 

« Un entretien avec le cardinal Ratzinger. »

 

En effet dans le journal « le Monde »  du 17 novembre 1992, le cardinal Ratzinger donna un entretien. Il présentait  le catéchisme de l’Eglise catholique qui venait de paraître, vingt ans après la tenue du Concile Vatican II.  Au cours de cet entretien, Henri Tincq lui posa, en dehors des questions relatives au catéchisme, quelques  questions très importantes sur l’Eglise et le monde moderne.  Les réponses du cardinal sont intéressantes.

 

Voici :

 

« Vous êtes comme le pape hanté par la crise de la foi dans la société moderne. Et la situation nouvelle de l’Europe ne fait qu’aggraver le diagnostic puisque, dans votre dernier ouvrage sur l’Europe, vous allez jusqu’à dire que le nihilisme est en train de succéder au marxisme. Comment analysez-vous ce divorce entre la foi et la modernité ?

 

« Il s’explique par l’envahissement du relativisme et du subjectivisme, conséquence inévitable d’un monde écrasé par les prétendues certitudes de la science naturelle ou appliquée. N’apparaît comme rationnel que ce qui peut être expérimenté, prouvé. L’expérience est devenue le seul critère garantissant la vérité. Tout ce qui ne peut pas être soumis à une vérification mathématique ou expérimentale est perçu comme irrationnel

Cette limitation de la raison a pour conséquence que nous sommes dans l’obscurité quasi-totale sur des dimensions essentielles de la vie. Le sens de l’homme, les fondements de l’éthique, la question de Dieu ne peuvent pas être soumis à l’expérience rationnelle, vérifiés par des formules mathématiques. Ils sont donc laissés à la seule sensibilité subjective. C’est grave parce que si, dans une société , les fondements du comportement éthique sont abandonnés à la seule subjectivité, déliés de raisons communes d’être et de vivre, livrés au pragmatisme, alors c’est l’homme même qui est menacé.

 

« Les grandes idéologies ont pu donner un certain fondement éthique à la société. Mais aujourd’hui le marxisme est caduc et l’idéologie libérale tellement fragmentée qu’elle n’a plus de vision commune, solide, cohérente de l’être humain et de son devenir. Dans l’actuelle situation de vide surgit le terrible danger du nihilisme, c’est-à-dire de la négation ou de l’absence de toute référence morale fondamentale pour la conduite de la vie sociale. Ce danger devient visible dans de nouvelles formes de terrorisme.

 

C’est-à-dire

 

Même perverti, le terrorisme politique, social des années 60 avait d’une certaine manière un idéal moral. Mais aujourd’hui, le terrorisme de la drogue, de la Mafia, les agressions contre l’étranger, en Allemagne ou ailleurs, n’ont plus aucun fondement moral. Dans cette ère de la subjectivité souveraine, on agit pour le seul plaisir d’agir, sans autre référence que la satisfaction du « moi »

 

De même que le terrorisme qui a pu naître du marxisme mettait hier le doigt sur les anomalies de notre fonctionnement social, de même le terrorisme nihiliste d’aujourd’hui devrait nous indiquer la marche à suivre pour une réflexion sur les fondements d’une nouvelle raison éthique et collective.

 

A qui s’adresse cet appel ?

 

On ne peut évidemment pas donner à ce défi une réponse exclusivement confessionnelle, catholique. Au contraire, c’est au delà de nos différences religieuses, politiques, nationales, que, comme on le fait pour la recherche de règles économiques et monétaires communes, nous devons trouver un minimum de consensus sur les fondements éthiques de notre existence sociale.

 

Mais quand vous ou le pape, faites une telle proposition, elle est interprétée à tort ou à raison, comme une volonté de l’Eglise catholique – et des exemples comme la Pologne post-communiste sont loin de nous rassurer – de retrouver sa suprématie sur les consciences, voire sur la chose publique, par une sorte de reconquête chrétienne ?

 

Non. Dans le dialogue que je souhaite de toutes les forces politiques et intellectuelles pour définir ce minimum éthique, l’Eglise catholique ne cherche pas à imposer une sorte de nouvelle respublica christiana. Ce serai absurde de vouloir revenir en arrière, retourner à un système de chrétienté politique. Mais il est vrai que nous nous sentons une responsabilité dans ce monde et désirons lui apporter notre contribution de catholiques . Nous ne souhaitons pas imposer le catholicisme à l’Occident, mais nous voulons que les valeurs fondamentales du christianisme et les valeurs libérales dominantes dans le monde d’aujourd’hui puissent se rencontrer et se féconder mutuellement ».

 

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Quelques mots de commentaires :

 

Les disciples de Mgr Lefebvre se  retrouveront très bien dans les  premières questions qui portent sur le nihilisme, une caractéristique fondamental du monde contemporain,  moins dans la dernière question. Je pense même qu’ils ne se rencontreront pas.  Ils sont pour le « Règne social de NSJC ». Le cardinal exprime un désir de compromission entre les valeurs chrétiennes et « les valeurs libérales dominantes dans le monde d’aujourd’hui » qui ont précisément « découronné Notre Seigneur Jésus-Christ ». En effet quelles sont  les valeurs libérales dominantes dans le monde d’aujourd’hui ? Ce sont celles qui ont pour principes les principes de la Révolution française de 1789.

Les disciples de Mgr Lefebvre repoussent cette « conciliation » qui est elle-même repoussée par le Syllabus «  Le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ». De son côté, le cardinal Ratzinger, dans la fidélité au texte conciliaire « Gaudium et Spes » qu’il nous présente précisément comme « un « contre Syllabus » veut cette « conciliation ». Peuvent-ils se rencontrer ? Il faudra trouver des subtilités ! Ou attendre des jours meilleurs !