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Un regard sur le monde

politique et religieux

 

au 19 septembre 2008

 

N° 183

 

Par Monsieur l’abbé Paul Aulagnier

 

Le voyage du Pape en France.

A-  Paris

 

 

Nous donnerons dans ce « Regard sur le monde » les discours du pape prononcés d’abord à Paris, les 12 et 134 septembre. Dans le prochain, nous donnerons ses discours prononcés à Lourdes, les 14 et 15 spetmebre.

 

 

1- Discours de bienvenue du président Nicolas Sarkozy à Benoît XVI

 

Nous publions ci-dessous le discours que le président français Nicolas Sarkozy a prononcé le vendredi 12 septembre, lors de la cérémonie d'accueil de Benoît XVI, au palais présidentiel de l'Elysée.

 

Très Saint Père,

 

C'est un honneur pour le gouvernement français, pour toutes les personnes présentes dans cette salle, et bien sûr pour moi-même et pour ma famille, de vous accueillir aujourd'hui au Palais de l'Elysée.

Tout au long de son histoire, la France n'a cessé de lier son destin à la cause des arts, des lettres, de la pensée, toutes ces disciplines qui forment cet art de vivre au plus haut de soi-même et qu'on appelle culture. En consacrant à Paris l'une des étapes de votre visite, en choisissant le collège des Bernardins, au cœur du quartier latin, pour prononcer l'un des discours les plus attendus de votre voyage, en acceptant l'invitation de l'Institut, vous honorez la France au travers d'un attribut qui lui est donc particulièrement cher : sa culture, une culture vivante qui plonge ses racines entremêlées dans la pensée grecque et judéo-chrétienne, dans l'héritage médiéval, la Renaissance et les Lumières ; une culture que vous connaissez admirablement bien et que vous aimez.

Qu'ils soient catholiques ou fidèles d'une autre religion, croyants ou non croyants, tous les Français sont sensibles à votre choix de Paris pour vous adresser cet après-midi au monde de la culture, vous qui êtes, profondément, un homme de conviction, de savoir et de dialogue. Vous renouvelez l'honneur fait à la France par votre prédécesseur Jean-Paul II et son magistral discours de 1980 à l'UNESCO, dont l'histoire n'a cessé depuis de vérifier les intuitions profondes et la largeur de vue.

 

 

 

Pour les millions de Français catholiques, votre visite est un évènement exceptionnel. Elle leur procure une joie intense et suscite de grandes espérances. Il est naturel que le Président de la République, le gouvernement, l'ensemble des responsables politiques de notre pays, s'associent à cette joie, comme ils s'associent régulièrement aux joies et aux peines de tous nos compatriotes quels qu'ils soient. Je veux, en votre présence, adresser aux catholiques de France tous mes vœux pour la réussite de cette visite.

J'ai souhaité que soient présents dans cette salle un certain nombre d'entre eux, connus ou moins connus, mais engagés dans tous les secteurs de la société : mouvements de jeunesse et éducation, secteur social et associatif, santé, entreprise, syndicalisme, administration et vie politique, journalisme, communauté scientifique, monde du sport, des arts et du spectacle, monde de la littérature et des idées, et bien sûr institutions ecclésiales. Ils sont le visage d'une Eglise de France diverse, moderne, qui veut mettre toute son énergie au service de sa foi.

Sont également présents dans cette salle, et je les en remercie, les représentants des autres religions et traditions philosophiques, et beaucoup de Français agnostiques ou non croyants, eux aussi engagés pour le bien commun. Dans la République laïque qu'est la France, tous vous accueillent avec respect en tant que chef d'une famille spirituelle dont la contribution à l'histoire du monde et de la civilisation n'est ni contestable, ni contestée.

 

 

Très Saint Père, le dialogue entre la foi et la raison a occupé une part prépondérante dans votre cheminement intellectuel et théologique. Non seulement vous n'avez cessé de soutenir la compatibilité entre la foi et la raison, mais encore vous pensez que la spécificité et la fécondité du christianisme ne sont pas dissociables de sa rencontre avec les fondements de la pensée grecque.

La démocratie non plus ne doit pas se couper de la raison. Elle ne peut se contenter de reposer sur l'addition arithmétique des suffrages, ni sur les mouvements passionnés des individus. Elle doit également procéder de l'argumentation et du raisonnement, rechercher honnêtement ce qui est bon et nécessaire, respecter des principes essentiels reconnus par l'entendement commun. Comment d'ailleurs la démocratie pourrait-elle se priver des lumières de la raison sans se renier elle-même, elle qui est fille de la raison et des Lumières ? C'est là une exigence quotidienne pour le gouvernement des choses publiques et le débat politique.

Aussi est-il légitime pour la démocratie et respectueux de la laïcité de dialoguer avec les religions. Celles-ci, et notamment la religion chrétienne avec laquelle nous partageons une longue histoire, sont des patrimoines vivants de réflexion et de pensée, pas seulement sur Dieu, mais aussi sur l'homme, sur la société, et même sur cette préoccupation aujourd'hui centrale qu'est la nature. Ce serait une folie de nous en priver, tout simplement une faute contre la culture et contre la pensée. C'est pourquoi j'en appelle à une laïcité positive.

En cette époque où le doute, le repli sur soi, mettent nos démocraties au défi de répondre aux problèmes de notre temps, la laïcité positive offre à nos consciences la possibilité d'échanger, par delà les croyances et les rites, sur le sens que nous voulons donner à nos existences.

La France a engagé, avec l'Europe, une réflexion sur la moralisation du capitalisme financier. La croissance économique n'a pas de sens si elle est sa propre finalité. Seuls l'amélioration de la situation du plus grand nombre et l'épanouissement de la personne en constituent ses buts légitimes. Cet enseignement, qui est au cœur de la doctrine sociale de l'Eglise, est en parfaite résonnance avec les enjeux de l'économie contemporaine mondialisée. Notre devoir est de l'entendre.

De même, les progrès rapides et importants de la science dans les domaines de la génétique et de la procréation posent à nos démocraties de délicates questions de bioéthique. Elles engagent notre conception de l'homme et de la vie, et peuvent conduire à des mutations de société. C'est pourquoi elles ne peuvent rester l'affaire des seuls experts.

La responsabilité du politique est d'organiser le cadre propre à cette réflexion. C'est ce que la France fera avec les Etats généraux de la bioéthique qui se dérouleront l'an prochain. Naturellement, les traditions religieuses et philosophiques doivent être présentes à ce débat, avec leur réflexion et leur expérience, riches de tant de siècles.

La laïcité positive, la laïcité ouverte, c'est une invitation au dialogue, à la tolérance et au respect.

C'est une chance, un souffle, une dimension supplémentaire donnée au débat public.

C'est un encouragement pour les religions, comme pour tous les courants de pensée. Et aussi un défi : car il y a trente ans encore, aucun de nos prédécesseurs n'aurait pu imaginer, ni même soupçonner, les questions auxquelles nous sommes aujourd'hui confrontés.

 

 

Très Saint Père, vous vous rendrez demain à Lourdes. Dans le cœur de millions de personnes en France et dans le monde, Lourdes tient une place particulière. On y vient souvent chercher une guérison du corps, on en revient avec une guérison de l'âme et du cœur. Même pour le profane, il existe bien un miracle de Lourdes : celui de la compassion, du courage, de l'espérance, au milieu de souffrances physiques ou morales souvent extrêmes et indicibles.

La souffrance, qu'elle soit le fait de la maladie, du handicap, du désespoir, de la mort ou tout simplement du mal, est assurément l'une des principales interrogations que pose la vie à la foi ou à l'espérance humaine. A cet égard, ce que vous direz lundi aux malades sera écouté bien au-delà de la communauté catholique. Mais par sa capacité à affronter la souffrance, à la surmonter et à la transformer, l'homme donne aussi, aux croyants comme aux non croyants, un signe tangible, une preuve manifeste de sa dignité.

La dignité humaine, l'Eglise ne cesse de la proclamer et de la défendre. A nous, responsables politiques, il incombe de la protéger toujours davantage, en défiant les contraintes économiques et en surmontant les hésitations politiques, dans le respect de la démocratie et de la liberté de conscience qui sont des éléments constitutifs de cette dignité.

Quand la France crée le revenu de solidarité active, elle cherche un moyen d'assurer à tous les conditions matérielles d'une existence digne sans dévaluer le travail.

Quand elle engage un plan massif contre la maladie d'Alzheimer, elle se donne les moyens d'assurer leur dignité à un nombre croissant de personnes touchées par cette maladie.

Quand elle crée un contrôleur général des prisons, réforme son système pénitentiaire, investit pour garantir une cellule individuelle à tout prisonnier, elle veut concilier la protection de la société avec la dignité de chaque détenu.

Quand elle dessine de nouveaux contours à sa politique d'immigration, elle entend respecter la dignité de chaque étranger, mais assume cette conviction raisonnable, et en tout cas raisonnée, que les désordres d'une immigration non contrôlée portent atteinte à la dignité de tous. Cette politique serait condamnable si elle ne cherchait pas à donner, grâce au développement, des conditions de vie meilleure aux populations concernées dans leur pays d'origine. C'est notre engagement.

 

 

Progressivement, la dignité humaine s'est imposée comme une valeur universelle. Elle est au cœur de la Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée ici à Paris il y a soixante ans. C'est le fruit d'une convergence exceptionnelle entre l'expérience humaine, les grandes traditions philosophiques et religieuses de l'humanité et le cheminement même de la raison.

A l'heure où ressurgissent tant de fanatismes, à l'heure où le relativisme exerce une séduction croissante, où la possibilité même de connaître et de partager une certaine part de la vérité est mise en doute, à l'heure où les égoïsmes les plus durs menacent les relations entre les nations et au sein des nations, cette option absolue pour la dignité humaine et son ancrage dans la raison doivent être tenus pour un trésor des plus précieux.

Là réside le vrai secret de l'Europe, celui dont l'oubli a précipité le monde dans les pires barbaries, celui qui ranime sans cesse notre désir d'agir pour la paix et la stabilité du monde, et conforte notre légitimité à le faire, hommes et femmes de bonne volonté ensemble.

Là se trouve aussi l'esprit de l'Union pour la Méditerranée. Jamais celle-ci n'aurait vu le jour si nous n'avions puisé dans la pertinence de notre idéal et la force de la raison, l'audace de la proposer et l'énergie d'en convaincre nos partenaires.

Je connais, Très Saint Père, et je partage votre inquiétude croissante pour certaines communautés chrétiennes au travers le monde, notamment en Orient. Je veux spécialement saluer, à cet égard, Monsieur Estifan Majid, présent parmi nous, qui est le frère de l'archevêque de Mossoul récemment assassiné, Monseigneur Faraj Rahho. L'Union pour la Méditerranée est la réponse à cet enjeu essentiel qu'est la coexistence de communautés pluriconfessionnelles sur un même territoire. Car si cela est possible autour de la Méditerranée, alors cela sera possible ailleurs, au Moyen-Orient et dans le monde. Avons-nous, au demeurant, un autre choix ?

En Inde, chrétiens, musulmans et hindouistes doivent renoncer à toute forme de violence et s'en remettre aux vertus du dialogue. Ailleurs en Asie, la liberté de pratiquer sa religion, quelle qu'elle soit, doit être respectée. La France, qui a beaucoup fait pour que toutes les convictions puissent coexister et s'exprimer, demande que la réciprocité soit respectée partout dans le monde, pour toutes les religions. De même, elle accueille l'intérêt suscité par le bouddhisme en Occident. Le Dalai Lama, chef spirituel du bouddhisme tibétain, livre des enseignements auxquels nos sociétés sont de plus en plus attentives. Il mérite d'être respecté et écouté pour cela.

 

 

La paix durable et véritable n'est possible que par le dialogue. Un dialogue authentique. Un dialogue fondé sur le vrai désir et la passion réelle de comprendre un point de vue différent. Un dialogue qui reçoit autant qu'il donne, tant il est vrai que, dans le dialogue, il est plus facile de délivrer sa vérité que d'accueillir celle de l'autre. Un dialogue où chacun accepte le principe qu'il peut changer d'avis ou faire évoluer son opinion. Un dialogue qui ne reporte pas tous les problèmes sur le religieux et le culturel, mais qui ne les ignore pas non plus. Un dialogue qui n'est pas le fait d'une élite mondialisée et bien-pensante, mais qui pénètre au fond des peuples. C'est pourquoi les Eglises doivent y participer de manière active.

Rien ne serait plus dommageable que la reprise d'une guerre des religions. C'est pourquoi j'ai voulu parler de religion à Riyad avec le roi d'Arabie Saoudite. Et c'est pourquoi j'ai tenu à insister sur ce que les religions ont en commun, qui est en vérité beaucoup plus grand que ce qui les divise.

Le dialogue avec et entre les religions est un enjeu majeur du siècle naissant. Les responsables politiques ne peuvent s'en désintéresser. Mais ils ne peuvent y contribuer que s'ils respectent les religions. Car il n'y a pas de dialogue sans confiance, et pas de confiance sans respect.

Oui, je respecte les religions, toutes les religions. Je connais les erreurs qu'elles ont commises par le passé et les intégrismes qui les menacent, mais je sais le rôle qu'elles ont joué dans l'édification de l'humanité. Le reconnaître ne diminue en rien les mérites des autres courants de pensée.

Je sais l'importance des religions pour répondre au besoin d'espérance des hommes et je ne le méprise pas. La quête de spiritualité n'est pas un danger pour la démocratie, pas un danger pour la laïcité.

Je ne désespère pas des religions quand je lis, sous la plume de Frère Christian, le prieur de Tibhirine : « L'Algérie et l'Islam, pour moi, c'est un corps et une âme. Je l'ai assez proclamé, au vu et au su de ce que j'en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l'Evangile appris aux genoux de ma mère, ma tout première Eglise, précisément en Algérie, et déjà, dans le respect des croyants musulmans ».

Et quand il ajoute, dans ce testament prémonitoire : « J'aimerais, le moment venu, avoir cette lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m'aurait atteint », alors, oui, je pense que les religions peuvent élargir le cœur de l'homme.

Pour toutes ces raisons, Très Saint Père, soyez le bienvenu en France.

 

 

 

 

 

2- Discours de Benoît XVI aux autorités de l’Etat à l’Elysée (12 septembre)

 

 

Nous publions ci-dessous le texte intégral du discours que le pape Benoît XVI a prononcé en réponse au discours du Président Sarkozy, au palais présidentiel de l'Elysée, en présence des autorités de l'Etat français.

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

Chers amis !

 

 

Foulant le sol de France pour la première fois depuis que la Providence m'a appelé sur le Siège de Pierre, je suis ému et honoré de l'accueil chaleureux que vous me réservez. Je vous suis particulièrement  reconnaissant, Monsieur le Président, pour l'invitation cordiale que vous m'avez faite à visiter votre pays ainsi que pour les paroles de bienvenue que vous venez de m'adresser. Comment ne pas me souvenir de la visite que Votre Excellence m'a rendue au Vatican voici neuf mois ? A travers vous, je salue tous ceux et toutes celles qui habitent ce pays à l'histoire millénaire, au présent riche d'événements et à l'avenir prometteur. Qu'ils sachent que la France est très souvent au coeur de la prière du Pape, qui ne peut oublier tout ce qu'elle a apporté à l'Église au cours des vingt derniers siècles ! La raison première de mon voyage est la célébration du 150e anniversaire des apparitions de la Vierge Marie, à Lourdes. Je désire me joindre à la foule des innombrables pèlerins du monde entier, qui convergent au cours de cette année vers le sanctuaire marial, animés par la foi et par l'amour. C'est une foi, c'est un amour que je viens célébrer ici dans votre pays, au cours des quatre journées de grâce qu'il me sera donné d'y passer.

 

Mon pèlerinage à Lourdes devait comporter une étape à Paris. Votre capitale m'est familière et je la connais assez bien. J'y ai souvent séjourné et j'y ai lié, au fil des ans, en raison de mes études et de mes fonctions antérieures, de bonnes amitiés humaines et intellectuelles. J'y reviens avec joie, heureux de l'occasion qui m'est ainsi donnée de rendre hommage à l'imposant patrimoine de culture et de foi qui a façonné votre pays de manière éclatante durant des siècles et qui a offert au monde de grandes figures de serviteurs de la Nation et de l'Église dont l'enseignement et l'exemple ont franchi tout naturellement vos frontières géographiques et nationales pour marquer le devenir du monde. Lors de votre visite à Rome, Monsieur le Président, vous avez rappelé que les racines de la France - comme celles de l'Europe - sont chrétiennes.

 

L'Histoire suffit à le montrer : dès ses origines, votre pays a reçu le message de l'Évangile. Si les documents font parfois défaut, il n'en reste pas moins que l'existence de communautés chrétiennes est attestée en Gaule à une date très ancienne : on ne peut rappeler sans émotion que la ville de Lyon avait déjà un évêque au milieu du IIe siècle et que saint Irénée, l'auteur de l'Adversus haereses, y donna un témoignage éloquent de la vigueur de la pensée chrétienne. Or, saint Irénée venait de Smyrne pour prêcher la foi au Christ ressuscité. Lyon avait un évêque dont la langue maternelle était le grec : y a-t-il plus beau signe de la nature et de la destination universelles du message chrétien ? Implantée à haute époque dans votre pays, l'Église y a joué un rôle civilisateur auquel il me plaît de rendre hommage en ce lieu. Vous y avez-vous-même fait allusion dans votre discours au Palais du Latran en décembre dernier. Transmission de la culture antique par le biais des moines, professeurs ou copistes, formation des coeurs et des esprits à l'amour du pauvre, aide aux plus démunis par la fondation de nombreuses congrégations religieuses, la contribution des chrétiens à la mise en place des institutions de la Gaule, puis de la France, est trop connue pour que je m'y attarde longtemps. Les milliers de chapelles, d'églises, d'abbayes et de cathédrales qui ornent le coeur de vos villes ou la solitude de vos campagnes disent assez combien vos pères dans la foi ont voulu honorer Celui qui leur avait donné la vie et qui nous maintient dans l'existence.

De nombreuses personnes en France se sont arrêtées pour réfléchir sur les rapports de l'Église et de l'État. Sur le problème des relations entre la sphère politique et la sphère religieuse, le Christ avait déjà offert le principe d'une juste solution lorsqu'il répondit à une question qu'on Lui posait : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12,17). L'Église en France jouit actuellement d'un régime de liberté. La méfiance du passé s'est transformée peu à peu en un dialogue serein et positif, qui se consolide toujours plus. Un nouvel instrument de dialogue existe depuis 2002 et j'ai grande confiance en son travail, car la bonne volonté est réciproque. Nous savons que restent encore ouverts certains terrains de dialogue qu'il nous faudra parcourir et assainir peu à peu avec détermination et patience. Vous avez d'ailleurs utilisé, Monsieur le Président, l'expression belle de «laïcité positive» pour qualifier cette compréhension plus ouverte. En ce moment historique où les cultures s'entrecroisent de plus en plus, je suis profondément convaincu qu'une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l'importance de la laïcité est devenue nécessaire. Il est en effet fondamental, d'une part, d'insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l'État envers eux, et d'autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de la contribution qu'elle peut apporter, avec d'autres instances, à la création d'un consensus éthique fondamental dans la société.

 

Le Pape, témoin d'un Dieu aimant et Sauveur, s'efforce d'être un semeur de charité et d'espérance. Toute société humaine a besoin d'espérance, et cette nécessité est encore plus forte dans le monde d'aujourd'hui qui offre peu d'aspirations spirituelles et peu de certitudes matérielles. Les jeunes sont ma préoccupation majeure. Certains d'entre eux peinent à trouver une orientation qui leur convienne ou souffrent d'une perte de repères dans leur vie familiale. D'autres encore expérimentent les limites d'un communautarisme religieux. Parfois marginalisés et souvent abandonnés à eux-mêmes, ils sont fragiles et ils doivent affronter seuls une réalité qui les dépasse. Il est donc nécessaire de leur offrir un bon cadre éducatif et de les encourager à respecter et à aider les autres, afin qu'ils arrivent sereinement à l'âge responsable.

 

L'Église peut apporter dans ce domaine sa contribution spécifique. La situation sociale occidentale, hélas marquée par une avancée sournoise de la distance entre les riches et les pauvres, me soucie aussi. Je suis certain qu'il est possible de trouver de justes solutions qui, dépassant l'aide immédiate nécessaire, iront au coeur des problèmes afin de protéger les faibles et de promouvoir leur dignité. À travers ses nombreuses institutions et par ses activités, l'Église, tout comme de nombreuses associations dans votre pays, tente souvent de parer à l'immédiat, mais c'est à l'État qu'il revient de légiférer pour éradiquer les injustices. Dans un cadre beaucoup plus large, Monsieur le Président, l'état de notre planète me préoccupe aussi. Avec grande générosité, Dieu nous a confié le monde qu'il a créé. Il faudra apprendre à le respecter et à le protéger davantage.

Il me semble qu'est arrivé le moment de faire des propositions plus constructives pour garantir le bien des générations futures.

 

L'exercice de la Présidence de l'Union Européenne est l'occasion pour votre pays de témoigner de l'attachement de la France aux droits de l'homme et à leur promotion pour le bien de l'individu et de la société. Lorsque l'Européen verra et expérimentera personnellement que les droits inaliénables de la personne humaine, depuis sa conception jusqu'à sa mort naturelle, ainsi que ceux relatifs à son éducation libre, à sa vie familiale, à son travail, sans oublier naturellement ses droits religieux, lorsque donc cet Européen saisira que ces droits, qui constituent un tout indissociable, sont promus et respectés, alors il comprendra pleinement la grandeur de la construction de l'Union et en deviendra un artisan actif. La charge qui vous incombe, Monsieur le Président, n'est pas facile. Les temps sont incertains, et c'est une entreprise ardue de trouver la bonne voie parmi les méandres du quotidien social et économique, national et international. En particulier, devant le danger de l'émergence d'anciennes méfiances, de tensions et d'oppositions entre les Nations, dont nous sommes aujourd'hui les témoins préoccupés, la France, historiquement sensible à la réconciliation des peuples, est appelée à aider l'Europe à construire la paix dans ses frontières et dans le monde entier. À cet égard, il est important de promouvoir une unité qui ne peut pas et ne veut pas être une uniformité, mais qui est capable de garantir le respect des différences nationales et des diverses traditions culturelles qui constituent une richesse dans la symphonie européenne, en rappelant d'autre part que « l'identité nationale elle-même ne se réalise que dans l'ouverture aux autres peuples et à travers la solidarité envers eux » (Exhortation apostolique Ecclesia in Europa, n. 112). J'exprime ma confiance que votre pays contribuera toujours plus à faire progresser ce siècle vers la sérénité, l'harmonie et la paix.

Monsieur le Président, chers amis, je désire une fois encore vous exprimer ma gratitude pour cette rencontre. Je vous assure de ma fervente prière pour votre belle Nation afin que Dieu lui concède paix et prospérité, liberté et unité, égalité et fraternité. Je confie ces voeux à l'intercession maternelle de la Vierge Marie, patronne principale de la France. Que Dieu bénisse la France et tous les Français !

 

 

 

3-  Discours de Benoît XVI au monde de la culture (collège des Bernardins)

 

 

Nous publions ci-dessous le discours que le pape Benoît XVI a prononcé le vendredi, vers 17h00,  au collège des Bernardins, à Paris, à l'occasion de sa rencontre avec le monde de la culture.

 

Monsieur le Cardinal,

Madame le Ministre de la Culture,

Monsieur le Maire,

Monsieur le Chancelier de l'Institut,

Chers amis,

 

Merci, Monsieur le Cardinal, pour vos aimables paroles. Nous nous trouvons dans un lieu historique, lieu édifié par les fils de saint Bernard de Clairvaux et que votre prédécesseur, le regretté Cardinal Jean-Marie Lustiger, a voulu comme un centre de dialogue de la Sagesse chrétienne avec les courants culturels intellectuels et artistiques de votre société. Je salue particulièrement Madame le Ministre de la Culture qui représente le gouvernement, ainsi que Messieurs Giscard d'Estaing et Chirac. J'adresse également mes salutations aux ministres présents, aux représentants de l'Unesco, à Monsieur le Maire de Paris et à toutes les autorités. Je ne veux pas oublier mes collègues de l'Institut de France qui savent ma considération et je désire remercier le Prince de Broglie de ses paroles cordiales. Nous nous reverrons demain matin. Je remercie les délégués de la communauté musulmane française d'avoir accepté de participer à cette rencontre ; je leur adresse mes vœux les meilleurs en ce temps du ramadan. Mes salutations chaleureuses vont maintenant tout naturellement vers l'ensemble du monde multiforme de la culture que vous représentez si dignement, chers invités.

J'aimerais vous parler ce soir des origines de la théologie occidentale et des racines de la culture européenne. J'ai mentionné en ouverture que le lieu où nous nous trouvons était emblématique. Il est lié à la culture monastique. De jeunes moines ont ici vécu pour s'initier profondément à leur vocation et pour bien vivre leur mission. Ce lieu évoque-t-il pour nous encore quelque chose ou n'y rencontrons-nous qu'un monde désormais révolu ? Pour pouvoir répondre, nous devons réfléchir un instant sur la nature même du monachisme occidental. De quoi s'agissait-il alors ? En considérant les fruits historiques du monachisme, nous pouvons dire qu'au cours de la grande fracture culturelle, provoquée par la migration des peuples et par la formation des nouveaux ordres étatiques, les monastères furent des espaces où survécurent les trésors de l'antique culture et où, en puisant à ces derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle. Comment cela s'est-il passé ? Quelle était la motivation des personnes qui se réunissaient en ces lieux ? Quelles étaient leurs désirs ? Comment ont-elles vécu ?

Avant toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n'était pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, quaerere Deum. Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante : s'appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr. On dit que leur être était tendu vers l'« eschatologie ». Mais cela ne doit pas être compris au sens chronologique du terme - comme s'ils vivaient les yeux tournés vers la fin du monde ou vers leur propre mort - mais au sens existentiel : derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif. Quaerere Deum : comme ils étaient chrétiens, il ne s'agissait pas d'une aventure dans un désert sans chemin, d'une recherche dans l'obscurité absolue. Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, mieux, il a aplani la voie, et leur tâche consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était sa Parole qui, dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux hommes. La recherche de Dieu requiert donc, intrinsèquement, une culture de la parole, ou, comme le disait Dom Jean Leclercq (1) : eschatologie et grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l'une de l'autre (cf. L'Amour des lettres et le désir de Dieu, p.14). Le désir de Dieu comprend l'amour des lettres, l'amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. Puisque dans la parole biblique Dieu est en chemin vers nous et nous vers Lui, ils devaient apprendre à pénétrer le secret de la langue, à la comprendre dans sa structure et dans ses usages. Ainsi, en raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes. La bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du monastère tout comme l'école. Ces deux lieux ouvraient concrètement un chemin vers la parole. Saint Benoît appelle le monastère une dominici servitii schola, une école du service du Seigneur. L'école et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et l'eruditio, sur la base de laquelle l'homme apprend à percevoir, au milieu des paroles, la Parole.

Pour avoir une vision d'ensemble de cette culture de la parole liée à la recherche de Dieu, nous devons faire un pas supplémentaire. La Parole qui ouvre le chemin de la recherche de Dieu et qui est elle-même ce chemin est une Parole qui donne naissance à une communauté. Elle remue certes jusqu'au fond d'elle-même chaque personne en particulier (cf. Ac 2, 37). Grégoire le Grand décrit cela comme une douleur forte et inattendue qui secoue notre âme somnolente et nous réveille pour nous rendre attentifs à Dieu (cf. Leclercq, ibid., p. 35). Mais elle nous rend aussi attentifs les uns aux autres. La Parole ne conduit pas uniquement sur la voie d'une mystique individuelle, mais elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans la foi. C'est pourquoi il faut non seulement réfléchir sur la Parole, mais également la lire de façon juste. Tout comme à l'école rabbinique, chez les moines, la lecture accomplie par l'un d'eux est également un acte corporel. « Le plus souvent, quand legere et lectio sont employés sans spécification, ils désignent une activité qui, comme le chant et l'écriture, occupe tout le corps et tout l'esprit », dit à ce propos Dom Leclercq (ibid., p. 21).

Il y a encore un autre pas à faire. La Parole de Dieu elle-même nous introduit dans un dialogue avec Lui. Le Dieu qui parle dans la Bible nous enseigne comment nous pouvons Lui parler. En particulier, dans le Livre des Psaumes, il nous donne les mots avec lesquels nous pouvons nous adresser à Lui. Dans ce dialogue, nous Lui présentons notre vie, avec ses hauts et ses bas, et nous la transformons en un mouvement vers Lui. Les Psaumes contiennent en plusieurs endroits des instructions sur la façon dont ils doivent être chantés et accompagnés par des instruments musicaux. Pour prier sur la base de la Parole de Dieu, la seule labialisation ne suffit pas, la musique est nécessaire. Deux chants de la liturgie chrétienne dérivent de textes bibliques qui les placent sur les lèvres des Anges : le Gloria qui est chanté une première fois par les Anges à la naissance de Jésus, et le Sanctus qui, selon Isaïe 6, est l'acclamation des Séraphins qui se tiennent dans la proximité immédiate de Dieu. Sous ce jour, la Liturgie chrétienne est une invitation à chanter avec les anges et à donner à la parole sa plus haute fonction. À ce sujet, écoutons encore une fois Jean Leclercq : « Les moines devaient trouver des accents qui traduisent le consentement de l'homme racheté aux mystères qu'il célèbre : les quelques chapiteaux de Cluny qui nous aient été conservés montrent les symboles christologiques des divers tons du chant » (cf. ibid., p. 229).

Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine - en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d'être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s'unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l'harmonie du cosmos, de la musique des sphères. Les moines, par leurs prières et leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la Parole qui leur est confiée, à son impératif de réelle beauté. De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu'Il a Lui-même donnés est née la grande musique occidentale. Ce n'était pas là l'œuvre d'une « créativité » personnelle où l'individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s'érige un monument à lui-même. Il s'agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les « oreilles du cœur » les lois constitutives de l'harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l'homme, et d'inventer une musique digne de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l'homme et qui proclame hautement cette dignité.

Enfin, pour s'efforcer de saisir cette culture monastique occidentale de la parole, qui s'est développée à partir de la quête intérieure de Dieu, il faut au moins faire une brève allusion à la particularité du Livre ou des Livres par lesquels cette Parole est parvenue jusqu'aux moines. Vue sous un aspect purement historique ou littéraire, la Bible n'est pas un simple livre, mais un recueil de textes littéraires dont la rédaction s'étend sur plus d'un millénaire et dont les différents livres ne sont pas facilement repérables comme constituant un corpus unifié. Au contraire, des tensions visibles existent entre eux. C'est déjà le cas dans la Bible d'Israël, que nous, chrétiens, appelons l'Ancien Testament. Ça l'est plus encore quand nous, chrétiens, lions le Nouveau Testament et ses écrits à la Bible d'Israël en l'interprétant comme chemin vers le Christ. Avec raison, dans le Nouveau Testament, la Bible n'est pas de façon habituelle appelée « l'Écriture » mais « les Écritures » qui, cependant, seront ensuite considérées dans leur ensemble comme l'unique Parole de Dieu qui nous est adressée. Ce pluriel souligne déjà clairement que la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c'est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l'humanité des hommes, et à travers leurs paroles et leur histoire. Cela signifie, ensuite, que l'aspect divin de la Parole et des paroles n'est pas immédiatement perceptible. Pour le dire de façon moderne : l'unité des livres bibliques et le caractère divin de leurs paroles ne sont pas saisissables d'un point de vue purement historique. L'élément historique se présente dans le multiple et l'humain. Ce qui explique la formulation d'un distique médiéval qui, à première vue, apparaît déconcertant : Littera gesta docet - quid credas allegoria... (cf. Augustin de Dacie, Rotulus pugillaris, I). La lettre enseigne les faits ; l'allégorie ce qu'il faut croire, c'est-à-dire l'interprétation christologique et pneumatique.

Nous pouvons exprimer tout cela d'une manière plus simple : l'Écriture a besoin de l'interprétation, et elle a besoin de la communauté où elle s'est formée et où elle est vécue. En elle seulement, elle a son unité et, en elle, se révèle le sens qui unifie le tout. Dit sous une autre forme : il existe des dimensions du sens de la Parole et des paroles qui se découvrent uniquement dans la communion vécue de cette Parole qui crée l'histoire. À travers la perception croissante de la pluralité de ses sens, la Parole n'est pas dévalorisée, mais elle apparaît, au contraire, dans toute sa grandeur et sa dignité. C'est pourquoi le Catéchisme de l'Église catholique peut affirmer avec raison que le christianisme n'est pas au sens classique seulement une religion du livre (cf. n. 108). Le christianisme perçoit dans les paroles la Parole, le Logos lui-même, qui déploie son mystère à travers cette multiplicité. Cette structure particulière de la Bible est un défi toujours nouveau posé à chaque génération. Selon sa nature, elle exclut tout ce qu'on appelle aujourd'hui « fondamentalisme ». La Parole de Dieu, en effet, n'est jamais simplement présente dans la seule littéralité du texte. Pour l'atteindre, il faut un dépassement et un processus de compréhension qui se laisse guider par le mouvement intérieur de l'ensemble des textes et, à partir de là, doit devenir également un processus vital. Ce n'est que dans l'unité dynamique de leur ensemble que les nombreux livres ne forment qu'un Livre. La Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent dans la parole et dans l'histoire humaines.

Le caractère crucial de ce thème est éclairé par les écrits de saint Paul. Il a exprimé de manière radicale ce que signifient le dépassement de la lettre et sa compréhension holistique, dans la phrase : « La lettre tue, mais l'Esprit donne la vie » (2 Co 3, 6). Et encore : « Là où est l'Esprit..., là est la liberté » (2 Co 3, 17). Toutefois, la grandeur et l'ampleur de cette perception de la Parole biblique ne peut se comprendre que si l'on écoute saint Paul jusqu'au bout, en apprenant que cet Esprit libérateur a un nom et que, de ce fait, la liberté a une mesure intérieure : « Le Seigneur, c'est l'Esprit, et là où l'Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté » (2 Co 3, 17). L'Esprit qui rend libre ne se laisse pas réduire à l'idée ou à la vision personnelle de celui qui interprète. L'Esprit est Christ, et le Christ est le Seigneur qui nous montre le chemin. Avec cette parole sur l'Esprit et sur la liberté, un vaste horizon s'ouvre, mais en même temps, une limite claire est mise à l'arbitraire et à la subjectivité, limite qui oblige fortement l'individu tout comme la communauté et noue un lien supérieur à celui de la lettre du texte : le lien de l'intelligence et de l'amour. Cette tension entre le lien et la liberté, qui va bien au-delà du problème littéraire de l'interprétation de l'Écriture, a déterminé aussi la pensée et l'œuvre du monachisme et a profondément modelé la culture occidentale. Cette tension se présente à nouveau à notre génération comme un défi face aux deux pôles que sont, d'un côté, l'arbitraire subjectif, de l'autre, le fanatisme fondamentaliste. Si la culture européenne d'aujourd'hui comprenait désormais la liberté comme l'absence totale de liens, cela serait fatal et favoriserait inévitablement le fanatisme et l'arbitraire. L'absence de liens et l'arbitraire ne sont pas la liberté, mais sa destruction.

En considérant « l'école du service du Seigneur » - comme Benoît appelait le monachisme -, nous avons jusque-là porté notre attention prioritairement sur son orientation vers la parole, vers l'« ora ». Et, de fait, c'est à partir de là que se détermine l'ensemble de la vie monastique. Mais notre réflexion resterait incomplète si nous ne fixions pas aussi notre regard, au moins brièvement, sur la deuxième composante du monachisme, désignée par le terme « labora ». Dans le monde grec, le travail physique était considéré comme l'œuvre des esclaves. Le sage, l'homme vraiment libre, se consacrait uniquement aux choses de l'esprit ; il abandonnait le travail physique, considéré comme une réalité inférieure, à ces hommes qui n'étaient pas supposés atteindre cette existence supérieure, celle de l'esprit. La tradition juive était très différente : tous les grands rabbins exerçaient parallèlement un métier artisanal. Paul, comme rabbi puis comme héraut de l'Évangile aux Gentils, était un fabricant de tentes et il gagnait sa vie par le travail de ses mains. Il n'était pas une exception, mais il se situait dans la tradition commune du rabbinisme. Le monachisme chrétien a accueilli cette tradition : le travail manuel en est un élément constitutif. Dans sa Regula, Benoît ne parle pas au sens strict de l'école, même si l'enseignement et l'apprentissage - comme nous l'avons vu - étaient acquis dans les faits ; en revanche, il parle explicitement du travail (cf. chap. 48). Augustin avait fait de même en consacrant au travail des moines un livre particulier. Les chrétiens, s'inscrivant dans la tradition pratiquée depuis longtemps par le judaïsme, devaient, en outre, se sentir interpellés par la parole de Jésus dans l'Évangile de Jean, où il défendait son action le jour du shabbat : « Mon Père (...) est toujours à l'œuvre, et moi aussi je suis à l'œuvre » (5, 17). Le monde gréco-romain ne connaissait aucun Dieu Créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour ainsi dire, se salir les mains par la création de la matière. L'« ordonnancement » du monde était le fait du démiurge, une divinité subordonnée. Le Dieu de la Bible est bien différent : Lui, l'Un, le Dieu vivant et vrai, est également le Créateur. Dieu travaille, Il continue d'œuvrer dans et sur l'histoire des hommes. Et dans le Christ, Il entre comme Personne dans l'enfantement laborieux de l'histoire. « Mon Père est toujours à l'œuvre et moi aussi je suis à l'œuvre. » Dieu Lui-même est le Créateur du monde, et la création n'est pas encore achevée. Dieu travaille ! C'est ainsi que le travail des hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l'homme participant à l'œuvre créatrice de Dieu dans le monde. Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l'Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. L'originalité de cet ethos devrait cependant faire comprendre que le travail et la détermination de l'histoire par l'homme sont une collaboration avec le Créateur, qui ont en Lui leur mesure. Là où cette mesure vient à manquer et là où l'homme s'élève lui-même au rang de créateur déiforme, la transformation du monde peut facilement aboutir à sa destruction.

Nous sommes partis de l'observation que, dans l'effondrement de l'ordre ancien et des antiques certitudes, l'attitude de fond des moines était le quaerere Deum - se mettre à la recherche de Dieu. C'est là, pourrions-nous dire, l'attitude vraiment philosophique : regarder au-delà des réalités pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies. Celui qui devenait moine s'engageait sur un chemin élevé et long, il était néanmoins déjà en possession de la direction : la Parole de la Bible dans laquelle il écoutait Dieu parler. Dès lors, il devait s'efforcer de Le comprendre pour pouvoir aller à Lui. Ainsi, le cheminement des moines, tout en restant impossible à évaluer dans sa progression, s'effectuait au cœur de la Parole reçue. La quête des moines comprend déjà en soi, dans une certaine mesure, sa résolution. Pour que cette recherche soit possible, il est nécessaire qu'il existe dans un premier temps un mouvement intérieur qui suscite non seulement la volonté de chercher, mais qui rende aussi crédible le fait que dans cette Parole se trouve un chemin de vie, un chemin de vie sur lequel Dieu va à la rencontre de l'homme pour lui permettre de venir à Sa rencontre. En d'autres termes, l'annonce de la Parole est nécessaire. Elle s'adresse à l'homme et forge en lui une conviction qui peut devenir vie. Afin que s'ouvre un chemin au cœur de la parole biblique en tant que Parole de Dieu, cette même Parole doit d'abord être annoncée ouvertement. L'expression classique de la nécessité pour la foi chrétienne de se rendre communicable aux autres se résume dans une phrase de la Première Lettre de Pierre, que la théologie médiévale regardait comme le fondement biblique du travail des théologiens : « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte (logos) de l'espérance qui est en vous » (3, 15). (Logos, la raison de l'espérance, doit devenir apo-logie, la Parole doit devenir réponse). De fait, les chrétiens de l'Église naissante ne considéraient pas leur annonce missionnaire comme une propagande qui devait servir à augmenter l'importance de leur groupe, mais comme une nécessité intrinsèque qui dérivait de la nature de leur foi. Le Dieu en qui ils croyaient était le Dieu de tous, le Dieu Un et Vrai qui s'était fait connaître au cours de l'histoire d'Israël et, finalement, à travers son Fils, apportant ainsi la réponse qui concernait tous les hommes et que, au plus profond d'eux-mêmes, tous attendent. L'universalité de Dieu et l'universalité de la raison ouverte à Lui constituaient pour eux la motivation et, à la fois, le devoir de l'annonce. Pour eux, la foi ne dépendait pas des habitudes culturelles, qui sont diverses selon les peuples, mais relevait du domaine de la vérité qui concerne, de manière égale, tous les hommes.

Le schéma fondamental de l'annonce chrétienne ad extra - aux hommes qui, par leurs questionnements, sont en recherche - se dessine dans le discours de saint Paul à l'Aréopage. N'oublions pas qu'à cette époque, l'Aréopage n'était pas une sorte d'académie où les esprits les plus savants se rencontraient pour discuter sur les sujets les plus élevés, mais un tribunal qui était compétent en matière de religion et qui devait s'opposer à l'intrusion de religions étrangères. C'est précisément ce dont on accuse Paul : « On dirait un prêcheur de divinités étrangères » (Ac 17, 18). Ce à quoi Paul réplique : « J'ai trouvé chez vous un autel portant cette inscription : "Au dieu inconnu". Or, ce que vous vénérez sans le connaître, je viens vous l'annoncer » (cf. 17, 23). Paul n'annonce pas des dieux inconnus. Il annonce Celui que les hommes ignorent et pourtant connaissent : l'Inconnu-Connu. C'est Celui qu'ils cherchent, et dont, au fond, ils ont connaissance et qui est cependant l'Inconnu et l'Inconnaissable. Au plus profond, la pensée et le sentiment humains savent de quelque manière que Dieu doit exister et qu'à l'origine de toutes choses, il doit y avoir non pas l'irrationalité, mais la Raison créatrice, non pas le hasard aveugle, mais la liberté. Toutefois, bien que tous les hommes le sachent d'une certaine façon - comme Paul le souligne dans la Lettre aux Romains (1, 21) - cette connaissance demeure ambiguë : un Dieu seulement pensé et élaboré par l'esprit humain n'est pas le vrai Dieu. Si Lui ne se montre pas, quoi que nous fassions, nous ne parvenons pas pleinement jusqu'à Lui. La nouveauté de l'annonce chrétienne c'est la possibilité de dire maintenant à tous les peuples : Il s'est montré, Lui personnellement. Et à présent, le chemin qui mène à Lui est ouvert. La nouveauté de l'annonce chrétienne réside en un fait : Dieu s'est révélé. Ce n'est pas un fait nu mais un fait qui, lui-même, est Logos - présence de la Raison éternelle dans notre chair. Verbum caro factum est (Jn 1, 14) : il en est vraiment ainsi en réalité, à présent, le Logos est là, le Logos est présent au milieu de nous. C'est un fait rationnel. Cependant, l'humilité de la raison sera toujours nécessaire pour pouvoir l'accueillir. Il faut l'humilité de l'homme pour répondre à l'humilité de Dieu.

Sous de nombreux aspects, la situation actuelle est différente de celle que Paul a rencontrée à Athènes, mais, tout en étant différente, elle est aussi, en de nombreux points, très analogue. Nos villes ne sont plus remplies d'autels et d'images représentant de multiples divinités. Pour beaucoup, Dieu est vraiment devenu le grand Inconnu. Malgré tout, comme jadis où derrière les nombreuses représentations des dieux était cachée et présente la question du Dieu inconnu, de même, aujourd'hui, l'actuelle absence de Dieu est aussi tacitement hantée par la question qui Le concerne. Quaerere Deum - chercher Dieu et se laisser trouver par Lui : cela n'est pas moins nécessaire aujourd'hui que par le passé. Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l'humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l'Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L'écouter, demeure aujourd'hui encore le fondement de toute culture véritable.

Merci beaucoup.

 

 

 

4- Discours de Benoît XVI à Notre-Dame de Paris en présence du clergé

 

Nous publions ci-dessous le discours que le pape Benoît XVI a prononcé au cours des Vêpres, à Notre-Dame de Paris, en présence du clergé et des personnes consacrées, le vendredi 12 septembre, vers 19h00.

 

Chers Frères Cardinaux et Évêques,

Messieurs les Chanoines du Chapitre,

Messieurs les Chapelains de Notre-Dame,

Chers prêtres et diacres,

Chers amis membres des Églises et Communautés ecclésiales non catholiques,

Chers frères et sœurs !

 

Béni soit Dieu qui nous permet de nous retrouver en un lieu si cher au cœur des Parisiens, mais aussi de tous les Français ! Béni soit Dieu qui nous donne la grâce de Lui faire l'hommage de notre prière vespérale pour Lui rendre la louange qu'Il mérite avec les paroles que la liturgie de l'Église a héritées de la liturgie synagogale pratiquée par le Christ et par ses premiers disciples ! Oui, béni soit Dieu de venir ainsi à notre aide - in adiutorium nostrum - pour nous aider à faire monter vers Lui l'offrande du sacrifice de nos lèvres !

Nous voici dans l'église mère du diocèse de Paris, la cathédrale Notre-Dame, qui se dresse au cœur de la cité comme un signe vivant de la présence de Dieu au milieu des hommes. Mon prédécesseur Alexandre III en posa la première pierre, les Papes Pie VII et Jean-Paul II l'honorèrent de leur visite, et je suis heureux de m'inscrire à leur suite, après y être venu voici un quart de siècle pour y prononcer une conférence sur la catéchèse. Il est difficile de ne pas rendre grâce à Celui qui a créé la matière aussi bien que l'esprit, pour la beauté de l'édifice qui nous reçoit. Les chrétiens de Lutèce avaient déjà construit une cathédrale dédiée à saint Étienne, premier martyr, mais, devenue trop exiguë, elle fut remplacée progressivement, entre le XIIe et le XIVe siècle, par celle que nous admirons de nos jours. La foi du Moyen Âge a bâti les cathédrales, et vos ancêtres sont venus ici pour louer Dieu, lui confier leurs espérances et lui dire leur amour. De grands événements religieux et civils se sont déroulés dans ce sanctuaire où les architectes, les peintres, les sculpteurs et les musiciens ont donné le meilleur d'eux-mêmes. Qu'il suffise de rappeler, parmi bien d'autres, les noms de l'architecte Jean de Chelles, du peintre Charles Le Brun, du sculpteur Nicolas Coustou et des organistes Louis Vierne et Pierre Cochereau. L'art, chemin vers Dieu, et la prière chorale, louange de l'Église au Créateur, ont aidé Paul Claudel, venu assister aux vêpres du jour de Noël 1886, à trouver le chemin vers une expérience personnelle de Dieu. Il est significatif que Dieu ait illuminé son âme précisément pendant le chant du Magnificat, dans lequel l'Église écoute le cantique de la Vierge Marie, sainte Patronne de ces lieux, qui rappelle au monde que le Tout-Puissant a exalté les humbles (cf. Lc 1, 52). Théâtre de conversions moins connues, mais non moins réelles, chaire où des prédicateurs de l'Évangile, comme les Pères Lacordaire, Monsabré et Samson, ont su transmettre la flamme de leur passion aux auditoires les plus variés, la cathédrale Notre-Dame demeure à juste titre l'un des monuments les plus célèbres du patrimoine de votre pays. Les reliques de la Vraie Croix et de la Couronne d'épines, que je viens de vénérer, comme on le fait depuis saint Louis, y ont trouvé aujourd'hui un écrin digne d'elles, qui constitue l'offrande de l'esprit des hommes à l'Amour créateur.

Témoin (...) de l'échange incessant que Dieu a voulu établir entre les hommes et Lui, la Parole vient de retentir sous les voûtes historiques de cette cathédrale pour être la matière de notre sacrifice du soir, souligné par l'offrande de l'encens qui rend visible notre louange à Dieu. Providentiellement, les paroles du psalmiste décrivent l'émotion de notre âme avec une justesse que nous n'aurions osé imaginer : « Quelle joie quand on m'a dit : nous irons dans la maison du Seigneur ! » (Ps 121, 1.) Laetatus sum in his quae dicta sunt mihi : la joie du psalmiste, enclose dans les paroles mêmes du psaume, se répand dans nos cœurs et y suscite un profond écho. Notre joie est bien d'aller dans la maison du Seigneur, car, les Pères nous l'ont enseigné, cette maison n'est autre que le symbole concret de la Jérusalem d'en haut, celle qui descend vers nous (cf. Ap 21, 2) pour nous offrir la plus belle des demeures. « Si nous y séjournons, écrit saint Hilaire de Poitiers, nous sommes concitoyens des saints et membres de la famille de Dieu, car c'est la maison de Dieu » (traité sur le Psaume 121, 2). Et saint Augustin renchérit : « Ce psaume aspire à la Jérusalem céleste... C'est un cantique des degrés, qui ne sont pas faits pour descendre, mais pour monter... Dans notre exil, nous soupirons, mais nous rencontrons parfois des compagnons qui ont vu la cité sainte et qui nous invitent à y courir » (Enarratio sur le Psaume 121, 2). Chers amis, au cours de ces vêpres , nous rejoignons par la pensée et dans la prière les innombrables voix de ceux et de celles qui ont chanté ce psaume, ici même, avant nous, depuis des siècles et des siècles. Nous rejoignons ces pèlerins qui montaient vers Jérusalem et vers les degrés de son Temple, nous rejoignons les milliers d'hommes et de femmes qui ont compris que leur pèlerinage sur la terre trouverait son terme au ciel, dans la Jérusalem éternelle, et qui ont fait confiance au Christ pour les y mener. Quelle joie, en effet, de nous savoir invisiblement entourés par une telle foule de témoins !

Notre marche vers la cité sainte ne serait pas possible si elle ne se faisait en Église, germe et préfiguration de la Jérusalem d'en haut. « Si le Seigneur ne bâtit la maison, les bâtisseurs travaillent en vain » (Ps 126, 1). Qui est ce Seigneur, sinon Notre Seigneur Jésus Christ. C'est Lui qui a fondé son Église, qui l'a bâtie sur le roc, sur la foi de l'Apôtre Pierre. Comme le dit encore saint Augustin, « c'est Jésus Christ, Lui-même, Notre Seigneur, qui construit son temple. Beaucoup se fatiguent à bâtir, mais si le Seigneur n'en construit un, c'est en vain que travaillent ceux qui construisent » (Traité sur le Psaume 126, 2). Or, chers amis, Augustin se pose la question de savoir quels sont ces travailleurs ; et il répond lui-même : « Ceux qui prêchent dans l'Église la parole de Dieu, qui administrent les sacrements. Nous courons tous maintenant, nous travaillons tous, nous édifions tous », mais c'est Dieu seul qui, en nous, « édifie, qui avertit, qui ouvre l'intelligence, qui applique notre esprit aux vérités de la foi » (ibid.). Quelle merveille revêt notre action au service de la Parole divine ! Nous sommes les instruments de l'Esprit ; Dieu a l'humilité de passer par nous pour répandre sa Parole. Nous devenons sa voix, après avoir tendu l'oreille vers sa bouche. Nous mettons sa Parole sur nos lèvres pour la donner au monde. L'offrande de notre prière est agréé par Lui et Lui sert pour se communiquer à tous ceux que nous rencontrons. En vérité, comme Paul le dit aux Éphésiens, « Il nous a comblés de sa bénédiction spirituelle en Jésus Christ » (1, 3), puisqu'il nous a choisis pour être ses témoins jusqu'aux extrémités de la terre et qu'il nous a élus dès avant notre conception, par un don mystérieux de sa grâce.

Le Verbe, Sa Parole, qui depuis toujours était auprès de Lui (cf. Jn 1, 1), est né d'une Femme, est né sujet de la Loi, « pour racheter ceux qui étaient sujets de la Loi et pour faire de nous des fils » (Ga 4, 4-5). Dieu a pris chair dans le sein d'une Femme, d'une Vierge. Votre cathédrale est une vivante hymne de pierre et de lumière à la louange de cet acte unique de l'histoire de l'humanité : la Parole éternelle de Dieu entrant dans l'histoire des hommes à la plénitude des temps pour les racheter par l'offrande de lui-même dans le sacrifice de la Croix. Nos liturgies de la terre, tout entières ordonnées à la célébration de cet Acte unique de l'histoire, ne parviendront jamais à en exprimer totalement l'infinie densité. La beauté des rites ne sera, certes, jamais assez recherchée, assez soignée, assez travaillée, puisque rien n'est trop beau pour Dieu, qui est la Beauté infinie. (...) Nos liturgies de la terre ne pourront jamais être qu'un pâle reflet de la liturgie céleste, qui se célèbre dans la Jérusalem d'en haut, objet du terme de notre pèlerinage sur terre. Puissent, pourtant, nos célébrations s'en approcher le plus possible et la faire pressentir !

Dès maintenant, la Parole de Dieu nous est donnée pour être l'âme de notre apostolat, l'âme de notre vie de prêtres. Chaque matin, la Parole nous réveille. Chaque matin, le Seigneur Lui-même nous « ouvre l'oreille » (Is 50, 5) par les psaumes de l'Office des lectures et des Laudes. Tout au long de la journée, la Parole de Dieu devient la matière de la prière de l'Église tout entière, qui veut ainsi témoigner de sa fidélité au Christ. Selon la célèbre formule de saint Jérôme, qui sera reprise au cours de la XIIe Assemblée du Synode des Évêques, au mois d'octobre prochain : « Ignorer les Écritures, c'est ignorer le Christ » (Prologue du commentaire d'Isaïe). Chers frères prêtres, n'ayez pas peur de consacrer beaucoup de temps à la lecture, à la méditation de l'Écriture et à la prière de l'Office Divin ! Presque à votre insu la Parole lue et méditée en Église agit sur vous et vous transforme. Comme manifestation de la Sagesse de Dieu, si elle devient la « compagne » de votre vie, elle sera votre « conseillère pour le bien », votre « réconfort dans les soucis et dans la tristesse » (Sg 8, 9).

« La Parole de Dieu est vivante, énergique et plus coupante qu'une épée à deux tranchants », comme l'écrit l'auteur de la Lettre aux Hébreux (He 4, 12). À vous, chers séminaristes, qui vous préparez à recevoir le sacrement de l'Ordre, afin de participer à la triple charge d'enseigner, de gouverner et de sanctifier, cette Parole est remise comme un bien précieux. Grâce à elle, que vous méditez quotidiennement, vous entrez dans la vie même du Christ que vous serez appelés à répandre autour de vous. Par sa parole, le Seigneur Jésus a institué le Saint Sacrement de son Corps et de son Sang ; par sa parole, il a guéri les malades, chassé les démons, pardonné les péchés ; par sa parole, il a révélé aux hommes les mystères cachés du Royaume. Vous êtes destinés à devenir dépositaires de cette Parole efficace, qui fait ce qu'elle dit. Entretenez toujours en vous le goût de la Parole de Dieu ! Apprenez, grâce à elle, à aimer tous ceux qui seront placés sur votre route. Personne n'est de trop dans l'Église, personne ! Tout le monde peut et doit y trouver sa place.

Et vous, chers diacres, qui êtes d'efficaces collaborateurs des Évêques et des prêtres, continuez à aimer la Parole de Dieu : vous proclamez l'Évangile au cœur de la célébration eucharistique ; vous le commentez dans la catéchèse pour vos frères et vos sœurs : mettez-le au centre de votre vie, de votre service du prochain, de votre diaconie tout entière. Sans chercher à remplacer les prêtres, mais en les aidant avec amitié et efficacité, soyez de vivants témoins de la puissance infinie de la Parole divine !

À un titre particulier, les religieux, les religieuses et toutes les personnes consacrées vivent de la Sagesse de Dieu, exprimée par sa Parole. La profession des conseils évangéliques vous a configurés, chers consacrés, à Celui qui, pour nous, s'est fait pauvre, obéissant et chaste. Votre seule richesse - la seule, à dire vrai, qui franchira les siècles et le rideau de la mort -, c'est bien la Parole du Seigneur. C'est Lui qui a dit : « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront jamais » (Mt 24, 35). Votre obéissance est, étymologiquement, une écoute, puisque le mot « obéir » vient du latin obaudire, qui signifie tendre l'oreille vers quelque chose ou quelqu'un. En obéissant, vous tournez votre âme vers Celui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie (cf. Jn 14, 6) et qui vous dit, comme Benoît l'enseignait à ses moines : « Écoute, mon fils, les instructions du maître et prête l'oreille de ton cœur » (Prologue de la Règle de saint Benoît). Enfin, vous vous laissez purifier chaque jour par Celui qui nous a dit : « Tout sarment qui donne du fruit, mon Père le nettoie, pour qu'il en donne davantage » (Jn 15, 2). La pureté de la Parole divine est le modèle de votre propre chasteté ; elle en garantit la fécondité spirituelle.

Avec une confiance indéfectible en la puissance de Dieu qui nous a sauvés « en espérance » (cf. Rm 8, 24) et qui veut faire de nous un seul troupeau sous la houlette d'un seul pasteur, le Christ Jésus, je prie pour l'unité de l'Église. Je salue avec respect et affection les représentants des Églises chrétiennes et des communautés ecclésiales, venus prier fraternellement les Vêpres avec nous dans cette cathédrale. La puissance de la Parole de Dieu est telle que nous pouvons tous lui être confiés, comme le fit jadis saint Paul, notre intercesseur privilégié en cette année. Prenant congé à Milet des anciens de la ville d'Éphèse, il n'hésitait pas à les confier « à Dieu et à son message de grâce » (Ac 20, 32), tout en les mettant en garde contre toute forme de division. C'est le sens de cette unité de la Parole de Dieu, signe, gage et garante de l'unité de l'Église, que je demande ardemment au Seigneur de faire grandir en nous : pas d'amour dans l'Église sans amour de la Parole, pas d'Église sans unité autour du Christ rédempteur, pas de fruits de la rédemption sans amour de Dieu et du prochain, selon les deux commandements qui résument toute l'Écriture sainte !

Chers frères et sœurs, en Notre Dame, nous avons le plus bel exemple de la fidélité à la Parole divine. Cette fidélité fut telle qu'elle s'accomplit en Incarnation : « Voici la servante du Seigneur ; que tout se passe pour moi selon ta parole ! » (Lc 1, 38), dit Marie avec une confiance absolue. Notre prière du soir va reprendre le Magnificat de Celle que toutes les générations diront bienheureuse, car elle a cru en l'accomplissement des paroles qui lui avaient été dites de la part du Seigneur (cf. Lc 1, 45) ; elle a espéré contre toute espérance en la résurrection de son Fils ; elle a aimé l'humanité au point de lui être donnée pour Mère (cf. Jn 19, 27). Ainsi, « dans la Parole de Dieu, Marie est vraiment chez elle, elle en sort et elle y rentre avec un grand naturel. Elle parle et pense au moyen de la Parole de Dieu ; la Parole de Dieu devient sa parole, et sa parole naît de la Parole de Dieu » (Deus caritas est, n. 41). Nous pouvons lui dire avec sérénité : « Sainte Marie, Mère de Dieu, notre Mère, enseigne-nous à croire, à espérer et à aimer avec toi. Indique-nous le chemin vers son règne ! » (Spe salvi, n. 50).

Amen.

 

5- Benoît XVI à Paris : Discours aux jeunes

 

 

Nous publions ci-dessous le discours que le pape Benoît XVI a adressé aux jeunes réunis sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame, à Paris, le vendredi soir, après le chant des Vêpres.

 

Chers jeunes,

 

Après le recueillement priant des Vêpres à Notre-Dame, c'est avec enthousiasme que vous me saluez ce soir, donnant ainsi un caractère festif et très sympathique à cette rencontre. Elle me rappelle celle inoubliable de juillet dernier à Sydney, à laquelle certains d'entre vous ont participé à l'occasion de la Journée Mondiale de la Jeunesse. Ce soir, je voudrais vous parler de deux points profondément liés l'un à l'autre, qui constituent un véritable trésor où vous pourrez mettre votre cœur (cf. Mt 6, 21).

Le premier se rapporte au thème choisi pour Sydney. Il est aussi celui de votre veillée de prière qui va débuter dans quelques instants. Il s'agit d'un passage tiré des Actes des Apôtres, livre que certains appellent fort justement l'Évangile du Saint Esprit : « Vous allez recevoir une force, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous. Alors vous serez mes témoins » (Ac 1, 8). Le Seigneur vous le dit à vous maintenant. Sydney a fait redécouvrir à de nombreux jeunes l'importance de l'Esprit Saint, dans notre vie,  dans la vie du chrétien. L'Esprit nous met intimement en rapport avec Dieu, chez qui se trouve la source de toute richesse humaine authentique. Tous, vous cherchez à aimer et à être aimés ! C'est vers Dieu que vous devez vous tourner pour apprendre à aimer et pour avoir la force d'aimer. L'Esprit, qui est Amour, peut ouvrir vos cœurs pour recevoir le don de l'amour authentique. Tous, vous cherchez la vérité et vous voulez en vivre, en vivre réellement ! Cette vérité, c'est le Christ. Il est le seul Chemin, l'unique Vérité et la vraie Vie. Suivre le Christ signifie véritablement « prendre le large », comme le disent à plusieurs reprises les Psaumes. La route de la Vérité est en même temps une et multiple, selon les divers charismes de chacun, tout comme la Vérité est une et à la fois d'une richesse inépuisable. Confiez-vous à l'Esprit Saint pour découvrir le Christ. L'Esprit est le guide nécessaire de la prière, l'âme de notre espérance et la source de la vraie joie.

Pour approfondir ces vérités de foi, je vous encourage à méditer la grandeur du sacrement de la Confirmation que vous avez reçu et qui vous introduit dans une vie de foi adulte. Il est urgent de mieux comprendre ce sacrement pour vérifier la qualité et la profondeur de votre foi et pour l'affermir. L'Esprit Saint vous fait approcher du Mystère de Dieu et vous fait comprendre qui est Dieu. Il vous invite à voir dans votre prochain, le frère que Dieu vous a donné pour vivre avec lui en communion, humainement et spirituellement, pour vivre en Église, donc. En vous révélant qui est le Christ, mort et ressuscité pour nous, Il vous pousse à témoigner. Vous êtes à l'âge de la générosité. Il est urgent de parler du Christ autour de vous, à vos familles et à vos amis, sur vos lieux d'études, de travail ou de loisirs. N'ayez pas peur ! Ayez « le courage de vivre l'évangile et l'audace de le proclamer » (Message aux jeunes du Monde, 20 juillet 2007). Pour cela, je vous encourage à avoir les mots qu'il faut pour annoncer Dieu autour de vous, appuyant votre témoignage sur la force de l'Esprit demandé dans la prière. Portez la Bonne Nouvelle aux jeunes de votre âge et aussi aux autres. Ils connaissent les turbulences des affections, le souci et l'incertitude face au travail et aux études. Ils affrontent des souffrances et ils font l'expérience de joies uniques. Témoignez de Dieu, car, en tant que jeunes, vous faites pleinement partie de la communauté catholique en vertu de votre baptême et en raison de la commune profession de foi (cf. Ep 4, 5). L'Église vous fait confiance, je tiens à vous le dire !

En cette année dédiée à saint Paul, je voudrais vous confier un second trésor, qui était au centre de la vie de cet Apôtre fascinant. Il s'agit du mystère de la Croix. Dimanche, à Lourdes, je célèbrerai la fête de la Croix Glorieuse en me joignant à d'innombrables pèlerins. Beaucoup d'entre vous portent autour de leur cou une chaîne avec une croix. Moi aussi, j'en porte une, comme tous les Évêques d'ailleurs. Ce n'est pas un ornement, ni un bijou. C'est le symbole précieux de notre foi, le signe visible et matériel du ralliement au Christ. Saint Paul parle clairement de la croix au début de sa première Lettre aux Corinthiens. A Corinthe, vivait une communauté agitée et turbulente qui était exposée aux dangers de la corruption de la vie ambiante. Ces dangers sont semblables à ceux que nous connaissons aujourd'hui. Je ne citerais que les suivants: les querelles et les luttes au sein de la communauté des croyants, la séduction offerte par de pseudo sagesses religieuses ou philosophiques, la superficialité de la foi et la morale dissolue. Saint Paul débute sa Lettre en écrivant : « Le langage de la croix est folie pour ceux qui vont vers leur perte, mais pour ceux qui vont vers le salut, pour nous, il est puissance de Dieu » (1 Co 1,18). Puis l'Apôtre montre l'opposition singulière qui existe entre la sagesse et la folie, selon Dieu et selon les hommes. Il en parle lorsqu'il évoque la fondation de l'Église à Corinthe et au sujet de sa propre prédication. Il conclut en insistant sur la beauté de la sagesse de Dieu que le Christ et, à sa suite, ses Apôtres sont venus enseigner au monde et aux chrétiens. Cette sagesse, mystérieuse et demeurée cachée (cf. 1 Co 2, 7), nous a été révélée par l'Esprit car « l'homme qui n'a que ses forces d'homme ne peut pas saisir ce qui vient de l'Esprit de Dieu ; pour lui ce n'est que folie, et il ne peut pas comprendre, car c'est par l'Esprit qu'on en juge » (1 Co 2, 14).

L'Esprit ouvre l'intelligence humaine à de nouveaux horizons qui la dépassent et lui fait comprendre que l'unique vraie sagesse réside dans la grandeur du Christ. Pour les chrétiens, la Croix symbolise la sagesse de Dieu et son amour infini révélé dans le don salvifique du Christ mort et ressuscité pour la vie du monde, pour la vie de chacun et de chacune d'entre vous en particulier. Puisse cette découverte bouleversante de Dieu qui s'est fait homme par amour vous inviter à respecter et à vénérer la Croix ! Elle est non seulement le signe de votre vie en Dieu et de votre salut, mais elle est aussi - vous le comprenez - le témoin muet des douleurs des hommes et, en même temps, l'expression unique et précieuse de toutes leurs espérances. Chers jeunes, je sais que vénérer la Croix attire aussi parfois la raillerie et même la persécution. La Croix compromet en quelque sorte la sécurité humaine, mais elle affermit, aussi et surtout, la grâce de Dieu et confirme notre salut. Ce soir, je vous confie la Croix du Christ.

L'Esprit Saint vous en fera comprendre les mystères d'amour et vous crierez alors avec Saint Paul : « Pour moi, que la croix de notre Seigneur Jésus Christ reste mon seul orgueil. Par elle, le monde est à jamais crucifié pour moi, comme moi pour le monde » (Gal 6, 14). Paul avait compris la parole de Jésus - apparemment paradoxale - selon laquelle c'est seulement en donnant («en perdant ») sa propre vie qu'on peut la trouver (cf. Mc 8, 35 ; Jn 12, 24) et il en avait conclu que la Croix exprime la loi fondamentale de l'amour et est la formulation parfaite de la vraie vie. Puisse l'approfondissement du mystère de la Croix faire découvrir à certains d'entre vous l'appel à servir le Christ de manière plus totale dans la vie sacerdotale ou religieuse !

Il est temps maintenant de commencer la veillée de prière pour laquelle vous vous êtes rassemblés ce soir. N'oubliez pas les deux trésors que le Pape vous a présentés ce soir : l'Esprit Saint et la Croix ! Je voudrais, pour conclure vous dire encore une fois que je vous fais confiance, chers jeunes, et je voudrais que vous éprouviez aujourd'hui et demain l'estime et l'affection de l'Église, et le monde verra ainsi l'Église vivante ! Que Dieu vous accompagne chaque jour et qu'Il vous bénisse ainsi que vos familles et vos amis.

Bien volontiers, je vous donne la Bénédiction Apostolique ainsi qu'à tous les jeunes de France.

Merci pour votre foi et bonne veillée.

 

6- Benoît XVI à Paris : Homélie aux Invalides

 

Nous publions ci-dessous le texte de l'homélie que le pape Benoît XVI a prononcée lors de la messe qu'il a présidée, le samedi matin, 13 septembre, à 10h00, sur l'esplanade des Invalides, à Paris.

 

 

Monsieur le Cardinal Vingt-Trois,

Messieurs les Cardinaux et Chers Frères dans l'Épiscopat,

Frères et soeurs dans le Christ,

 

Jésus-Christ nous rassemble en cet admirable lieu, au coeur de Paris, en ce jour où l'Église universelle fête saint Jean Chrysostome, l'un de ses plus grands Docteurs qui par son témoignage de vie et son enseignement, a montré efficacement aux chrétiens la route à suivre. Je salue avec joie toutes les Autorités qui m'ont accueilli en cette noble cité, tout spécialement le Cardinal André Vingt-Trois, que je remercie pour ses aimables paroles. Je salue aussi tous les Évêques, les Prêtres, les Diacres qui m'entourent pour la célébration du sacrifice du Christ. Je remercie toutes les Personnalités, en particulier Monsieur le Premier Ministre, qui ont tenu à être présentes ici ce matin ; je les assure de ma prière fervente pour l'accomplissement de leur haute mission au service de leurs concitoyens.

La première Lettre de saint Paul, adressée aux Corinthiens, nous fait découvrir, en cette année paulinienne qui s'est ouverte le 28 juin dernier, à quel point les conseils donnés par l'Apôtre restent d'actualité. « Fuyez le culte des idoles » (1Co 10, 14), écrit-il à une communauté très marquée par le paganisme et partagée entre l'adhésion à la nouveauté de 'Évangile et l'observance de vieilles pratiques héritées de ses ancêtres. Fuir les idoles, cela voulait dire alors, cesser d'honorer les divinités de l'Olympe et de leur offrir des sacrifices sanglants. Fuir les idoles, c'était se mettre à l'école des prophètes de l'Ancien Testament qui dénonçaient la tendance humaine à se forger de fausses représentations de Dieu. Comme le dit le Psaume 113 à propos des statues des idoles, elles ne sont qu' « or et argent, ouvrages de mains humaines. Elles ont une bouche et ne parlent pas, des yeux et ne voient pas, des oreilles et n'entendent pas, des narines et ne sentent pas » (4-5). Hormis le peuple d'Israël, qui avait reçu la révélation du Dieu unique, le monde antique était asservi au culte des idoles. Très présentes à Corinthe, les erreurs du paganisme devaient être dénoncées, car elles constituaient une puissante aliénation et détournaient l'homme de sa véritable destinée. Elles l'empêchaient de reconnaître que le Christ est le seul et le vrai Sauveur, le seul qui indique à l'homme le chemin vers Dieu.

Cet appel à fuir les idoles reste pertinent aujourd'hui. Le monde contemporain ne s'est-il pas créé ses propres idoles ? N'a-t-il pas imité, peut-être à son insu, les païens de l'Antiquité, en détournant l'homme de sa fin véritable, du bonheur de vivre éternellement avec Dieu ? C'est là une question que tout homme, honnête avec lui-même, ne peut que se poser. Qu'est-ce qui est important dans ma vie ? Qu'est-ce que je mets à la première place ? Le mot « idole » vient du grec et signifie « image », « figure », « représentation », mais aussi « spectre », « fantôme », « vaine apparence ». L'idole est un leurre, car elle détourne son serviteur de la réalité pour le cantonner dans le royaume des apparences. Or n'est-ce pas une tentation propre à notre époque, la seule sur laquelle nous puissions agir efficacement ? Tentation d'idolâtrer un passé qui n'existe plus, en oubliant ses carences, tentation d'idolâtrer un avenir qui n'existe pas encore, en croyant que, par ses seules forces, l'homme réalisera le bonheur éternel sur la terre ! Saint Paul explique aux Colossiens que la cupidité insatiable est une idolâtrie (Cf. 3,5) et il rappelle à son disciple Timothée que l'amour de l'argent est la racine de tous les maux. Pour s'y être livrés, précise-t-il, « certains se sont égarés loin de la foi et se sont infligés à eux-mêmes des tourments sans nombre » (1 Tm 6, 10). L'argent, la soif de l'avoir, du pouvoir et même du savoir n'ont-ils pas détourné l'homme de sa Fin véritable, de sa propre Vérité ?

Chers frères et soeurs, la question que nous pose la liturgie de ce jour trouve sa réponse dans cette même liturgie, que nous avons héritée de nos Pères dans la foi, et notamment de saint Paul lui-même (Cf. 1 Co 11, 23). Dans son commentaire de ce texte, saint Jean Chrysostome fait remarquer que saint Paul condamne sévèrement l'idolâtrie, qui est une « faute grave », un « scandale », une véritable « peste » (Homélie 24 sur la première Lettre aux Corinthiens, 1). Immédiatement, il ajoute que cette condamnation radicale de l'idolâtrie n'est en aucun cas une condamnation de la personne de l'idolâtre. Jamais, dans nos jugements, nous ne devons confondre le péché qui est inacceptable, et le pécheur dont nous ne pouvons pas juger l'état de la conscience et qui, de toute façon, est toujours susceptible de conversion et de pardon. Saint Paul en appelle à la raison de ses lecteurs : « Je vous parle comme à des gens réfléchis : jugez vous-mêmes de ce que je dis » (1 Co 10, 15). Jamais Dieu ne demande à l'homme de faire le sacrifice de sa raison ! Jamais la raison n'entre en contradiction réelle avec la foi ! L'unique Dieu, Père, Fils et Esprit Saint, a créé notre raison et nous donne la foi, en proposant à notre liberté de la recevoir comme un don précieux. C'est le culte des idoles qui détourne l'homme de cette perspective, et la raison elle-même peut se forger des idoles. Demandons donc à Dieu qui nous voit et nous entend, de nous aider à nous purifier de toutes nos idoles, pour accéder à la vérité de notre être, pour accéder à la vérité de son être infini !

Mais comment parvenir à Dieu ? Comment parvenir à trouver ou retrouver Celui que l'homme cherche au plus profond de lui-même, tout en l'oubliant si souvent ? Saint Paul nous demande de faire usage non seulement de notre raison, mais surtout de notre foi pour le découvrir. Or, que nous dit la foi ? Le pain que nous rompons est communion au Corps du Christ; la coupe d'action de grâce que nous bénissons est communion au Sang du Christ. Révélation extraordinaire, qui nous vient du Christ et qui nous est transmise par les Apôtres et par toute l'Église depuis deux millénaires : le Christ a institué le sacrement de l'Eucharistie au soir du Jeudi Saint. Il a voulu que son sacrifice soit de nouveau présenté, de manière non sanglante, chaque fois qu'un prêtre redit les paroles de la consécration sur le pain et le vin. Des millions de fois, depuis deux mille ans, dans la plus humble des chapelles comme dans la plus grandiose des basiliques ou des cathédrales, le Seigneur ressuscité s'est donné à son peuple, devenant ainsi, selon la formule de saint Augustin, « plus intime à nous-mêmes que nous mêmes» (cf. Confessions III, 6. 11).

Frères et soeurs, entourons de la plus grande vénération le sacrement du Corps et du Sang du Seigneur, le Très Saint-Sacrement de la présence réelle du Seigneur à son Église et à toute l'humanité. Ne négligeons rien pour lui manifester notre respect et notre amour ! Donnons-lui les plus grandes marques d'honneur ! Par nos paroles, nos silences et nos gestes, n'acceptons jamais de laisser s'affadir en nous et autour de nous la foi dans le Christ ressuscité présent dans l'Eucharistie ! Comme le dit magnifiquement saint Jean Chrysostome lui-même : « Passons en revue les ineffables bienfaits de Dieu et tous les biens dont il nous fait jouir, lorsque nous lui offrons cette coupe, lorsque nous communions, lui rendant grâce d'avoir délivré le genre humain de l'erreur, d'avoir rapproché de lui ceux qui en étaient éloignés, d'avoir fait, des désespérés, et des athées de ce monde, un peuple de frères, de cohéritiers du Fils de Dieu » (Homélie 24 sur la Première Lettre aux Corinthiens, 1). En effet, poursuit-il, « ce qui est dans la coupe, c'est précisément ce qui a coulé de son côté, et c'est à cela que nous participons » (ibid.). Il n'y a pas seulement participation et partage, il y a « union », dit-il.

La Messe est le sacrifice d'action de grâce par excellence, celui qui nous permet d'unir notre propre action de grâce à celle du Sauveur, le Fils éternel du Père. En elle-même, la Messe nous invite aussi à fuir les idoles, car, saint Paul insiste, « vous ne pouvez pas en même temps prendre part à la table du Seigneur et à celle des esprits mauvais » (1 Co 10, 21). La Messe nous invite à discerner ce qui, en nous, obéit à l'Esprit de Dieu et ce qui, en nous, reste à l'écoute de l'esprit du mal. Dans la Messe, nous ne voulons appartenir qu'au Christ et nous reprenons avec gratitude le cri du psalmiste : « Comment rendraije au Seigneur tout le bien qu'Il m'a fait ? » (Ps 115, 12). Oui, comment rendre grâce au Seigneur pour la vie qu'Il nous a donnée ? Là encore, la réponse à la question du psalmiste se trouve dans le psaume lui-même, car la Parole de Dieu répond miséricordieusement elle-même aux questions qu'elle pose. Comment rendre grâce au Seigneur pour tout le bien qu'il nous fait sinon en se conformant à ses propres paroles : « J'élèverai la coupe du salut, j'invoquerai le nom du Seigneur » (Ps 115, 13) ?

Élever la coupe du salut et invoquer le nom du Seigneur, n'est-ce pas précisément le meilleur moyen de « fuir les idoles », comme nous le demande saint Paul ? Chaque fois qu'une Messe est célébrée, chaque fois que le Christ se rend sacramentellement présent dans son Église, c'est l'oeuvre de notre salut qui s'accomplit. Célébrer l'Eucharistie signifie reconnaître que Dieu seul est en mesure de nous offrir le bonheur en plénitude, de nous enseigner les vraies valeurs, les valeurs éternelles qui ne connaîtront jamais de couchant. Dieu est présent sur l'autel, mais il est aussi présent sur l'autel de notre coeur lorsque, en communiant, nous le recevons dans le Sacrement eucharistique. Lui seul nous apprend à fuir les idoles, mirages de la pensée.

Or, chers frères et soeurs, qui peut élever la coupe du salut et invoquer le nom du Seigneur au nom du peuple de Dieu tout entier, sinon le prêtre ordonné dans ce but par l'Évêque ? Ici, chers fidèles de Paris et de la région parisienne, mais aussi vous tous qui êtes venus de la France entière et d'autres pays limitrophes, permettez-moi de lancer un appel confiant en la foi et en la générosité des jeunes qui se posent la question de la vocation religieuse ou sacerdotale : n'ayez pas peur ! N'ayez pas peur de donner votre vie au Christ ! Rien ne remplacera jamais le ministère des prêtres au coeur de l'Église ! Rien ne remplacera jamais une Messe pour le Salut du monde ! Chers jeunes ou moins jeunes qui m'écoutez, ne laissez pas l'appel du Christ sans réponse. Saint Jean Chrysostome, dans son Traité sur le sacerdoce, a montré combien la réponse de l'homme pouvait être lente à venir, cependant il est l'exemple vivant de l'action de Dieu au coeur d'une liberté humaine qui se laisse façonner par sa grâce.

Enfin, si nous reprenons les Paroles que le Christ nous a laissées dans son Évangile, nous verrons qu'Il nous a lui-même appris à fuir l'idolâtrie, en nous invitant à bâtir notre maison « sur le roc » (Lc 6, 48). Qui est ce roc, sinon Lui-même ? Nos pensées, nos paroles et nos actions n'acquièrent leur véritable dimension que si nous les référons au message de l'Évangile. « Ce que dit la bouche, c'est ce qui déborde du coeur » (Lc 6, 45). Lorsque nous parlons, cherchons-nous le bien de notre interlocuteur ? Lorsque nous pensons, cherchons-nous à mettre notre pensée en accord avec la pensée de Dieu ?

Lorsque nous agissons, cherchons-nous à répandre l'Amour qui nous fait vivre? Saint Jean Chrysostome dit encore : «maintenant, si nous participons tous au même pain, et si tous nous devenons cette même substance, pourquoi ne montrons-nous pas la même charité ? Pourquoi, pour la même raison, ne devenons-nous pas un même tout unique ? ... ô homme, c'est le Christ qui est venu te chercher, toi qui étais si loin de lui, pour s'unir à toi ; et toi, tu ne veux pas t'unir à ton frère ? » (Homélie 24 sur la Première Lettre aux Corinthiens, 2).

L'espérance demeurera toujours la plus forte ! L'Église, bâtie sur le roc du Christ, possède les promesses de la vie éternelle, non parce que ses membres seraient plus saints que tous les autres hommes, mais parce que le Christ a fait cette promesse à Pierre : « Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Église, et la puissance de la mort ne l'emportera pas sur elle. » (Mt 16, 18). Dans cette espérance indéfectible de la présence éternelle de Dieu à chacune de nos âmes, dans cette joie de savoir que le Christ est avec nous jusqu'à la fin des temps, dans cette force que l'Esprit donne à tous ceux et à toutes celles qui acceptent de se laisser saisir par lui, je vous confie, chers chrétiens de Paris et de France, à l'action puissante et miséricordieuse du Dieu d'amour qui est mort pour nous sur la Croix et ressuscité victorieusement au matin de Pâques. À tous les hommes de bonne volonté qui m'écoutent, je redis comme saint Paul : Fuyez le culte des idoles, ne vous lassez pas de faire le bien !

Que Dieu notre Père vous conduise à Lui et fasse briller sur vous la splendeur de sa gloire ! Que le Fils unique de Dieu, notre Maître et notre Frère, vous révèle la beauté de son visage de Ressuscité ! Que l'Esprit Saint vous comble de ses dons et vous donne la joie de connaître la paix et la lumière de la Très Sainte Trinité, maintenant et dans les siècles des siècles !

Amen !

 

 

 

7- Discours du pape à l’Institut de France

 

Nous publions ci-dessous le texte du discours que le pape Benoît XVI a adressé vendredi après-midi à l'Institut de France.

 

Monsieur le Chancelier,

Madame et Messieurs les Secrétaires Perpétuels des Cinq Académies,

Messieurs les Cardinaux,

Chers frères dans l'Épiscopat et le Sacerdoce,

Chers Amis Académiciens, Mesdames et Messieurs !

 

C'est pour moi un très grand honneur d'être reçu ce matin sous la Coupole. Je vous remercie (...) de vos paroles d'accueil pleines de courtoisie et de la médaille que vous avez bien voulu m'offrir. Je ne pouvais pas venir à Paris sans vous saluer personnellement. Il m'est agréable de profiter de cette heureuse occasion pour souligner les liens profonds qui m'attachent à la culture française pour laquelle j'éprouve une grande admiration. Dans mon parcours intellectuel, la rencontre avec la culture française a eu une importance singulière. Je saisis volontiers l'occasion qui m'est donnée pour exprimer à son égard ma gratitude, à titre personnel et comme successeur de Pierre. La plaque que nous venons de dévoiler gardera le souvenir de notre rencontre.

Rabelais affirmait fort justement en son temps : « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ! » (Pantagruel, 8). C'est pour contribuer à éviter le risque d'une semblable dichotomie que, au mois de janvier, et pour la première fois en trois siècles et demi, deux Académies de l'Institut, deux Académies Pontificales et l'Institut Catholique de Paris ont organisé un Colloque inter-académique sur l'identité changeante de l'individu qui a illustré l'intérêt de larges recherches pluridisciplinaires. Cette initiative pourrait se poursuivre afin d'explorer en commun les innombrables sentiers des sciences humaines et expérimentales. Ce voeu s'accompagne de la prière que je fais monter vers le Seigneur pour vous, pour les personnes qui vous sont chères et pour tous les membres des Académies, ainsi que pour tout le personnel de l'Institut de France. Que Dieu vous bénisse !

 

 

NB. Le pape eut l’occasion, dans l’avion qui l’amenait à Paris, de préciser les raisons de son amour pour la France et de la culture française. On lui posa la question :

 

 

Q - Vous aimez et connaissez la France... qu'est-ce qui vous lie plus particulièrement à ce pays , quels sont les auteurs français laïcs ou chrétiens qui vous ont le plus impressionné ou les souvenirs les plus émouvants que vous conservez de la France ?

 

Il répondit :  « Je n'oserais pas dire que je connais bien la France. Je la connais un peu, mais j'aime la France, la grande culture française, surtout naturellement les grandes cathédrales, et aussi le grand art français... la grande théologie qui commence avec saint Irénée de Lyon jusqu'au 13e siècle et j'ai étudié l'université de Paris au 13e siècle : saint Bonaventure, saint Thomas d'Aquin. Cette théologie a été décisive pour le développement de la théologie en Occident... Et naturellement la théologie du siècle du Concile Vatican II. J'ai eu le grand honneur et la joie d'être ami du père de Lubac, l'une des plus grandes figures du siècle passé, mais j'ai eu aussi des bons contacts de travail avec le père Congar, Jean Daniélou et d'autres.

J'ai eu des relations personnelles très bonnes avec Etienne Gilson, Henri-Irénée Maroux. Donc, j'ai eu réellement un contact très profond, très personnel et enrichissant avec la grande culture théologique et philosophique de la France. Cela a été réellement décisif pour le développement de ma pensée. Mais aussi la redécouverte du grégorien originel avec Solesmes, la grande culture monastique... et naturellement la grande poésie. Etant un homme de baroque, j'aime beaucoup Paul Claudel, avec sa joie de vivre, et aussi Bernanos et les grands poètes de France du siècle passé. C'est donc une culture qui a réellement déterminé mon développement personnel, théologique, philosophique et humain ».