En ces temps qui courent il est bon de se remémorer ce beau texte significatif tiré de la vie de Sainte Catherine de Sienne par le Bienheureux Raymond de Capoue, ch. 6:

 

C'était en l'an du Seigneur 1375, comme nous l'avons dit au chapitre dixième de la deuxième partie en parlant de l'esprit de prophétie de la sainte. La ville de Florence, qui, pour bien des raisons, avait été considérée jusque-là comme une des filles les plus chères de la sainte Eglise Romaine, s'allia aux ennemis de cette Église. Le semeur de zizanie, l'ennemi du genre humain, avait travaillé à provoquer cette révolte due aux fautes des officiers de l'Église ou peut-être à l'orgueil des Florentins eux-mêmes, ou encore à l'une et à l'autre de ces deux causes. Florence avait donc prêté un concours efficace aux ennemis de l'Église Romaine pour lui enlever toute puissance temporelle. Le Pontife romain, dont le pouvoir s'étendait, disait-on, sur soixante cités épiscopales d'Italie et dix mille terres ayant des châteaux-forts, perdit à cette occasion presque toutes ses possessions et ne garda sous son domaine que peu ou point de terres. Le pape Grégoire, d'heureuse mémoire et XI du nom, exerça alors contre les Florentins de terribles représailles. Il fit prendre et dépouiller tous ceux qui se trouvaient à travers toute la chrétienté par les souverains des pays où ils faisaient leur commerce. Rudement frappés par ce châtiment, ils furent bien obligés de demander la paix au Souverain Pontife par l'intermédiaire de personnes connues pour être en faveur auprès de lui. Ayant appris que notre vierge, à cause de son renom de sainteté, serait bien accueillie du Saint-Père, ils décidèrent que j'irais d'abord le trouver moi-même, au nom de Catherine, pour apaiser sa colère, puis ils firent venir la sainte à Florence. Les magistrats de la cité sortirent au-devant d'elle et la supplièrent instamment d'aller elle-même à Avignon traiter de la paix avec Grégoire XI. Catherine, remplie de l'amour de Dieu et du prochain, et de zèle pour le bien de l'Église, se mit aussitôt on chemin et vint me rejoindre à Avignon, où je fus son interprète auprès du Souverain Pontife, qui parlait latin, tandis qu'elle s exprimait en dialecte toscan. J'atteste devant Dieu et devant les hommes que le Pape eut la générosité de remettre la conclusion de la paix entre les mains de notre vierge, en lui disant ces paroles que j'ai entendues et traduites comme interprète: " Pour que vous voyiez bien que je veux la paix, je remets simplement cette paix entre vos mains, ayez seulement soin de l'honneur de l'Église qui vous est ainsi confié. "

Mais le langage pacifique de quelques-uns de ceux qui gouvernaient Florence n'était qu'une feinte. Au fond, ils ne voulaient pas faire la paix avant d'avoir si bien dépouillé l'Église qu'elle fût incapable de tirer d'eux quelque vengeance. Je l'ai appris dans la suite par leurs propres déclarations, du moins par les aveux de quelques-uns d'entre eux, qui plus tard ont manifesté les intentions qu'ils dissimulaient alors. Ils agissaient donc comme de véritables, j'allais dire comme de parfaits hypocrites. Ils affirmaient devant le peuple leur volonté de faire tout ce qui serait possible pour obtenir la paix du Souverain Pontife et de l'Église de Dieu et, d'autre part, ils mettaient toujours quelque obstacle à cette réconciliation. On le vit bien à la façon dont ils trompèrent notre sainte. En la priant d'entreprendre un voyage si pénible, ils lui avaient promis d'envoyer après elle des messagers porteurs de propositions de paix, qui auraient ordre de se conformer exactement à ses indications et à sa direction pour toutes leurs négociations publiques ou secrètes. Or leur iniquité mentit non seulement à notre Vierge, mais se mentit à elle-même ( Ps 26,12 ). Ils n'envoyèrent ces ambassadeurs que longtemps après Catherine; et ce retard faisait dire au Souverain Pontife, quand il voyait la sainte: " Croyez-moi, Catherine, ils vous ont trompée et vous tromperont encore; ils n'enverront personne, ou, s'ils envoient une ambassade, elle sera sans mandat pour traiter de la paix. " Quand les ambassadeurs arrivèrent à Avignon, la sainte eut avec eux, en ma présence, une entrevue où elle leur raconta comment le Souverain Pontife lui avait abandonné toute cette affaire, et comment par conséquent il leur serait facile d'obtenir la paix à de bonnes conditions s'ils le voulaient. Mais, sourds comme l'aspic ( Ps 57,7 ),ils fermèrent l'oreille à toute proposition pacifique et répondirent qu'ils n'avaient aucun ordre pour s'entendre avec elle et faire ce qu'elle leur disait. Elle découvrit à ce langage tout le venin de leur fourberie et avoua que le Souverain Pontife avait été bon prophète. Mais elle ne cessa pas pour autant d'intercéder auprès du Pape leur juge, pour qu'il ne les traitât pas avec dureté, mais avec miséricorde, plus en père qu'en juge.

A cette même époque, le Vicaire de Jésus-Christ, pressé par les instances de Catherine, prît enfin la résolution de rentrer à Rome, la vraie ville du Pape, et y rentra de fait. Nous revînmes tous alors en Italie. Quelques affaires concernant le salut des âmes nous occupèrent d'abord on Toscane, puis la vierge m'envoya à Home porter à Grégoire XI des propositions de paix avantageuses pour l'Eglise, si on les eût comprises. Pendant que j'étais à Rome, je reçus de mon Ordre la charge de Prieur de notre Couvent de cette ville, charge que j'avais déjà exercée au temps où Urbain V, d'heureuse mémoire, était à Rome. Il me fut donc impossible de retourner vers Catherine. Mais, avant de quitter la Toscane, j'avais parlé des affaires de Florence avec un Florentin fidèle à Dieu et à la sainte Eglise, qu'on appelait Nicolas Soderini et qui était très attaché à notre vierge. Je lui signalai en particulier la fourberie de ses concitoyens, qui tout en prétendant vouloir la paix de la sainte Église, qu'ils avaient offensée, cherchaient néanmoins à éviter toute réconciliation. Comme je me plaignais de pareils procédés, cet homme, qui était bon, sage et fort considéré, me répondit: " Soyez sûr que le peuple de Florence en général et tous les honnêtes gens de la ville voudraient la paix; mais à cause de nos péchés, notre ville est aujourd'hui gouvernée par une petite minorité de méchants, qui s'opposent à cette pacification. " Je lui dis alors: " Ne pourrait-on remédier à ce mal?" - Il me répondit: " On le pourrait certainement, à la condition que quelques-uns des bons citoyens prennent à coeur la cause de Dieu. Avec le secours des officiers et des capitaines du parti guelfe, ils enlèveraient à ces méchants leurs charges et les traiteraient comme des ennemis du bien commun; il suffirait d'en exclure ainsi quatre ou cinq du gouvernement. " Je n'oubliai pas ce que je venais d'entendre, et quand, envoyé par Catherine, je me présentai au Vicaire du Christ, je lui rapportai toute cette conversation. Pendant ce temps, Nicolas Soderini, avec lequel j'avais eu cet entretien à Sienne, rentrait lui-même à Florence.

Depuis plusieurs mois déjà j'exerçais la charge de Prieur à Rome, et j'y prêchais la parole de Dieu, quand un dimanche matin, je reçus du Souverain Pontife une invitation à dîner avec Sa Sainteté: je me rendis à cette invitation. Après dîner, le Saint-Père m'appela et me dit: " On m'a écrit que, si Catherine de Sienne allait à Florence, elle m'obtiendrait la paix.- Non seulement Catherine, lui répondis-je, mais nous tous, nous sommes prêts pour obéir à Votre Sainteté à aller jusqu'au martyre.-Il répliqua: "Non, vous n'irez pas vous-même à Florence, je ne le veux pas; ils vous maltraiteraient; mais je crois qu'ils ne lui feront pas de mal, à elle d'abord parce que c'est une femme, puis à cause de la grande vénération qu'ils ont pour elle. Quant à vous, examinez comment il faut rédiger les Bulles de cette négociation, et apportez-moi demain matin un mémoire à ce sujet, afin que l'affaire soit promptement expédiée. " Je fis ce mémoire et le portai; puis j'envoyai les Bulles à la sainte qui, en vraie fille d'obéissance, se mit immédiatement en route. En arrivant à Florence, elle fut reçue avec beaucoup d'honneur par tous ceux qui étaient restés fidèles à Dieu et à la sainte Église. Grâce au concours de Nicolas Soderini, elle put s'entretenir avec quelques-uns des bons citoyens, et leur persuada de ne pas prolonger davantage leur discorde et leur guerre avec le Pasteur de leurs âmes, et de se réconcilier le plus vite possible avec le Vicaire de Jésus-Christ.

Nicolas lui ménagea aussi une entrevue avec les officiers du parti guelfe. Elle leur dit, entre autres choses, qu'on devrait priver de leurs charges ceux qui s'opposeraient à la paix et à la réconciliation du Père et des enfants. De pareils gens ne doivent pas s'appeler des gouverneurs, mais des destructeurs du bien commun et de la cité. On pouvait donc sans scrupule libérer la ville d'un si grand mal, en privant de leurs offices un petit nombre de citoyens. Elle ajouta que cette paix serait non seulement utile aux corps et aux biens temporels, mais qu'elle était tout à fait nécessaire au salut des âmes, qui ne pouvait se faire sans cette réconciliation. Il était notoire que les Florentins avaient ouvertement prêté un concoure efficace aux ennemis de l'Église Romaine, pour lui enlever des biens qui lui appartenaient et revenaient de plein droit. Cette injustice, n'eût-elle été faite qu'à une simple personne privée, les constituait redevables devant Dieu et devant tout juste juge de tout ce qu'ils avaient enlevé ou fait enlever. La paix, qui pouvait leur accorder remise de cette dette, servirait donc à la fois leurs intérêts matériels et spirituels. Ces conseils, ces raisons et d'autres semblables décidèrent ces officiers et beaucoup de bons citoyens à intervenir auprès des premiers magistrats de la cité, pour les presser de faire la paix et de la demander non seulement en parole, niais en toute sincérité. L'opposition fut violente, surtout parmi les huit qui avaient été chargés de diriger la guerre contre l'Église; mais les chefs du parti guelfe, réussirent à chasser du pouvoir un de ces huit ainsi qu'un petit nombre d'autres opposants. Le feu des passions s'alluma alors à un double foyer, entretenu d'un côté par ceux qui avaient été privés de leurs charges et de l'autre par certaines personnes malveillantes, qui profitèrent de ces circonstances pour venger leurs injures personnelles, au mépris de la loi du Seigneur, en poursuivant la révocation de tous ceux qui leur étaient odieux. Ce second foyer de discorde fit plus de mal que le premier. Il y eut en effet tant de fonctionnaires révoqués que ce fut un cri de protestation, dans presque toute la ville. Notre vierge n'y était pour rien et ne voulut jamais s'en mêler; elle gémissait même profondément de ces injustices; elle les défendit, elle dît â plusieurs et fit dire à d'autres, que c'était très mal de frapper ainsi tant et de si notables citoyens, et que les haines privées ne devaient pas faire dégénérer en guerre intestine des mesures qu'on n'avait prises que pour la paix. Ses avis ne furent pas écoutés par des hommes que leur méchanceté entraînait, et les excès allèrent croissant. Alors les anciens chefs de la milice réunirent des gens d'armes, soulevèrent le pauvre peuple contre les auteurs du mouvement de réaction, et mirent la cité en révolution. Soutenus par des troupes armées, composées de gens de la classe inférieure et de la lie de la populace, ils chassèrent de la ville ceux qui avaient privé tant de citoyens de leurs charges, brûlèrent leurs maisons, et, m'a-t-on dit, en massacrèrent plusieurs à coups d'épée.

Beaucoup d'innocents eurent à souffrir au milieu de ces troubles entretenus par des gens qui n'écoutaient plus leur raison. Tous les partisans de la paix furent obligés de s'exiler, et avec eux la sainte qui n'était venue que pour la paix. Comme elle avait donné dès le début, ainsi que nous l'avons dit, le conseil d'éloigner des charges publiques quelques-uns de ceux qui s'opposaient au traité avec le Pape, elle fut en butte aux mêmes colères que les plus coupables des bannis