Paroisse catholique Saint Michel

Dirigée par

 Monsieur l'abbé Paul Aulagnier

 

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La Grande Semaine

Semaine du 4 avril 2004 au 10 avril 2004

 

Rien ne doit nous éloigner, cette semaine, de la contemplation de notre Seigneur Jésus-Christ en sa Passion. Nous ne commenterons donc pas, ce jour, le texte de l’Epître de Saint Paul, aux Philippiens, encore qu’elle soit, elle aussi, tout centrée sur le Christ Jésus et son humble condition de Fils de l’homme, Lui qui « s’abaissa en se faisant obéissant jusqu’à la mort et la mort de la Croix. C’est pourquoi Dieu l’a élevé souverainement et lui a donné le Nom qui est au dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse aux cieux, sur la terre, et aux enfers ; et que toute langue confesse : « Jésus-Christ est Seigneur », pour la gloire de Dieu le Père ».(Phip. 2 5-11). Nous ne commenterons pas ce texte. Nous garderons nos regards sur la personne même de NSJC.
Cette « Paroisse », en cette « Semaine Sainte », sera donc un peu particulière.
Nous n’aurons ni nouvelles de la semaine - Nous vous recommanderons simplement d’aller sur le site ITEM (http://item.snoozland.com). Il y a beaucoup de choses nouvelles -, ni autres commentaires.
Non. Nous nous recueillerons sur Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous le suivrons jour après jour, recueillant son enseignement, le suivant dans ses déplacements, et surtout le suivant dans sa Passion. Profitez-en pour aller voir le film de Mel Gibson : « La Passion du Christ ». Les images en votre mémoire, vous apprécierez mieux encore les commentaires que l’abbé C Fouard donne sur « La Grande Semaine » dans sa « Vie de Notre Seigneur Jésus-Christ », commentaire tout simplement remarquable et que je vous adresserais, en trois fois les jours qui viennent. Vous pourrez en faire votre méditation quotidienne avant d’aller prendre quelque repos.
Commençons sans plus attendre cette méditation de « la Grande Semaine », comme l’intitule l’Abbé C. Fouard, en le suivant d’abord dans son triomphe : celui du dimanche des Rameaux.

 

 

Sommaire

 

Le Triomphe de Jésus.

L’entrée de Jésus à Jérusalem.

« Les sanhédrites avaient contraint Jésus à fuir la cité sainte, mais ils n’avaient pu effacer ses prodiges, l’autorité de sa parole, son nom célébré dans toute la Judée. Pendant que le Seigneur cachait ses deniers jours dans le désert d’Ephrem, de nombreux juifs (Jn 11 55-57) montèrent au Temple pour se purifier avant la Pâque, et dès leur arrivée cherchèrent Jésus mais leur mécompte fut vif d’apprendre qu’ils ne savaient où il était. Dans les parvis où les ablutions et les sacrifices imposaient à ces étrangers de longues stations, il n’était question que du prophète : « Que pensez-vous ? disaient-ils entre eux ; est-ce que vraiment il ne viendra pas ? » Les sanhédrites purent entendre ces paroles, voir l’agitation des premiers venues, et s’applaudir d’avoir éloigné avec Jésus le trouble qui menaçait la fête.

Leur satisfaction ne dura guère, car six jours avant la Pâque la nouvelle se répandit que le Sauveur approchait. Le sabbat ne permit pas au peuple de sortir aussitôt de la ville, mais dès que le soleil couchant marqua la fin du repos, beaucoup allèrent jusqu’à Béthanie : « Ils y venaient non seulement pour Jésus, mais pour Lazare, » (Jn 12 9-11) avides de voir ce mort rappelé du tombeau. Ils le virent, en furent émus, un grand nombre rentrèrent à Jérusalem croyant au Sauveur. Or il y avait parmi eux des princes du peuple (Jn 12 42) ce qui irrita le dépit des sanhédrites. Les pontifes surtout, saducéens pour la plupart et incrédules à la résurrection des morts, s’indignaient que Lazare causât toute cette agitation. Dans leur pensée, il n’y avait qu’un moyen d’en finir (Jn 12 10-12), tuer le ressuscité, et ils s’y résolurent ; mais d’autres soins occupèrent leurs esprits, car de Béthanie le bruit vint qu’au jour suivant Jésus entrerait dans la ville. Cette nouvelle remua le peuple, et tous s’apprêtèrent à recevoir le Seigneur.

Le lendemain, en effet, Jésus quitta la demeure de ses amis pour gagner Jérusalem. Il suivait non la route des caravanes, mais le sentier passant sur la crête qui joint le mont des Oliviers à Béthanie. Au sortir des bois de palmiers qui ombrageaient le village, le Sauveur aperçut à sa droite des champs pierreux plantés çà et là de figuiers, et, au milieu de vergers qui produisaient des fruits en abondance, Bethphagé (la maison des figues).

Arrêtant la foule qui l’entourait, Jésus envoya deux disciples : « Allez à ce village qui est devant vous, dit-il ; en y entrant vous trouverez liés une ânesse et un ânon que personne n’a encore montés, déliez-les et me les amenez. Et si quelqu’un vous dit : Que faites-vous ? dites : le Seigneur en a besoin, aussitôt on les laissera aller. » (Mat 21 2) Tout se passa comme Jésus l’avait prédit (Mc 11 4) ; ils trouvèrent dans un chemin tournant l’ânesse et l’ânon attachés à une porte en dehors et les délièrent : « Que faites-vous ? » dirent ceux qui étaient là. Ils répondirent ainsi que l’avait commandé le Seigneur, et on les laissa aller.

Les Apôtres attendaient impatiemment leur retour, car pour la première fois ils voyaient le Maître préparer une sorte de triomphe en choisissant la monture des rois d’Israël, l’âne d’Orient, si noble d’allure. Les traditions juives annonçaient que le Messie n’aurait pas d’autre équipage au jour de sa manifestation. L’heure était donc venue où le Maître, si longtemps obstiné à se cacher, allait paraître et établir son royaume. L’enthousiasme des Galiléens fut tel, qu’ils ôtèrent leurs manteaux, en parèrent l’ânon du mieux qu’ils purent (Mc 11 7), y firent monter Jésus et l’entourèrent avec des cris de joie. « Ils ne savaient point, ajoute Saint Jean, le mystère de ce qu’ils faisaient (Jn 12 16) mais après que Jésus fut glorifié ils se ressouvinrent que toutes ces choses avaient été écrites de lui, et qu’ils les avaient accomplies. » Car il était dit dans Zacharie : « Réjouis-toi, fille de Sion ! Pousse des cris d’allégresse, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi : humble et doux, il apporte le salut ; pauvre, il est monté sur une ânesse et son ânon ». (Mt 21 5 et Zac 9 9)

Le cortège cependant s’avançait vers Jérusalem, Lazare et les Apôtres autour du Seigneur, et l’ânesse cheminant à côté de l’ânon. La foule accourue de Béthanie (Mc 11 8) partageait les transports des disciples ; les uns jetaient leurs vêtements à terre pour orner le chemin, d’autres, dépouillant les figuiers et les oliviers, le couvraient de rameaux verts ; tous à l’envi célébraient les prodiges du Christ, et Lazare tiré par lui du tombeau.

La route que suivait Jésus, montant sur la colline des Oliviers, en atteint bientôt les sommets. A ce point la ville sainte apparaît tout d’un coup, dressant ses blanches murailles au-dessus des ravins. Surprenante aujourd’hui pour le voyageur qui vient du Jourdain, cette vue l’était plus encore à l’époque où dans Jérusalem on voyait la merveille de l’Orient. Ceinte de tours et de remparts, couronnée de palais, elle s’étendait du couchant au levant comme pour étaler sa splendeur. Vers midi surtout, quand le soleil frappait les marbres blancs et les toits dorés du temple, le regard ébloui ne pouvait soutenir de tels feux. A cette vue, les Apôtres éclatèrent en chants de triomphe : « Hosanna au fils de David ! Béni le roi d’Israël qui vient au nom du Seigneur, et béni soit le règne de notre père David qui arrive ! Hosanna, paix, gloire au plus haut des cieux ! » (Mt 21 9 ; Lc 19 38 ; Mc 11 10)

Au milieu des cris d’allégresse, Jésus se taisait ; il s’était arrêté et contemplait la cité où il venait mourir. L’ingratitude de Sion avait comblé la mesure ; le Sauveur pleura sur elle : « si tu savais ! dit-il, si tu savais, du moins dans ce jour qui t’est encore donné, ce qui pourrait t’apporter la paix ! Mais maintenant tout ceci est caché à tes yeux. Viendra le temps que tes ennemis t’environneront de tranchées, et t’enfermeront, et te serreront de toutes parts, et te détruiront toi et tes enfants écrasés sur le sol au milieu de toi, et ils ne laisseront en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas connu le temps auquel Dieu t’a visitée. » (Lc 19 41-44)

Nul autre que Jésus ne prévoyait alors cette catastrophe ; ses disciples le virent pleurer, ils entendirent ses prédictions et en reçurent quelque trouble, mais l’impression s’effaça bientôt. Tant de fois le front du Seigneur s’était assombri et ses larmes avaient coulé devant eux qu’ils ne s’en étonnaient plus !

Cependant les acclamations entendues au loin avaient annoncé le fils de David. Des maisons de la vallée et des tentes de pèlerins plantées alentour, une grande foule sortit à sa rencontre avec des palmes à la main (Jn 1 12-13). Les deux troupes se joignirent bientôt et descendirent ensemble vers Jérusalem : l’une devant le Maître, l’autre à sa suite, tous agitant rameaux et remplissant l’air d’hosanna (Mc 11 9). A chaque pas le concours grossissait : applaudissements, chants de triomphe, rien ne manquait pour rendre cette entrée imposante.

Quelques pharisiens en conçurent de l’effroi. Où s’arrêterait cette émotion du peuple ? De quel œil les Romains verraient-ils proclamer un Messie fils de David, une royauté qui ne leur promettait que séditions ?

Toutefois, n’osant rien sur une foule transportée de joie, ils s’approchèrent de Jésus : « Maître, dirent-ils, réprimer donc vos disciples. – S’ils se taisent, répondit Jésus, les pierres mêmes crieront ; » et il entra dans la ville. Tout y était en émoi. « Quel est celui-là ? disait-on et ceux qui l’entouraient de répondre : « C’est Jésus, le prophète de Nazareth. » « Toute cette troupe rendait témoignage qu’il avait rappelé Lazare du tombeau et l’avait ressuscité d’entre les morts. C’est pour cela qu’elle était accourue au-devant de lui, ayant appris qu’il avait fait ce miracle. » (Jn 12 17-19 ; Mt 21 10-11).

Les pharisiens se dirent donc les unes aux autres : « Vous voyez que nous n’y gagnons rien. Tout le monde court après lui. »

Le Sauveur fut conduit ainsi à travers Jérusalem jusqu’à la montagne du Temple ; là, sans doute le cortège se dispersa, car les coutumes juives ne permettaient pas de s’approcher du sanctuaire en habit de voyageur et les pieds poudreux.

Entré seul dans la maison de Dieu, Jésus la retrouva telle que trois ans auparavant : de nouveau la cupidité l’avait emporté sur le respect ; les cages des colombes, les troupeaux de bœufs et de brebis, les tables des changeurs encombraient les parvis, s’étalant sous les portiques et jusqu’aux abords du « saint » ; à ce moment surtout, le marché paraissait plus tumultueux que jamais, puisque c’était vers le dixième jour de Nisan que l’agneau devait être choisi, et tous se pressaient pour acheter la victime de la Pâque. Jésus « regarda tout et de tous côtés »(Mc 11 11), mais il ne fit rien de plus ce jour-là, car le soir était venu et il avait hâte de sortir de la ville.

Les sanhédrites, en effet, d’autant plus acharnés à le perdre qu’ils le voyaient prendre plus d’empire, épiaient toutes ses démarches ; réduits à dévorer leur dépit pendant ce jour de triomphe, ils retrouvaient avec la nuit la facilité de se venger. Rien de plus aisé au milieu de la ville endormie que de saisir le Nazaréen. Jésus prévint le danger, et se retira avec ses Apôtres du coté de Béthanie.

Alla-t-il jusqu’à ce village ? Nous ne le pensons pas, car, cette nuit-là comme les trois suivantes, le Sauveur ne trouvait plus de sûreté dans la demeure de Lazare, désignée aux regards des espions. Errant sur les flancs déserts du mont des Oliviers, il dormit apparemment sur la terre nue, entouré de ses disciples ; selon sa parole, le Fils de l’homme n’avait plus « où reposer sa tête ».

Le lundi Saint.


Le lendemain dès l’aube, Jésus quitta les environs de Béthanie, (Mt 21 18) et revint avec ses disciples à Jérusalem ; dans ces lieux retirés, il n’avait pas trouvé le peu qui suffisait à le nourrir, car sur la route il eut faim. Les champs qu’il traversait, tristes d’aspect aujourd’hui, étaient couverts d’arbres, surtout de figuiers qui bordaient les chemins. Le Sauveur en vit un isolé et garni de feuilles ; il s’approcha et chercha des figues, mais en vain : « Que jamais, dit le Seigneur, il ne naisse de fruit de toi ! » Et sur l’heure le figuier commença de se flétrir. Etrange anathème, si l’on ne regarde que l’arbre incapable de mérite, mais terrible pour l’hypocrite dont ce figuier était l’image, terrible surtout pour le peuple juif qui, fier de ses lois et de ses cérémonies, ne cachait sous ces dehors qu’une vaine justice. Ce coup de mort est le seul qui soit parti de la main du Sauveur ; il ne l’a porté qu’au dernier jour, pour frapper de la crainte de Dieu des cœurs obstinés, et sa miséricorde même s’y trahit, épargnant l’homme et ne sacrifiant qu’une créature insensible.

Le Maître prit à peine le temps de s’arrêter pour lancer cette malédiction car un devoir pressant l’appelait à Jérusalem. Indigné des profanations qui la veille avaient affligé ses regards, il était résolu d’armer encore son bras pour venger le temple souillé. Bien que l’heure fût matinale, il le trouva déjà rempli de trafiquants et de bestiaux. A coups de fouets sans doute, comme il l’avait déjà fait, il chassa les acheteurs et les vendeurs, renversa les tables de change et les chaises des marchands de colombes. « Il est écrit : Ma maison est une maison de prière, disait-il, et vous en faites une caverne de voleurs » (Mt 21 12-13 ; Jn 2 15). Tous tremblait et fuyait ; bientôt, dans le sanctuaire purifié Jésus demeura seul maître. « Il ne souffrait même pas qu’on passât par le temple avec un vase profane. »(Mc 11 16)Tandis que les juifs expulsés cachaient aux alentours leur confusion, les aveugles et les boiteux vinrent à lui et il les guérit ( Mt 21 14 ; Mc 11 17-18) ; la foule accourut pour l’entendre et elle était ravie d’admiration

Quelques instants avaient suffi pour changer l’aspect du sanctuaire : le calme et le recueillement succédaient au tumulte. Les enfants du Temple en furent étonnés, et rappelant dans leurs jeux le triomphe de la veille, ils se mirent à chanter autour du Christ : « Hosanna au fils de David ! » (Mt 21 15-16) Leur hommage irrita les ennemis du Seigneur ; ils étaient tous là, grands prêtres, scribes, chefs du peuple, le regardant d’un œil envieux. A la vue des enfants, élevés par eux, entonnant les louanges du Nazaréen, ils ne se continrent plus : « Entendez-vous ce qu’ils disent ? » lui crièrent-ils, « Oui, répondit le Maître, n’avez-vous donc jamais lu ce qui est écrit : de la bouche des petits enfants et de ceux qui sont à la mamelle, vous avez tiré une louange parfaite ? »

Ainsi s’écoula pour Jésus cette journée où, selon la prédiction de Malachie, il parut dans le temple en dominateur (Mal 3 1). Frappés de ce qu’ils voyaient et entendaient, des Grecs qui se trouvaient alors dans le parvis des gentils s’approchèrent de Philippe et lui firent cette demande : « Seigneur, nous souhaitons de voir Jésus. » (Jn 12 20-36) D’où venaient ces hommes et que voulaient-ils ? Une tradition en fait les envoyés d’Abgar V, roi d’Edesse, qui, instruit des dangers de Jésus, lui offrait un asile dans ses Etats ; le Seigneur aurait récompensé ce prince en le guérissant de la lèpre et en lui envoyant un message que nous lisons encore dans les annales de l’Arménie. Si douteux que ces faits nous paraissent, il convient de les recueillir, car ils montrent que l’antiquité voyait dans ces étrangers des païens venus de lointaines contrés.

Philippe, dont le nom grec les avait attirés, ne sachant que résoudre, s’adressa à André, qui était de Béthsaïde comme lui ; celui-ci, plus hardi, le conduisit au Sauveur, et tous deux exposèrent la demande des inconnus. Le Maître attendait évidemment ces gentils, car il répondit aussitôt : « l’heure est venue où le Fils de l’homme va être glorifié. » (Jn 12 2) Il montrait par là son royaume près de s’étendre à toute la terre, et en témoignait sa joie ; mais, prévoyant aussi ce que devait coûter cette conquête, il sentit se réveiller en lui l’horreur de la mort, sa Passion l’épouvanta. « Maintenant mon âme est troublée. Que dirai-je » (Jn 12 27-28) s’écria-t-il comme incertain de lui-même, et dans son angoisse il supplia le ciel de le délivrer : « Mon Père, sauvez-moi de cette heure ! » Dominant toutefois la faiblesse de la chair : « cependant, ajoute-t-il, je suis venu pour cette heure. Mon Père, glorifiez votre nom ». Aussitôt une voix vint d’en haut, qui disait : « Je l’ai glorifié et le glorifierai encore. » C’était le Père qui célébrait par avance le triomphe de son Fils, et l’honorait comme au Jourdain et sur le Thabor. Ce témoignage ne fut point compris. « C’est le tonnerre, » disait la foule ; d’autres ajoutaient : « Un ange lui a parlé » (Jn 12 29-33) Mais Jésus reprit : « cette voix n’est pas pour moi, mais pour vous. » Et il en expliqua le mystère : le monde étant jugé et convaincu de péché par l’Esprit-Saint, Satan, le prince du monde, allait être jeté dehors. Pour le Christ, il serait élevé comme le serpent dans le désert (Num 21 9), et alors seulement il attirerait à lui tous les hommes. « Or il disait cela pour marquer de quelle mort il devait mourir ».

Ces enseignements étaient trop au-dessus de la foule ; elle ne les entendit pas et pressa le Maître de questions. Que signifiait cette parole : « il faut que le Fils de l’homme soit élevé de terre ? » Etait-ce pour mourir sur la croix ? Mais alors comment se disait-il Fils de l’homme, puisque ce nom désignait le Messie, et que le Psalmiste avait proclamé son règne éternel ? Sans entrer dans de longues disputes, Jésus rappela à ses auditeurs que pour un peu de temps encore ils avaient la lumière au milieu d’eux. « Croyez en elle, ajouta-t-il, pendant que vous la possédez, afin que vous soyez des enfants de lumière. » (Jn 12 36)

Ce furent là les paroles de Jésus au peuple. Que se passa-t-il ensuite entre lui et les Grecs ? Saint Jean ne le fait pas connaître, il se contente de dire que ces étrangers « étaient montés à la fête pour adorer ». La même lumière qui éclaira les Mages avait révélé aux nouveaux venus l’excellence de la Loi juive ; arrivés à Jérusalem ils n’y virent rien de plus grand que Jésus, et dans la simplicité de leur cœur se tournèrent vers lui. L’Orient avait adoré son berceau ; l’Occident, à son tour, en la personne des Grecs, venait se prosterner devant la Croix.

Cette entrevue de Jésus et des gentils est le dernier incident du ministère divin que Saint Jean ait raconté. Il jette en terminant un regard attristé sur le peu de fruit que le Maître recueillait de tant de labeurs. (Jn 12 37-48)Sa doctrine à la vérité lui attirait de l’admiration ; en ce jour même, sa parole avait tenu la foule suspendue mais sans la convertir. L’oracle d’Isaïe s’accomplissait ; Israël depuis trois ans voyait son Messie sans le reconnaître, l’entendait sans comprendre ; son cœur endurci ne pouvait être ni guéri ni touché. « C’était bien là ce qu’avait prédit le prophète quand, après avoir contemplé la gloire du Christ, il parla de lui » (Is 6 9). Dans cet aveuglement universel, quelques princes du peuple croyaient en Jésus, mais ils n’osaient l’avouer, craignant d’être chassés de la Synagogue. Selon, le reproche de l’évangéliste « la gloire des hommes leur était plus chère que celle de Dieu. »

 


Le Mardi Saint.

Le matin suivant, Jésus, qui avait passé cette nuit-là comme les précédentes, hors de la ville, revint une dernière fois au temple. Sur la route se trouvait le figuier maudit, non plus paré de son feuillage, mais desséché depuis la racine. Pierre fut le premier à l’apercevoir : « Maître, dit-il voyez ! Le figuier que vous avez maudit est séché. » (Mc 11 20-25). La soudaineté de cette mort étonna tellement les Apôtres qu’ils oublièrent la leçon que Jésus en avait tirée la veille, pour ne songer qu’au foudroyant effet de sa parole. Le Seigneur, s’accommodant à leurs pensées, parla de cette toute-puissance, et leur montra qu’eux aussi avaient le droit d’y prétendre : « En vérité, dit-il, si vous avez la foi et que vous n’hésitiez pas, non seulement vous dessécherez un figuier, mais vous direz à cette montagne : Déracine-toi, et jette–toi dans la mer ; aussitôt elle s’y jettera. »(Mt 21 21-22). Les Apôtres qui avaient admiré le prodige, furent étonnés d’entendre dire qu’ils pouvaient en faire autant. Dans leur surprise, ils regardaient la colline des Oliviers que la main du Seigneur venait de montrer, et leur esprit s’égarait à soulever une telle masse. Jésus poussa plus loin : « Tout ce que vous demanderez dans votre prière, croyez et vous le recevrez. » C’était faire entrer l’âme en partage de la puissance divine. Mais la foi dont le Maître parlait ici ne va pas sans la charité, et il l’inculqua en ajoutant que nulle prière n’est exaucée qui ne suppose l’amour et le pardon des offenses : « Et lorsque vous serez pour prier, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, pardonnez-lui afin que votre Père qui est dans les cieux vous pardonne aussi vos offenses. Et si vous ne pardonnez pas, votre Père qui est dans les cieux ne vous pardonnera pas non plus vos offenses. » (Mc 11 25-26)

Tout en conversant de la sorte, ils parvinrent à Jérusalem et entrèrent dans le temple. La foule ne s’y pressait pas encore. Jésus, marchant sous les portiques, commençait à instruire ceux qu’il rencontrait, quand une députation s’approcha. (Mc 11 27-33). Elle comprenait sinon le sanhédrin tout entier, au moins des représentants de ses diverses classes, pontifes, scribes, anciens du peuple. Irrités de voir depuis deux jours le Galiléen triompher, ils venaient l’interroger et comptaient que leur présence s’imposerait à tous : ils virent en effet le peuple s’écarter devant eux. Entourant le Christ : « En quelle puissance, dirent-ils, faites-vous toutes ces choses ? Et qui vous adonné ce pouvoir » d’enseigner et de dominer dans le temple ?

« Je vous ferai aussi une question, dit Jésus, et si vous me répondez, je vous déclarerai en quelle puissance je fais ces choses. De qui était le baptême de Jean ? Du ciel ou des hommes ? » Les sanhédrites furent déconcertés, car, d’un mot, le Sauveur avait changé les rôles et réduit ses juges à se défendre. Vainement il les pressait : « Répondez-moi donc. » Ceux-ci voyaient trop bien où les amenait sa demande, Jean ayant témoigné devant toute la Judée que le Christ était plus grand que lui : « Si nous disons : il est du ciel, murmuraient-ils entre eux, il nous répondra : Pourquoi ne l’avez-vous pas cru ? Et si nous disons : Il est des hommes ; le peuple nous lapidera. » Car tous tenaient Jean pour un vrai prophète ; on courait même des dangers à contredire sa parole (Lc 20 6) : aussi redoutant de soulever la multitude, les sanhédrites furent-ils réduits à cette défaite : « Nous n’en savons rien ».

Ils n’en savaient rien, eux les maîtres d’Israël, qui s’arrogeaient le droit de tout interpréter, de tout juger, de discerner le prophète inspiré d’avec le séducteur : ils ne pouvaient dire ce qu’était l’homme dont la voix avait remué la Judée et attiré au Jourdain non seulement la foule ignorante, mais les docteurs et les grands ! Leur confusion fut si apparente, que Jésus se contenta de leur répondre : « Moi non plus je ne vous dirai pas en quelle puissance j’agis ; » et il se détourna d’eux.

Ayant ainsi réduit les docteurs au silence, Jésus continua d’instruire le peuple (Mt 21 28-33): « Que vous semble de ceci ? leur dit-il. Un homme avait deux fils, et venant au premier, il lui dit : Mon fils, allez aujourd’hui travailler à ma vigne. Il répondit : Je ne veux pas ; mais ensuite touché de repentir il y alla. Venant au second, il lui parla de même. Celui-ci répondit : J’y vais Seigneur, et il n’y alla point. Lequel des deux fils a fait la volonté de son père ? » Tout d’une voix, la foule s’écria : « Le premier, » condamnant à son insu les sanhédrites, car c’étaient eux que Jésus désignait par le fils obéissant des lèvres, trop dissimulé pour résister en face, trop corrompu pour vouloir faire le bien. Il ajouta que « les publicains et les prostituées » les précéderaient dans le royaume de Dieu. Ceux-là en effet s’étaient convertis à la voix de Jean ; les princes du peuple au contraire « avaient vu dans le précurseur la perfection de la justice légale, mais rien en lui ne les avait touchés et portés à croire ».

Qu’était-ce pourtant que cette incrédulité au prix du crime qu’ils méditaient ? Jésus, pour en découvrir la noirceur, allégua une autre parabole. ( Mt 21 33-46) Il décrivit un des vignobles qui couvraient les environs de Jérusalem. Le père de famille l’a planté de ses mains, entouré de murs et d’arbustes épineux qui écartent les bêtes sauvages ; par ses soins, une tour a été élevée, nuit et jour un gardien veille au sommet ; un bassin creusé dans le roc recueille le vin que les vignerons font couler du pressoir. Rien ne manque à cette vigne chérie, et le Seigneur peut lui dire « Qu’ai-je dû faire de plus que je n’aie fait ? » Cependant, c’est vainement qu’au temps de la vendange il a envoyé ses serviteurs les prophètes avertir que c’était temps de donner les fruits. Les vignerons ont pris ces messagers, les ont battus, tués, lapidés ? D’autres serviteurs, envoyés en plus grand nombre, ont essuyé les mêmes outrages.

N’était-ce pas là l’histoire de ces juifs auxquels Saint Etienne pût dire : « Lequel des prophètes vos pères n’ont-ils pas persécuté ? Ils ont massacré ceux qui nous annonçaient l’arrivée du Juste, dont vous avez été les traites et les meurtriers ». (Act 7 52) Le reste de
la parabole manifestait plus clairement encore ce que les sanhédrites devaient accomplir trois jours plus tard.

« Le maître de la vigne avait un fils unique qu’il aimait beaucoup : Que ferai-je ? dit-il. Je leur enverrai mon fils bien aimé : peut-être qu’en le voyant, ils le respecteront. Les vignerons l’aperçurent et dirent en eux-mêmes : C’est l’hériter ; venez, tuons-le et l’héritage sera à nous. Et l’ayant pris, ils le traînèrent hors de la vigne, et là ils le tuèrent. Quand donc le maître de la vigne sera venu, que fera-t-il à ces vignerons ? » dit Jésus,( Mt 12 6 ; Lc 20 13)et il regarda les sanhédrites.

Ceux-ci ne songèrent qu’à détourner l’attention de la foule, et, pour prévenir tout soupçon, flétrirent le crime à l’envi : « il punira ces méchants selon leur méchanceté, dirent-ils, il les fera mourir et louera sa vigne à d’autres. – A Dieu ne plaise ! » s’écria le peuple qui comprenait que cette vigne était Israël, et voyait ses chefs lancer l’anathème sur leur propre tête. (Mt 12 6)(Lc 20 13) Mais Jésus confirma la sentence qu’ils portaient contre eux-mêmes. Selon la prophétie du Psalmiste,(Ps 110 22) la pierre d’abord rejetée des hommes dans la fondation de l’Eglise doit ensuite devenir la base sur laquelle Juifs et gentils formeront un seul édifice. Cette pierre de l’angle était Jésus, dont l’humble extérieur avait scandalisé les maîtres d’Israël. Malheur à eux pour s’être heurtés et brisés à ce scandale ! Il leur restait encore à reconnaître leur chute et à se relever ; mais s’ils consommaient leur crime, la pierre devait les écraser et les réduire en ce débris de paille que le moindre vent chasse hors de l’aire. « Le royaume de Dieu vous sera ôté, dit le Seigneur, et donné à un peuple qui en portera le fruit » (Mt 21 43-46)

Ces derniers mots du Sauveur ne laissaient aucune place à l’illusion : « Les princes des prêtres et les pharisiens comprirent qu’il parlait d’eux et cherchèrent à l’arrêter, mais ils craignaient le peuple, qui le regardait comme un prophète. » Jésus protégé contre leurs colères, n’y répondit qu’en les forçant d’entendre quels seraient les effets de leurs complots. A cette fin, il rappela une similitude proposée déjà en d’autres temps : celle des noces où les conviés refusent de venir.(Mt 22 1-14) Mais depuis le jour où le Seigneur avait mis pour la première fois sous les yeux des juifs cette image de leur réprobation, tout avait changé d’aspect : les haines, longtemps contenues, éclataient ; les pharisiens, qui invitaient autrefois le Christ à leur table, ne l’entouraient plus à Jérusalem que pour le saisir et le mettre à mort. Ces déplorables circonstances se reflètent dans la seconde fête. La scène y est d’une grandeur imposante ; ce n’est plus un particulier qui offre le repas, mais un roi célébrant le mariage de son fils. Tandis que les invités du premier festin s’excusaient courtoisement, ceux du second reçoivent avec mépris les serviteurs du prince, et quelques-uns vont jusqu’à les battre et les tuer. Ces forfaits appèlent le châtiment ; exclus seulement du banquet dans une parabole, les coupables sont dans l’autre punis avec rigueur. Le roi « envoie ses armées, perd les meurtriers et met le feu à leur ville ». Menaçante prophétie que les juifs, hélas ! ne comprirent même pas à la vue de Jérusalem en cendres.

Se détournant de ces réprouvés, Jésus parla des autres convives que les Apôtres, ses serviteurs, allaient bientôt introduire dans l’Eglise, car il leur avait ordonné « de rassembler tout ce qu’ils trouvaient, bon ou mauvais, » afin de remplir la salle du banquet. Mais il ne suffit pas d’avoir été appelé au festin de Jésus pour en être réellement digne. C’est ainsi que « le roi étant entré pour voir les conviés, aperçut un homme qui n’avait point le vêtement nuptial. Et il lui dit : Mon ami, comment êtes-vous entré ici sans avoir l’habit nuptial ? Et celui-ci n’eut rien à répondre Alors il dit à ses serviteurs : liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là sera le pleur et le grincement de dents. ».

Jésus n’ajouta à cette parabole que le cri d’alarme tant de fois répété par lui : « Beaucoup d’appelés, peu d’élus ! » Il le poussa en ce moment, non plus pour les juifs, mais, pour ses disciples, car, même dans leurs rangs et son festin, cette parole devait trouver son accomplissement.


Le denier de César

Les sanhédrites n’avaient sans doute pas attendu la fin de cette parabole ; ils s’étaient éloignés, désespérant de vaincre eux-mêmes le Christ, mais plus ardents que jamais à lui susciter d’autres ennemis. Ils tinrent conseil sur l’heure, (Mt 10 15-22) et comme la crainte du Nazaréen l’emportait sur tout autre sentiment, ils renouvelèrent l’alliance déjà faite en Galilée et sollicitèrent le concours d’hérodiens qu’ils rencontrèrent dans le Temple. Si vive que fût d’ordinaire l’aversion des pharisiens pour ces courtisans de Rome, ils n’hésitèrent pas ce jour là à en faire l’instrument de leurs desseins

Il s’agissait d’adresser à Jésus une question dont la réponse, quelle qu’elle fût , entraînât sa perte. Posée par des zélateurs de la Loi, l’insidieuse demande eût éveillé les soupçons du Christ, et ses ennemis le connaissant assez pour redouter que d’un mot il ne brisât le rets dont ils voulaient l’envelopper. Devant les Hérodiens, au contraire, n’y avait-il pas lieu d’espérer que le rabbi, n’étant plus en garde, donnerait dans le piège ? Toutefois craignant qu’une discussion ne s’engageât avec lui, et qu’étrangers aux querelles religieuses ces nouveaux alliés ne fussent aisément confondus, ils députèrent en même temps quelques-uns de leurs disciples, moins connus que les chefs de la Synagogue, mais non moins experts en tromperies. Leur rôle dans cette odieuse comédie était de contrefaire les gens de bien, de se présenter comme cherchant la vérité et de guetter l’instant opportun pour surprendre le Seigneur.

Au temps propice, les hérodiens feignirent sans doute une discussion et s’approchèrent de Jésus, le priant de se prononcer entre eux : « Maître », dirent-ils avec de grandes démonstrations de révérence, « nous savons que vous êtes véritable, et que vous ne vous mettez en peine de qui que ce soit ; car vous ne prenez point garde à la personne des hommes, mais vous enseignez la voie de Dieu en toute sincérité. Nous est-il permis de payer le tribut de César, ou non ? » (Mt 22 16)

Il semblait que Jésus ne pût leur échapper. Condamner le tribut, c’était courir le risque des vengeances romaines ; le tenir légitime, c’était, en flattant les gentils, révolter les Juifs. Le Maître, voyant l’embûche, se tourna vers les scribes : « Hypocrites, dit-il, pourquoi me tentez-vous ? apportez-moi l’argent dont on paye le tribut. »

Nul parmi les zélateurs de la Loi n’avait dans sa bourse ce métal chargé d’emblèmes idolâtriques ; il fallut le demander aux changeurs voisins ou à quelqu’un de la foule. Il se trouva que la pièce offerte au Seigneur n’était point la monnaie particulière que les Romains autorisaient en Judée, et qui portait le nom sans l’image de l’empereur, mais un denier vraiment romain. Sur une des faces Jésus montra aux pharisiens la figure de Tibère avec l’exergue : Tibère César, Fils du divin Auguste : « De qui est cette image et cette inscription ? » demanda le Seigneur. « De César, « dirent-ils. Cette réponse emportait leur condamnation, car, au dire des plus fameux rabbis, accepter la monnaie d’un roi, c’était reconnaître son pouvoir. Or les pharisiens se servaient de la monnaie de César pour leurs contrats et leur commerce. De quel droit, recueillant les avantages de la protection impériale, refusaient-ils d’acquitter les charges communes, et de payer ce qu’ils devaient en stricte justice ? « Rendez à César ce qui est à César, ajouta Jésus, et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Mt 22 21) Cette décision tranchait la part de César et celle de Dieu : aux princes de la terre, l’obéissance et le tribut ; à Dieu, l’âme.

Nul espoir ne restait aux pharisiens de prendre le Christ dans ses paroles et de soulever contre lui la colère du peuple ; ils se retirèrent confus. Trois jours plus tard ils rappelèrent cette scène au prétoire de Pilat, et ce fut pour la travestir en calomnie : « Nous l’avons trouvé, dirent-ils, qui empêchait de payer le tribut de César. »(Lc 23 2)


Le grand commandement.


Ce nouvel échec découragea tellement le sanhédrin que la plupart de ses membres renoncèrent à la lutte. Quelques-uns néanmoins, plus obstinés, voulurent tenter s’ils n’auraient pas un meilleur succès. Ils appartenaient à cette secte des sadducéens qui se distinguaient du commun des Juifs par leur morale épicurienne et leur mépris des traditions.(Mc 12 18-27) Bien que jusqu’alors ils eussent dédaigné le Nazaréen, laissant aux pharisiens le soin de défendre contre lui leurs observances, ils en prirent souci dans ces derniers jours, parce qu’ils craignirent qu’un soulèvement ne troublât leur paix avec Rome. En ce moment même, il semble que ce fut moins la haine qui les poussa vers le Christ que la curiosité et l’ambition de réussir là où d’autres avaient échoué. Ils comptaient l’embarrasser par une des objections qu’ils faisaient à la résurrection des corps et qui leur paraissait insoluble.

Abordant le Sauveur avec égards : « Maître, dirent-ils, Moïse a dit : Si quelqu’un meurt n’ayant pas d’enfants, que son frère épouse sa femme et suscite des enfants à ce frère.(Deut 25 5-10) Or il y avait chez nous sept frères, et le premier s’étant marié est mort, et, n’ayant pas d’enfants, il a laissé sa femme à son frère. De même le second et le troisième jusqu’au septième. Et après tous les autres, la femme est morte aussi. Dans la résurrection, de qui des sept sera-t-elle la femme, car elle l’a été de tous ? »

Cette histoire forgée à plaisir tenait lieu de raison à des hommes qui ne voyaient ni vie ni félicité en dehors des sens. Ils raillaient la décision des pharisiens que le premier des sept maris reprendrait sa femme, et en tiraient occasion de conclure que tout mourait avec le corps. Combien plus haute fut la réponse de Jésus ! Entr’ouvrant les portes du ciel, il leur donna de contempler ce que jamais leur cœur n’avait soupçonné, la vie des bienheureux. « Dans ce siècle, dit-il, les hommes prennent des femmes et les femmes prennent des maris ; mais parmi ceux qui seront jugés dignes du siècle à venir et de ressusciter d’entre les morts, il n’en ira pas ainsi. Tous seront immortels, semblables aux anges, enfants de Dieu, enfants de la Résurrection. »(Lc 20 34) Renaissant dans l’incorruptibilité, ces élus, non plus que les anges, n’auront besoin pour conserver leur race de génération ni de mariage, car rien ne périra plus ni dans le corps ni dans l’âme, et « Dieu sera tout en tous »(1 Cor 15 28)

Ces paroles nous montrent Jésus autre pour les saducéens qu’il ne l’était à l’égard des pharisiens. Dans ces nouveaux questionneurs il voyait plus de fatuité que de malice, et prenant en compassion l’aveuglement qui leur faisait nier le monde surnaturel, il marqua une double cause de leur erreur (Act 23 8) : c’était de méconnaître la puissance de Dieu qui, dans son amour pour l’homme, peut et fait des choses au-delà de notre raison ; c’était aussi d’entendre mal les Ecritures, et de les abaisser à leurs pensées charnelles. Comment n’y avaient-ils pas lu que les morts ressuscitent, alors que Moïse le révèle ? A dessein Jésus omit les prophètes, qui n’avaient pas aux yeux des saducéens la même autorité que la Loi, et il n’en appela qu’au grand législateur, témoin de Jéhovah et souverain arbitre des causes doctrinales : « Sur ce que les morts ressuscitent, n’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, à l’endroit du Buisson, comment Dieu lui a dit : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob ? » Si ces patriarches n’avaient plus été que le triste reste enfermé dans leur tombeau, Jéhovah n’eut pas daigné prendre ce titre et s’appeler le Dieu d’une froide poussière. Quelque chose d’eux survivait donc à la mort, et demeurait devant l’Eternel ; « car Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais celui des vivants. » Et étendant à l’humanité entière ce qu’il disait des premiers pères d’Israël : « Tous, ajouta le Maître sont vivants pour Dieu. Vous vous trompez donc beaucoup, » conclut-il, s’adressant aux saducéens. (Mc 12 27 ; Mt 22 33)

Le peuple, qui avait suivi ce nouveau débat, demeura stupéfait d’une telle puissance ; quelques docteurs de la Loi déclarèrent hautement leur admiration, et l’un d’eux, voulant s’instruire à l’école du Christ, s’approcha et lui fit cette demande : « Maître quel est le premier de tous les commandements ? » (Mc 12 28-31)

C’était là une des questions que s’adressait tout esprit sérieux au milieu des futiles discussions de la Synagogue. Dans leur culte de la Loi, en effet, les maîtres d’Israël faisaient de la morale un labyrinthe sans issue, accumulant préceptes sur préceptes et disputant à l’infini sur chacun. Pour les uns, les commandements de la tradition l’emportaient sur ceux de Moïse ; pour d’autres, l’essentiel était de suivre exactement les coutumes pharisaïques. Le scribe demandait à Jésus de prononcer.

La réponse du Maître ne se fit pas attendre ; il la montra écrite sur les phylactères de ses auditeurs : tous en effet portaient la prière répétée deux fois le jour par les pieux Israélites et qui commençait par ce mot hébreux : Shema, écoute : « Ecoute, ô Israël, le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu. ET tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. « Voilà le premier commandement, dit le Sauveur, et le second, qui lui est semblable, est celui-ci : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Aucun autre commandement n’est plus grand que ceux-là. »

Il faudrait comme les Juifs vivre au milieu des nuages amoncelés par les rabbis pour sentir quelle bienfaisante lumière cette parole répandit dans les cœurs. Les plus simples le voyaient facilement : en deux mots elle ramassait toute la Loi, ou plutôt la réduisait à un devoir unique : aimer, aimer Dieu sur toutes choses, et le prochain en vue de Dieu. Le Seigneur ne condamnait pas les ignorants et les faibles à un labeur désolant ; il n’exigeait pas qu’ils scrutassent l’Ecriture : pour eux, la Loi et les prophètes, c’était d’aimer Dieu et les hommes.

Ravi d’une doctrine qui confirmait ce qu’il avait entrevu dans les Saints livres, le scribe témoigna sa joie : « Maître, s’écria-t-il, vous avez bien dit ! » Et il répétait une à une les paroles du Sauveur : « Véritablement Dieu est un, et il n’y en a pas d’autres que lui !...Il faut l’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute son âme et de toute sa puissance…Aimer son prochain comme soi-même est plus que tous les holocaustes et les sacrifices. » (Os.6 6) Ces derniers mots d’Osée, unis si sagement à ceux du Christ, montrent quelle pieuse attention le scribe apportait à l’étude des saintes lettres. Jésus en fut touché ; il loua la sagesse de ses réponses, et l’engagea à faire les derniers pas qui le séparaient de la lumière : « Vous n’êtes pas loin, lui dit-il, du royaume des cieux. »

Cette conversation vint aux oreilles des pharisiens, car, plus troublés que jamais après l’échec de leur émissaires, ils s’étaient réunis et surveillaient d’un œil inquiet celui qu’ils n’osaient plus affronter. Jésus les aperçut, et sans attendre cette fois qu’ils l’interrogeassent, il leur adressa la parole.(Mt 22 41-46) « Que vous semble du Christ ? leur dit-il ; de qui est-il le fils ? –De David, répondirent-ils. – Comment alors, reprit Jésus, David divinement inspiré l’appelle-t-il son Seigneur ? Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite jusqu’à ce que je réduise vos ennemis à être l’escabeau de vos pieds. Si David l’appelle son Seigneur, comment donc est-il son fils ? »

Pour répondre ils n’avaient qu’à reconnaître l’origine de Jésus ; fils de David selon la chair, il était son Seigneur par la génération éternelle ; mais alors la passion les aveuglait, et ils se turent, pendant que « le peuple écoutait avec joie. A partir de ce moment, nul n’osa plus interroger le Christ : ils trouvèrent plus aisé de le perdre que de le confondre. (Mc 12 37 ; Mt 22 46)

Malédiction des pharisiens.

Jésus alors se tourna vers le peuple, et lui dénonçant l’hypocrisie des maîtres d’Israël, il les flétrit à jamais : (Mt 23 1-36)
« Les scribes et les pharisiens, dit-il, sont assis sur la chaire de Moïse. Gardez donc et faites tout ce qu’ils vous diront, mais ne faites pas selon leurs œuvres, car ils disent et ne font pas.
« Ils lient des fardeaux pesants et insupportables, et les charges sur les épaules des hommes, mais ils ne veulent pas les remuer du bout du doigt. Ils font toutes leurs œuvres dans le dessein d’être vus des hommes ; c’est pourquoi ils étendent leurs phylactères et se font de grandes franges.Ils aiment les premières places dans les festins, et les premières chaires dans les synagogues, qu’on les salue dans les places publiques, et qu’on les appelle Rabbis » (Mt 23 1-36)

Quelle distance de ce monde judaïque, où tout n’était que feinte et orgueil, au règne nouveau annoncé par Jésus ! Là, un seul maître, le Père régnant dans les cieux ; un seul docteur, le Christ ; un seul peuple de frères, le plus grand se faisant le serviteur de tous, et les premières places réservées aux plus humbles. Et c’était cette perfection que les pharisiens repoussaient pour s’enfoncer dans leur hypocrisie corrompue et corruptrice !

Jésus ne pouvait souffrir une telle dépravations, et par huit fois, au milieu d’une foule muette d’étonnement, il lança l’anathème sur les princes et les docteurs :

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui avez pris la clef de la science et ne vous en servez que pour fermer aux hommes le royaume des cieux ! Vous n’y entrez pas et vous empêchez les autres d’y entrer.

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui dévorez les maisons des veuves, en feignant de prier longuement ! Votre jugement n’en sera que plus terrible.

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous courez la mer et la terre pour faire un seul prosélyte, et après qu’il l’est devenu vous en faites un fils de la Géhenne deux fois plus que vous ! »

« Malheur, à vous, conducteurs aveugles qui dites : Si un homme jure par le temple, ce n’est rien ; mais s’il jure par l’or du Temple, il est obligé ! Aveugles et insensés ! Lequel est de plus grande dignité, l’or ou le temple qui sanctifie l’or ?...Qui jure par le temple jure par le temple et celui qui y habite..

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui payez la dîme pour une feuille de menthe ; d’aneth et de cumin, et qui négligez les choses de la Loi plus importantes : le justice, la miséricorde, la bonne foi ! Il fallait faire les unes et ne pas omettre les autres. Guides aveugles, qui filtrez votre eau pour ne pas avaler un moucheron et qui engloutissez un chameau !

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des sépulcres reblanchis, qui au dehors paraissent beaux, mais au-dedans sont pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture ! Ainsi vous, au dehors, vous paraissez justes aux yeux des hommes, mais au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité.

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui bâtissez les sépulcres des prophètes, et ornez les monuments des justes, et qui dites : si nous eussions été du temps de nos pères, nous n’aurions pas été leurs complices dans le sang des prophètes ! Vous avouez donc que vous êtes les enfants de ceux qui les ont tués. Comblez la mesure de vos pères : serpents, engeance de vipères, comment éviterez-vous la damnation de la Géhenne ? Or voici que je vous envoie des prophètes, des sages, des docteurs. Vous tuerez les uns, vous crucifierez les autres, vous les fouetterez dans vos synagogues, vous les persécuterez de ville en ville, afin que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur vous, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez massacré entre le temple et l’autel. Je vous le dis, en vérité, c’est à la génération présente que toutes ces choses arriveront. »(Mt 23 1-36)

Si véhémente que parût alors la parole de Jésus, il déplorait plus qu’il ne maudissait l’infidélité de Sion, et il le fit bien voir en répétant ce tendre reproche que nous avons déjà entendu : « Jérusalem ! Jérusalem ! Toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule ramasse ses petits sous ses ailes, et tu ne l’as pas voulu !Et voilà que votre ville sera déserte. Car je vous le dis, vous ne reverrez plus jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » (Mt 23 37-39). Triste consolation pour le peuple déicide ! Ses derniers fils se convertiront à la fin des temps et pleureront le crime de leurs pères. C’était là tout ce que Jésus pouvait désormais promettre aux Juifs qui l’écoutaient et devaient voir avant de mourir le temple détruit et leur race dissipée.

Les dernières prophéties


Jésus se trouvait près du saint quand il maudit les pharisiens. Avant de descendre de cette terrasse supérieure au parvis des gentils, il s’assit dans l’espace ouvert aux femmes, en face des troncs où l’on déposait les offrandes pour l’entretien du Temple. Ces treize coffres, appelés « Schoferoth », de leur orifice semblable à un pavillon de trompette, étaient entourés de Juifs opulents, qui y jetaient avec ostentation leurs largesses. Une pauvre veuve s’avança derrière eux, et mit dans le trésor deux petites pièces valant le quart d’un as ; « c’était tout son bien », Jésus le savait. Il appela aussitôt ses disciples, et leur montra l’humble femme : « En vérité, dit-il cette pauvre veuve a donné plus que tous les autres ; car ceux-ci n’ont mis dans le trésor qu’une partie de leur superflu, au lieu que celle-ci a donné de son indigence tout ce qu’elle avait et tout son vivre. » (Mc 12 41-44)

Le Seigneur se leva alors et traversa les parvis. (Mt 24 1-2)Ses disciples suivaient, admirant d’autant plus les splendeurs du Temple que Jésus venait d’en prédire la ruine. Tout dans ce moment enchantait les yeux : mosaïques, sculptures, colonnades, portes couvertes de précieux métaux. Au dessus de leurs têtes les terrasses s’élevaient comme une montagne de marbres blancs et portaient le faite du sanctuaire étincelant d’or. Un des disciples arrêta le Seigneur : « Maître, dit-il, voyez ; quelles pierres ! Quelles structure ! (Mc 13 1). D’autres ajoutaient que cette magnificence venait des dons d’Israël, et tous faisaient des vœux pour ce monument, une des merveilles du monde et l’honneur de la Judée. Mais la sentence était irrévocable ; Jésus ne put que la renouveler en termes formels : « Tous ces grands bâtiments, dit-il, en vérité, il n’y restera pas pierre sur pierre » Tel fut l’adieu du Sauveur au Temple ; trente cinq ans plus tard, ce sanctuaire s’écroulait au milieu des flemmes, pour n’être jamais relevé. Vainement Julien l’Apostat tenta de faire mentir la parole du Christ : des ruines amoncelées par la main de Dieu le feu s’élança et mit en fuite les ouvriers épouvantés. Il fallait que tout demeurât détruit, et que « le lieu saint fut à jamais désert ». (Mt 23 38)

La petite troupe sortit du Temple, traversa la gorge du Cédron, et gravit la colline des Oliviers. Au sommet Jésus s’assit, et avant de s’éloigner vers Béthanie, il regarda la ville où il ne devait rentrer que pour mourir. Toute la scène de la Passion était devant ses yeux : à ses pieds Gethsémani, sur la montagne de Sion les palais des pontifes et d’Hérode, en face de lui, près du Temple, le prétoire de Pilate, au loin le calvaire et le tombeau. Les disciples respectèrent d’abord le silence de leur Maître, mais bientôt, inquiets de ce qu’ils venaient d’entendre, quelques-uns se rapprochèrent ; c’étaient Pierre, Jacques, Jean et André. Ils lui demandèrent de leur expliquer en particulier le mystère de ses dernières paroles : « Quand toutes ces choses arriveront-elles ? Quel sera le signe » de son avènement et de la fin des temps ? (Mc 13 3-4)

Jésus ne répondit point à leur question, car l’heure qu’ils voulaient connaître est le secret de Dieu ; mais il dévoila de l’avenir ce qu’il leur importait d’en savoir, la fin prochaine du monde juif et la fin plus redoutable du monde entier. A dessein le Seigneur mêla ces deux catastrophes. Il savait que pour les Apôtres, imbus de préjugés judaïques, Jérusalem était tout, et sa ruine celle de l’univers. Par suite de cette confusion qui persista dans les esprits jusqu’à la destruction de la Ville sainte, les premiers disciples demeurèrent dans une attente continuelle et vigilante. C’était ce que voulait Jésus ; sa prophétie visait moins à découvrir les choses futures qu’à donner une leçon ; elle n’allait point surtout à satisfaire une vaine curiosité, et, par une claire vue de l’avenir, à plonger les fidèles dans le découragement ou la présomption. De là le soin que prit le Seigneur d’envelopper sa pensée sous un langage figuré, de joindre des événements qui avaient tant de points semblables, et de le faire comme celui qui voit tout dans un éternel présent et pour lequel mille ans ne sont qu’un jour De là aussi la forme que revêtit dans l’enseignement des Apôtres la prédiction du Maîtres ; interprètes fidèles de Jésus, ils montraient à leurs disciples deux horizons, l’un plus proche, l’autre reculé à la fin du monde, mais si semblables de lignes, de couleurs et d’aspect, que le premier plan paraît se confondre avec le lointain. C’est en Saint Mathieu et en Saint Marc surtout que la prophétie de Jésus présente ce caractère ; dans Saint Luc, les deux ruines se discernent plus facilement, et les paroles du Maître qui indiquent cette séparation sont rapportées avec soin. Nous suivrons de préférence ce dernier témoignage, car il nous permettra de déterminer ce qui est proche à chacun des événements prédits.

Jésus révéla d’abord ce qui devait précéder la chute de Jérusalem : de faux prophètes séduisant la Judée ; autour d’elle mille fléaux, « guerres, pestes, famines, tremblement de terre ; » puis « le commencement des douleurs, » c’est-à-dire la persécution de l’Eglise naissante, les plus faibles succombant à l’épreuve, le frère dénonçant son frère, le père son enfant, d’effroyables scandales, « la charité glacée dans les cœurs, » mais la foi gagnant en même temps que le mal, et « l’Evangile prêché dans tout le monde » connu. Tel devait être le premier âge de l’Eglise. (Lc 21 8-19) (Mt 24 4-14)

« Alors, continua Jésus, viendra la fin. Quand vous verrez l’abomination de la désolation dans le lieu saint ; quand vous verrez les armées entourer Jérusalem (Luc), sachez que sa ruine est proche. Alors que ceux qui sont en Judée fuient dans les montagnes, que celui qui est sur le toit n’en descende pas pour emporter quelque chose de sa maison, et que celui qui est dans la campagne ne retourne pas quérir son vêtement. Malheur aux femmes enceintes et à celles qui nourrissent en ces jours-là ! Priez que votre fuite n’arrive pas pendant l’hiver ou au jour du sabbat, car il y aura alors une si grande affliction que jamais depuis le commencement du monde jusqu’à présent il n’y en eut, jamais il n’y en aura de semblable. » (Lc 21 20-24 Mt 24 15-21 Mc 13 11-19)

Chaque trait de cette prophétie représentait au vif les temps qui allaient vernir. Jamais en effet l’esprit de séduction ne fut plus puissant qu’aux approches du siège de Jérusalem. Tantôt, à la voix de Teudas, la foule courait au Jourdain, emportant ses biens et persuadée que le fleuve allait s’entrouvrir sous ses pas ; tantôt, la ville effrayée voyait trente mille Juifs monter du désert où les avait entraînés un faux prophète, et attendre sur la colline des Oliviers que les murs, comme ceux de Jéricho, tombassent devant eux. Ici c’était Simon le Magicien multipliant les prodiges trompeurs ; là les deux fils de Judas le Gaulonite crucifiés pour avoir renouvelé la sédition de leur père

Toutes ces agitations remuèrent bientôt la Judée : la rébellion contenue sous Caligula et Claude, éclata sous Néron ; « aux bruits de guerre succéda la guerre » elle-même (Mt 24 6), et de tels troubles que le Juif Josèphe y reconnut les préludes de la destruction de sa partie. Les plus sages étaient émus ; les villes partagées en deux camps : peuples et cités s’entrechoquaient avec fureur ; partout des flots de sang : en Gaule, sous Vindex et Virginius ; au Danube, en Germanie, en Bretagne, sur les frontières des Parthes. Ceux qu’épargnait le fer succombaient à d’autres fléaux : sous Claude, la famine fut permanente ; en un seul automne la peste moissonna trente mile habitants de Rome, et au même temps la terre tremblait de toute part. Jérusalem n’était pas seule ébranlée : autour de Naples le sol fumait déjà avec des grondements sinistres ; Crète, Apamée, Laodicée, Rome même s’agitaient sur leurs bases, et cette reine du monde ne profitait de si redoutables avertissements que pour se déchaîner contre les disciples du Christ : les uns furent crucifiés, d’autres jetés aux bêtes, d’autres, trempés dans la poix et la résine, se virent allumés le soir comme des flambeaux vivants et éclairèrent les jardins de Néron. Il semblait, selon la prédiction du Maître, qu’une
Haine implacable armât contre eux le genre humain.

L’accomplissement de la prophétie ne fut pas moins littéral en ce qui regardait la ruine de Jérusalem. Une tradition, rapportée par Josèphe, annonçait que la ville serait dévastée et le Temple brûlé quand le lieu saint aurait été souillé par des mains juives. « Bien que les Zélotes ne crussent point à cette prophétie, ils l’accomplirent, » ajoute l’historien. Peu après l’investissement de la vile par Cestius, le Temple devint leur citadelle et le siège de leur tyrannie. Non contents de remplir les portiques de combats et de sang, ils se jouèrent des fonctions saintes et tirèrent au sort un souverain pontife. Le hasard désigna en dehors de la tribu de Lévi un paysan ; ils le revêtirent de l’éphod, et, sous les yeux des prêtres en larmes, le forcèrent d’accomplir les rites sacrées.

Ainsi fut introduite dans le lieu saint « l’abomination de la désolation ». A ce signe manifeste, les disciples s’enfuirent, avant que Jean de Giscala fermât les portes de Jérusalem, et que les brigands campés à l’extérieur massacrassent les fugitifs, avant que Titus, accourant en toute hâte, eût muré la ville maudite pour en faire le tombeau de la Judée. Retirés au-delà du Jourdain, ils virent de loin « la grande colère » (Lc 21 23) fondre sur Jérusalem, et reconnurent dans ce sac effroyable la désolation prédite par Jésus, « si grande que jamais depuis le commencement du monde jusqu’à présent il n’y en eût, jamais il n’y en aura de semblable »(Mt 24 21) En sept mois de temps, onze cent mille hommes périrent, et ce qui ne passa point « au fil de l’épée fut emmené captif pour toutes les nations ». « Nul homme n’eût été sauvé, si les jours » du siège « n’avaient été abrégés ; ils le furent pour l’amour des élus » et en des circonstances où la main de Dieu se fit sentir (Lc 21 24 ; Mt 22 22). En effet les préparatifs de la défense se trouvèrent négligés, les provisions détruites, et l’arrivée des Romains fut si inopinée que les Juifs leur abandonnèrent une partie des défenses. De l’aveu de Titus, Dieu lui-même combattit pour les assiégeants et arracha aux Juifs leurs inexpugnables remparts.
Par cette description, empruntée aux annales profanes, on voit qu’aucun détail ne demeura sans effet dans la prophétie du Maître. Il y ajouta que Jérusalem serait foulée aux pieds par les gentils jusqu’à ce que le temps des nations fût accompli, annonçant par là, ce que nous voyons depuis dix-huit siècles, que tous les peuples entreront successivement dans l’Eglise : le salut des gentils consommé, les restes d’Israël seront sauvés à leur tour.

Et après ce sera la fin du monde prédite alors par Jésus : la séduction devenue universelle, les astres voilés, les hommes séchant d’angoisse au bruit de la mer et des flots, les vertus du ciel ébranlées, la croix, signe du Fils de l’homme, paraissant dans les airs, le Christ lui-même descendant sur les nuées en grande puissance et majesté, l’humanité réveillée par la trompette de l’ange, l’assemblée des aigles, vengeurs de Dieu, fondant sur le monde pécheur comme sur un cadavre, et cette vaste scène se déroulant plus rapidement que l’éclair.

Tel sera le dernier instant de l’univers. Jésus indiqua tous les signes qui l’annonceront aussi clairement « que les feuilles du figuier marquent la venue de l’été » (Lc 21 29) ; mais pour l’heure et le jour, loin de les fixer, il déclara que ni les anges dans le ciel, ni le Fils en tant qu’homme ne le savent ; c’est le secret du Père (Mt 24 36). La race juive ne doit pas finir avant que ces choses arrivent, et pour les chrétiens, ce qui importe, c’est de vivre dans l’attente du jugement, de n’en concevoir aucun trouble, mais d’attacher un regard assuré sur l’horizon des temps et d’y chercher les avant-coureurs de la rédemption : « Prenez garde, leur dit-il, veillez, priez ; car vous ne savez pas le temps. Il en sera alors comme d’un homme qui, s’en allant faire un voyage, laisse le soin de sa maison à ses serviteurs, marquant à chacun ce qu’il doit faire et recommande au portier d’être vigilant. Veillez donc, car vous ne savez pas quand viendra le maître, si ce sera le soir, ou à minuit, ou au chant du coq, ou le matin, de peur que, venant tout à coup il ne vous trouve dormant. Et ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez. » (Mc 13 33-37)

C’était là pour les chrétiens le fruit à recueillir de la prophétie de Jésus. Aussi parla-t-il longuement de la vigilance, multipliant les comparaisons et les paraboles pour en inculquer la nécessité. « Ces jours seront semblables à ceux de Noé, où tous mangeaient, buvaient, prenaient femme, et le déluge les engloutit tout à coup, »( Lc 21 3) « comme le lacet enveloppe l’oiseau, »(Mt 24 27) « comme l’éclair déchire la nué. ». A ces images, il joignit des similitudes déjà présentées en d’autres temps, mais qui rappelaient alors le devoir de veiller et de faire fructifier sa parole : celle du serviteur surpris dans le désordre, et celle du talent enfoui par le serviteur oisif. ( Mt 24 43-51 ; Mt 25 14630). Mais aucune ne toucha plus vivement les apôtres que la parabole des vierges proposées alors pour la première fois.

Elle représentait les fêtes des noces et les dix vierges compagnes de l’épouse dans la procession nuptiale. Vers le soir, toutes se rendent à la demeure de la fiancée ; mais cinq d’entre elles sont sages, cinq folles ; or celles-ci, voyant leurs lampes allumées, ne songent point qu’elles s’éteindront bientôt, et négligent de faire provision d’huile. Au milieu de la nuit, un cri se fait entendre : « Voici l’époux ! Sortez au-devant de lui. » Les dix vierges se lèvent, cherchent à ranimer leurs lampes : « Donnez-nous de votre huile, disent les folles aux sages, parce que nos lampes s’éteignent. » Et les sages de répondre : « De peur qu’il n’y en ait point assez pour nous et pour vous, allez plutôt à ceux qui en vendent et achetez-en. » Pendant qu’elles y allaient, l’époux vint. Celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui aux noces, et la porte fut fermée. Peu après les autres vierges vinrent aussi disant : « Seigneur ! Seigneur ! ouvrez-nous. » Et il leur répondit : « En vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas. » Veillez donc, conclut le Maître, car vous ne savez ni le jour ni l’heure.( Mt 25 1-13) Et revenant à la prophétie qu’il avait interrompue, il l’acheva par la scène du jugement dernier.

Devant le roi céleste assis sur le trône de sa majesté et environné des anges, toutes les nations de la terre seront assemblées, et il les séparera les unes des autres, comme un pasteur sépare les brebis d’avec les boucs, les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Les premières entendront une parole d’amour : « Venez les bénis de mon Père, venez posséder le royaume qui vous a été préparé avant l’établissement du monde. » Et en même temps la malédiction tombera sur les boucs : « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses esprits ». Alors s’établira entre le ciel et la terre un dialogue solennel. Dieu publiera lui-même la gloire de ses élus. « J’ai eu faim, leur dira-t-il, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’ai été nu, et vous m’avez vêtu ; j’ai été malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous m’êtes venu voir. » Confondus de telles louanges, et sentant que la grâce a été toute puissante en eux, les justes dans leur humilité chercheront où placer leur mérite : « Seigneur, diront-ils, quand est-ce que nous vous avons vu ayant faim, et que nous vous avons donné à manger ? – En vérité, leur répondra le grand Roi, toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de mes frères les plus petits, vous l’avez fait à moi-même. » Et les justes iront à la vie éternelle, et les maudits au supplice éternel.( Mt 25 31-46)

En cet endroit Jésus mit fin à ses discours : « Vous savez, dit-il, que la Pâque se fait dans deux jours ( NB C’est le soir du mardi que Jésus fit cette prédiction ; au temps où le soleil venait de se coucher à l’horizon et où commençait le mercredi saint, le second jour avant la Pâque) et que le Fils de l’homme sera livré pour être crucifié. » (Mt 26 1)

Par ces paroles, il rappela à ses disciples ce qui se tramait à cette heure même dans Jérusalem. Le départ du Christ en effet avait laissé le champ libre à ses ennemis vaincus et humiliés ; ils n’attendirent pas le lendemain pour méditer leur vengeance. Pharisiens, saducéens, prêtres, scribes, ancien du peuple, tous étaient décidés à retrancher d’Israël l’audacieux qui les couvrait de honte et menaçait leur paix avec Rome.

Au sud de la colline de Sion s’élevait un palais, résidence des grands prêtres : ce fut là que les ennemis de Jésus tinrent leur assemblée, et Caïphe dut présider. Les pharisiens y apportaient leur fanatisme ordinaire, les pontifes leur mépris de toute croyance, les courtisans d’Hérode des vues toutes politiques : la résolution fut digne du conseil. Par crainte du peuple, on décida de temporiser, jusqu’à ce que les fêtes fussent passées, de saisir alors le Christ et de le faire mourir ; mais un incident changea ce premier dessein et précipita les choses.

Judas n’avait pas suivi Jésus sur la colline des Oliviers : resté dans les parvis, il entendit les gardes du Temple se demander comment on arrêterait le novateur assez puissant pour tenir en échec les princes du peuple : « Que voulez-vous me donner, leur dit-il, et je vus le livrerai ? » Ils reconnurent un des douze qui accompagnaient le Nazaréen et ils allèrent porter aux sanhédrites cette proposition. Elle fut accueillie avec joie ; Judas, introduit sur l’heure, confirma ses offres, tendit la main et réclama le salaire du crime. Il lui fut marchandé par les Juifs, qui n’accordèrent que trente shekels, le prix d’un esclave. Pour faible que parût cette somme, l’Apôtre la saisit : à ce moment, dit saint Luc, « Satan entra en lui ». deux jours plus tard Judas vendait son Maître et livrait son Dieu.

 

La Cène

I - Le rituel judaïque de la Pâque

Avant de raconter le repas où pour la dernière fois Jésus célébra la Pâque, il convient d’en rappeler les rites symboliques, car le Sauveur y fit de fréquentes allusions, qui ne peuvent être comprises que des lecteurs initiés aux coutumes des Hébreux.

La grande fête d’Israël n’avait plus alors la simplicité des premiers ages. Vainement y chercherions-nous la famille juive, debout, le bâton à la main, les reins ceints, les sandales aux pieds, mangeant à la hâte l’agneau entouré d’herbes amères et le pain sans levain . Ces anciennes coutumes étaient-elles déjà changées avant la captivité ? Le furent-elles seulement durant le séjour des Juifs à Babylone ? Nous l’ignorons ; mais on ne peut douter que les écoles des scribes, si nombreuses depuis le retour, n’aient exercé sur les rites de la Pâque, comme sur les autres institutions mosaïques, une profonde influence. Sous couleur de recueillir les antiques usages, ils les défigurèrent et en firent des règles inflexibles. C’est à ce formalisme étroit que nous devons de retrouver aujourd’hui encore, dans le Talmud et ses commentaires, une image de la Pâque telle que Jésus l’a célébrée.

Au soir du quatorzième jour de Nizan, les familles se réunissaient pour prendre le repas légal. L’agneau, cuit dans le four, devait conserver une forme dont la signification prophétique est manifeste. Il était attaché à deux branches de grenadier, bois moins sensible que tout autre à l’action de la chaleur, dont l’une le traversait tout entier, tandis que l’autre, plus courte, tenait les pieds de devant étendus en croix. Ces apprêts étaient l’objet de scrupuleuses précautions, car il fallait se garder de briser aucun os ; la moindre infraction à cette loi était punie de quarante coup de fouet.

La nuit venue, les convives, dont le nombre allait de dix à vingt, s’étendaient sur des lits peu élevés, le bras gauche appuyé sur un cousin, la main droite gardant la facilité de saisir les mets. Se coucher pendant le repas était le privilège des hommes libres ; il convenait qu’à l’anniversaire de sa délivrance, Israël parût comme un peuple affranchi de toute servitude. Le père de famille prenait d’abord une coupe de vin mêlée d’un peu d’eau : « Béni soit le Seigneur, disait-il, qui a créé le fruit de la vigne ! » et chaque convive à son tour buvait à cette coupe. C’est celle-là même sans doute que Saint Luc nous montre bénie par Jésus au commencement de la Cène (Lc 22 17). Un bassin plein d’eau et une serviette passaient aussitôt après dans l’assemblée pour purifier toutes les mains ; le lavement des pieds raconté par Saint Jean se rattache probablement à ce rite. Les ablutions terminées, on approchait la table au milieu des convives

Elle était chargée de divers mets : à côté de l’agneau, des herbes amères, telles que le cresson et le persil, souvenir des peines de l’Egypte, puis le pain azyme, mince et sans saveur, comme la pâte que le levain n’eut pas le temps de faire fermenter lors de la fuite précipitée d’Israël. Un dernier mets symbolique complétait le repas, c’était le Charoseth, mélange de divers fruits, de pommes, de figues, de citrons cuits dans le vinaigre ; à l’aide de cannelle et d’autres épices, on lui donnait la teinte des briques : cette couleur et la forme allongée du plat rappelaient le mortier de Phithom et de Ramessès (Ex 1 11). Parfois on y ajoutait des viandes préparées et bénies en même temps que l’agneau ; c’était, selon le commandement du Deutéronome (Deut 16 2), du chevreau ou du mouton rôti, qui devint plus tard le Chagigah ; mais le plus souvent on réservait ce sacrifice pour le quinzième de Nizan et les jours suivants. Le maître de la maison, dès que les plats étaient devant lui, prenait les herbes, les trempait dans le Charoseth en remerciant Dieu d’avoir crée les biens de la terre, et tous en mangeaient au moins la grosseur d’une olive.

Une seconde coupe était alors versée, et le plus jeune des convives demandait au père de famille l’explication de ces rites. Celui-ci, donnant à sa réponse une forme solennelle, élevait successivement devant tous les yeux les mets du repas, et rappelait quel souvenir s’attachait à chacun : l’agneau immolé pour fléchir le courroux du ciel et l’ange de la mort passant (Exod 12 26-27) sur Israël sans le frapper ; le pain d’angoisse mangé dans les terreurs de la fuite (Deut 16 3) ; les herbes, amères comme la servitude dont ils étaient sortis triomphants : « C’est pour ces prodiges, ajoutait-il, qu’il nous faut louer et exalter Celui qui a changé nos larmes en joie, nos ténèbres en lumière ; c’est à lui seul qu’il nous faut chanter : Alléluia ! » Et tous les convives entonnaient l’Hallel : « Louez, serviteurs de Yahweh, louez le nom de votre Dieu. Que son nom soit béni maintenant et dans l’éternité ! Qu’il soit béni de l’aurore au couchant ! « Ils le continuaient jusqu’à la fin du psaume suivant, chant de triomphe sur la sortie d’Egypte : « O mer, pourquoi fuis-tu ? et toi, Jourdain, pourquoi remonter en arrière ? Montagnes, pourquoi bondir comme les chevreaux, et vous, collines, comme les jeunes brebis ? Sous le regard du Seigneur, tremble, ô terre, sous le regard du Dieu de Jacob, car il change les rochers en fontaines et les pierres en source d’eau vive. »

Au milieu de ces cantiques on buvait la seconde coupe. Le père de famille prenait alors les azymes, les rompait avant de les bénir et de les distribuer. Afin que tous se souvinssent que c’était là un pain de misère, on n’en mangeait qu’un morceau, entouré d’herbes et trempé dans le Charoseth. Puis venait le tour de l’agneau : coupé, distribué à chaque convive, il devait disparaître tout entier et nul mets n’était plus servi.

Le père de famille versait alors une troisième coupe, « le calice de bénédiction » (Mt 26 27), celui-là probablement que le Christ changea en sang divin. Dès qu’elle était bue, on entonnait les derniers hymnes de l’Hallel, où la reconnaissance éclate en transports de joie : « Ce n’est pas à nous, Seigneur, ce n’est pas à nous, c’est à ton nom qu’appartient la gloire, ô source de miséricorde et de vérité ! Que les nations viennent nous dire maintenant : Où est votre Dieu ? Notre Dieu, il est dans les cieux : ce qu’il veut, il le fait…Et que rendrai-je à Yahweh pour tous ses bienfaits ? J’élèverai cette coupe de salut et j’invoquerai son nom. Oui, Yahweh, je suis ton esclave et le fils de ta servante. Tu as brisé mes chaînes, je veux t’offrir un sacrifice de louanges. » Et s’adressant au monde entier, Israël, dans sa sainte ivresse, cherchait à l’entraîner vers son Dieu : « O vous tous, peuples, louez Yahweh ; nations, exaltez-le ! Car son amour est puissant sur nous, et la vérité de Yahweh demeure éternelle ! Alléluia ! ». Une quatrième coupe passait alors de main en main et marquait la fin du repas.

Telle était la Pâque juive, lorsque Jésus la célébra pour la dernière fois. Cette description sous les yeux, il nous sera facile de compléter le récit des évangélistes, d’en saisir les allusions et de comprendre la transformation du rite figuratif au plus saint de nos mystères.


II – Le festin pascal.


Jésus n’avait paru, le mercredi, ni dans le temple ni dans Jérusalem. Dès le matin du jeudi, les Apôtres lui demandèrent en quel lieu ils mangeraient la pâque, « car on était au premier jour des azymes »( Mt 26 17). Laissant de côté Judas, chargé ordinairement de la dépense, le Sauveur appela Pierre et Jean : « Allez, leur dit-il, préparez tout ce qu’il faut. – Où voulez-vous que nous l’apprêtions ? » (Lc 22 8) demandèrent les disciples, car ils savaient que Jérusalem était pleine de périls.

Jésus répondit : « Allez à la ville ; en y arrivant, vous rencontrerez un homme portant une cruche d’eau, vous le suivrez, et entrant dans la maison où il ira vous direz au maître du logis : Voici ce que dit notre Maître : Mon temps est proche ; je viens faire la Pâque chez vous avec mes disciples. Où est le lieu où je dois la manger ? Et lui-même vous montrera une salle haute, grande ornée de lits et disposée à l’avance. Préparez-y tout ce qu’il faudra. » (Mc 14 13-16 ; Mt 26 18)

Pierre et Jean obéirent : aux portes de la ville, ils rencontrèrent un des hommes qui montaient l’eau puisée à la fontaine de Siloë, et suivant ses pas ils trouvèrent l’hôte indiqué. C’était quelque disciple inconnu des Apôtres. Le Sauveur, se voyant contraint à prévenir l’heure de la Pâque, l’avait averti de tenir sa demeure préparée.

Consacrée par le sacrifice eucharistique, cette « haute salle » demeura chère à l’Eglise naissante, dont elle fut le premier asile. Jésus ressuscité y retrouva ses disciples dans l’abattement ; les apôtres s’y enfermèrent pour attendre l’Esprit-Saint, et quand saint Pierre eut été délivré par l’ange, il ne chercha pas ailleurs ses frères réunis et priant. Aujourd’hui un minaret indique au voyageur qui monte du sud vers Jérusalem l’emplacement du cénacle. Il domine sur une vaste salle qui, transformée au moyen age, est pourtant la même que vénérait au quatrième siècle saint Cyrille de Jérusalem, et que saint Epiphane désigne comme un des rares édifices épargnés lors de la dévastation de la ville.

Même au temps de Jésus et au jour de la Pâque, elle était loin d’avoir la magnificence dont la décore la fantaisie de nos artistes. Ce que nous savons des maisons juives nous fait imaginer une salle aux murs blancs, au centre une table basse, peinte de vives couleurs, dont un côté restait libre pour la service, tandis que les autres étaient garnis de lits. Telle était l’ordonnance de cénacle le soir où Jésus y entra. Les douze le suivaient (Mt 26 20), et prirent place autour de lui . Jean, couché à sa droite, n’avait qu’à renverser la tête pour reposer sur le sein du Maître. Pierre était à côté du bien-aimé et Judas non loin de Jésus.

L’heure était venue et le cœur de Jésus en tressaillait de joie : « J’ai désiré d’un grand désir, dit-il, manger cette pâque avec vous avant que de souffrir » (Lc 22 15-16) Toutefois, pour faire entendre aux Apôtres que ce n’était point le rite figuratif qu’il souhaitait, mais l’accomplissement d’un sacrifice réel dans l’Eucharistie, il ajouta : « En vérité, je vous le dis : je ne mangerai plus cette pâque jusqu’ à ce que le mystère en soit accompli dans le royaume de Dieu. » (Lc 22 16)

La coupe qui marquait le commencement du repas avait été préparée ; Jésus, la prenant des mains de ses disciples, prononça sur elle la bénédiction accoutumée, y trempa ses lèvres, comme le faisait tout père de famille et la présenta aux apôtres : « Prenez, dit-il, partagez-la entre vous, car pour moi je ne boirai plus du fruit de la vigne jusqu’à ce que le royaume de Dieu vienne. » (Lc 22 17-18). Ce n’était plus de l’Eucharistie que Jésus parlait ici, mais de la béatitude céleste, et le fruit de la vigne qu’il ne devait plus boire que dans les cieux figurait la félicité pour laquelle le Psalmiste poussait cet ardent soupir : « Ah ! que mon calice enivrant est exquis ! » (Ps 22 5)

La pensée des pâques éternelles n’absorbait pas tellement le Sauveur qu’il oubliât ceux qu’il laissait sur la terre : « Sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin, » (Jn 13 1-3), jusqu’à l’excès, et demanda à sa toute-puissance un prodige de charité qui ravît à jamais les cœurs. Les circonstances étaient solennelles ; Saint Jean se plaît à le rappeler : le festin pascal commençait , Satan était là, maître de Judas Iscariote ; au dessus du cénacle, le ciel s’ouvrait pour Jésus ; il y voyait « que tout lui était remis en main par son Père » ; ce « tout » bienheureux de l’Eglise marqué du sceau des élus ; « il savait qu’il était sorti de Dieu et qu’il retournait à Dieu : « il n’avait plus qu à donner aux hommes le gage suprême de son amour. Mais auparavant il voulut s’humilier devant eux, pour montrer par quel anéantissement il s’était incarné et s’allait donner en nourriture.

Au moment où le rite de la fête commandait aux convives de se purifier les mains, Jésus se levant de table, déposa ses vêtements, prit un linge et se ceignit les reins ; puis versant de l’eau dans un bassin, il se mit à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge qui lui servait de ceinture. (Jn 13 4-20). Pierre, le premier, vit le Maître se courber devant lui : « Quoi ! Seigneur, s’écria-t-il, vous me laveriez les pieds ! - Tu ne sais pas en ce moment ce que je veux faire, répondit le Sauveur, mais tu le sauras bientôt. » Et par là il laissait pressentir que cette ablution n’était qu’un symbole, l’image de la Rédemption qui lave en nous le péché ; mais Pierre s’obstinait à ne voir que l’humiliation de son Maître : « Jamais, non jamais, dit-il, vous ne me laverez les pieds. »

Pour vaincre sa résistance, Jésus lui dit : « Si je ne te lave, tu n’auras pas de part avec moi. » Pierre comprit la menace, et tout entier à sa ferveur : « Seigneur, s’écria-t-il, non seulement les pieds mais les mains et la tête. » Jésus, modérant le feu de l’Apôtre : « ceux qui sortent du bain, dit-il, n’ont besoin que de se laver la poussière de leurs pieds, et ils sont purs de toute souillure. » Ainsi en était-il des Apôtres : lavés des grands péchés, il ne leur restait avant la Cène qu’à ôter les moindres taches. Parmi eux néanmoins se trouvait un impur, et sans nommer Judas, Jésus l’avertit à mots couverts qu’il voyait son crime : « Vous êtes purs, mais non pas tous. » Toutefois le traite n’y prit garde, il laissa le Seigneur venir à lui, verser l’eau sur ses pieds, les presser de ses mains, et demeura impassible.

L’ablution achevée, Jésus reprit ses vêtements et s’étendit de nouveau sur le lit de repos : « Savez-vous, dit-il, ce que je viens de vous faire ? Vous m’appelez Maître, Seigneur, et vous avez raison, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, votre Seigneur et votre Maître, vous devez aussi vous lavez les pieds les uns aux autres, car je vous ai donné l’exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait. »

« Comme je vous ai fait », disait le Seigneur, non pas « ce que je vous ai fait ». C’est moins l’œuvre en effet qu’il importe de reproduire que l’abnégation de Jésus. Le lavement des pieds, symbole de sa mission, le montrait tel qu’il apparut sur la terre, dépouillé de gloire et revêtant la forme d’un serviteur pour purifier les hommes ; se dévouer jusque-là est la loi que le Christ laissait aux apôtres ; et vraiment, ajouta-t-il, j’ai le droit de la donner : « car le serviteur n’est pas au dessus du maître, ni l’envoyé plus grand que celui qui l’envoie. Heureux serez-vous si vous comprenez ces choses, heureux si vous les faites ! »

Tous dans le collège apostolique ne devaient pas connaître ce bonheur. Jésus le répéta : tous n’étaient purs, et la phrase de l’Ecriture allait s’accomplir : « Celui qui mange à ma table lèvera le pied contre moi ». En parlant ainsi le Seigneur faisait allusion au crime d’Achitophel, le conseiller de David, qui ne craignit pas de tremper dans la révolte d’Absalon ; car ce sage d’Israël, avant de voir ses complots ruinés et de se pendre en désespéré, avait été comme Judas le commensal de son maître. Jésus rapporta ce fait aux apôtres de peur que la défection d’un des leurs n’ébranlât leur foi : « Dès maintenant, je vous l’annonce, dit-il, avant que la chose arrive, afin que vous connaissiez qui je suis quand elle s’accomplira. »

Jésus ne pouvait détourner son esprit de cette trahison. Songeant à la dignité que violait Judas (Jn 13 20), si haute « que recevoir un des apôtres, c’était recevoir le Christ, recevoir le Père qu’il l’envoyait » (Jn 13 20- 21), « il se troubla en son esprit » et resta silencieux un instant, comme hésitant à déchirer les voiles ; mais bientôt reprenant la parole : « En vérité, en vérité, dit-il, un de vous me trahira, et il mange avec moi. »(Mc 14 18) Les disciples étonnés se regardèrent les uns les autres, ne sachant duquel il parlait, et dans leur tristesse, chacun se mit à dire : « Sera-ce moi, Seigneur ? » Judas se taisait. Jésus répondit : « C’est l’un des douze ; il met la main au plat en même temps que moi. Celui-là me trahira. » Plusieurs disciples sans doute touchaient en ce moment le plat : le traite ne se trouva donc que vaguement désigné. Une fois de plus, le Maître l’avertissait, lui montrant l’abîme près de l’engloutir. « Le fils de l’homme s’en va, dit-il, selon qu’il est écrit de lui, mais malheur à celui par qui le Fils de l’homme sera livré ! Il vaudrait mieux pour cet homme n’être jamais né. »

Epouvantés de ces menaces, les Apôtres n’osaient plus interroger le Sauveur, et se demandaient entre eux de qui il parlait ; mais nul ne songeait à Judas. Le traite répéta après les autres : « Sera-ce moi, Maître ? –Tu l’as dit, répartit Jésus, c’est toi. » ( Mt 26 25)

Faites à voix basse, cette réponse ne fut entendue que de Judas, et le laissa aussi impénétrable que jamais. Désormais rien ne pouvait plus le toucher, il était prêt au crime : et ce fut avec la certitude de voir son corps et son sang profanés que Jésus prit dans ses mains le pain de l’Eucharistie. Quand le Seigneur révéla à saint Paul les circonstances de la Cène, il lui rappela qu’elle eut lieu dans cette nuit funèbre, cette nuit de la trahison : « In qua nocte tradebatur, accepit panem ». (1 Cor 11 23)


III – L’institution de l’Eucharistie


Le repas touchait à sa fin (Mt 26 26). « Comme ils mangeaient encore, Jésus prit un des pains azymes et ayant rendu grâces, il le bénit. » Les rites du festin pascal exigeaient que tout pain fût brisé avant qu’on le mangeât. Jésus rompit donc celui qui était entre ses mains et en présenta les fragments aux apôtres : « Prenez, mangez, dit-il, ceci est mon corps, livré, rompu pour vous, froissé, brisé sous les coups ». (Lc 22 19)

Un profond silence accueillit ces paroles, silence d’étonnement sans doute, mais aussi d’une foi humble et soumise, car tous gardaient le souvenir de la promesse faite au bord du lac : « Le pain que je vous donnerai, ce sera ma chair pour la vie du monde. Ma chair est vraiment nourriture, et mon sang vraiment breuvage. » (Jn 6 52-56) Si Judas répéta secrètement les murmures des Capharnaïtes, il n’en fut pas ainsi des autres disciples ; pour eux nul doute ; la parole de Jésus n’était ni une figure vide de sens, ni une comparaison obscure ; elle leur montrait sous les apparences du pain, la chair de Dieu fait homme..

Les azymes rompus et changés au corps de Jésus reposaient sur un plat de la table. Tous en prirent leur part, et dans cette communion, la première de toutes, il y eut à côté d’un sacrilège, de chastes unions et de saints ravissements. « Dans le transport de l’amour humain, qui ne sait qu’on se mange, dit Bossuet, qu’on se dévore, qu’on voudrait s’incorporer en toutes manières…enlever jusqu’avec les dents ce qu’on aime, pour le posséder, pour s’en nourrir, pour s’y unir, pour en vivre ? Ce qui est fureur, ce qui est impuissant dans l’amour corporel, est vérité et sagesse dans l’amour de Jésus : Prenez, mangez : ceci est mon corpos ; dévorez, engloutissez, non un morceau, mais le tout » (Bossuet, Méditations sur les Evangiles : La Cène).

Jésus venait de se donner tout entier, et il le marqua en ajoutant, sans attendre la consécration de la coupe : « Faites ceci en mémoire de moi. » (Lc 22 19) Il lui restait néanmoins à présenter une plus complète expression de sa mort, en montrant après sa chair immolée son sang répandu. Or voici comment il fit :

Le repas était terminé ; la troisième coupe, « le calice de bénédiction » (Lc 22 20) qu’on buvait avant les derniers chants, venait d’être versée. Jésus la prit, la bénit et la présentant aux Apôtres : « Buvez-en tous, dit-il, ceci est mon sang, (Mt 26 27-28) le sang du sacrifice qui consacre la nouvelle alliance, le sang qui sera répandu pour plusieurs en rémission des péchés, » paroles dont Saint Luc resserre toute la substance : « Cette coupe est le nouveau testament dans mon sang qui sera versé pour vous. »(Lc 22 20)

Il y avait donc dans cette coupe un sang qui devait bientôt couler et consommer l’alliance nouvelle : plein de cette pensée, Jésus ne voyait que mort autour de lui et ne trouvait pour consacrer le vin du sacrifice que les paroles de Moïse scellant aussi dans le sang l’antique alliance. (Ex 24 8) Mais en même temps il offrait aux siens dans ce calice une source de vie nouvelle : « En vérité, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père. Pour vous, toutes les fois que vous le boirez, faites-le en mémoire de moi. »( Mt 26 29)

A peine Jésus achevait ces mots, que la vue de Judas revint l’obséder : « Voici la main du traître, dit-il, qui est avec moi à la table ! » ( Lc 22 21-23). Et maudissant le sacrilège, il répéta : « Le Fils de l’homme s’en va selon les décrets divins ; mais malheur à celui qui le trahit ! » A cet anathème, les Apôtres frémirent, et se demandèrent de nouveau qui d’entre eux allait commettre ce crime.

Or l’un d’eux, celui que Jésus aimait, s’étant penché sur le sein du Maître, (Jn 13 23-30) cherchait à lire dans ses yeux. Pierre remarqua l’attitude familière de Jean et pensa qu’il savait tout ; d’un geste, d’un mot plutôt deviné qu’entendu : « Qui est-ce ? dit-il, Jean l’ignorait encore : « Maître, demanda-t-il, qui est-ce ? » Jésus répondit : « Celui à qui je présenterai le morceau de pain trempé dans ce plat, « et l’ayant trempé, il le donna à Judas, fils de Simon, l’homme de Kérioth. « Avec le morceau de pain Satan entra en lui. » « Ce que tu fais, lui dit Jésus, hâte-toi de le faire. » (Jn 13 27) Les Apôtres entendirent ces paroles, et comme Judas avait la bourse commune, ils crurent que Jésus lui disait : « Achète ce qu’il faut pour la fête ou donne aux pauvres quelque aumône. » Jean seul comprit ce qui se passait ; il vit, aussitôt le pain reçu, le traite se lever et disparaître : « Il était nuit, » ajoute-t-il. Judas venait d’entrer dans les ténèbres éternelles.

IV - Prédiction de la chute de Pierre

Dès que Judas fut sorti, Jésus ne songeant plus qu’au salut du monde, à la gloire que Dieu devait tirer de cette trahison, se livra à un ravissement de joie : « Maintenant, dit-il, le Fils de l’homme est glorifié, et Dieu est glorifié en lui et cette glorification ne tardera pas. » (Jn 13 31-35)
Les Apôtres, sans pénétrer entièrement le sens de ces paroles, virent qu’elles présageaient la mort du Maître, et en témoignèrent leur douleur, car Jésus les consola avec une tendresse vraiment maternelle : « Mes petits enfants, dit-il, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Vous me chercherez, et ce que j’ai dit aux juifs, qu’ils ne pouvaient venir où je vais, je vous le dis aussi présentement. Je vous donne un commandement nouveau, de vous aimer les uns les autres, de vous entr’aimer les uns les autres, comme je vous ai aimé ; en cela tous connaîtrons que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez mutuellement. » Divin enseignement dont les Apôtres connurent le prix quand, s’élevant au-dessus de la loi mosaïque, ils tinrent tous les hommes pour des frères, les aimèrent plus qu’eux-mêmes, et trouvèrent dans cette charité une paix et une joie inconnues jusqu’alors.

Jésus se taisait, laissant les disciples goûter cette loi nouvelle ; mais Pierre rompit bientôt le silence. Dans ce qu’il venait d’entendre, une seule chose l’avait frappé, c’est que le Maître allait se séparer d’eux. Incapable de se contenir : « Seigneur, dit-il, où allez-vous ? –Où je vais, répondit Jésus, tu ne peux me suivre maintenant, plus tard tu me suivras. » Ces paroles dévoilaient l’avenir à Pierre : sa chute à l’heure de la présomption ; son dévouement, son martyr aux jours de l’humilité. Il ne les comprit pas : « Et pourquoi ne puis-je vous suivre maintenant ? reprit-il, je donnerai ma vie pour vous.- Tu donneras ta vie pour moi ! repartit Jésus ; en vérité, en vérité, je te le dis, le coq ne chanteras pas que tu ne m’aies renié trois fois. » (Jn 13 36-38) Puis le Seigneur se tut de nouveau.

Cette prédiction humilia Pierre ; il resta accablé et comme déchu du haut rang où l’avait élevé son Maître. Les Apôtres l’entendirent ainsi, car ils se demandèrent aussitôt à qui écherrait la primauté dont Simon n’était plus digne. La rivalité tourna en dispute, et à la table même où il venait de communier ses Apôtres, Jésus dut intervenir pour réprimer leur ambition : « Les rois des nations, dit-il, commandent en maîtres, et ceux qui ont l’empire sur elles veulent être proclamés Bienfaiteurs. Pour vous, ne faites pas de même : que le plus grand devienne le moindre et que le premier soit le serviteur. Car lequel est le plus grand : celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Mais moi j’ai été parmi vous comme le serviteur. » (Lc 22 24-30)

Cette allusion à l’humilité dont il venait de donner l’exemple ne touchait guère évidemment ces hommes charnels, car le Seigneur remit aussitôt devant leurs yeux les récompenses promises aux compagnons de ses épreuves. Un royaume leur était réservé : dans ce royaume il y aurait des festins où tous mangeraient et boiraient ; il y aurait aussi des trônes, où, assis avec lui, ils jugeraient les douze tribus d’Israël

Les Apôtres recevaient ces assurances avec une joie silencieuse. Comme eux, Pierre écoutait, mais abattu par la prédiction du Maître. Jésus vit sa tristesse : « Simon, Simon, dit-il, Satan a demandé à vous cribler tous comme on crible le froment. Mais j’ai prié pour toi ; que ta foi ne défaille pas. Et toi, à ton tour, confirme tes frères. » Le seigneur n’épargnait rien pour relever le prince de ses Apôtres : non content de prier pour lui d’une manière spéciale, il lui promettait une foi inébranlable, si constante qu’elle devait affermir ses frères et faire de lui l’organe infaillible de la vérité. En retour de telles grâces, il ne lui demandait que de donner l’humilité pour fondement à une grandeur sans égale. Encore une fois Pierre ne comprit pas ; il s’obstina dans sa présomption, vantant son courage, se déclarant sur de lui-même : « Maître, je suis prêt à aller avec vous en prison et à la mort ; et Jésus encore une fois lui prédit sa chute : « Pierre, » dit-il, rappelant pas ce nom symbolique la fermeté qu’il cherchait vainement en lui, « Pierre, aujourd’hui même le coq ne chantera point que tu n’aies dit trois fois que tu ne me connais pas. »(Lc 22 31-38)

Mais le chef des Apôtres n’était pas seul menacé ; le troupeau allait être dispersé et privé de son pasteur. Jésus les en avertit : « Quand je vous envoyai sans sac, sans bourse, sans chaussures, dit-il, vous a-t-il manqué quelque chose ? –Rien Seigneur. – Mais maintenant, que celui qui a un sac ou une bourse les prenne, et que celui qui n’a rien vende tout, jusqu’à son vêtement, pour acheter une épée. Car je vous le dis, ce qu’Israël a prédit du Messie va s’accomplir en moi : Il sera mis au rang des scélérats. »( Is 53 12)

Ces paroles n’étaient qu’un avertissement de se tenir prêts pour une lutte spirituelle ; les Apôtres y virent une allusion à quelque danger pressant : « Seigneur, dirent-ils, voyez, nous avons deux glaives ici. » Attristé de voir que ses disciples comme toujours, entendaient mal sa pensée, Jésus écarta les glaives : « C’est assez », dit-il, et rompant l’entretien, il ne songea plus qu’à rassurer les esprits.


V – Le discours qui suivit la Cène

Le commun des premiers chrétiens ne connut probablement du festin pascal que ce que nous venons de raconter ; mais à la fin du premier siècle, Jean l’évangéliste ajouta au témoignage de ses devanciers les instructions données après la Cène. Ces paroles étaient moins un discours qu’une suite d’entretiens de Jésus avec ses Apôtres. Pour qu’elles n’offrissent aucune obscurité, il eût fallu tout reproduire, le geste, l’accent, le regard du Maître, qui achevaient souvent d’éclaircir sa pensée. Outre que la plume ne peut rendre ainsi la parole humaine, saint Jean avait un autre dessein. Attentif ici, comme dans tout son Evangile, à mettre en lumière la divinité du Christ, il n’a rappelé que les sentences du Maître qui allaient à établir ce dogme, négligeant mille accessoires que nous serions heureux de connaître, mais qui ne revenaient ni à son génie ni au but qu’il se proposait. Peut-être même ne trouvait-il dans sa mémoire les instructions divines que comme des peintures à demi effacées par le temps : de nombreux détails, les traits moins importants avaient disparu ; il manquait au tableau le dessein général, par lequel tout s’unit et fait corps ; mais dans cette confusion apparente, quelques grandes lignes se distinguaient sans peine et certaines paroles du Christ demeuraient en relief : le disciple bien aimé les a léguées à l’Eglise telles qu’il le méditait depuis la mort du Maître, plus saisissantes dans leur isolement, et offrant au regard « des profondeurs à faire trembler ».(Bossuet, Méditations sur l’Evangile : la Cène).

Le premier de ces entretiens eut lieu dans le cénacle. Le Seigneur, dont l’objet était de préparer ses Apôtres aux événements qui allaient suivre, leur commanda de ne pas se troubler, de croire en Dieu, de croire en lui, car il ne les quittait que pour leur préparer une des nombreuses demeures qui se trouvent dans la maison du Père. « S’il n’en était pas ainsi, ajouta-t-il, je vous l’aurais dit, car je vais vous préparer la place. Et quand je m’en serai allé et que je vous aurai préparé la place, je reviendrai et je vous retirerai à moi, afin que là où je suis, vous soyez aussi. Or vous savez où je vais et vous savez la route. » (Jn 14 1-17)
« Seigneur, dit Thomas, nous ne savons pas où vous allez, comment saurions nous la route ?
Jésus lui répondit : « Je suis la voie, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père, mais déjà même vous le connaissez et vous l’avez vu. »
« Seigneur, reprit naïvement Philippe, montrez nous votre Père, et il nous suffit. » Que demandait cet Apôtre plein de rêves judaïques ? Quelque apparition, l’escabeau des pieds de Yahweh étincelant des feux du saphir, une vision de feu qui couronnât leurs fronts comme celui de Moïse. (Ex 24 9-10) Depuis trois ans qu’il suivait les pas du Fils de Dieu, Philippe n’avait pas encore compris que le Christ était un avec son Père. Cet aveuglement fit jeter au Seigneur un cri de tristesse : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas encore ! Philippe, qui me voit, voit mon Père ; » et il montra ses paroles et ses actes si manifestement divins, qu’ils révélaient en lui la présence du Tout-Puissant.

Puis, s’adressant à tous, il leur promit qu’il ne les laisserait pas orphelins, qu’il reviendrait à eux, et par le Père leur donnerait l’Esprit-Saint comme aide. Cet Esprit de vérité devait à jamais demeurer en eux, et leur communiquer une telle puissance qu’ils feraient les mêmes œuvres que le Maître, de plus grandes encore, et que tout ce qu’ils demanderaient en son nom leur serait accordé. Il leur promit encore qu’après sa résurrection ils vivraient comme lui d’une vie divine : « Je vis et vous vivrez. En ce jour-là vous connaîtrez que je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous. » ( Jn 14 18-21) L’unique condition pour recevoir ces grâces était d’observer les commandements du Seigneur, et par là de lui témoigner son amour : « Car celui qui m’aime, dit Jésus, sera aimé de mon Père, et je l’aimerai moi-même, et je me manifesterai à lui. » (Jn 14 22-24)

Ici l’un des douze interrompit encore le Seigneur : c’était Judas, non l’homme de Kérioth, mais Judas Lebbée, le cousin de Jésus : « Maître, dit-il, qu’est-il donc arrivé de nouveau ? D’où vient que vous vous découvriez à nous et non pas au monde ? » Il est évident qu’une grandeur destituée de l’appareil qui frappe les sens ne remplissait point l’idée que Judas avait conçue du Messie ; il lui fallait un Sauveur glorieux, juge des nations, roi et conquérant, dont l’empire éclatât aux yeux du monde. Jésus ne s’arrêta point à détruire ces illusions, mais poursuivant sa pensée : « Si quelqu’un m’aime, dit-il, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure. » Cette habitation de Dieu au milieu de son peuple était un des prodiges qui devaient marquer la venue du Messie. Les Juifs attendaient ce signe, et, en place de la nuée qui si longtemps avait ombragé le lieu saint, ils espéraient voir Yahweh lui-même, apparaissant dans sa splendeur, résider parmi eux, selon la promesse de Moïse. (Ex 25 8 ; 29 45 ; Lev 26 11) Rendant à cet oracle son véritable sens, Jésus révélait que Dieu ne demeure ainsi que dans le cœur de ceux qui l’aiment et méritent par leur fidélité qu’il se découvre à eux.

Jésus n’espérait pas que ses Apôtres comprissent alors de si hautes vérités ; aussi ajouta-t-il : « Je vous ai dit ces choses pendant que j’étais parmi vous ; mais le Saint Esprit consolateur que mon Père vous enverra en mon nom vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de toutes les choses que je vous ai dites. » (Jn 14 25-26)

Il ne restait plus au Sauveur qu’à se séparer des seins, et il le fit par cet adieu : « Je vous laisse ma paix. Je ne vous donne pas une paix comme celle que le monde donne. Que votre cœur ne se trouble pas, qu’il ne craigne rien. Vous avez entendu que je vous ai dit : Je m’en vais, mais c’est pour revenir vers vous. Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père, parce que mon Père est plus grand que moi » et que je vais retrouver en lui une puissance divine pour assurer votre triomphe. « Et maintenant, je vous le dis avant que cela arrive, afin que vous le croyiez lorsqu’il arrivera. Je n’ai plus guère de temps pour vous parler, car le prince de ce monde approche. » Jn 14 27-31)

C’était Judas que le Seigneur dénonçait ainsi. Il le voyait possédé de Satan, s’avancer vers le cénacle : « Il vient, s’écria-t-il, le prince de ce monde et cependant il n’a aucun droit sur moi ! Mais il le faut, afin que le monde sache que j’aime mon Père et que je fais ce qu’il me commande. » Et se levant : « Allons, dit-il aux Apôtres, levez-vous, sortons d’ici. » Les derniers hymnes de l’Hallef furent chantés, et Jésus, suivi de ses disciples, marcha vers les portes de la ville.


VI – Les discours de Jésus sur la route de Gethsémani


Jésus se rendait au jardin de Gethsémani où il était accoutumé de prier. Partant du cénacle et de la partie méridionale de Sion, il dut prendre le chemin le plus court vers le mont des Oliviers, et sortir par une des portes ouvertes au sud de la ville, pour remonter ensuite la vallée du Cédron. Sur cette route, près des fontaines de la Vierge et de Soloë, le penchant de la colline d’Ophel est couvert de jardins ; c’est là qu’il faut chercher les vignobles dont la vue inspira au Sauveur son dernier discours.

Jésus retrouvait en s’éloignant des portes le silence et la solitude ; il s’arrêta sur la voie de l’agonie, en face des vignobles auxquels il aimait à comparer le royaume des cieux (Mt 21 33 ; Mc 12 1) En cette saison, la vigne était parée de ses pampres ; ses rameaux, déjà deux fois émondés, gisaient à terre, les uns secs, amassés pour le feu, les autres gardant encore quelques restes de verdeur. La lune haute dans le ciel, tout au moins les feux allumés à l’approche de la moisson éclairaient la campagne. Jésus, apercevant le vignoble, dit à ses disciples : « Je suis la vraie vigne, Mon Père est le vigneron…vous êtes les branches…Demeurez en moi et moi en vous. Comme la branche ne peut porter de fruits qu’attachée au cep, ainsi vous n’en pouvez porter, si vous ne demeurer en moi. » ( Jn 15 1-17)

Développant cette comparaison, Jésus montra « le bois stérile coupé, jeté hors du vignoble, mis en tas pour le feu et y brûlant éternellement. » Quant à « la branche chargée de fruits », le céleste vigneron l’émonde, y tranche dans le vif, « la purifie », enlève jusqu’à la fleur, quand par son excès elle épuise la plante et consume le suc destinée aux fruits. Jésus conjura les Apôtres de rester unis au cep et leur en donna de pressants motifs : la gloire qui reviendrait à son Père, l’assurance que toute prière faite dans cette union serait exaucée, la joie qu’ils goûteraient à aimer leur Sauveur. Il leur demanda aussi de s’aimer entre eux, et, à son exemple, jusqu’à mourir l’un pour l’autre. C’était là « son commandement » par excellence, car « personne ne peut avoir de plus grand amour que de donner sa vie pour sauver ses amis » ; et en le publiant le Sauveur déclara qu’il révélait aux siens tout ce qu’il avait appris de son Père ; qu’il les traitait non plus en serviteurs, mais en amis, en élus de Dieu, placés dans sa vigne pour croître et porter des fruits éternels.

Toutefois, si les chrétiens doivent aimer tous les hommes comme leurs frères, c’est sans espoir de retour, car ils seront à jamais haïs des mondains. Jésus découvrit aux Apôtres que cette haine, inexcusable depuis sa venue, s’attacherait à tous ceux qui porteraient son nom et poursuivrait en eux son Père et lui-même : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï le premier. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui, mais parce que vous n’êtes point du monde, et que je vous ai choisis du milieu du monde, pour cela le monde vous hait. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : le serviteur n’est pas plus que son maître ; comme ils m’ont poursuivi, ils vous poursuivront, et ils garderont votre parole, » ajouta-t-il tristement, « comme ils ont gardé la mienne ».(Jn 15 18-27)

Après les avoir ainsi prémunis contre les persécutions, Jésus leur en exposa la violence : la haine de religion, la plus implacable de toutes, s’acharnant à les exterminer, les synagogues fermées devant eux, chacun croyant offrir à Dieu, par leur perte, un sacrifice agréable, et ces excès commis avec l’aveuglement du fanatisme : « Je vous ai dit ces choses, conclut le Maître, afin que, l’heure étant venue, vous vous souveniez que je vous ai avertis. Si dès le commencement je ne vous l’ai point dit, c’est qu’alors j’étais encore avec vous. Mais maintenant je m’en vais à Celui qui m’a envoyé. »

Ce n’était pas la première fois que Jésus annonçait aux siens des persécutions (Mt 5 10 ; 10 16, 21,28), mais jamais encore il ne leur avait découvert que le monde entier se déchaînerait contre eux ; que non seulement les gentils, mais les fils d’Israël les auraient en exécration, et que ce serait un acte de religion de les mettre à mort. Ils demeurèrent si troublés de ces prédictions, que le Seigneur tourna son discours à les consoler. « Je m’en vais, reprit-il, et personne de vous ne me demande où je vais ; mais parce que je vous ai dit ces choses, la tristesse remplit votre cœur. Et cependant, en vérité, je vous le dis, il vous est bon que je m’en aille, car si je ne m’en vais, le Consolateur ne viendra point à vous, mais si je m’en vais, je vous l’enverrai. » Et il expliqua la mission de cet Esprit divin qui allait «à convaincre le monde de péché pour n’avoir point cru à Jésus « qui remontait vers son Père » pour y retrouver une gloire « que l’œil de l’homme ne soupçonne pas » ; « à confirmer le jugement du monde déjà condamné dans Satan son prince ». (Jn 16 5-11)

« J’ai encore bien des choses à vous dire, ajouta le Seigneur, mais vous ne pouvez pas encore les porter. Quand donc cet Esprit de vérité sera venu, il vous apprendra toute vérité, car il ne parlera pas de lui-même, mais il vous dira ce qu’il aura ouï, et vous annoncera les choses futures. Il me glorifiera, parce qu’il prendra du mien, et il vous l’annoncera. Tout ce qu’a mon Père est à moi ; c’est pourquoi je vous ai dit qu’il prend du mien, et vous annoncera ce qu’il en aura pris. » Paroles qui, révélant la vie intime de Dieu, mettent sous nos yeux tout l’ordre de la Trinité, la distinction des personnes et leurs communications intérieures. (Jn 16 12-16)

Jésus ne s’étendit pas sur de si hautes vérités, il se contenta d’en dévoiler quelques lueurs, et mit fin à ce long entretien en rappelant que les temps étaient proches aussi bien de l’épreuve que de la consolation : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; encore un peu de temps et vous me verrez, parce que je m’en retourne à mon Père. »

A ce moment sans doute, il reprit sa marche vers Gethsémani. Les Apôtres suivaient, occupés des paroles qu’ils venaient d’entendre : « Que veut-il dire ? murmuraient-ils entre eux : « encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; encore un peu de temps, et vous me verrez ; et parce que je m’en retourne à mon Père. » Ce « peu de temps » offusquait leur esprit ; et comment prévoir en effet que la croix de Jésus allait être son triomphe ? Las de chercher, ils s’approchèrent de leur Maître pour l’interroger : mais il les prévint. « Vous vous demandez, dit-il ce que veut dire : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; un peu de temps, et vous me verrez. En vérité, je vous le dis, vous gémirez, et vous pleurerez, vous autres et le monde se réjouira ; vous serez tristes, mais votre tristesse sera changée en joie. La femme, pendant qu’elle enfante, a de la douleur, parce que son heure est venue, mais après qu’elle a enfanté un fils, elle ne se souvient plus de ses maux, parce qu’elle a mis un homme au monde. Et vous aussi, vous avez de la tristesse, mais je vous verrai de nouveau et votre cœur se réjouira, et personne ne vous ravira votre joie. » Et décrivant cette joie qui devait suivre sa résurrection, il la montra si parfaite qu’il semble parler moins d’hommes vivant sur la terre que de bienheureux dans le ciel. « En ce jour-là, dit-il, vous ne m’interrogerez plus sur rien. En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera. Jusqu’ici vous n’avez rien demandé en mon nom : demandez, et vous recevrez, afin que votre joie s’accomplisse. » (Jn 16 23-24) Cette prière au nom de Jésus, impossible avant sa glorification, était une des grâces réservées aux chrétiens sous le règne de l’Esprit Saint,, et devait combler leur joie en leur donnant tout pouvoir sur le cœur de Dieu.

Après avoir dit aux Apôtres ce que signifiait cette parole : « Ne plus voir Jésus et peu après le revoir », le Seigneur s’expliqua sur le « retour à son Père ». « Jusqu’ici, dit-il, je vous ai parlé à l’aide de figures et en paraboles. Voici que je ne vous dirai plus rien de la sorte ; mais je vous parlerai ouvertement de mon Père. » Il le fit en répétant ce qu’il avait tant de fois enseigné, que, venu comme homme sur la terre, il était demeuré comme Dieu dans le sein du Père, et que, sorti de lui, il n’en pouvait rester plus longtemps séparé. Jésus ressuscitant allait reprendre la gloire qui lui est essentielle, et y attirer l’humanité, rétablie par lui dans la grâce de Dieu. Cette réconciliation serait si complète qu’il n’aurait plus besoin de prier son Père pour eux : le Père de lui-même les aimait, parce qu’ils aimaient le Christ et croyaient « qu’il était sorti de Dieu » « Je suis sorti de mon Père, conclut Jésus, et je suis venu au monde ; maintenant je quitte le monde, et je m’en retourne à mon Père ».(Jn 16 25-32)

Si les disciples ne comprirent qu’imparfaitement ces paroles, néanmoins leur joie fut vive de voir le Maître louer leur foi. Ils crurent le temps venu où toute vérité se manifesterait d’elle-même. « C’est à cette heure, dirent-ils, que vous parlez à découvert, et il n’y a point de proverbes dans vos discours. Nous connaissons maintenant que vous savez tout et que vous n’avez pas besoin qu’on vous interroge, c’est pour cela que nous croyons que vous êtes sorti de Dieu. – Oui, vous croyez maintenant, repartit tristement Jésus, voyant tout ce qu’il avait fallu pour éveiller en eux une étincelle de foi à ce dernier moment ; mais le temps va venir, et il est venu, que vous serez dispersés chacun dans vos demeures, et que vous me laisserez seul. » En disant ces mots les regards de Jésus s’élevèrent aux cieux : « seul, reprit-il, non, je ne le serai pas, car mon Père est avec moi. » (Jn 16 32)

Cette prédiction, que Saint Jean indique d’un mot, est rapportée avec de plus longs détails par d’autres témoins. C’était sur la route de Gethsémani, dit Saint Mathieu ; Jésus adressa ces paroles aux disciples qui le suivaient : « Je vous serai à tous cette nuit une occasion de scandale et de chute, car il est écrit : Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées. Mais après que je serai ressuscité, j’irai devant vous en Galilée. » ( Mt 26 31-35 ; Mc 14 27-31)

Pierre, oublieux déjà du reniement que le Maître lui avait prédit : « Quand même tous, s’écria-t-il, seraient scandalisés de vous, moi je ne le serai jamais. » Une dernière fois Jésus l’avertit de se garder de la présomption : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui, cette nuit même, avant le deuxième chant du coq, tu m’auras renié trois fois. » Pierre, loin de s’humilier, continua de protester et de démentir la Vérité même. » « Quand il me faudrait mourir pour vous, je ne vous renierai pas. » ( Mt 26 33-35 ; Mc 14 29-31) Et, entraînés par son exemple, tous les Apôtres répétaient ces paroles. Voyant que rien n’ébranlerait leur confiance, Jésus voulut du moins les prémunir contre le découragement où les jetteraient l’expérience de leur propre faiblesse, et les conjura, quelque délaissés qu’ils parussent, d’espérer toujours en lui : « Je vous ai dit ces choses afin que vous trouviez la paix en moi. Dans ce monde vous aurez de l’affliction ; mais prenez courage, j’ai vaincu le monde ! » (Jn 16 33)

VII – La prière de Jésus.


Jésus et les Apôtres étaient arrivés près du pont inférieur, sur lequel la route de Gethsémani traverse le Cédron. Ce fut là qu’eut lieu l’entretien que nous venons de rapporter, car nous voyons Jésus, après la prière qui suivit, franchir aussitôt le torrent. A ce point, la vallée se resserre, descend rapidement entre les monts de Moriah et des Oliviers, et n’est plus qu’une gorge aride. Aucun ruisseau ne rafraîchit ce lit de rochers ; les eaux du temple et le sang des victimes y coulaient seuls au milieu des tombeaux, qui se pressaient aussi nombreux jadis qu’aujourd’hui. La temple d’Absalon, sur laquelle tout passant jette encore sa pierre vengeresse, rappelait David fuyant un fils rebelle, et franchissant le ravin à l’endroit où Jésus le traversait ; là même, arrachée du Temple, Athalie avait été massacré. Le Cédron, la gorge ténébreuse, était devenu comme le cloaque de la ville, où les adorateurs de Yahweh brûlaient les impuretés qui souillaient le Temple, le lieu des sépultures sans nom et sans honneur, la vallée des cendres et des cadavres, la grande région de la mort, comme parle Jérémie. (Jer 31 40)

Du fond de ce ravin, Jésus leva les yeux vers son Père, et il lui adressa une prière où il révélait ses dispositions à l’heure du sacrifice. Il s’y montrait, entre le cénacle et le Calvaire, comme une victime prête à mourir, et s’offrait lui, ses Apôtres, et tous ceux qui par la foi ne feraient qu’un avec lui, dans une commune oblation : « Mon Père, l’heure est venue ; glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie, et afin que, comme vous lui avez donné puissance sur tous les hommes, il donne la vie éternelle à ceux que vous lui avez donnés. Or c’est la vie éternelle de vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé. Je vous ai glorifié sur la terre, j’ai achevé l’ouvrage que vous m’avez donné à faire. Et maintenant glorifiez-moi, vous, mon Père, de la gloire que j’ai eue en vous, avant que le monde fût. » (Jn 17 1-5)

Ici, Jésus cessa de prier pour lui-même ; comme victime il n’avait plus qu’à achever son sacrifice ; mais pouvait-il oublier que tout ne quittait pas la terre avec lui ? Il abaissa ses regards sur les Apôtres, rappelant au Père ce qu’ils étaient devenus par ses soins : « J’ai manifesté votre nom, dit-il, aux hommes que vous m’avez donnés, en les tirant du monde. Ils étaient à vous, et vous me les avez donnés et ils ont gardé votre parole. Ils savent présentement que tout ce que vous m’avez donné vient de vous, parce que je leur ai donné les paroles que vous m’aviez données, et ils les ont reçues ; et ils ont connu véritablement que je suis sorti de vous, et ils ont cru que vous m’avez envoyé. C’est pour eux que je prie ; je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que vous m’avez donnés, parce qu’ils sont à vous, et que je suis glorifié en eux (car tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi. Et maintenant je ne suis plus dans le monde, je viens à vous ; mais pour eux, ils sont dans le monde. Père Saint, conservez-les fidèles à confesser votre nom que vous m’avez donné » de leur révéler, « afin qu’ils soient un comme nous. Pendant que j’étais avec eux dans le monde, je les gardais fidèlement attachés à ce nom que vous m’avez donné. Je les ai gardés ; et aucun d’eux n’a péri, si ce n’est l’enfant de perdition, afin que l’Ecriture fût accomplie. Maintenant je viens à vous, et je dis ces choses étant encore dans le monde, afin qu’ils aient en eux la plénitude de ma joie. Je leur ai donné votre parole, et le monde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du monde, comme moi-même je ne suis pas du monde. Je ne vous prie pas de les ôter du monde, mais de les garder du mal. Ils ne sont point du monde, comme moi-même je ne suis pas du monde. Consacrez-les pour prêcher « la vérité, cette vérité qui est votre parole. Comme vous m’avez envoyé dans le monde, ainsi je les ai envoyés dans le monde, et pour eux je me sacrifie, afin qu’ils soient consacrés pour » prêcher « la vérité ». (Jn 17 6-19)

En ce moment le Sauveur étendit sa prière à toute l’Eglise, demandant pour elle trois grâces : l’unité de foi et d’amour, l’Eucharistie et la gloire du Ciel : « Je ne prie pas pour eux seulement, dit-il, mais pour ceux qui croiront en moi par leur parole, afin que tous soient un, comme vous, mon Père, êtes en moi, et moi en vous ; que de même aussi ils soient un en nous, afin que le monde croit que vous m’avez envoyé. Je leur ai donné la gloire que vous m’avez donnée, afin qu’ils soient un, comme nous sommes un, moi en eux, vous en moi, et qu’ils soient consommés en un, afin que le monde sache que vous m’avez envoyé, et que vous les avez aimés comme vous m’avez aimé. » (Jn 17 20-26)

C’était de l’Eucharistie que Jésus parlait en ces termes mystiques, et sa volonté associait à sa béatitude ceux qui s’étaient donné à lui.
« Mon Père, je veux que là où je suis ceux que vous m’avez donnés soient aussi avec moi, afin qu’ils contemplent la gloire que vous m’avez donnée parce que vous m’avez aimé avant l’établissement du monde. Père juste, le monde ne vous connaît pas, mais moi je vous connais, et ceux-ci ont connu que vous m’avez envoyé. Je leur ai fait connaître votre nom, et je le leur ferai connaître encore, afin que l’amour dont vous m’aimez soit en eux et moi en eux. »

Jésus n’avait rien de plus à donner ; sa prière finie, il franchit le Cédron.

 

Le Vendredi Saint

JESUS AU JARDIN DES OLIVIERS

De l’autre côté du Cédron, au pied de la colline, se trouve un jardin ombragé d’oliviers et nommé Gethsémani, d’un pressoir d’olives qu’il renferma jadis. Rien ne troublait la solitude de ces lieux, où le Sauveur avait coutume de se reposer, quand il ne retournait pas le soir à Béthanie (Jean, XVIII, 2) ; Judas connaissait cette retraite, car quelques heures plus tard il guide sans hésiter la troupe qui cherchait le divin Maître.
A peine Jésus fut-il entré dans le jardin qu’il sentit une angoisse pareille aux premiers frissons de l’agonie : « Asseyez-vous ici, dit-il à ses disciples, pendant que j’irai là-bas pour prier » (Mat., XXVI, 36-37). Une tradition montre à l’entrée de Gethsémani la pierre où se reposèrent les apôtres.
Le Sauveur prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, car il leur avait promis qu’ils boiraient à la coupe de ses douleurs, et il les amena sous les oliviers, dans la partie obscure du jardin , Mat XX, 23). Jamais ses disciples n’avaient vu en lui pareille tristesse (Id., XXVI, 38, 39) ; l’effroi, l’abattement, une sorte de stupeur, dit saint Marc, saisirent son âme (Marc, XIV, 33). Il arrêta ses compagnons : « Mon âme, dit-il, est triste jusqu’à la mort ; demeurez ici, veillez et priez » (Luc, XXII, 41). Puis s’étant éloigné d’un jet de pierre, il se mit à genoux et se prosterna la face contre terre, priant que, s’il était possible, cette heure passât loin de lui : « Mon Père, tout vous est possible, écartez de moi cette coupe », cette coupe d’angoisses où il goûtait par avance l’amertume de sa Passion (Marc, XIV, 35, 36). Jésus souffrait tellement, qu’il hésitait à souffrir plus encore, et il demeura longtemps conjurant le Père de lui accorder force et soutien. Sa dernière parole fut de résignation : « Que votre volonté s’accomplisse et non la mienne ! »
Il se retourna alors vers les disciples, cherchant quelque allégement à sa peine, mais ce ne fut que pour sentir plus vivement la solitude et l’abandon. Pas un cœur qui veillât, qui compatît à ses souffrances. Pierre, intrépide quelques heures auparavant, Jacques au ferme courage, Jean le bien-aimé, tous dormaient, et pourtant ils aimaient celui qui agonisait près d’eux, qui leur avait demandé de ne pas le laisser seul, mais de le soutenir par leur présence ! S’adressant au plus présomptueux des trois : « Simon, dit-il, tu dors ! Tu n’as donc pu veiller une heure avec moi ? Veillez et priez, afin que vous ne tombiez pas dans la tentation ; l’esprit est prompt, mais la chair est faible » (Marc, XIV, 37, 38). Les disciples le virent s’éloigner de nouveau, se prosterner, et, dans la poussière, s’épuiser aux luttes de l’agonie ; la même prière était dans sa bouche : « Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite ! » (Mat. XXIV, 42) Bientôt la fatigue appesantit encore leurs paupières, et Jésus revenant les trouva une seconde fois endormis. « Ils ne surent que lui répondre, » dit saint Marc (Marc, XVI, 40). Le Sauveur s’éloigna une dernière fois ; c’était pour la lutte suprême, celle que saint Luc a racontée (Luc, XXII, 43, 44).
Que se passe-t-il à cette heure dans l’âme du Christ ? L’enfer fut-il déchaîné sur l’agneau qui portait le péché du monde ? Tenta-t-il d’écraser, sous le poids des iniquités du passé et de l’avenir, ce Jésus dont le regard embrassait l’empire du mal à travers les siècles ? Il n’y a place ici qu’à des conjectures. Tout ce que nous savons, c’est que les yeux du Sauveur ne pleurèrent pas seuls dans cette épreuve : des larmes de sang coulèrent de ses membres. « Etant tombé en agonie, il lui vint une sueur comme de gouttes de sang qui tombaient à terre ».
Jésus ne priait que plus ardemment, répétant sans cesse les mêmes paroles : « Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite ! » Ce sang, ces pleurs, ces cris suppliants montèrent vers Dieu. Aux plaintes de la victime sans tache, le ciel fermé depuis Adam sur l’humanité pécheresse s’entr ‘ouvrit, et un ange en descendit qui consola le Sauveur (Hebr. V, 7). Jésus se releva plus fort que la douleur, « sachant tout ce qui allait fondre sur lui », (Jean, XVIII, 4) et attendant avec sérénité le supplice et la mort.
Il revint alors vers ses disciples endormis. Ils avaient failli à la mission de veiller près de leur Maître agonisant, et ce privilège unique était perdu pour toujours. Le Sauveur leur adressa ces paroles, où la tendresse se mêlait au reproche : « Dormez et reposer-vous maintenant » (Mat., XXVI, 45, 46) ; il n’est plus temps de veiller près de moi. Et interrompu aussitôt par l’arrivée de Judas : « C’est assez, ajouta-t-il, l’heure est venue où le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs ; réveillez-vous, allons, voilà celui qui va me trahir, il s’avance ».
Jésus parlait encore, quand parut aux abords du jardin une troupe armée d’épées et de bâtons (Id. XXVI, 17) (Jean, XVIII, 3). C’était un tribun romain et ses légionnaires, entourés de Juifs de tout rang, officiers du sanhédrin, gardes du temple, serviteurs des grands prêtres ; à leur tête marchait Judas, « l’un des douze ». Des torches et des lanternes brillaient dans cette foule.
Arrivés à Gethsémani, ils s’arrêtèrent près du jardin afin de prendre leurs sûretés. Judas rappela qu’un baiser était le signe convenu pour indiquer le Sauveur, qu’ils eussent aussitôt à le saisir et à l’emmener, en se gardant de sa puissance surnaturelle (Marc, XIV, 44). Pendant qu’ils se concertaient ainsi, tout à coup le Maître paraît. A sa vue Judas hésite ; toutes ses ruses avortaient. « Qui cherchez-vous ? » dit Jésus (Jean, XVIII, 4-9). L’apôtre et ceux qui, comme lui, connaissaient le Sauveur, interdits d’être prévenus, se taisaient ; les autres, voyant Judas silencieux et immobile au milieu d’eux, croyant peut-être n’avoir affaire qu’à un étranger, répondent aussitôt : « Jésus de Nazareth. – C’est moi, » leur dit le Sauveur. Epouvantés ils reculent, et tombent à ses pieds.
« Qui cherchez-vous ? » demande de nouveau Jésus. Ils savent qui est devant eux ; ils n’osent dire : Toi-même. « Jésus de Nazareth, répondent-ils – Je vous l’ai déjà dit : Jésus de Nazareth, c’est moi. « Le Christ se livre une seconde fois par ces paroles, mais en même temps il n’oublie pas les siens. « Si c’est moi que vous cherchez, ajoute-t-il, laissez donc ceux-ci se retirer. » Au sein même des humiliations, et dans les mains de ses ennemis, il marque jusqu’où peut aller leur violence, quelle limite elle doit respecter. Ainsi s’accomplissait la promesse du Sauveur : « Père, je n’ai perdu aucun de ceux que vous m’avez donnés ».
Il fallait un terme à ces hésitations : les soldats, le tribun, troublés de ce qui venait de se passer, regardaient Judas et attendaient le signal convenu. Le traître s’approcha précipitamment : « Maître, Maître, salut ! dit-il, et ses lèvres touchèrent le Christ (Marc, XIV, 45). « Judas, lui répondit le Sauveur, mon ami, est-ce pour cela que tu es ici ? Livrer le Fils de l’homme par un baiser ! » (Mat. XXVI, 50)
Les soldats s’approchèrent aussitôt de Jésus et le saisirent. Les apôtres l’entouraient encore, tenant deux épées ; voyant ce qui allait se passer, l’un d’eux s’écria : « Maître, frapperons-nous ? » (Luc, XXII, 49) Au même instant on vit le fer briller dans la main de Simon et s’abattre sur un des serviteurs du grand prêtre, nommé Malchus (Mat., XXVI, 51) ; celui-ci se jeta de côté et reçut le coup à l’oreille droite, qui fut tranchée (Jean, XVIII, 10). La colère était dans les cœurs ; Jésus l’apaisa d’un mot : « Laissez faire, » dit-il (Luc, XXII, 51). Puis, apercevant Malchus sanglant, de ses mains captives, mais non pas encore liées, il toucha l’oreille du serviteur et le guérit.
Se tournant alors vers Pierre, Jésus lui reprocha de troubler sa Passion et de ravaler sa dignité à la condition d’un criminel en révolte : « Remets ton épée dans le fourreau, car quiconque prendra l’épée périra par l’épée » (Mat., XXVI, 52-54). Puis, son agonie et la coupe d’angoisse lui revenant en pensée : « Quoi ! je ne boirai pas le calice que mon Père m’a donné à boire ? Penses-tu que je ne puisse pas le prier, et à l’heure même il m’enverrait ici plus de douze légions d’anges ? Mais alors, comment s’accompliront les Ecritures où il est dit qu’il en doit être ainsi ? » Cette abnégation confondit Pierre ; pourtant il comprit qu’en ce temps même d’humiliation, le Sauveur nommait Dieu son Père, et qu’au lieu de douze apôtres tremblants, il pouvait appeler autant de légions d’anges pour anéantir ses ennemis ; renonçant à pénétrer les desseins du Maître, il se tint en repos.
En ce moment, Jésus aperçut s’approchant de lui quelques membres du sanhédrin. C’étaient des capitaines du temple, des chefs des prêtres, et des anciens du peuple qui avaient suivi de loin leurs satellites. Jésus, s’adressant à eux, protesta sans colère contre la violence dont il était victime : « Vous êtes venus à moi comme à un voleur, me prendre avec des épées et des bâtons. J’étais tous les jours au milieu de vous enseignant dans le temple, et vous ne m’avez pas arrêté ; mais c’est que voici votre heure et le puissance des ténèbres ». Jésus déclarait ainsi à ses ennemis qu’ils avaient dû attendre pour l’arrêter l’heure marquée par Dieu. « Et tout ceci, dit-il, arrive pour accomplir ce qui a été écrit par les prophètes ».
Les disciples, entendant ces paroles, s’enfuirent et laissèrent la troupe armée entourer leur Maître (Mat., XXVI, 56) ; soldats, tribun, Juifs, tous se jetèrent sur lui pour le lier, car ils tremblaient encore devant celui qui venait de les terrasser (Jean, XVIII, 12). Abandonné des siens, Jésus fut entraîné vers Jérusalem (XIV, 51, 52). Seul, un jeune homme s’attachait à ses pas ; habitant sans doute la vallée du Cédron, et éveillé par le bruit, il n’avait eu que le temps de jeter sur lui un léger manteau. Son empressement à suivre le Sauveur inspira du soupçon, et les gardes voulurent le retenir ; mais il laissa son vêtement entre leurs mains, et nu, s’enfuit loin d’eux.


LE JUGEMENT DE JESUS

I. JESUS DEVANT ANNE

De Gethsémani, la route qui mène à la colline de Sion franchit le torrent, puis serpentant, parmi les tombeaux, au flanc du mont Moriah, elle s’élève sur la pente d’Ophel, et pénètre dans la ville par une des portes du sud. Les soldats suivirent cette voie pour conduire Jésus au palais où habitaient les deux grands prêtres Caïphe et Anne.
Nous avons exposé ailleurs quel rôle jouait alors ce dernier ; comment, déposé par Valérius Gratus, il conserva néanmoins une réelle prééminence, maintint dans sa famille le souverain sacerdoce et demeura aux yeux de ses compatriotes le seul pontife légitime. Il est en effet entouré d’honneurs par les sanhédrites, et saisi le premier du procès de Jésus, au mépris des droits de Caïphe, son gendre, grand prêtre imposé par Rome. Les deux pontifes habitant probablement deux ailes du même palais, rien ne trahissait le double jeu des Juifs, et il suffit, pour mener Jésus d’Anne chez Caïphe, de lui faire traverses la cour qui séparait leurs demeures.
Le Sauveur fut donc en premier lieu conduit chez Anne, qui, pour laisser au Conseil le temps de s’assembler, l’interrogea « sur ses disciples et sur sa doctrine ». L’ordre même de ces questions indique l’esprit qui les dictait. On voit qu’aux yeux du grand prêtre, le principal était moins de juger un enseignement que de surprendre un complot. Il tenait le règne de Jésus pour l’un de ces rêves qui agitaient l’Orient, surtout la Judée, et réunissant des aventuriers par un lien secret d’espérances, les précipitaient dans les hasards d’une révolte contre Rome. Ce qu’il cherchait, c’était des complices pour tirer de leurs aveux la condamnation du Nazaréen et frapper à coup sûr.
Le Christ ne pouvait accepter le rôle de conspirateur ; sans répondre sur ses disciples, il s’éleva à une hauteur qu’Anne ne soupçonnait pas : « J’ai parlé publiquement, dit-il, j’ai toujours enseigné dans la synagogue et le temple où les Juifs s’assemblent ; et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interroger ? Interrogez ceux qui m’ont entendu sur ce que je leur ai dit. Ceux-là savent ce que je leur ai enseigné ». Par ses inversions hardies, ses répétitions de mots, le texte original seul montre l’énergie de ces paroles, et comment Jésus détourna l’esprit du pontife de tout objet étranger pour l’attirer uniquement sur sa personne divine : C’est moi, moi seul, lui dit-il, qu’il importe de connaître. Ma doctrine, c’est moi ; et moi, librement, sans rien dissimuler, j’ai parlé au monde. Moi, partout et toujours, j’ai enseigné dans les synagogues, dans les parvis du temple, partout où les Juifs se rassemblent. Pourquoi parler de secret ? Je n’ai rien dit de caché. Pourquoi ces questions ? Interrogez non pas mes disciples, mais ceux qui m’ont entendu. Voyez, ceux-ci même, ajouta-t-il en désignant ceux qui l’entouraient, savent ce que j’ai dit.
Les derniers mots de Jésus étaient un refus de se justifier. Les assistants le comprirent, et l’un des officiers d’Anne qui était près du Sauveur lui donna un soufflet en disant : « Est-ce ainsi que tu réponds au grand prêtre ? » Jésus se contenta de répliquer : « Si j’ai mal parlé, montrez ce que j’ai dit de mal ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? »
Anne, vaincu par ce calme, cessa l’interrogatoire et renvoya Jésus lié à Caïphe (Jean, XVIII, 24), l’avertissant ainsi qu’il lui livrait une victime, moins pour la questionner que pour la condamner. D’ailleurs, qu’attendre de Caïphe, qui, comme le rappelle saint Jean, avait dit quelques jours auparavant : « Il est bon qu’un seul homme meure pour tout le peuple ? »


II. JESUS DEVANT CAIPHE ET LE SANHEDRIN

Jésus fut amené devant le sanhédrin, que Caïphe lui-même paraît avoir présidé durant cette nuit. Régulièrement cette fonction appartenait à Rabban Gamaliel, qui la remplissait depuis le mort de son père Simon ; mais on l’avait sans doute écarté à dessein. D’un esprit élevé, attaché à la doctrine d’Hillel son aïeul, comme lui il avait rompu avec le rigorisme de Shammaï et des scribes, et plus tard nous le verrons plaider la cause des chrétiens. Un tel homme n’était pas pour condamner Jésus : il fallut donc que le grand prêtre prît la direction du jugement (Act., V, 34-39). Il n’était pas rare d’ailleurs que les pontifes se réservassent ce droit quand le culte de Yahweh était en cause.
L’assemblée devant laquelle comparut Jésus était la haute cour de justice en Judée. Elle comptait dans ses réunions plénières soixante et onze membres, mais la présence de vingt-trois suffisait pour constituer le tribunal et donner force à ses arrêts. Le Nasi, « patriarche » du sanhédrin, siégeant sur une estrade, présidait aux délibérations ; autour de lui, sur des coussins posés à terre, étaient assis les autres juges, en demi-cercle. Le Nasi avait, à sa droite, un vice-président qui dirigeait les débats, et, près de lui, les Sages, conseillers habituels de la cour. Aux deux extrémités se tenaient deux secrétaires, chargés, l’un de recueillir tout ce qui était à la charge de l’accusé, l’autre, ce qui lui était favorable ; des officiers subalternes entouraient l’accusé, armés de cordes et de lanières pour le lier ou le frapper au premier ordre. Tel était l’aspect du tribunal devant lequel Jésus fut amené.
Dès le commencement, il fut facile de prévoir jusqu’où irait la prévention des juges contre leur victime. Nulle trace qu’on ait respecté la règle du sanhédrin qui ordonnait d’exposer d’abord dans les causes capitales tout ce qui est en faveur de l’accusé. Aucun avocat, aucun témoin à décharge ne prit sa défense. L’accusation avait changé de face ; il n’était plus question de doctrine secrète, mais d’enseignement public et de blasphème contre la religion. Répondant par une dérision à la demande du Christ « qu’on interrogeât ses auditeurs (Jean, XVIII, 21), les chefs du sanhédrin produisirent des témoins subornés qui assurèrent l’avoir entendu proférer des paroles de scandale (Mat., XXVI, 59-62) : c’étaient quelques-unes de ces expressions mal comprises dont nous trouvons de nombreux exemples dans les Evangiles. On garda à l’égard de ces délateurs les formalités habituelles, le serment leur fut déféré, et ils entendirent le solennel avertissement du Nasi : « Sachez que le sang de l’innocent et de sa postérité retombera sur vous à tout jamais ». Mais si résolus qu’ils fussent à calomnier, ils ne purent se concerter sur tous les points, et devant le tribunal, où ils parurent l’un après l’autre, leurs dépositions ne s’accordaient pas. Jésus n’eut donc qu’à écouter en silence pour voir les ruses de ses adversaires se détruire d’elles-mêmes.
A la fin, deux hommes attestèrent qu’ils avaient ouï dire à Jésus : « Je puis détruire le temple de Dieu, et en trois jours le réédifier ». Saint Marc rapporte ce témoignage sous une autre forme (Marc, XIV, 58, 59) : « Nous lui avons ouï dire : Je détruirai ce temple fait de main d’homme, et en trois jours j’en bâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme ». Même sur ce point ils ne purent s’entendre. L’accusation languissait au milieu de ces dépositions contradictoires ; l’imposture d’ailleurs était manifeste, car c’était publiquement et au milieu du temple que Jésus avait dit : « Renversez ce saint des saints, » par vos prévarications et vos crimes ; « en trois jours je le redresserai ». Et par là, on s’en souvient, il désignait son corps, destiné à devenir le saint des saints de l’alliance nouvelle.
Fort du témoignage que lui rendait la vérité, Jésus se taisait et laissait la confusion régner autour de lui (Marc, XIV, 61) (Mat., XXVI, 62). Caïphe sentit combien ce silence parlait éloquemment ; il s’élança de l’estrade, et s’avançant au milieu de la salle en face du prisonnier : « Tu ne réponds rien, dit-il ; qu’est-ce que ceux-ci déposent contre toi ? » Jésus se taisait toujours. Le pontife déconcerté comprit qu’il fallait finir. Laissant donc de côté les détours et les questions captieuses, il déféra à Jésus le serment solennel qui, selon la Loi, l’obligeait à répondre : « Je t’adjure, au nom du Dieu vivant, dis-nous si tu es le Fils de Dieu » (Mat., XXVI, 63). La parole de Caïphe allait plus loin que sa pensée ; il ne disait pas : Dis-nous si tu te prétends vraiment le Fils de Dieu ; mais « si tu es le Christ, le Fils du Dieu béni. – Je le suis, » répondit Jésus, et il joignit à sa déclaration quelques développements, dont l’évangéliste a conservé le trait capital : « Toutefois, je vous le dis, un jour vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la majesté de Dieu et venant sur les nuées du ciel » (Marc, XIV, 61, 62).
Les scribes ne pouvaient méconnaître dans ces paroles un double emprunt fait aux livres sacrés : d’un côté, le souvenir du psaume qui annonce la divinité du Christ : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite (Ps., CIX, I) ; » et de l’autre, une allusion à la vision de Daniel où le Messie « s’avance sur les nuées des cieux vers l’Ancien des jours » (Dan., VII, 13). Jésus proclamait donc par là qu’il était le Christ attendu d’Israël ; que sa place était à la droite de Dieu, et sa mission de venir à la fin des temps juger le monde. Mais les sanhédrites fermèrent l’oreille à ces témoignages, et le grand prêtre n’y répondit qu’en déchirant ses vêtements : « Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? s ‘écria-t-il : vous avez entendu le blasphème. Que vous en semble ? » Tous répondirent : « Il est digne de mort ».
Aussitôt commença une scène d’outrages sans nom (Marc, XIV, 65) (Mat. XXVI, 67, 68). Il semble, d’après le récit de saint Marc, que, dans le sein même du Conseil, quelques-uns des magistrats, donnant le signal de ces indignités, crachèrent les premiers au visage de Jésus ; puis lui ayant couvert la face, ils lui donnaient des soufflets ; d’autres, dit saint Matthieu, frappaient Jésus et lui disaient après chaque coup : « Christ, prophétise, qui t ‘a frappé ? » Quand leur fureur se fut lassée, les sanhédrites livrèrent Jésus à leurs valets. Ceux-ci le reçurent à coups de bâton, selon une des variantes du texte sacré : selon l’autre, ils le chassèrent devant eux en le maltraitant (Marc, XIV, 65).


III LE RENIEMENT DE PIERRE

Dans cette nuit s’accomplit ce qu’avait prédit le Seigneur : tandis qu’il comparaissait devant Anne et Caïphe, Pierre, le chef de ses apôtres, le renia trois fois. Les évangélistes notent assez exactement l’heure de ces actes d’infidélité ; mais ils en rapportent si diversement les termes et les circonstances, qu’il est impossible d’y voir les mêmes conjonctures. Au lieu de restreindre les renoncements de l’apôtre à trois dénégations sorties de sa bouche, nous croyons probable qu’en trois occasions distinctes, pendant cette nuit, Pierre fut reconnu par différentes personnes, et qu’en ces trois occasions il abandonna son Maître, réitérant chaque fois le reniement sous des formes variées et devant plus d’un témoin. Rien ne prouve mieux l’indépendance de chaque évangéliste à l’égard des autres que le libre choix qu’ils font des paroles et des actes vivants dans leur souvenir, et le peu de soin qu’ils prennent de concilier leurs relations. Quand nous rapprochons ainsi ces témoignages, sans les confondre, chacun d’eux apporte un trait nouveau au récit, où l’abondance des détails, la variété, le mouvement des personnages mettent en relief les chutes de Pierre. Pour bien voir la succession des faits, il importe de remonter aux premiers moments qui suivirent la scène du jardin.
Deux des apôtres, remis de leur premier effroi, revinrent bientôt sur les pas du Sauveur. Pierre, l’un d’eux, restait loin (Jean, XVII, 15); mais l’autre disciple se rapprocha de la troupe armée : c’était Jean, qui, tout entier désormais aux périls du Maître, ne devait plus le quitter. Comme il était connu au palais du pontife, il y entra avec Jésus, sans remarquer que son compagnon n’avançait pas. Celui-ci, n’osant pénétrer dans la cour, se tenait au dehors (Jean, XVIII, 16-17). Jean l’y aperçut ; il sortit, parla à la servante qui gardait la porte, et l’introduisit. Cette femme jeta un regard curieux sur l’étranger : « N’es-tu pas aussi, lui dit-elle, des disciples de cet homme ? –Je n’en suis point, » répondit Pierre, et il passa rapidement.
Dans cette saison, les nuits de Judée sont d’autant plus fraîches que le jour a été plus ardent. Pour se garantir du froid, les gardes et les valets avaient allumé dans la cour un de ces buissons épineux qui abondent autour de Jérusalem. Pierre, assis dans ce groupe, se chauffait « attendant la fin » (Luc, XXII, 55), quand il fut rejoint par la servante (Mat., XXVI, 58, 69, 70). Elle le regarda fixement à la lueur du foyer (Luc, XXII, 56) : « Certes, dit-elle, tu étais avec Jésus de Nazareth ». (Marc, XIV, 67) Pierre le nia devant tous. « Je ne sais ce que tu veux dire ». Et comme elle insistait, disant aux autres (Luc, XXII, 56, 57) : « Certainement il était avec lui. – Femme, répondit Pierre, je ne le connais même pas ». Puis troublé, il se retira du groupe ; en ce moment on entendit le premier chant du coq (Marc, XIV, 68).
En se rapprochant de l’entrée, il trouva une autre servante à qui la première avait apparemment communiqué ses doutes (Mat., XXVI, 71, 72). Elle aussi dit à ceux qui l’entouraient : « Cet homme était avec Jésus de Nazareth ». Pierre le nia avec serment. La servante commise à la porte le suivait toujours : « Assurément, reprit-elle de nouveau, c’est un de ceux-là » (Marc, XIV, 69, 70). Il le nia encore. Un des témoins de cette scène s’adressant à l’apôtre : « Tu es donc de ces gens-là ? lui dit-il. – Homme, répondit Pierre, je n’en suis point » (Luc, XXII, 58).
Jean avait entendu le premier reniement à l’entrée du palais ; mais occupé depuis lors à suivre le jugement de Jésus, il n’assista pas aux scènes précédentes racontées par les synoptiques. Quand il regarda dans la cour, les serviteurs ranimaient le feu et se chauffaient, car le froid devenait vif. Pierre, debout près d’eux, se chauffait aussi ? Repoussé de la porte par des questions importunes, il était retourné à sa première place (Jean, XVIII, 18, 25). Jean entendit qu’on lui disait : « Toi aussi, tu es un de ses disciples », à quoi il répondit : « Non, je n’en suis point ».
On se lassa de l’interroger, et il demeura près d’une heure tranquille ; mais s’étant mis à parler avec ses voisins (Luc, XXII, 59) : « Certes, reprirent-ils, tu es un de ses disciples, car ton accent te trahit ; tu es Galiléen ». (Mat., XXVI, 73) (Marc, XIV, 70) (Jean, XVIII, 26) Un des serviteurs du grand prêtre, parent de Malchus dont Pierre avait coupé l’oreille, ajouta : « Ne t’ai-je pas vu dans le jardin avec lui ? » Pierre défaillit encore : « Je ne sais ce que tu dis, répondit-il, je ne connais pas cet homme dont tu me parles ». Et son effroi se manifesta par des anathèmes et des serments répétés. Il protestait encore quand le coq chanta pour la seconde fois (Mat., XXV, 74). C’est alors que Jésus se tourna et le regarda (Marc, XIV, 72). Pierre n’y put tenir ; il se souvint que le Maître lui avait dit : « Avant le chant du coq, tu m’auras renié trois fois » (Luc, XXII, 61). Désespéré, hors de lui-même, il ne vit plus les dangers qui l’entouraient. A cet éclat de douleur, la foule s’écarta et lui ouvrit un libre passage. Il sortit, pensant à la parole de Jésus et pleura amèrement.


IV. SECONDE SEANCE DU SANHEDRIN

Livré aux gardes du sanhédrin, Jésus eut encore à subir d’indignes traitements (Luc, XXII, 63-65). Saint Luc, qui omet la séance de nuit devant Caïphe, montre le Sauveur au milieu de ces valets, insulté et battu. « Ils lui bandèrent les yeux, dit-il, et le frappant au visage le défiaient de prophétiser, et ils proféraient beaucoup d’autres injures contre lui ».
Jésus resta plus d’une heure entre ces mains impitoyables, puisque ce fut au matin seulement que les membres du sanhédrin le rappelèrent devant eux (Id. XXII, 66). Ils s’étaient réunis dès l’aube pour aviser aux moyens d’exécuter l’arrêt qui frappait Jésus. Le principal était d’obtenir l’assentiment du procurateur Ponce Pilate, car depuis l’exil d’Archélaüs et l’asservissement de la Judée, le sanhédrin n’avait plus le droit de mort. Rome, tolérante sur la religion des peuples conquis, se réservait toujours d’administration de la justice, et chargeait ses proconsuls d’étudier les coutumes locales pour les accorder avec le droit romain et former un corps de lois particulier à chaque région. A la vérité, le commun des affaires était laissé aux juges ordinaires de la province ; mais les appels, les causes graves, et surtout le droit de vie et de mort, demeuraient au gouverneur. Si jaloux de leur autorité que fussent les sanhédrites, ils pliaient sous le joug qui maîtrisait le monde ; ils s’y résignèrent alors d’autant plus facilement que le concours de Pilate, les déchargeant de toute responsabilité, prévenait un conflit avec le peuple. Que dans cette foule qui, cinq jours auparavant, acclamait le Sauveur, un des malades guéris à sa parole s’indignât de l’état où on le réduisait, n’était-ce pas assez pour exciter la sédition et délivrer Jésus ? De là leur empressement à le faire passer sous la garde de Rome, en obtenant du gouverneur qu’il ratifiât la condamnation.
Cette négociation n’allait pas sans difficulté, car prompt à verser le sang dans un moment de désordre, Pilate apportait aux affaires le respect des Romains pour les formes juridiques. Or toutes avaient été violées dans la procédure. Des prescriptions sages autant qu’humaines ordonnaient aux juges d’être à jeun, de ne prononcer la sentence qu’après mûre réflexion, même, si elle était capitale, de la remettre à un autre jour que l’interrogatoire. Elles défendaient encore au sanhédrin de se rassembler pendant la nuit, et de tenir séance avant le sacrifice offert dès l’aurore. Caïphe et ses collègues ne pouvaient ignorer ces statuts, ni le mépris qu’ils en avaient fait. Soucieux, avant tout, de couvrir tant d’irrégularités, ils crurent y arriver en faisant de nouveau comparaître Jésus au lever du jour. Les courts instants qui s’écoulèrent entre la séance de la nuit et celle du matin n’empêchaient pas qu’en réalité la règle qui prescrivait un délai ne fût enfreinte, car la loi juive comptait les jours du soir au soir. Mais cette distinction entre la nuit et le jour jetait comme une ombre de légalité sur le jugement ; la haine du sanhédrin s’en contenta.
Jésus fut donc amené devant ses juges et Caïphe lui répéta la demande (Luc, XXII, 66-71) : « Si tu es le Christ, dis-le-nous. – Si je vous le dis, répondit-il, vous ne me croirez pas, et si je vous interroge, vous ne me répondrez point et ne me laisserez point aller ». Par là, il rappelait aux sanhédrites qu’en leur présence, quelques heures auparavant, il s’était proclamé le Messie, et qu’ils ne l’avaient point cru. Comment le croiraient-ils maintenant ? Toutes les questions que, depuis son retour à Jérusalem, il leur avait adressées sur le baptême de Jean, sur le Christ, étaient restées sans réponse : ils ne répondraient pas plus qu’ils ne l’avaient fait jusqu’ici ; quant à le délivrer, ils ne le volaient pas. Jésus consentit néanmoins à répéter encore une fois et dans les mêmes termes ce qu’il avait dit pendant la nuit : qu’il était Fils de l’homme et Fils de Dieu ; vainement l’avait-on souffleté, couvert de crachats et d’insultes ; après comme avant ces opprobres, il montrait de loin à ses bourreaux leur victime triomphante au sein de la gloire, et assise à la droite du Très-Haut. « Tu es donc le Fils de Dieu ? demandèrent les sanhédrites. – Vous l’avez dit, répondit Jésus, je le suis. – Qu’avons-nous besoin de témoins ? s’écrièrent-ils aussitôt, nous l’avons entendu nous-mêmes de sa bouche ». Se levant tous à cette parole, ils lièrent Jésus plus étroitement, et l’entraînèrent au prétoire (Marc, XV, 1).


V. MORT DE JUDAS

Par un juste retour des choses humaines, la première victime de cette sentence fut celui-là même qui en avait été le premier auteur. Confondu dans la foule, Judas avait observé de loin sa victime, inquiet, troublé, conservant peut-être encore un secret espoir que Jésus dominerait ses juges et leur échapperait ; mais quand il le vit condamné et qu’il l’eut suivi jusqu’au palais du gouverneur, le remords s’éveilla dans son âme (Mat., XXVII, 3) ; la vie de Jésus, dont il avait été témoin, repassa tout entière devant ses yeux, et les dernières paroles du Maître lui revinrent comme un reproche. Accablé de honte, saisi par un esprit de vertige, il alla, non à ce Jésus qui l’eût accueilli et sauvé, mais vers les prêtres complices du crime.
Il les avait vus, au sortir du palais de Caïphe, prendre le chemin du temple ; il s’y rendit et monta les degrés qui séparaient du sanctuaire la cour des gentils (Mat. XXVII, 3-10). Entre le parvis des prêtres et celui des Juifs, s’élevait la salle du Gazith. Bien qu’elle ne fût plus le lieu de séance du sanhédrin, tout fait présumer que Judas y trouva les prêtres et les anciens réunis. « J’ai péché, s’écria-t-il en les abordant, j’ai livré le sang du Juste, » et sa main leur tendait les trente shekels. Ils ne répondirent à ce cri de désolation que par le dédain : « Que nous importe ? C’est ton affaire ». Judas reprit l’argent ; dans l’égarement du désespoir, franchissant l’entrée du saint, il y jeta le prix de la trahison, et disparut.
Les prêtres ramassèrent l’argent ; autour d’eux étaient les troncs destinés à recevoir les aumônes. « Il n’est pas permis, dirent-ils, de le mettre dans le trésor, puisque c’est le prix du sang ». Etrange scrupule chez ces docteurs d’Israël habitués à n’écouter que leur haine et qui eurent besoin d’un conseil pour décider de l’emploi de trente pièces d’argent. Judas vint à leur aide.
Sorti du temple, il avait suivi la route qui descend vers la fontaine de Siloë. Arrivé à l’endroit où le Cédron se joint au torrent d’Hinnom, il remonta le lit de ce dernier, dont l’aspect n’était pas pour calmer son désespoir. Aujourd’hui encore, Jérusalem n’a point de lieu plus saisissant : une gorge profonde, des collines aux flancs escarpés ou couverts de rares oliviers, et dans ce val maudit par Jérémie, le souvenir toujours présent des sacrifices de Moloch. Judas s’éleva sur la pente qui fait face au mont de Sion, et vint dans le champ d’argile d’un potier. De là, embrassant du regard la voie par où il avait traîné sa victime, de Gethsémani au palais des pontifes, son esprit acheva de s’égarer. « Il s’alla pendre, » (Mat. XXVII, 5) ; « son corps précipité la face contre terre se brisa, et ses entrailles se répandirent sur la terre du sang (Act. I, 18, 19).
Instruits de cette mort, les sanhédrites s’empressèrent de faire disparaître un complice dont la fin désespérée témoignait de l’innocence de Jésus. Les trente shekels de Judas étaient entre leurs mains ; ils achetèrent le champ du potier pour enterrer le cadavre au lieu même où ses entrailles s’étaient répandues ; puis, afin d’effacer le souvenir du crime, ils consacrèrent cet endroit à la sépulture des prosélytes étrangers qui mourraient dans la ville. Mais les habitants de Jérusalem avaient connu la fin tragique de Judas, et comme cette terre maudite avait bu le sang du traître, ils l’appelèrent Haceldama, « le champ du sang ».
Saint Matthieu, selon sa coutume, rapporte ici les paroles des anciens prophètes (Jer. XIX, 1-15) (Mat., XXVII, 9). Jérémie avait cette scène sous les yeux quand il descendait dans la vallée d’Hinnom, que n’avait pas encore dévastée la malédiction de Dieu. C’était alors un jardin de délices, dont la verdure était rafraîchie par les eaux de Siloë ; sous les ombrages retentissaient, autour des bûchers de Moloch, les chœurs impurs et le son des tambourins. Le prophète, suivi des anciens du sacerdoce et du peuple, tenait en main un vase de cette même argile qui devait recouvrir Judas ; il le brisa sous leurs yeux en disant : « Je briserai cette ville et ce peuple comme ce vase dont les débris ne peuvent plus être réparés, et Tophet deviendra un champ de sépulcres et de cadavres ». C’était aussi le crime de Judas que Zacharie prédisait, quand, décrivant l’ingratitude d’Israël, le troupeau de Yahweh, il nous le montre donnant à son pasteur, pour récompense, trente shekels, prix d’un esclave, et le pasteur saisissant ce beau salaire, prix que Jésus valait aux yeux des Juifs, pour le jeter au potier en payement de sa terre épuisée (Zach., XI, 12, 13). Par cette prophétie le Seigneur avait dévoilé à l’avance la trahison, et maintenant il la laissait s’accomplir.

JESUS AU PRETOIRE ET DEVANT HERODE

Le sanhédrin, comme nous l’avons vu, avait résolu de livrer Jésus à Pilate (Mat., XXVII, 2) ; les prêtres, étant appelés au temple par le sacrifice du matin, ne purent l’accompagner, mais le reste forma autour de Jésus un long cortège, qui, traversant la ville, mena le prisonnier au prétoire.
Les gouverneurs romains avaient coutume d’habiter le palais des princes qu’ils remplaçaient, et en mainte occasion les procurateurs occupèrent celui d’Hérode sur la colline de Sion ; mais au temps de Pâque, Pilate résidait dans l’Antonia, forteresse bâtie au nord du temple et dominant sur les parvis. Il pouvait braver le tumulte du haut de cette citadelle, qui lui offrait d’ailleurs une magnificence royale : vastes portiques, bains, cours immenses où campaient les soldats.
Introduit dans une des salles, Jésus comparut devant Pilate ; il n’était pas un étranger pour le gouverneur, car bien que la Galilée et la Pérée, théâtre accoutumé de son ministère, ne fussent point soumises à la juridiction romaine, sa prédication avait trop remué Jérusalem, pour que le bruit n’en fût pas venu à Césarée. L’épouse de Pilate, surtout, secrètement gagnée au culte de Yahweh, et touchée de la vertu de celui qu’elle appelait « le Juste » (Mat., XXVII, 19), en avait entretenu le procurateur ; aussi le voyons-nous instruit de tout ce qui concernait Jésus : de son non de Christ, des colères du sanhédrin, et des haines qui le poursuivaient.
Le captif était seul ; ses accusateurs, malgré leur animosité, n’avaient pu se résoudre à franchir le seuil du prétoire. La crainte de se souiller, et par suite d’être exclus de la Pâque, l’emportait dans leur cœur sur le désir de soutenir eux-mêmes leurs dénonciations. Toutefois, aux liens qui chargeaient les bras de Jésus, Pilate comprit que les sanhédrites voulaient sa mort ; leur usage étant de livrer en cet état les coupables qu’ils jugeaient dignes du dernier supplice.
A la vue de Jésus, le premier sentiment du juge fut la pitié ; rien dans son attitude qui marquât l’orgueil des séditieux si souvent amenés devant lui, rien qui appelât le châtiment. Doué du tact habituel aux politiques romains, Pilate soupçonna quelque intrigue, et pensa que peut-être il y avait lieu de réformer plutôt que de confirmer une sentence. Néanmoins, par égard pour les scrupules des Juifs, qui refusaient de pénétrer jusqu’à lui, il sortit, et vint les trouver au dehors (Joan. XVIII, 29-31) : « Quelle accusation, dit-il, apportez-vous contre cet homme ? » Les sanhédrites avaient espéré que leur empressement, et le moment où ils se présentaient, imposeraient à Pilate. Leur dépit s’exhala en paroles amères : « Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne vous l’eussions pas livré ». Cette réponse arrogante blessa le gouverneur. Il usa à son tour d’ironie et de dédain : « Prenez-le vous-mêmes, dit-il, et jugez-le selon vos lois ». L’excommunication, les trente-neuf coups de fouet donnés dans la synagogue ne suffisaient-ils pas à punir la violation de leurs droits ? « Nous n’avons plus le pouvoir de faire mourir personne, » reprirent les Juifs, dévoilant ainsi où ils en voulaient venir. Mystérieuse conduite de la Providence ! Si Dieu leur avait ôté le pouvoir capital, c’était pour qu’ils ne lapidassent point le Christ, selon la Loi, mais que Rome l’élevât sur la croix « d’où il allait tout attirer à lui ». La parole de Jésus devait être accomplie, annonçant de quelle mort il allait mourir.
Evidemment Pilate ne consentait pas à ratifier la condamnation de Jésus, mais entendait évoquer l’affaire et le juger lui-même. Mis en demeure de produire leurs chefs d’accusation, les sanhédrites s’y résignèrent. Le titre de Fils de Dieu que le Sauveur s’était attribué, et qui était la vraie cause de sa perte, fut laissé dans l’ombre ; mais comme, en se déclarant Christ, il se proclamait par là même roi d’Israël, cette dernière prétention lui fut imputée à crime, et l’accusation réduite à trois charges, qui devaient mouvoir Pilate (Luc, XXVII, 2) : « Nous l’avons trouvé, dirent-ils, soulevant le peuple, empêchant de payer le tribut à César, et se disant le Christ-Roi ».
Pilate connaissait trop les Juifs pour être dupe de leur zèle à venger les injures de Rome. Ses officiers, d’ailleurs, ne lui avaient révélé aucune trace de conjuration, aucun refus d’impôt. Il ajouta donc peu de foi aux bruits d’une sédition qu’il eût facilement réprimée ; mais le nom de Christ le saisit. Qu’était-ce que ce titre tout à la fois civil et religieux ? A quelle royauté pouvait prétendre le prisonnier qu’il avait entre les mains ? Résolu de s’en éclaircir, Pilate rentra dans le prétoire et appela Jésus (Jean, XVIII, 33-38).
Le Sauveur resta donc seul avec son juge, loin des Juifs, dont les cris de mort venaient de frapper ses oreilles. Pilate, en le soustrayant à leurs clameurs furieuses, laissait déjà voir que son cœur n’était pas indifférent à cette infortune. Jésus, loin d’en profiter pour plaider sa cause, ne songea qu’à l’éternelle vérité, et tenta de la faire descendre dans l’âme qu’il voyait devant lui, incertaine, obscurcie, s’entr’ouvrant néanmoins aux clartés célestes.
Pilate parla le premier : « Es-tu vraiment roi des Juifs ? » dit-il à Jésus. Le Sauveur, moins attentif aux paroles qu’à la pensée de celui qui l’interrogeait, lui répondit : « Dites-vous cela de vous-même, ou d’autres vous l’ont-ils dit de moi ? » Le gouverneur, surpris de se voir pénétrer, repartit brusquement : « Suis-je donc Juif, moi ? Ta nation et les pontifes t’ont livré à moi. Qu’as-tu fait ? » Cette question n’obtint pas de réponse. Tout entier aux luttes intérieures qui agitaient Pilate, Jésus le voyait avec compassion repoussant la grâce qui l’appelait à la vérité, et toujours obsédé du problème redoutable : « Qu’est-ce donc que ce royaume ? » C’est à cette voix secrète que le Christ répondu : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes ministres combattraient pour que je ne fusse pas livré aux Juifs ». Mais, vous le voyez à mes liens, à mon abandon, « mon royaume n’est pas d’ici. – Tu es donc roi ? s’écria Pilate. – Vous l’avez dit », répliqua Jésus, et il ajouta des paroles que saint Jean n’a pas rapportées en leur entier, mais qui confirmaient cette déclaration : « Je suis né, et je suis venu dans le monde afin de rendre hommage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. – Qu’est-ce que la vérité ? » reprit Pilate, et il sortit pour échapper à l’ascendant que Jésus prenait sur lui.
Il s’en alla donc vers les Juifs, et leur dit : « Je ne trouve en cet homme aucune cause de mort ». A cette réponse, ils éclatèrent en cris de rage. Les prêtres et les anciens insistèrent avec violence, répétant aux oreilles du gouverneur des accusations vagues, contradictoires, souvent même incompréhensibles pour lui. Pilate fit venir Jésus ; sa présence excita une nouvelle fureur (Luc, XV, 3-5) ; il semble même, d’après le texte de saint Matthieu, que les sanhédrites l’aient interpellé directement, mais en vain (XXVII, 12-14). Pilate se tournant vers lui : « N’entends-tu pas, lui dit-il, de combien de choses ils t’accusent ? » Jésus ne répondit pas un seul mot. Ce silence, cette paix au milieu d’une foule déchaînée, jeta le gouverneur dans l’admiration.
Il cherchait à sortir d’embarras, mais les Juifs firent de vives instances, disant : « Il soulève le peuple, enseignant par toute la Judée, commençant par la Galilée jusqu’ici (Luc, XXVIII, 5-7). Le nom de Galilée fut un trait de lumière : lancé à dessein de rappeler au juge le caractère remuant de cette province et le sang des séditieux versé dans le temple, il lui découvrait un expédient pour se dégager. Aussitôt, Pilate demanda si Jésus était Galiléen, et ayant connu qu’il était du ressort d’Hérode, il le renvoya au tétrarque.
Ce prince habitait dans l’ancienne demeure des Machabées, où s’étaient retirés les fils d’Hérode, quand le palais de leur père fut livré aux gouverneurs romains. Les légionnaires y conduisirent Jésus entouré de ses ennemis. Nous n’entreprendrons pas de suivre le Sauveur dans cette partie de la voie douloureuse ; il est peu probable que ses gardes lui aient fait descendre le penchant du Moriah pour remonter sur la colline de Sion, tandis qu’en traversant le portique occidental du temple et le pont du Tyropoeon, ils pouvaient gagner aussitôt le palais du prince.
L’arrivée de Jésus n’éveilla chez Hérode qu’une joie frivole, car son âme dépravée était incapable même du trouble qui agitait Pilate (Luc, XXIII, 6-12). Depuis longtemps instruit de ce qu’on rapportait du Christ, il souhaitait le voir et être témoin de ses prodiges. Nul doute que le thaumaturge, pour éviter le supplice, ne satisfît sa curiosité en opérant quelque miracle. Plein de ces pensées, Hérode traita d’abord le prisonnier avec égard, l’accabla de questions, et le pressa de manifester son pouvoir surnaturel. Mais Jésus pénétrait l’indignité de ce prince ; et lui, qui avait eu pour Pilate des paroles de miséricorde, ne daigna même pas répondre à Hérode. Ce silence déconcerta le tétrarque ; les sanhédrites, de leur côté, n’étaient pas moins déçus. Ils avaient compté reprendre leurs avantages devant un prince de leur nation, et sans avoir besoin de faux prétextes, frapper en Jésus ce qu’ils haïssaient, sa doctrine, ses prétentions au titre de Messie ; mais vainement pressèrent-ils Hérode leurs instances furieuses. Le tétrarque, Iduméen d’origine, Juif de naissance, penchant par instinct vers l’incrédulité des saducéens, avait depuis trop longtemps étouffé sa conscience pour prendre intérêt à des questions religieuses. D’ailleurs, à condamner Jésus, ne courait-il pas le risque d’un mouvement populaire ou des terreurs qui l’avaient assailli après l’exécution de Jean-Baptiste ? Occupé de son repos avant tout, le despote égoïste se hâta de rendre à Pilate honneur pour honneur, en lui renvoyant Jésus ; mais, outré d’avoir été méprisé, il voulut en retour témoigner au Christ son dédain et le revêtit par dérision d’une robe blanche. Que représentait ce vêtement ? La toge des consuls ou des candidats romains, travestissant Jésus en monarque de théâtre ; ou l’habit que prenaient les Juifs renvoyés d’une cause capitale, Hérode indiquant qu’il regardait le prisonnier comme un insensé, incapable de crime ? Le procurateur paraît l’avoir interprété dans ce dernier sens, car, en disputant au peuple la vie du Christ, il s’appuya, pour le sauver, sur cette absolution moqueuse.
Si importuné que fût Pilate de reprendre une cause dont il se croyait délivré, il reçut quelque satisfaction de la courtoisie d’Hérode et cette mutuelle déférence apaisa leurs ressentiments ; les entreprises du gouverneur sur l’autorité du tétrarque, le sang des Galiléens versé dans le temple, tout fut oublié, et de ce jour-là, ils devinrent amis.
Encore une fois Jésus fut traîné à l’Antonia. La magnificence dérisoire dont il était revêtu rendait son infortune plus sensible. Pilate en fut touché, et, fort du renvoi d’Hérode, essaya d’arracher au sanhédrin sa victime. Il assembla donc les princes des prêtres et les anciens (Luc, XXIII, 13-16) ; mais ceux-ci, de leur côté, résolus à forcer son consentement, avaient amassé des gens du peuple pour imposer davantage. Pilate ayant Jésus près de lui : « Vous m’avez présenté cet homme, leur dit-il, l’accusant de soulever le peuple ; et voilà que, l’interrogeant devant vous, je n’ai rien trouvé en lui de ce que vous lui reprochez. Et de même, Hérode, à qui je vous ai renvoyés, ne l’a pas non plus trouvé digne de mort ». Qu’un silence menaçant ou des murmures aient accueilli ces paroles, Pilate crut devoir les corriger de quelque manière, et il ajouta : « Je le châtierai donc et le renverrai ». Si légère qu’il tint la peine indiquée par ces mots, ce n’en était pas moins de sa part une complaisance inique, un signe de faiblesse, qui ne pouvait échapper aux sanhédrites. Ils résolurent de pousser hardiment leur avantage.
Cependant la foule commençait de monter à la forteresse Antonia, attirée ou par le rassemblement formé devant le prétoire, ou par une cérémonie qui s’accomplissait vers cette heure-là (Mat., XXVII, 15) (Marc, XV, 6-10). Au matin de la Parascève, les gouverneurs romains, afin de rehausser la solennité pascale, faisaient grâce à un prisonnier désigné par les Juifs. Cette coutume, dont on ne trouve aucune trace dans l’Ecriture ni dans les traditions rabbiniques, avait sans doute été introduite par un procurateur jaloux de se concilier ses nouveaux sujets. Rome, qui octroyait des amnisties dans les calamités publiques et aux anniversaires des Césars, consacra la faveur accordée par un de ses magistrats, et nous voyons Pilate la respecter comme ayant déjà force de loi.
La vue de la foule remplissant la place de Gabatha, et réclamant à grands cris la délivrance, suggéra à Pilate un nouvel expédient. Parmi les condamnés qui devaient être exécutés, selon l’usage, aux fêtes de Pâque, il y avait un homme nommé Barrabas, d’une scélératesse insigne (Mat., XXVII, 16) (Marc, XV, 7). A la tête de séditieux, il avait versé le sang dans Jérusalem, et tenté une révolte non seulement contre l’autorité de Rome, mais contre celle des sanhédrites ; car c’est dans leurs prisons que le gouverneur alla le chercher. L’exclamation de saint Jean, à la pensée que le divin Maître lui fut comparé, dit assez quel mépris entourait le criminel : « Or, Barrabas était un brigand ! » (Joan. XVIII, 40)
Pilate espérait qu’entre ce scélérat et l’innocent qu’ils poursuivaient, les Juifs ne pourraient refuser à celui-ci la préférence : « Qui voulez-vous que je vous délivre, dit-il, Barrabas ou Jésus qui est appelé Messie ? » et il monta les degrés du tribunal placé devant le prétoire (Mat., XXVII, 17). Comme il était assis, des serviteurs vinrent le trouver, envoyés par sa femme, qui, de l’Antonia, regardait cette scène. La tradition, qui l’appelle Claudia Procula, la donne comme une femme pieuse, une des prosélytes de la porte, si nombreuses alors dans la noblesse romaine ; une lumière divine lui avait montré la doctrine de Jésus plus parfaite même que la Loi de Yahweh. Dès la veille, un trouble étrange s’était emparé d’elle, au bruit que le Sauveur allait être arrêté ; le sommeil n’avait pas calmé ses angoisses, et, toute la nuit, des songes terribles l’avaient agitée. Aussi, quand elle vit Jésus entouré d’un peuple furieux, Pilate chancelant, prêt à le condamner, elle ordonna de porter à son époux ce message : « Qu’il n’y ait rien entre vous et ce juste, car j’ai été aujourd’hui fort tourmentée en songe à cause de lui ». Seule au milieu de juges iniques, de faux témoins, de bourreaux, cette païenne trouvait dans son cœur assez de force et de tendresse pour plaider la cause de Jésus. Les chrétiens en ont gardé un reconnaissant souvenir, et le Ménologue grec la range au nombre des saintes.
Les prêtres et les anciens avaient mis le temps à profit. Répandus dans la foule, il l’enflammaient de leurs passions, et lui persuadèrent de préférer Barrabas au Sauveur (Mat. XXVII, 20). Aussi, quand Pilate demanda pour la seconde fois : « Voulez-vous que je vous délivre le roi des Juifs ? » (Marc, XV, 9) un cri unanime s’éleva du peuple : « Débarrassez-nous de lui, et délivrez Barrabas (Luc, XXIII, 18). – Que ferai-je donc de celui que vous appelez le roi des Juifs ? reprit le gouverneur (Marc, XV, 12). – Crucifiez-le, crucifiez-le, répondit la foule tout d’une voix. – Mais quel mal a-t-il fait ? poursuivit le juge, devenu avocat de son prisonnier ; pour moi, je ne trouve en lui aucune cause de mort ; je le châtierai donc et le renverrai » (Luc, XXIII, 22, 23). Mais la multitude ne répétait qu’avec plus de fureur : « Crucifiez, crucifiez-le ! » « Et ils faisaient des efforts horribles, criant qu’on le crucifiât, et leurs cris augmentaient toujours ».
Voyant qu’il ne gagnait rien, mais qu’au contraire, le tumulte croissait, Pilate voulut montrer qu’il tenait Jésus pour juste (Mat., XXVII, 24-26), et entendait n’être pas responsable de sa mort. Une coutume d’Israël ordonnait aux anciens de la ville où l’auteur d’un meurtre restait inconnu de se laver les mains sur le cadavre de la victime, en témoignage de leur innocence. Cette prescription du Deutéronome (Deut. XXV,6) servit au gouverneur pour parler aux yeux de la foule. Il fit donc apporter de l’eau et se lava les mains : « Je suis innocent du sang de ce juste, dit-il ; pour vous, c’est votre affaire ». Tout le peuple répondit : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » Pilate n’eut pas le courage d’aller plus loin, et renvoyant Barrabas dégagé de chaînes, il livra le Christ aux mains des soldats. Sans doute il ne comptait pas encore l’abandonner ; mais la flagellation étant le préliminaire du crucifiement, il espéra que le sang de Jésus calmerait ses ennemis et permettrait de le sauver.

LA CONDAMNATION DE JESUS

La flagellation infligée à Jésus était une cruelle torture (Mat., XXVII, 26). Dépouillé de ses vêtements et attaché par les mains à une basse colonne, le condamné présentait son dos aux coups qui le déchiraient. L’instrument du supplice pour les étrangers était non les verges d’orme, réservées aux citoyens romains, mais les lanières de cuir armées d’osselets et de balles de plomb. Sous cet horrible fouet, la peau se soulevait en lambeaux, le sang coulait, et la victime, tombant bientôt aux pieds des licteurs, exposait à leurs violences toutes les parties de son corps. Il n’était pas rare de voir les condamnés succomber dans ce premier supplice, car la loi romaine ne connaissait pas les limites fixées par la Synagogue à la durée de la peine. Nulle règle ne déterminait le nombre des coups : tout était laissé au caprice des licteurs, qui ne s’arrêtaient que par dégoût ou par lassitude. Les Evangiles nomment le châtiment sans entrer dans le détail ; mais le silence de Jésus, qui rendit les bourreaux plus acharnés, l’intention de Pilate d’émouvoir les Juifs par le spectacle de leur victime, l’état où le Sauveur fut réduit, jusqu’à ne pouvoir soutenir sa croix, tout fait soupçonner une scène de longues tortures. Elle se passa dans le prétoire et sous les yeux du peuple, car nous voyons qu’aussitôt après la flagellation, les soldats ramenèrent Jésus dans les cours de l’Antonia (Mat., XXVII, 27) (Marc, XV, 16).
Là, renouvelant la scène de moquerie jouée en leur présence par Hérode, ils appelèrent à eux toute la cohorte et rendirent au roi des Juifs d’insultants hommages (Mat., XXVII, 27-30). Jésus, assis sur un trône dérisoire, fut couvert du manteau de laine rouge que portaient les légionnaires. Quelques-uns d’entre eux cependant tressaient une couronne d’épines qui ceignit bientôt la tête du Sauveur ; puis, prenant un roseau, ferme comme le bois, ils le placèrent dans sa main ; un trône, une couronne, un sceptre, rien ne manquait au nouveau monarque que les adorations de ses sujets ; elles lui furent prodiguées : « Salut, roi des Juifs ! » criaient-ils en fléchissant le genou devant lui, et ils ne se relevaient que pour le couvrir de soufflets et de crachats. Durant ces indignes traitements, le roseau échappa sans doute aux mains de Jésus liées et défaillantes ; ils s’en saisirent, et frappant cette tête sacrée, ils y enfonçaient les épines.
La compassion que Pilate avait toujours témoignée pour Jésus ne permet pas de supposer qu’il ait assisté à cette scène. Ses ordres avaient été fidèlement accomplis, outrepassés même ; il voulut en profiter pour émouvoir le peuple (Joan, XIX, 4-16). Paraissant de nouveau sur la place de Gabbatha : « Voici, dit-il aux Juifs, que je vous l’amène dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun crime ». Et Jésus sortit, la couronne d’épines au front, le manteau rouge flottant sur son corps ensanglanté ; on lui fit monter les degrés du tribunal. « Voilà l’homme ! » dit Pilate à la foule. Mais leurs cœurs étaient fermés à la pitié. « Crucifiez, crucifiez-le ! » s’écrièrent-ils. Leur cruauté indigna le gouverneur ; il y eut en lui comme un élan pour sauver Jésus : « Prenez-le vous-mêmes, et crucifiez-le ; car moi, je ne trouve en lui aucune cause de mort ». Les Juifs ne pouvaient tenir pour sérieux un pareil congé ; c’est pourquoi voyant toutes leurs accusations de nul effet, ils découvrirent la cause de leur acharnement contre Jésus, ce prétendu blasphème par lequel il s’égalait à Dieu, et que la Loi punissait de lapidation (Lev. XXIV, 16). Rome respectait les coutumes religieuses de ses sujets ; ils espérèrent que le gouverneur finirait par céder : « Nous avons une loi, dirent-ils, et, selon cette loi, il doit mourir, parce qu’il se fait le Fils de Dieu ».
Fils de Dieu ! Ce mot jeta Pilate dans un trouble encore plus grand. En vain se détournait-il de la victime que ses soldats venaient de déchirer sous les fouets. Roi tout à l’heure, Jésus s’élevait maintenant au-dessus de l’humanité ; ce Juif, uniquement coupable de s’être dit Fils de Dieu, ne justifiait-il pas de si hautes prétentions par son calme au milieu des tortures ? Les rêves mythologiques dans lesquels l’enfance de Pilate avait été bercée, le récit des soldats jetés à terre, le songe de sa femme, lui revinrent à l’esprit. Qu’était-ce que ce Fils de Dieu ? D’où venait-il ? Plus inquiet que jamais, il fit rentrer le Sauveur, et seul à seul avec lui : « D’où es-tu ? » dit-il. Jésus ne fit aucune réponse. « Quoi ! reprit le gouverneur, tu ne me parle pas ! Ne sais-tu donc pas que j’ai le pouvoir de te crucifier et le pouvoir de rompre tes liens ? »
« Vous n’auriez aucun pouvoir sur moi, répondit Jésus, s’il ne vous était donné d’en haut ». Puis, comparant le crime de Pilate à celui des Juifs, il fit la part de la haine et celle de la faiblesse. « Et c’est pour cela que le crime de celui qui me livre entre vos mains est plus grand que le vôtre ».
Résolu enfin de délivrer Jésus, le gouverneur sortait du prétoire, quand de nouveaux cris l’assaillirent : « Si vous renvoyez cet homme, vous n’êtes pas ami de César ; quiconque se fait roi est ennemi de César ». Terrible menace, car César était alors Tibère, et nul n’ignorait le crédit des délateurs. Hérode n’avait pu se défendre contre les rapports des Juifs, et son fils Archélaüs venait d’être déposé sur leurs instances ; il n’en fallait pas tant pour triompher de Pilate. Oubliant Jésus, il ne vit plus que le maître soupçonneux qui, de son rocher de Caprée, faisait trembler le monde ; les Juifs le traînant à ce juge implacable, le crime de lèse-majesté pesant sur lui, sa fortune brisée, l’exil, la mort. Il ne put tenir devant ces fantômes ; la crainte l’emportant sur tout autre sentiment, il fit sortir Jésus, et monta au tribunal. C’était la veille de Pâque, vers la sixième heure (entre dix heures et demie et onze heures du matin), les Juifs entouraient le siège élevé où Pilate, devenu l’instrument de leur haine, cherchait encore à imposer en couvrant sa terreur des apparences de l’ironie. « C’est donc là votre roi ? » répéta-t-il. Mais sa voix fut étouffée par les cris de la foule : « Enlevez, enlevez-le, crucifiez-le ! – C’est votre roi, et je le crucifierai ! » Un dernier mot eut raison de ses lenteurs : « Nous n’avons d’autre roi que César, » dirent les grands prêtres. Vaincu, il leur livra Jésus (Joan, XIX, 17).
Ce crime devait être sévèrement puni : trois ans ne s’étaient pas écoulés que, sur les dépositions des Samaritains, Vitellius, proconsul de Syrie, délégua Marcellus pour prendre en main les affaires de Judée, et enjoignit à Pilate d’aller à Rome se laver des accusations portées contre lui. Les terreurs auxquelles il avait succombé en sacrifiant Jésus devinrent des réalités. Condamné à son tour, et dépouillé de ses biens, il fut envoyé en exil. Sur les bords du Rhône, Vienne montre encore une haute pyramide qui passe pour le tombeau de Pilate. Au dire de certaines traditions, c’est là que, poursuivi par les remords, le proscrit termina violemment son existence. D’autres légendes lui font trouver, dans ses malheurs, la grâce de Jésus, et l’Eglise d’Abyssinie place au rang des saints ce cœur pusillanime, chrétien pourtant, dit Tertullien, dans ses désirs impuissants.


LE CRUCIFIEMENT


Une route que la vénération des siècles a nommée la Voie douloureuse s’ouvrait devant Jésus. Est-il possible d’y retrouver aujourd’hui les vestiges du divin condamné, de refaire pas à pas ce chemin de la croix suivi chaque jour par tant de chrétiens ? Nous ne le pensons pas ; cependant les critiques dont font l’objet les stations traditionnelles ne réussissent pas à tout ébranler. Le prétoire, qui était au nord du temple et près des parvis, marque le commencement de la Voie douloureuse ; l’église du Saint-Sépulcre, dont l’enceinte renferme le Calvaire, en indique le terme ; c’est donc entre ces deux points extrêmes que s’étendait le route par où Jésus marcha au supplice.
Or cette ligne est bien celle que suit la Voie douloureuse. Sans doute les ruines se sont accumulées sur les ruines dans une ville que les Romains, les Perses et les Musulmans ont tour à tour brûlée et rasée jusqu’au sol. Soixante, parfois même quatre-vingts pieds de cendres et de débris cachent la terre que foulèrent les pieds de Jésus. Mais s’il est puéril de chercher aujourd’hui dans Jérusalem l’aspect qu’elle offrait au temps du Sauveur, il convient de rappeler que l’Orient garde avec fidélité la mémoire des noms et des lieux. De leurs ruines mêmes il rebâtit le sanctuaire, la tombe sacrée, le monument dévasté. Les souvenirs de la Voie douloureuse ont donc une réelle autorité, et ils indiquent sinon l’endroit précis, du moins la région de la ville où il faut placer les scènes de la Passion.
Ce chemin descendit du prétoire dans la vallée du Tyropoeon et remontait vers l’Est une pente rapide. Presque au sommet courait le mur de la ville, et plus loin, parmi des jardins et des maisons, se trouvait le lieu des exécutions, le Golgotha. Ce nom, qui signifie crâne, désignait sans doute un roc nu perçant la terre et s’élevant comme un crâne au-dessus du sol. Les traditions juives racontent que le chef d’Adam enterré dans cet endroit lui donnait son nom, et cette légende ajoutait à l’effroi qui l’entourait. Le Golgotha devait être peu éloigné des murs de Jérusalem, car les Grecs et les Romains avaient coutume d’exécuter les coupables aux portes des villes, dans un lieu assez fréquenté pour que ce spectacle servît d’exemple.
D’après le récit de saint Jean, Jésus condamné passa aux mains des Juifs. « Pilate, dit-il, leur livra Jésus pour le crucifier (Joan, XIX, 16) ; ils le prirent et le conduisirent à la mort ». Mais il suffit de rapprocher ce témoignage de celui des synoptiques pour se convaincre que des soldats romains et un centurion furent les exécuteurs d’un supplice inusité chez les Juifs ; les grands prêtres se contentèrent d’y assister.
L’exécution suivit immédiatement la sentence : c’était l’usage romain, et les Juifs avaient hâte que tout fût fini, de peur que le cadavre demeurant sur la croix ne souillât la fête. Le cortège se forma donc incontinent : en tête un centurion à cheval, derrière lui quatre soldats entourant Jésus et deux malfaiteurs envoyés à la mort (Joan, XIX, 23). Le Sauveur ne portait plus le manteau rouge, les bourreaux le lui avaient enlevé pour lui rendre ses vêtements (Marc, XV, 20). Mais son front gardait la couronne d’épines et à son cou pendait la tablette où était écrite sa condamnation.
L’instrument du supplice fut apporté ; sa forme, conservée par la tradition, est connue sous le nom de croix latine : un long poteau du bois coupé vers le sommet par une traverse plus courte, destinée à fixer les mains, tandis que la partie supérieure soutenait l’inscription. Bien que cette croix n’eût pas les dimensions que lui donnent les images chrétiennes, elle pesa lourdement sur les épaules déchirées de Jésus. Tous les condamnés traînaient leur gibet jusqu’au lieu du supplice, et si cruelle que fût la flagellation, elle ne leur enlevait pas d’ordinaire la force de supporter ce fardeau ; mais il n’en alla pas de même du Sauveur, épuisé par l’agonie de Gethsémani, la sueur de sang et les coups.
Tout était prêt ; le cortège marcha rapidement vers le Golgotha. Entouré d’une foule insolente, Jésus traîna le bois infamant à travers les rues de Jérusalem et sur la voie qui monte au Calvaire. Il approchait des portes, quand tout défaillit en lui ; les insultes, les coups de pique et d’aiguillon n’étaient pas épargnés aux infortunés qui tombaient sous le faix ; mais on vit bientôt que les violences seraient inutiles, et que la victime était incapable de porter plus loin sa croix.
En ce moment un homme entrait dans la ville : c’était un Juif cyrénéen revenant des champs (Mat. XXVII, 32) ; à son costume, aux provisions qu’il apportait pour la Pâque, les soldats reconnurent un étranger employé à des travaux serviles ; c’en fut assez pour lui imposer une des corvées auxquelles le caprice des légionnaires soumettait les habitants des provinces. Ils le forcèrent donc à porter la croix derrière Jésus.
Ce service involontaire rendu au Sauveur a suffi pour tirer de l’oubli Simon le Cyrénéen. Etait-ce un disciple du Christ ? L’Evangile ne le dit pas, mais saint Marc rappelle que Simon était le père d’Alexandre et de Rufus, noms connus des premiers chrétiens comme ceux de leurs frères dans la foi (Marc, XV, 21).
Pour Jésus, les soldats durent le relever, le soutenir même jusqu’au Calvaire (Marc, XV, 22). A la vue de l’homme de douleurs mené au supplice, un frémissement de pitié agita la foule, et d’une troupe de femmes qui était près de Jésus s’élevèrent des cris et des lamentations ; pleurant sur lui, elles frappaient leur poitrine (Luc, XXIII, 27-31). La Loi défendait d’accorder aux suppliciés des témoignages de regrets, mais la compassion qui se manifestait autour du Christ était un de ces mouvements que nul ordre ne peut maîtriser.
Emu de la désolation de ces femmes, Jésus se tourna vers elles : « Filles de Jérusalem, dit-il, ne pleurez pas sur moi ; mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants, parce qu’il viendra bientôt des jours où l’on dira : Heureuses les stériles ! heureuses les entrailles qui n’ont pas enfanté et les mamelles qui n’ont pas nourri ! Alors ils commenceront à crier aux montagnes : Tombez sur nous ! et aux collines : Couvrez-nous ! Car si les hommes traitent ainsi le bois vert, que sera-t-il fait au bois sec ? »
Cette réponse dut surprendre les filles de Jérusalem ; le ton en est grave, presque sévère ; c’est moins un remerciement qu’une exhortation à la pénitence. Jésus y montrait plus de crainte pour elles que pour lui-même ; car c’est à ces femmes que s’adressaient les souhaits étranges d’Osée, fils de Béeri (Os., IX, 14) : « Donnez-leur, Seigneur ! Et que leur donnerez-vous ? Donnez-leur des entrailles sans enfants, des mamelles desséchées (Id., X, 8)… Et eux diront aux montagnes : Couvrez-nous ; et aux collines : Tombez sur nous ». Quarante ans plus tard, celles-là mêmes qui entendirent la parole de Jésus furent enveloppées dans la ruine de Jérusalem. Ces mères virent le fer et le feu moissonner la fleur d’Israël, les canaux souterrains de la ville impuissante à protéger leurs enfants contre la rage du vainqueur, les cadavres s’y entasser par milliers, elles-mêmes dans le délire de la faim dévorer le fruit de leurs entrailles. A la vue de si grands maux, faut-il s’étonner que le Sauveur tremblât pour ces femmes et qu’il leur prêchât la pénitence ?
Afin d’en faire mieux sentir la nécessité, il emprunte aux livres saints l’image de l’arbre toujours vert, symbole de la vertu dans son intégrité, dont lui, le Juste, est l’exemplaire parfait. Montrant son corps déchiré, sa tête flétrie : « Si les hommes traitent ainsi le bois vert, s’écria-t-il, que fera-t-on du bois sec ? »
Jésus arrivait sans forces au lieu de l’exécution (Mat., XXVII, 34) ; les soldats lui présentèrent un vin mêlé de myrrhe et de pavot que les Juifs avaient coutume d’offrir aux condamnés pour les jeter dans l’engourdissement et adoucir leurs souffrances (Mar, 23). Les femmes des nobles familles prenaient soin de le mélanger elles-mêmes et de l’apporter. Les soldats, se prêtant à l’usage des Juifs, offrirent ce breuvage au Sauveur.
Jésus, l’ayant goûté, ne voulut pas boire ; mais résigné à toutes les amertumes du supplice, il en suivit les apprêts : la croix enfoncée dans le sol, les marteaux, les clous préparés, les échelles dressées, les cordes tendues. A l’approche des tourments, si un frisson agita ses membres, son âme demeura ferme dans l’attente de la mort.
Les bourreaux le saisirent enfin et le dépouillèrent de ses vêtements : le crucifié demeurait nu sur le gibet. Les cordes tirées par les soldats élevèrent le corps jusqu’au chevalet fixé au milieu de la croix. Cette pièce de bois, qui passait entre les jambes du patient, était assez forte pour le soutenir et empêcher les mains clouées de se déchirer par le poids du corps. Jésus s’assit sur l’escabeau de douleur et étendit ses bras. Sans doute il fut nécessaire de lier les membres au gibet, afin de maintenir les pieds et les mains sous les clous qui les perçaient. On fixait d’abord les mains, dont le fer traversait la paume ou les poignets. Parfois les pieds n’étaient que serrés avec des cordes, mais le plus souvent le bourreau les clouait sur le bois. C’est ce qui eut lieu pour Jésus ; car nous le voyons, après la Résurrection, montrer à ses disciples ses pieds percés comme ses mains, et la tradition, d’un concert unanime, lui applique la prophétie du Psalmiste : « Ils ont percé mes pieds et mes mains ».
A la même heure s’accomplissait cet autre oracle d’Isaïe (Is. LIII, 12) : « Il a été mis au nombre des scélérats ». Deux croix avaient été dressées, l’une à la droite, l’autre à la gauche de Jésus, portant deux larrons condamnés à mourir. Il ne restait plus aux soldats que d’attacher au-dessus de la tête du Christ l’inscription dictée par Pilate (Joan, XIX, 19-22). On y lisait ces mots, en hébreu, en grec et en latin : « Celui-ci est Jésus de Nazareth, roi des Juifs ». A ce titre dérisoire, à la vue des deux scélérats qui entouraient le Christ, formant sa cour et son peuple, les Juifs comprirent l’ironie. Trop faible pour défendre sa dignité contre une foule soulevée, Pilate avait repris courage et ne cherchait qu’une occasion de se venger ; aussi quand il reçut la tablette destinée à indiquer le crime de Jésus, il y écrivit une injure pour les Juifs, et afin d’être mieux compris, il employa non seulement le latin, langue officielle, mais le grec, familier aux Juifs de la dispersion, et le dialecte araméen, compris du peuple. Et comme s’il eût craint que l’insulte ne fût pas assez sentie, il ordonna de conduire et de crucifier aux côtés de Jésus deux brigands : c’était montrer à la nation juive quel mépris il faisait de leur royauté chimérique.
Dans le trouble et la rapidité de la marche, cette inscription ne fut pas remarquée ; mais à peine parut-elle sur la croix que l’affront fut compris ; bientôt toute la ville le connut, car le Golgotha se trouvait aux portes de Jérusalem et la foule passait devant le gibet. Aussitôt les grands prêtres, laissant de côté les préparatifs de la Pâque, se firent les interprètes du peuple et vinrent trouver le gouverneur. Ils lui demandaient de corriger l’inscription et d’écrire, non plus : « Voici le roi des Juifs », mais : « Voici celui qui s’est donné pour le roi des Juifs ». « Ce qui est écrit est écrit, » répondit Pilate.

MORT DE JESUS

Les soldats avaient achevé leur œuvre, fixant Jésus sur la croix, enfonçant les clous dans les membres divins. Le Sauveur en prit occasion de prier pour eux (Luc, XXIII, 34) : « Mon Père, dit-il, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». Touchante parole, que les bourreaux entendirent à peine, car d’autres soins les occupaient déjà. Comme la loi romaine leur attribuait les dépouilles du condamné, ils se partageaient la tunique et le manteau de Jésus (Joan, XIX, 23, 24). Ce dernier vêtement, étant fait de plusieurs pièces, fut divisé sans peine en quatre parties ; mais il n’en fut point de même de la tunique, car elle était sans couture, « et depuis le haut jusqu’en bas de même tissu ». Séparer cette robe, c’eût été en détruire la valeur. « Ne la déchirons pas, dirent les soldats, mais jetons le sort à qui l’aura ». Et ils s’en remirent au hasard pour décider de la robe du Christ. « C’était, dit saint Jean, l’accomplissement des paroles prophétiques : Ils ont partagé mes vêtements entre eux, ils ont jeté le sort sur ma robe » (Ps., XXI, 19). Tout étant fini, les soldats s’assirent au pied de la croix et veillèrent à ce que personne n’enlevât le corps des crucifiés, avant qu’ils eussent expiré.
D’ordinaire, sur l’échafaud, les criminels sont entourés de pitié et de respect ; Jésus n’eut même pas cette consolation (Marc, XV, 20, 30). Repoussés du prétoire, ses ennemis vinrent à la croix et se vengèrent sur lui en le couvrant d’opprobres. Au premier rang se trouvaient les faux témoins que le sanhédrin avait produits la nuit précédente. Ils passaient et repassaient devant le gibet, branlant la tête en signe de mépris, blasphémant et rappelant au Christ la calomnie dont il était victime : « Va donc, toi qui détruis le temple de Dieu et qui le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même et descends de la croix ! » D’autres lui lançaient le défi que Jésus avait entendu au jour de la tentation : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix ! » (Mat. XXVII, 40)
Cependant la foule restait immobile, regardant le Sauveur avec plus de curiosité que de haine (Luc, XXIII, 35). Ce silence irrita les sanhédrites, car il suffisait pour que le cri de la justice se fît entendre au fond des cœurs. Aussi vit-on bientôt ces princes d’Israël prendre part aux injures avec leurs valets. C’étaient les mêmes outrages, la même fureur ; seule l’arrogance les distinguait. Ils ne daignaient même pas se tourner vers le Christ et l’insulter en face : prêtres, scribes, anciens raillaient entre eux sa muette agonie (Marc, XV, 31, 32). N’osant nier devant le peuple les miracles du Galiléen, ils tentaient de les obscurcir par l’impuissance où on le voyait réduit : « Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même ! » Puis levant les yeux vers l’inscription dont Pilate leur imposait l’humiliante ironie : « Que le Christ, le roi d’Israël descende présentement de sa croix, disaient-ils, afin que nous le voyions et que nous croyions en lui ! » Le nom de Christ rappelait à Jésus l’interrogatoire de la nuit ; celui de roi, les luttes d’où Pilate était sorti vaincu, lui-même flagellé et conduit au supplice. Leur rage alla plus loin ; elle osa s’attaquer à l’amour de Jésus pour son Père, et par un blasphème défier jusqu’au Tout-Puissant (Mat. XXVII, 43) : « Il s’est confié en Dieu ; si donc Dieu l’aime, qu’il le délivre, puisqu’il a dit : Je suis le Fils de Dieu ». Rien n’arrêtait ce débordement d’injures qui entraîna bientôt tout le peuple et les soldats eux-mêmes (Luc, XXIII, 35, 37). Ceux-ci s’étant levés tendirent avec une pitié moqueuse la coupe de vin qu’ils buvaient entre eux et crièrent à Jésus : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi donc ! »
Toutefois l’insulte n’était pas à son comble. Jésus avait des compagnons de supplice ; il vit ceux-là mêmes se tourner contre lui, et, des croix dressées à ses côtés, il entendit qu’on répétait ce blasphème (Luc, XXIII, 39-43) : « Si tu es le Christ, sauve-toi, sauve-nous ! » Un seul des larrons avait parlé, l’autre contemplait le Sauveur, admirait sa résignation, et se sentait attiré par lui. Aussi quand il entendit l’outrage de son compagnon, lui fit-il ce reproche : « Tu ne crains pas Dieu, quoique tu te trouves condamné au même supplice. Encore pour nous c’est avec justice, puisque nous souffrons la peine que nous avons méritée, mais celui-ci n’a rien fait de mal ». Et sa foi s’échauffant dans ce témoignage : « Seigneur, ajouta-t-il, quand vous serez venu en votre royaume, souvenez-vous de moi ». Jamais grâce plus soudaine ne transforma un criminel en martyr, mais jamais aussi, confession ne fut plus méritoire, car c’est à l’heure où, renié de tous, Jésus expirait sur le gibet, que le bon larron salua sa royauté divine.
Le Sauveur ne pouvait faire un mouvement sans augmenter ses souffrances ; mais ayant ouï cette prière, il tourna la tête vers son compagnon et lui répondit : « Je vous le dis, en vérité, vous serez aujourd’hui avec moi dans le paradis ». L’humble pénitent ne demandait qu’un souvenir, et c’est le plus riche don qui lui est accordé : la béatitude au sein de Dieu. Il se contentait d’une espérance, et dès ce jour-là même une félicité sans bornes devient son partage. Nous ne trouvons cet épisode que dans le troisième Evangile. Saint Matthieu et saint Marc semblent l’avoir ignoré, car ils parlent en termes vagues de blasphèmes proférés par les brigands. On sait tout ce que saint Luc dut à Marie ; c’est d’elle sans doute qu’il apprit cet entretien murmuré au haut des croix et entendu par la mère qui s’attachait au gibet de son fils expirant.
Cependant l’emportement des ennemis du Christ était moins violent ; des rumeurs couraient encore dans le peuple, des cris éclataient çà et là ; mais déjà de sombres vapeurs flottant au-dessus du sol montaient vers la croix et l’enveloppaient d’un voile funèbre (Marc, XV, 33). L’effroi éclaircit les rangs de la foule ; bientôt le pied des gibets fut libre, un petit groupe s’en approcha : il se composait de trois femmes et d’un disciple (Joan, XIX, 25-27). C’était la Vierge sainte et sa sœur Marie, femme de Cléophas, près d’elle Magdeleine la pécheresse ; Jean les suivit. Son nom n’est pas écrit dans le récit inspiré, mais tout révèle sa présence, et la réserve avec laquelle il se désigne, et cette place à laquelle le bien-aimé ne pouvait manquer.
Ils s’arrêtèrent devant la croix, debout, les yeux fixés sur celui qu’ils aimaient. Jésus occupé d’abord de ses bourreaux pour leur pardonner, de son compagnon de supplice pour lui ouvrir les cieux, Jésus abaissa enfin ses regards sur ses amis qui lui demandaient un dernier adieu, sur sa mère percée du glaive qui lui avait annoncé le vieillard Siméon. La plus touchante de nos hymnes, le Stabat, rend à peine ce qu’avait de poignant pour une mère un tel spectacle. Mieux que personne Jésus le sentait ; il voyait approcher pour lui la mort ; pour sa mère, le deuil et l’abandon. De tous ses apôtres Jean seul demeurait près de lui, et plus fidèle à mesure que croissait le danger, il soutenait Marie. Evitant de la nommer, pour ne pas l’exposer aux insultes en révélant qui elle était : « Femme, dit Jésus, voici votre fils ! » et à Jean : « Voici votre mère ! » Depuis ce moment, le disciple prit Marie dans sa demeure et le regarda comme sa mère.
Cette dernière attache rompue, Jésus se jeta dans le sein de Dieu pour consommer sa Passion. Il était midi quand les premières ténèbres s’élevèrent sur le Golgotha ; depuis ce temps elles montaient toujours, étendant un linceul sur Jérusalem, la Judée, le monde entier. Aucune cause naturelle ne suffit à expliquer ce phénomène, car la lune alors dans son plein rendait une éclipse de soleil impossible. Mais la terre a coutume de se couvrir de noires vapeurs aux approches des tremblements qui la déchirent, et elle s’enveloppait de deuil pour pleurer son Dieu. La croix où expirait le Christ était cachée par un nuage ; tous les bruits s’éteignirent, et le cri qu’en cette circonstance l’antiquité prêtait à Denys l’Aréopagite exprime l’effroi sous lequel haletaient tous les cœurs : « Ou la divinité souffre, ou elle compatit à quelque grande affliction ».
Les tortures croissaient à chaque instant dans le supplice de la croix : les pieds et les mains déchirés, le corps violemment tendu, la contraction des muscles, la soif, le délire de la fièvre, portaient les douleurs à un tel excès que le crucifié appelait la mort comme une délivrance.
Pendant trois heures Jésus lutta sans proférer une seule plainte. Que se passait-il dans ces ombres impénétrables ? Les Evangélistes qui ont raconté l’agonie du jardin se taisent sur celle de la croix. Mais à la fin un grand cri perça les ténèbres, révélant le mystère de ces heures d’angoisse. Saint Marc l’a conservé tel qu’il vint sur les lèvres de Jésus, dans cette langue araméenne qu’enfant il avait parlée sur les genoux de Marie (Marc, XV, 31) : « Eloï ! Eloï ! Lamma sabachtani ? » « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
Cette lamentation est le début du psaume où se trouvent prédites la passion du Messie, ses forces s’écoulant avec son sang, ses blessures enflammées, cette soif brûlante qu’un mourant seul connaît (Ps. XXI, 2, 15, 16). Mais qu’étaient les tortures du corps auprès des souffrances de l’âme ? Ce sont celles-là surtout qui se révèlent dans le cri de détresse : « Mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
Jamais mourant n’a senti comme Jésus l’abandon de Dieu, parce que nul autre que lui n’a vécu de Dieu et en Dieu. Suspendu entre les malédictions de la terre et le ciel qui le repoussait, il demeura livré aux angoisses qui avaient passé sur lui à Gethsémani, et cette fois il but la coupe jusqu’à la lie. Pour embrasser l’étendue de cette désolation, il faut se rappeler que, malgré son innocence, Jésus sur la croix était chargé de crimes véritables et qu’il soutenait l’iniquité du monde. Dieu ayant transporté sur lui les péchés commis depuis l’origine jusqu’à la fin des temps, tous lui apparurent distinctement et dans leurs moindres circonstances. Trahisons, vengeances, adultères, dissolutions honteuses, blasphèmes, calomnies, entrèrent à flots dans son âme et l’abîmèrent sous des torrents d’iniquités. Et c’est à l’heure même où le Christ était comme perdu dans cette confusion que Dieu se retirait de lui, pour l’accabler du poids de ses vengeances. Jésus devenu péché pour nous, fait « malédiction, exécration », selon l’expression de saint Paul, Jésus, souffrait de la part de Dieu je ne sais quoi d’effroyable qu’aucune parole humaine ne peut rendre (Galat. III, 13). A cette heure le ciel se voilà, l’enfer seul resta devant le Sauveur, qui entrevit le désespoir éternel, infini, comme le Dieu qu’il venge.
Une dernière désolation s’ajoutait à cette douleur, c’était la pensée du petit nombre de ceux qui profiteraient de sa Passion. La multitude des damnés se présentait à ses yeux ; quelle que fût leur indignité, ils étaient les membres de son corps mystique, unis si étroitement à lui qu’ils n’en pouvaient être séparés sans violence. Jésus en se voyant arracher une partie si chère de lui-même se sentait comme délaissé et réprouvé en eux. « Il se plaignait, dit Arnaud de Chartres, que le fruit de ses combats lui fût ravi ; il déclarait hautement que ses sueurs, ses travaux et sa mort n’étaient point récompensés, puisque ceux pour lesquels il avait tant souffert étaient abandonnés à la perdition éternelle ». De là ce cri lamentable : « Mon Dieu, mon Dieu, m’abandonnez-vous ? »
Quel moyen d’accorder en Jésus cet apparent désespoir avec la béatitude essentielle à sa personne divine ? Il y a là un mystère insondable, le mystère de l’Incarnation. Pour comprendre comment le Fils de Dieu a pu se dire délaissé de son Père, il faudrait expliquer comment l’Etre infini a pu prendre une nature finie, car il n’y a entre ces deux abaissements qu’une différence de degré ; l’abandon de Jésus sur la croix continua ce qui s’était accompli dans l’Incarnation, et dans ces deux mystères la divinité resta également inviolable. Il en était du Christ souffrant comme des montagnes dont la cime perce les nues. Souvent l’orage s’attache aux flancs et les couvre de ruines, mais rien ne trouble le sommet qui, au-dessus des tempêtes, demeure serein et couronné de lumière.
A cette même heure les ténèbres disparaissant et avec elles l’épouvante, les Juifs s’enhardirent à répéter la parole de Jésus et feignirent de confondre le nom divin d’Eli avec celui du prophète (Marc, XV, 35). « Il appelle Elie, » disaient-ils. Mais cette raillerie même trahissait un reste d’effroi, car tout Israël savait que le terrible voyant devait reparaître dans un jour de feu et de terreur, sous un ciel voilé, une lune sanglante, au milieu des puissances du ciel ébranlées.
Tout à coup un nouveau cri se fit entendre (Joan, XIX, 28-29) : « J’ai soif, » disait Jésus, lamentant la plus affreuse torture du crucifiement. Un des assistants courut tremper une éponge dans l’aigre boisson des soldats et l’offrit au Sauveur. Et comme son bras ne pouvait atteindre à la tête du crucifié, il prit un roseau, mit l’éponge au bout de la tige et l’approcha des lèvres du Christ. Cet acte de pitié excita dans la foule un cri de haine (Mat., XXVII, 49) : « Laisse donc, laisse-nous voir si Elie viendra le sauver. (Marc, XV, 36) – Laissez-moi faire, dit l’homme, nous verrons alors si Elie le sauvera.
Le Sauveur appuya ses lèvres contre l’éponge imbibée de vinaigre ; puis, ranimé, il attacha encore une fois ses regards sur le monde. Sa vue embrassait toute la durée des temps et son œuvre entière : les justes qui l’avaient précédé, tous ceux qui dans l’avenir devaient croire en lui se tournaient vers la croix et y trouvaient leur salut (Joan, XIX, 30). « Tout est consommé, » dit-il, et ma passion, et ma vie et le salut du genre humain. Après avoir adressé à la terre cet adieu, il s’abandonna à son Père céleste : « Père ! dit-il avec un grand cri, je remets mon esprit entre vos mains » (Luc, XXIII, 46). C’était la voix du fils se jetant dans les bras de son père, et en même temps la parole de « Celui à qui personne ne prend son âme, mais qui la dépose quand il lui plaît » (Joan, X, 18). La plupart des disciples, contemplant cette scène de loin, n’entendirent que « le grand cri » (Mat. XXVII, 50) dont parlent saint Matthieu et saint Marc (Marc, XV, 37). C’est d’un témoin demeuré près de la croix, de Marie peut-être, que saint Luc recueillit la parole suprême de Jésus (Joan, XIV, 30). Jean était là, regardant le Sauveur ; il le vit pencher la tête et mourir.

LE TOMBEAU DE JESUS


« Aussitôt le voile du temple fut déchiré du haut en bas, et mis en deux parts (Mat. XXVII, 51, 52) ; la terre trembla, les rochers furent fendus, les tombeaux s’ouvrirent, et plusieurs corps de saints qui étaient endormis ressuscitèrent ».
Le centurion romain fut le premier à s’incliner devant ces prodiges. Avec les soldats, il était demeuré sur le Calvaire, « vis-à-vis de Jésus » (Marc, XV, 39) ; mais quand il sentit la terre trembler sous ses pieds, et qu’il vit le Christ « mourir en jetant ce grand cri », la crainte le saisit, ses yeux s’ouvrirent et il rendit gloire à Dieu (Luc, XXIII, 47) : « Ah ! vraiment, cet homme était juste, s’écria-t-il, c’était le Fils de Dieu » (Marc, XV, 39). Et sa foi entraînant les légionnaires (Mat. XXVII, 54) : « Vraiment, répétèrent-ils, c’était le Fils de Dieu ! »
Cette confession de païens en face du Christ expirant était la condamnation des Juifs (Luc, XXIII, 48). Voyant ce qui se passait, ceux-ci se retirèrent frappant leurs poitrines. Bientôt sur le Golgotha, il se forma deux groupes d’hommes et de femmes séparés l’un de l’autre, selon la coutume de l’Orient (Id. XXIII, 49). D’un côté, les disciples de Jésus, tous ceux qui l’avaient connu et qu’une douleur commune rapprochait enfin du Sauveur ; plus loin, les femmes qui l’avaient suivi de Galilée, et beaucoup d’autres qui étaient montées avec lui à Jérusalem (Marc, XV, 40, 41) ; elles regardaient en silence celui qu’elles avaient tant aimé. Au milieu d’elles nous retrouvons Magdeleine et Marie, mère de Jacques, que nous avons laissées au pied de la croix, ainsi que Salomé, la mère des fils de Zébédée. De concert elles veillaient sur le corps du Maître, espérant, à la vue des prodiges et des Juifs confondus, que tout n’était pas fini.
Jésus avait succombé vers la neuvième heure, mais ses compagnons de supplice, si rien n’abrégeait leurs tortures, devaient agoniser longtemps encore (Joan, XIX, 31-37). Or la Loi prescrivait de ne pas laisser le condamné sur le gibet au delà d’un jour, et ce commandement était plus pressant que jamais à la veille de Pâque, qu’il convenait de ne pas troubler par le spectacle des crucifiés. Les Juifs vinrent donc trouver Pilate, et lui demandèrent de faire rompre les jambes des condamnés, afin qu’on pût les enlever plus tôt.
Le gouverneur envoya de nouveaux soldats au lieu du supplice. Ceux-ci brisèrent à coups de massue les jambes et les cuisses des deux larrons ; mais venant à Jésus, ils ne trouvèrent qu’un cadavre. Rompre ses membres était peine superflue ; un des soldats, pour s’assurer que le corps était sans vie, enfonça sa lance dans le côté droit. Saint Jean, qui était au pied de la croix, vit couler de la poitrine de l’eau et du sang : « Celui qui l’a vu, dit-il en parlant de lui-même, en a rendu témoignage et son témoignage est véritable ; et il sait qu’il dit vrai, afin que vous croyiez aussi. Car ces choses ont été faites pour que l’Ecriture fût accomplie (Exod., XII, 46) : « Vous n’en briserez point les os ». Et ailleurs l’Ecriture dit encore (Zach., XII, 10) : « Ils verront celui qu’ils ont percé ». Aux yeux de saint Jean, ce dernier acte de la Passion était donc à la fois l’accomplissement d’une prophétie et un symbole. Le coup de lance qui épargnait à Jésus le broiement des os en faisait le véritable agneau pascal, nourriture du nouvel Israël ; tandis que l’eau et le sang coulant de sa blessure marquaient d’un côté le baptême et ses ablutions vivifiantes ; de l’autre, le sang divin de l’Eucharistie.
Le soir venu, un Juif qui n’avait pas encore paru sur le Calvaire survint au milieu des soldats (Marc, XV, 42-43). Il se nommait Joseph d’Arimathie et faisait partie du tribunal qui avait condamné Jésus. Riche, puissant, de noble apparence, il n’avait osé jusqu’alors se déclarer pour le Seigneur, car la crainte des sanhédrites et son rang l’arrêtaient. C’était pourtant un homme juste et bon qui attendait le royaume de Dieu et faisait partie des disciples (Luc, XXIII, 51). Déjà il avait laissé entrevoir ses sentiments en refusant de consentir aux desseins et aux actes de ses collègues. La mort du Maître acheva de le toucher, et, à l’heure où tous tremblaient, lui donna de l’audace.
Il vint au Calvaire et y trouva les soldats prêts à détacher les cadavres pour les enterrer avec l’instrument du supplice, mais il obtint les délais nécessaires du centurion qui avait confessé la divinité du Christ. Joseph se présenta donc courageusement devant Pilate et réclama le corps (Marc, XV, 43-45). Le premier sentiment du gouverneur à la nouvelle du trépas de Jésus fut d’étonnement : une fin si rapide dans ce supplice était chose inouïe. Il fit venir le centurion et lui demanda si vraiment Jésus était mort depuis longtemps. Sur sa réponse, il n’hésita plus à ajouter foi aux paroles de Joseph et lui accorda le corps du Sauveur, car l’usage de Rome était de ne pas refuser cette consolation aux amis du condamné. Les étoiles annonçant le commencement du sabbat ne brillaient pas encore ; Joseph put donc acheter le suaire de lin avec les bandelettes pour l’ensevelissement, et il revint au Calvaire, où, aidé des disciples, il détacha Jésus de la croix.
Le temps des humiliations était passé, et ce corps, cloué au gibet des scélérats, allait être enseveli avec décence. Un autre prince d’Israël avait fait les apprêts : c’était Nicodème, le scribe fameux qui alla de nuit converser avec Jésus. Tremblant devant ses collègues du sanhédrin, il avait jusqu’alors dissimulé sa foi, mais la vue des prodiges et l’exemple de Joseph triomphèrent de sa faiblesse ( Joan, III, 1, 2) ; il le suivit de près au Calvaire et vint prodiguer ses richesses au Maître qu’il pleurait (Joan, XIX, 39, 42). Par ses ordres, cent livres de parfums furent apportées ; c’était de la myrrhe et de l’aloès broyés et mêlés ensemble. Les chairs sanglantes en furent couvertes, on roula de longues bandelettes autour du corps, des bras et des jambes ; selon l’usage des Juifs, un suaire enveloppa la tête, et, plongé dans ces parfums, Jésus fut porté au tombeau. Il fallait se hâter ; le sabbat approchait ; on n’avait pour achever la sépulture que la courte durée du crépuscule.
Le sépulcre se trouva préparé (d, XIX, 41) ; car près des croix Joseph d’Arimathie possédait un jardin, où un tombeau ouvert dans le roc n’avait encore servi à personne ; il le consacra au Maître, que l’approche du sabbat ne permettait pas de transporter ailleurs. Les grottes funéraires, creusées au flanc des rochers, formaient des salles, dans lesquelles des niches ou des bancs étaient ménagés pour recevoir les corps. On entrait de plain-pied ou par une pente douce dans ces tombeaux, que fermait une pierre difficile à remuer. Jésus fut déposé sur une des couches funèbres. Aidés de leurs compagnons, les pieux sanhédrites roulèrent à l’entrée la lourde porte, puis tous rentrèrent dans la cité, où régnait déjà le calme de la nuit et du grand sabbat.
Cependant les saintes femmes suivaient Joseph (Luc, XXIII, 55-56) ; elles virent avec quelle hâte les sanhédrites accomplissaient leur office et tout ce qui manquait à un ensevelissement digne du Christ. Ayant donc observé où l’on avait mis Jésus, elles retournèrent à la ville pour préparer des aromates, « et le jour du sabbat, se reposèrent selon le commandement ». Toutefois, après leur départ, le jardin ne resta pas complètement désert (Mat., XXVII, 61) ; deux femmes y demeurèrent assises en face du sépulcre : c’étaient Marie Magdeleine et Marie, mère de Josès, sœur de la sainte Vierge.
Vainement les ennemis de Jésus avaient espéré que sa mort leur donnerait quelque répit (Mat., XXVII, 62-66). A peine fut-il dans la tombe qu’ils se rappelèrent ses prédictions. N’avait-il pas annoncé qu’au troisième jour, il ressusciterait ; qu’il ne leur accordait qu’un signe, celui de Jonas enseveli trois jours dans les flots pour en sortir plein de vie ; qu’un temple mystérieux serait détruit et réédifié en trois jours ? Ces souvenirs les assaillirent dans la nuit, et leur trouble fut tel, que nous les voyons dès l’aube assemblés de nouveau. C’était pourtant le lendemain de la Parascève, fait remarquer saint Matthieu, au matin du grand sabbat de la Pâque. Mais tout cédait à leurs terreurs, le repos sacré lui-même, et ils bravèrent le sacrilège de conférer avec un païen dans ce jour solennel.
Pontifes et pharisiens allèrent ensemble chez Pilate : « Seigneur, dirent-ils, nous nous sommes souvenus que cet imposteur a dit, pendant qu’il vivait encore : Après trois jours, je ressusciterai. Ordonnez donc que le sépulcre soit gardé jusqu’au troisième jour, de peur que ses disciples ne viennent le dérober et ne disent au peuple : Il est ressuscité d’entre les morts. Car la dernière erreur serait pire que la première ». Pilate leur dit : « Prenez des gardes ; allez, gardez-le comme vous l’entendez ». Ils allèrent donc, et pour empêcher qu’on n’ouvrit le sépulcre, ils en scellèrent la pierre et y posèrent des soldats romains.

 

La Résurection

Les premières apparitions

Tandis que les sanhédrites prenaient ainsi leurs sûretés contre Jésus, le commun des Juifs avait abandonné le Calvaire pour ne songer qu'aux cérémonies de la Pâque. Durant ce jour que se passa- t-il dans le cœur des disciples ? Pour eux aussi tout n'était-il pas fini, leurs rêves dissipés, leur abattement d'autant plus profond que l'attente avait été vive et légitime ? Nous serions curieux de connaître les entretiens d'hommes si cruellement déçus, d'entendre leurs plaintes et leurs regrets. Mais l'Évangile se tait sur les angoisses qu'ils éprouvèrent et ne marque que leur fidélité à la Loi (Luc, XXIII, 56) : « Selon le commandement, dit-il, le repos du sabbat fut gardé. »
Toutefois si l'on attendait plus rien du Maître enseveli, on l'aimait toujours. Les dernières à quitter son tombeau, les femmes qui l'avaient suivi de Galilée, furent les premières à y retourner, ayant hâte d'embaumer le Seigneur avec plus de soin que n'avait fait Nicodème. La plupart d'entre elles, après le crucifiement, avaient eu le temps de préparer la myrrhe et les aromates ; revenues plus tard du Calvaire, Marie Magdeleine, Marie, mère de Jacques, et Salomé, ne purent acheter leurs parfums qu'au soir du lendemain, après le repos sacré ; mais au milieu de la nuit suivante toutes étaient prêtes, et elles se levèrent pour accomplir leur pieux devoir.
Il faisait sombre encore quand, devançant le premier jour de la semaine, elles sortirent de la ville (Joan, XX, 1) (Marc, XVI, 1-3) : « Qui, nous ôtera la pierre de l’entrée du sépulcre ? » se disaient-elles. A ouïr ces paroles, il semble que Marie Magdeleine, Marie, mère de Jacques, et Salomé, nommées par saint Marc, se trouvassent seules en ce moment, car toutes réunies les saintes femmes n’eussent point désespéré de remuer la porte du tombeau. Leurs compagnes suivaient sans doute, mais de loin.
Les trois Galiléennes étaient encore à quelque distance du jardin, quand tout à coup la terre trembla sous leurs pieds (Mat. XXVIII, 2-4). L’ange du Seigneur descendit des cieux, et s’approchant, roula la pierre qui fermait le sépulcre. Il était déjà vide, car Jésus était ressuscité avant l’aurore et sans éclat. L’ange s’assit sur la pierre ; son visage était plus brillant que l’éclair, ses vêtements d’une blancheur de neige ; les gardes en furent tellement saisis, qu’ils tombèrent comme morts, et bientôt s’enfuirent à la ville.
Trop éloignées du tombeau pour voir ce qui se passait, les saintes femmes hésitèrent un instant, mais rassurées par le silence, elles entrèrent dans le jardin, et, s’enhardissant à lever les yeux, virent la pierre écartée ; elle était grande et frappa leurs regards (Marc, XVI, 4). A cette vue, Magdeleine s’élance vers Jérusalem : plus de doute, le tombeau du Maître est violé, son corps à l’abandon (Joan, XX, 2). Elle court, elle appelle ses amis : Jean, le bien-aimé ; Pierre, qui, dans la demeure de celui-ci, pleurait près de Marie sa faute et le trépas de Jésus : « Ils ont enlevé le Seigneur du sépulcre, et nous ne savons ce qu’ils en ont fait ». Les disciples y volent, mais ne trouvent plus Marie, mère de Jacques, ni Salomé ; elles venaient de s’enfuir, « transportées d’épouvante et de joie » (Marc, XVI, 8).
Restées seules après le départ de Magdeleine, les deux femmes étaient entrées dans l’intérieur du tombeau. Elles y trouvèrent un ange assis au côté droit de la grotte ; son aspect était celui d’un jeune homme vêtu de blanc. Elles frémirent à sa vue, et la crainte enchaîna leur langue, mais il les rassura : « Ne craignez rien, dit-il ; je le sais, vous cherchez Jésus de Nazareth qui fut crucifié : il est ressuscité, il n’est plus ici ; venez et voyez le lieu où on l’avait mis. Hâtez-vous d’annoncer à Pierre et aux disciples qu’il est ressuscité des morts ; il sera devant vous en Galilée ; c’est là que vous le verrez, selon qu’il vous a prédit ; je vous en avertis d’avance ! » Les deux femmes sortirent du sépulcre, partagées entre le bonheur et l’effroi ; mais bientôt la crainte l’emporta, et elles s’enfuirent, n’osant redire ce qu’elles venaient de voir et d’entendre.
Cependant les deux apôtres étaient parvenus au jardin (Joan, XX, 3-10). Tous deux couraient ensemble, mais Jean arriva le premier. Redoutant de pénétrer dans le tombeau, il se pencha pour regarder à l’intérieur et n’aperçut que les linges posés à terre. Pierre le rejoignit, entra sans hésiter, et vit non seulement ces bandelettes, mais le suaire qui enveloppait la tête de Jésus roulé à part dans un coin. Rassuré, Jean le suivit et partagea son admiration. Dans la tombe vide, nulle trace de violence ; les étoffes n’avaient été ni enlevées, ni abandonnées à la hâte, mais pliées avec soin. A ce signe, les yeux des apôtres s’ouvrirent ; ils crurent alors ce qu’une connaissance plus profonde de l’Ecriture leur eût d’abord révélé : « qu’il fallait que le Christ ressuscitât des morts, » (Luc, XXIV, 12) et ils retournèrent à leurs demeures pleins de joie, admirant en eux-mêmes ce qui était arrivé.
Les saintes femmes et les deux apôtres avaient cru sur le témoignage de l’ange, mais il était réservé à Marie de Magdala d’apercevoir la première Jésus ressuscité (Joan, XX, 11-18). Revenue au tombeau, elle se tenait dehors pleurant, et tout en pleurant elle se baissa pour regarder au fond : elle y vit deux anges vêtus de blanc, assis au lieu où avait été le corps de Jésus, l’un à la tête, l’autre aux pieds : « Femme, dirent-ils, pourquoi pleures-tu ? – C’est qu’ils ont enlevé mon Seigneur, répondit-elle, et je ne sais où ils l’ont mis ». Et ayant dit ces mots elle se retourna, aperçut un homme, et l’entendit qui disait : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » C’est le jardinier, pensa-t-elle ; peut-être a-t-il pris le corps pour le soustraire aux outrages : « Seigneur, répondit-elle, si vous l’avez enlevé, dites-moi où vous l’avez mis : j’irai et je l’emporterai ». Jésus ne répondit qu’un mot : « Marie ! » et Magdeleine reconnut la voix qui l’avait tant de fois consolée. Elle se précipita aux pieds de Jésus : « Maître ! » s’écria-t-elle, et, dans le transport de sa joie, elle cherchait à saisir le corps transfiguré qu’elle n’avait plus revu depuis le Calvaire. Jésus l’arrêta, car il la voyait trop attachée à son humanité. « Ne me touche pas, dit-il, car je ne suis pas encore monté à mon Père ; mais va trouver mes frères et dis-leur : Je monte à mon Père et à votre Père, à mon Dieu et à votre Dieu ».
Sublime message, où le Sauveur annonçait à ceux qu’il venait de racheter que maintenant ils n’avaient plus d’autre Père que le sien, et qu’ils devaient détacher leur cœur de la terre, pour suivre par la foi Jésus dans les cieux. Marie Magdeleine se leva et porta aux disciples cette parole : « J’ai vu le Seigneur, et voilà ce qu’il m’a dit. » Mais ni Pierre, ni Jean n’étaient encore revenus près de ceux-ci ; Magdeleine les trouva donc dans le deuil et les larmes (Marc, XVI, 10, 11). En vain leur annonça-t-elle que Jésus vivait et lui était apparu ; sa voix émue, son ardente conviction, le transport où l’avait jetée la vue de son Dieu demeurèrent impuissants : ils ne la crurent point.
Pendant que la messagère du Christ recevait ce triste accueil dans Jérusalem, d’autres Galiléennes s’approchaient du tombeau (Luc, XXIV, 1-9). Elles venaient, à l’exemple des deux Maries et de Salomé, embaumer le corps du Seigneur, et amenaient avec elles, outre quelques disciples, Joanna, épouse de Chusa, l’intendant d’Hérode Antipas.
A la vue du sépulcre ouvert, elles pressèrent le pas, et étant entrées dans l’intérieur y cherchèrent vainement le corps de Jésus. Comme elles s’arrêtaient consternées, deux anges parurent tout à coup devant elles, couverts de robes étincelantes. Saisies d’effroi, elles baissèrent les yeux : « Pourquoi, dirent les anges, cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? Il n’est plus ici, il est ressuscité. Souvenez-vous de ce qu’il vous disait étant encore en Galilée : Il faut que le Fils de l’homme soit livré aux mains des pécheurs et crucifié, et qu’il ressuscite au troisième jour ». Elles se rappelèrent ces paroles du Maître et allèrent porter la nouvelle aux onze et à tous les disciples. Mais comme elles étaient sur la route, Jésus lui-même leur apparut (Mat. XXVIII, 8-10). « Salut, » dit-il. Elles s’approchèrent en tremblant, lui baisèrent les pieds et l’adorèrent. »Ne craignez rien, poursuivit le Seigneur, allez dire à mes frères qu’ils aillent en Galilée, c’est là qu’ils me verront ». Les saintes femmes obéirent et allèrent annoncer aux apôtres qu’elles avaient vu et touché le corps ressuscité de Jésus (Luc, XXIV, 9-11) ; mais leurs paroles ne trouvèrent pas plus de crédit que celles de Magdeleine. Ce qu’elles disaient leur parut une rêverie, et ils s’obstinèrent à ne pas croire.
La haine avait rendu plus clairvoyants les ennemis de Jésus (Mat., XXVIII, 11-15). Avertis par quelques-uns des gardes de ce qui s’était passé, les grands prêtres appelèrent les anciens d’Israël, et tinrent conseil sur ce qu’il convenait de faire pour ôter toute créance au prodige. Le temps ne permettait pas d’imaginer quelque explication habile ; ils se contentèrent de réunir une grosse somme d’argent et de la donner aux soldats en leur disant : « Vous attesterez que ses disciples sont venus de nuit, et ont dérobé le corps pendant que vous dormiez ; et si le gouverneur vient à le savoir, nous l’apaiserons et nous vous mettrons en sûreté ». Les soldats, prenant l’argent, firent ce qu’on leur disait, et de bouche en bouche, ajoute saint Matthieu, cette fable a eu cours parmi les Juifs jusqu’au jour présent.

Les disciples d'Emaüs - Jésus dans le Cénacle

Cependant la journée s’écoulait, et hormis Pierre et Jean, aucun disciple ne croyait encore à la résurrection du Maître. Vers le soir, deux d’entre eux sortirent de la ville et prirent le chemin d’Emmaüs, village situé à soixante stades vers le couchant (Luc, XXIV, 13-35). Le crucifiement, les prodiges du sépulcre, le bruit répandu par les femmes, faisaient l’objet de leur entretien. Pendant que leur esprit s’y perdait, Jésus s’approchant fit route à leurs côtés. Mais « leurs yeux étaient voilés, de sorte qu’ils ne le reconnurent point », et ils se turent, croyant avoir affaire à un étranger.
« Que disiez-vous, demanda le Seigneur, et que débattiez-vous si vivement sur la route ? » Les disciples le regardèrent avec une tristesse mêlée de défiance. « Etranger, dit l’un d’eux nommé Cléopas, seul dans Jérusalem ignores-tu donc ce qui s’y est passe en ces jours-ci ? – Quoi donc ? dit le Sauveur. – Mais Jésus de Nazareth, » répondirent-ils, et tous deux, étonnés de son ignorance, rappelaient à l’envi quel homme était ce Jésus, prophète puissant en œuvres et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple. « Ne sais-tu pas que les princes des prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort, et l’ont crucifié ? Nous espérions qu’il délivrerait Israël ; cependant, après tout cela, voici déjà le troisième jour que ces choses ont été faites. Il est vrai que certaines femmes, qui sont des nôtres, nous ont fort effrayés. Etant allées avant le jour au sépulcre, elles n’ont point retrouvé son corps, et sont revenues nous dire que des anges leur ont apparu et leur ont dit qu’il était vivant. Quelques-uns de nous sont allés au sépulcre, et ont trouvé toutes choses comme les femmes avaient dit, mais pour lui ils ne l’ont point vu ».
C’était avouer qu’ils ne croyaient plus en Jésus et ne voyaient en lui qu’un prophète qui, après avoir brillé un instant, disparaissait comme tant d’autres ; n’espérant plus rien d’un homme mort, ils s’éloignaient tristement déçus : « O insensés et pesants de cœur, s’écria leur compagnon, qui ne pouvez croire ce qu’ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît ces choses pour entrer dans sa gloire ? » Et commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua ce qui était dit de lui. Dans ce tableau où se trouve ébauchée la figure du Messie, il était facile à Jésus de montrer dépeintes, trait pour trait, sa passion, sa mort et sa résurrection. Mais seuls, que peuvent les livres saints, même commentés par une bouche divine ? Ils ne font luire aux yeux que les premiers rayons de la foi : pour éclairer et convaincre l’âme, il faut la grâce qui la pénètre.
Les trois voyageurs arrivèrent au bourg d’Emmaüs : Jésus feignit de passer outre ; mais les disciples, enflammés par ce qu’ils venaient d’entendre, le forcèrent à s’arrêter : « Demeurez avec nous, dirent-ils, car il se fait tard et le jour est sur son déclin ». Jésus, cédant à leurs instances, entra dans la salle, où la place d’honneur lui fut donnée, se mit à table, prit du pain, le bénit, le rompit, et le donna à ses compagnons. Mais, entre les mains du prêtre éternel, le froment de la terre était devenue le pain des cieux ; en même temps, une grâce puissante opérait dans le cœur des disciples. Leurs yeux s’ouvrirent, ils reconnurent Jésus, et bien qu’il disparût aussitôt, leur foi n’en demeura pas moins ferme à sa résurrection : « N’est-il pas vrai, se disaient-ils l’un à l’autre, que notre cœur était tout brûlant en nous quand il nous parlait en chemin et nous découvrait le sens des Ecritures ? » Et se levant à l’heure même, ils retournèrent à Jérusalem pour faire part aux apôtres de ce qui s’était passé.
Ils trouvèrent les onze assemblés au cénacle et furent accueillis par ces paroles : « Le Seigneur est vraiment ressuscité ; il a apparu à Simon (Luc, XXIV, 31). » Et eux à leur tour racontèrent ce qui était arrivé dans la route et comment ils l’avaient connu à la fraction du pain. Mais leur parole n’obtint pas le même crédit que celle de Pierre (Marc, XVI, 12 , 13) ; ce voyageur cheminant avec eux, rompant le pain à leur table, n’était plus le Christ triomphant que Simon et les femmes avaient adoré. Loin de confirmer la foi naissante, ce nouveau témoignage ne contribua qu’à faire renaître le doute dans ces esprits mobiles ; et autour de la table où mangeaient les apôtres, l’incrédulité était grande encore, quand tout à coup Jésus apparut.
« La paix soit avec vous ! » dit-il. Leur premier sentiment fut l’effroi (Joan, XX, 19). C’était bien le Seigneur qu’ils avaient devant les yeux ; ses traits, le son de sa voix, jusqu’à son salut accoutumé, tout empêchait de le méconnaître. Mais comment avait-il pu entrer sans bruit, les portes étant fermées par crainte des Juifs ? (Luc, XXIV, 36-13) N’était-ce pas un esprit ? Et ils s’épouvantaient. Jésus les rassura : « C’est moi, dit-il, ne craignez point. Pourquoi vous troubler et raisonner ainsi dans vos cœurs ? Regardez mes pieds et mes mains ; c’est bien moi. Touchez et considérez qu’un esprit n’a ni chair ni os comme vous voyez que j’ai ». Et leur montrant ses pieds et ses mains percés, découvrant son côté, il leur fit contempler, toucher sa chair et ses blessures.
Saisis de joie et d’admiration, les apôtres demeuraient éperdus. Il fallait un dernier signe pour les convaincre : « Avez-vous ici quelque chose à manger ? » dit Jésus. Un morceau de poisson rôti et un rayon de miel se trouvaient sur la table. Il en mangea, non qu’il eût faim, mais pour montrer que son corps ressuscité n’avait pas changé de nature. Prenant ensuite les restes, il les donna aux apôtres.
La paix ramenée dans les esprits, Jésus reprocha aux siens la dureté de leur cœur, parce qu’ils n’avaient pas voulu croire ceux qui l’avaient vu ressuscité (Marc, XVI, 14). Mais aussitôt, reprenant sa compassion pour ces hommes grossiers, il ne songea plus qu’à relever leur courage par des promesses : « Paix à vous tous, dit-il de nouveau ; comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie » (Joan, XX, 21-23). Et soufflant sur eux en signe qu’il leur communiquait sa puissance : « Recevez l’Esprit-Saint ; les péchés que vous remettrez seront remis, ceux que vous retiendrez seront retenus ». Jamais autorité plus haute n’avait été conférée, car Jésus, par ces paroles, instituant le sacrement de pénitence, donnait à des hommes mortels le pouvoir de disposer des biens éternels, le droit d’ouvrir et de fermer les portes des cieux.
Or Thomas, l’un des douze, n’était pas avec eux quand Jésus apparut dans le cénacle (Jean, XX, 24-29). De tous c’était le plus enclin au doute ; aussi quand les disciples joyeux vinrent à lui et lui dirent : « Nous avons vu le Seigneur ! » il leur fit cette réponse : « Si je ne vois dans ses mains le trou des clous, et si je n’enfonce mon doigt à la place de ses clous et ma main dans son côté, je ne croirai pas ».
Et cependant, tout défiant qu’était Thomas, il n’en restait pas moins attaché au Maître qu’il pleurait, à ses frères dont il enviait la foi et le bonheur. Huit jours plus tard nous le retrouvons avec eux, toujours incrédule et se consumant en regrets. Comme auparavant, les portes du cénacle étant closes, Jésus vint et se tint debout au milieu des disciples : « Paix à vous ! » dit-il, puis s’adressant à Thomas : « Mets ici ton doigt et vois mes mains, approche ta main et enfonce-la dans mon côté, et ne sois pas incrédule mais fidèle. – Mon Seigneur et mon Dieu ! » s’écria l’apôtre. Il ne demandait plus à toucher les plaies du Sauveur ; mais, prosterné à ses pieds, il l’adorait et implorait son pardon. Jésus, pour tout reproche, opposa à cette soumission tardive le mérite et le bonheur de tant d’âmes qui croient en lui sans l’avoir vu : « Tu as cru, Thomas, parce que tu m’as vu : bienheureux ceux qui croient et ne voient pas ! »