I Le sacrement de l’Eucharistie
Nous commencerons tout de suite, cette semaine, par
notre étude sur le sacrement de l’Eucharistie. Je n’ai
pas disposé suffisamment de temps pour préparer notre
méditation habituelle sur nos beaux mystères chrétiens,
et particulièrement sur le beau mystère de Notre Dame.
Après avoir étudié,
les semaines passées, les formules de la consécration
du pain et du vin, nous en arrivons, maintenant avec Saint Thomas,
aux effets du sacrement de l’Eucharistie. C’est la question
79 de la III pars de la Somme.
C’est une très belle étude
qui mérite toute « notre attention et notre admiration
». C’est ainsi que s’exprime le Catéchisme
du Concile de Trente.
Article I : Si, par ce sacrement,
est conférée la grâce ?
Cet article est particulièrement
riche
1) Ce sacrement confère la grâce parce qu’il
contient l’auteur de la grâce : le Christ.
Saint Thomas nous prévient immédiatement,
dans le corps de l’article que « l’effet de ce sacrement
doit être considéré, premièrement et principalement,
en raison de ce qui est contenu en lui, et qui est le Christ ».
Voilà ! Tout est dit en ces quelques mots. « Dicendum
quod effectum huius sacramenti debet considerari, primo quidem et
principaliter ex eo quod in hoc sacramento continetur, quod est Christus
».
Et Saint Thomas va décrire «
les fruits et les vertus de l’Eucharistie », comme le
dit le catéchisme de Trente, c’est-à-dire les
effets, en rappelant les effets de la venue du Christ dans le mystère
de l’Incarnation. En d’autres termes, ce que le Christ
nous apporta dans son humanité sainte, le Christ continue de
nous le donner dans sa sainte Eucharistie.
C’est ainsi que Saint Thomas poursuit
son article en disant : « Et le Christ, de même qu’en
venant, d’une manière visible, dans le monde, a conféré
au monde la vie de la grâce selon les paroles de saint Jean
: « la grâce et la vérité sont venues par
Jésus-Christ (Jn 1 17) ; de même en venant, d’une
manière sacramentelle, dans l’homme, il opère
la vie de la grâce, selon cette parole marquée en saint
Jean : « Celui qui me mange vit à cause de moi »
(Jn 6 58)
L’argument est simple. Il est fulgurant.
Ce sacrement confère la grâce, comme le Christ, lors
de sa vie publique, communiquait la grâce. Le mot « grâce
» est pris ici dans son sens le plus large : grâce actuelle
; grâce habituelle ; grâce proprement dite, affectant
l’essence de l’âme ; grâce aussi entendue
au sens de vertus…
Le catéchisme du Concile de Trente
exprime merveilleusement cet effet sublime : « Si la Grâce
et la Vérité ont été apportées
par Jésus-Christ (Jn 1 17), ne doivent-elles pas nécessairement
se répandre dans l’âme de celui qui reçoit
ce Sacrement avec un cœur pur et saint ? Car Notre Seigneur a
dit : « Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang, demeure
en Moi et Moi en lui » (Jn 6 56). Personne ne doit douter que
ceux qui participent à ce sacrement avec des sentiments de
Foi et de piété, reçoivent le Fils de Dieu, de
manière à se trouver en quelque sorte greffés
sur son Corps, comme ses membres vivants. « Celui qui Me mange,
dit le Sauveur vivra aussi par Moi. Le pain que je donnerai, c’est
ma Chair pour la vie du monde. » Sur quoi Saint Cyrille a fait
cette remarque : « Le verbe de Dieu, en s’unissant à
sa propre chair, l’a rendue vivifiante. Il était donc
convenable qu’Il s’unît à nos corps d’une
manière admirable pas sa Chair sacrée et par son Sang
précieux qu’il nous livre sous les espèces du
pain et du vin, pour nous sanctifier et vous donner la vie. »
(p.231 ed. Itinéraires)
C’est merveilleux. Vous remarquerez
la parfaite fidélité de la pensée de ce catéchisme
à la doctrine ici exprimée par Saint Thomas. Ce sont
les mêmes références scripturaires, les mêmes
textes patristiques. La même pensée. Je reste émerveillé
par cette si grande fidélité. C’est inspiré
de Saint Thomas, de la Somme sans être servile. L’exposé
est original tout en étant scrupuleusement fidèle. C’est
génial.
On peut résumer : parce que le
Christ est cause de la grâce, et que le Christ est en ce sacrement,
ce sacrement confère lui-aussi la grâce.
2) Ce sacrement confère la grâce parce que, dans
ce sacrement, est représentée la Passion du Christ
C’est le deuxième argument
de saint Thomas.
« Deuxièmement, l’effet
de ce sacrement se considère en raison de ce qui est représenté
par ce sacrement, et qui est la Passion du Christ ».
On retrouve alors la même similitude
que plus haut entre les fruits du sacrement et les fruits de la vie
du Christ, dans ses divers états considérés.
Ici la Passion.
« C’est pourquoi l’effet
que la Passion du Christ a produit dans le monde, ce sacrement le
produit dans l’homme » « Et ideo effectum quem passio
Christi facit in mundo, hoc sacrificium facit in homine ».
« Aussi bien, sur cette parole de saint Jean : « à
l’instant, coula du sang et de l’eau » (Jn 19 34)
saint Jean Chrysostome dit : « Parce que là prennent
leur source les saints mystères, quand tu approches du calice
redoutable, approche comme si tu allais boire au côté
même du Christ » ouvert sur la croix. Et de là
vient que le Seigneur Lui-même dit, en Saint Matthieu : «
Ceci est mon sang, qui sera répandu pour beaucoup, en rémission
des péchés ». (Mt. 26 28)
On peut résumer la pensée
de saint Thomas de la même manière : parce que la Passion
est cause de la grâce, et que en ce sacrement « est représentée
» la Passion de Notre Sauveur, ce sacrement confère tout
également la grâce.
3) Ce sacrement confère la grâce
parce que le Christ y est donné par mode de nourriture et de
breuvage.
« Troisièmement, l’effet
de ce sacrement se considère en raison du mode dont ce sacrement
est donné, lequel est donné par mode de nourriture et
de breuvage.
On va retrouver le même argument
: celui de la même similitude entre la nourriture terrestre
et la nourriture « céleste ».
« Il suit de là que tout
effet que la nourriture et le breuvage d’ordre matériel
produit quant à la vie corporelle, savoir qu’il sustente,
qu’il accroît, qu’il répare, qu’il
délecte, - retenez les quatre verbes : -quod scilicet sustendat,
auget, reparat, et delectat - tout cela, ce sacrement le fait quand
à la vie spirituelle : - hoc totum facit hoc sacramentum, quantum
ad vitam spiritualem. Aussi bien saint Ambroise dit : Ce pain est
celui de la vie éternelle qui est le soutien de la substance
de notre âme ». Et saint Jean Chrysostome dit : «
A nous qui le désirons, Il se donne à toucher, à
manger, à embrasser ». D’où il vient que
le Seigneur Lui-même dit, en saint Jean : « Ma chair est
vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage ».
Le catéchisme de Trente fait de
cette troisième raison le commentaire suivant : « On
pourra encore en juger aisément - de ce que ce sacrement donne
la grâce – en examinant la nature du pain et du vin, qui
sont les symboles de l’Eucharistie. Ce que le pain et le vin
produisent pour le corps, l’Eucharistie le produit également,
mais d’une manière infiniment plus parfaite, pour le
salut et le bonheur de l’âme. ( NB : Voyez !on retrouve
le principe thomiste de l’analogie de similitude) . Ce n’est
pas le Sacrement qui se convertit comme le pain et le vin en notre
substance, c’est nous-même au contraire qui sommes changés
pour ainsi dire en sa nature. En sorte que l’on peut très
bien appliquer ici ces paroles que Saint Augustin met dans la bouche
de Notre Seigneur : « Je suis la nourriture des hommes faits
; croissez et vous me Mangerez ensuite. Et vous ne Me changerez point
en vous, comme il arrive à la nourriture de notre corps ; mais
c’est vous qui vous changerez en Moi ». (ib.p. 231)
Nous pouvons tout également résumer
: parce que l’Eucharistie est une réfection spirituelle
et que toute réfection spirituelle ne peut être sans
la grâce, l’Eucharistie, bien sûrement, confère
la grâce.
4) Ce sacrement confère la grâce, la grâce d’union,
en considérant, cette fois, les espèces sous lesquelles
il est donné.
« Quatrièmement, l’effet
de ce sacrement se considère en raison des espèces dans
lesquelles ce sacrement est donné. Aussi bien saint Augustin
dit, : « Notre Seigneur nous a livré son corps et son
sang en ces choses qui de plusieurs ont été fait un
; car, l’une, le pain, est un tout résultant de beaucoup
de grains ; et l’autre, le vin, résulte de plusieurs
raisins ». Et à cause de cela, le même saint Augustin
dit : « O sacrement de la piété !ô signe
de l’unité ! ô lien de la charité ! »
On peut résumer la pensée
en disant que l’Eucharistie est raison d’unité,
d’union et de charité…unité, union : bien
symbolisées par la réalité du pain et du vin
qui viennent l’un et l’autre de plusieurs grains de blé
et de plusieurs raisins. Ainsi parce que l’unité, l’union,
la charité ne peuvent être sans la grâce et que
l’Eucharistie est raison de cette unité… ce sacrement
confère la grâce.
C’est du reste la conclusion même
de saint Thomas qui récapitule tout son article dans sa conclusion
: « Et parce que le Christ et sa Passion sont cause de la grâce
et que la réfection spirituelle et la charité ne peuvent
être sans la grâce, de tout ce qui a été
dit il est manifeste que ce sacrement confère la grâce
».
Ainsi, le Christ Lui-même, sa Passion,
la forme de banquet, le symbolisme de l’aliment et du breuvage
tels qu’ils ont été choisis, tout cela prouve
et démontre qu’ici la grâce coule à pleins
bords.
D’abord c’est le Christ Lui-même
qui est ici présent. Tout cela donc qu’Il a accompli
dans le monde, quand il est venu dans sa chair visible et sensible,
Il veut l’accomplir ici, en chacun de ceux qui le reçoivent
et chez qui Il vient dans ce sacrement de son corps et de son sang.
Puis, ce sacrement lui-même, parce
qu’il est le sacrement du corps et du sang du Christ à
l’état de victime immolée pour nous, tel qu’Il
fut au cours de sa Passion et au moment de sa mort rédemptrice,
nous livre le Christ sous sa raison même de Sauveur et de Rédempteur,
dans l’acte formel de sa rédemption portant au monde
la grâce de la réconciliation avec Dieu.
Et il nous livre ainsi le Rédempteur
dans l’acte même de sa Rédemption, sous la forme
par excellence de son application rédemptrice ; puisqu’Il
nous le livre se donnant ainsi Lui-même à nous dans son
état de victime immolée, sous la forme de repas, de
banquet. Il faudra, certes, que nous ayons déjà la vie
de la grâce, quand nous viendrons prendre part à ce banquet.
Mais cette vie que nous avions déjà, Il la maintiendra,
Il l’augmentera aussi, Il refera, également, ou réparera
et restaurera ce que nous pourrions avoir perdu de forces, dans le
cours ordinaire de notre vie sur cette terre. Et aussi Il répandra,
sur toute notre vie spirituelle, ce quelque chose de délicieux,
que, dans un autre ordre, éprouve notre vie corporelle, quand
il nous est donné de nous asseoir à une table somptueusement
servie - sustentat, auget, reparat, delectat : quelle plénitude
en ces quatre verbes. Telles sont les effets de l’Eucharistie.
Enfin la nature, l’origine, la
constitution de ce qui est, dans ce sacrement, le symbole de l’aliment
et du breuvage servi au chrétien qui y participe, offre à
un titre spécial, comme l’a noté saint Augustin,
la pensée ou l’évocation de cette charité
divine qui est l’épanouissement par excellence de la
vie de la grâce, fondant en un, tous les cœurs admis à
vivre de la vie même de Dieu au sein de la Trinité Une.
On ne peut pas ne pas cueillir aussi
au passage dans la lecture du « ad primum » cette belle
phrase de saint Thomas « par ce sacrement la grâce est
augmentée et la vie spirituelle perfectionnée afin que
l’homme, en lui-même, existe parfait en raison de son
union à Dieu, ad hoc quod homo, in seipso, perfectus existat
per conjunctionem ad Deum ». Ces mots caractérisent excellemment
la grâce qui appartient en propre au sacrement de l’Eucharistie
: c’est la grâce de l’union, faisant la conjonction
de l’homme à Dieu. Sacramentellement, Dieu est uni à
l’homme, au point d’être absorbé par lui
: « manducat Deum ». Cette union sacramentelle, si parfaite,
si absolue, symbolise et cause l’union spirituelle, que commence
la grâce et que consommera la gloire. La communion sacramentelle
est vraiment le dernier mot de tout dans l’économie des
sacrements en vue de notre vie spirituelle consistant essentiellement
dans l’union de l’homme à Dieu.
II- Le temps de la Passion
Vous trouverez un très beau sermon
de Saint Léon le Grand sur la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ.
Vous lirez ce texte avec grand profit pour votre âme. De telles
considérations ne peuvent pas ne pas enflammer notre cœur
d’amour pour Notre Seigneur, un amour vrai, efficace, vibrant.
Là, Saint Léon démontre que notre Seigneur est
notre seul Sauveur. Sans Lui, nul salut et donc nulle espérance.
Je suis souvent frappé de la physionomie des têtes des
gens dans la rue… Je les trouve très souvent sans lumière,
sans vie, sans joie, tristes. On sent une tristesse au fond des âmes.
Comme si elles étaient sans espérance. La perspective
de « l’au-delà », que nous donne le Sauveur,
met dans le cœur de la joie qui se reflète sur le visage.
Notre Seigneur, est vraiment comme le dit Saint Paul « en nous
l’espérance de la gloire ». Grâce à
Lui, nous sommes les « héritiers de Dieu ». Cette
certitude doit bien avoir quelques incidences sur l’âme
ainsi que sur le corps. Nous sommes corps et âme. La tristesse
d’un visage montre la tristesse d’une âme. Et la
tristesse de l’âme vient d’une absence d’espérance
et d’une absence de « quelque chose à admirer »
: ici le mystère de notre rédemption. Tout se tient.
Certains diront être obligés de « traîner
cette chienne de vie ». Ce langage est inconnu du chrétien
puis qu’il est régénéré par son
baptême pour « une vie en Dieu » par le Christ,
grâce au Christ Seigneur, avec le Christ, Sauveur et Rédempteur.
Lisez ! Vous verrez !
1) « Bien-aimés, le Mystère de la Passion que
le Seigneur Jésus, Fils de Dieu, a embrassée pour le
salut du genre humain et par laquelle, selon sa promesse, il a, une
fois élevé, tout attiré à lui, ce mystère
a été dévoilé d’une manière
si claire et si lumineuse par la parole de l’Evangile que, pour
des cœurs religieux et pieux, il n’y a pas de différence
entre entendre ce qui vient d’être lu et voir ce qui s’est
passé. Aussi, le récit sacré jouissant d’une
indubitable autorité, nous devons nous efforcer, avec l’aide
du Seigneur, de faire en sorte que l’intelligence ait une vue
claire de ce que l’histoire a fait connaître.
Il faut rappeler cette première
et universelle ruine causée par l’humaine prévarication,
qui fit que « par un seul homme le péché entra
dans le monde et par le péché la mort, et qu’ainsi
la mort passa en tous les hommes, du fait que tous ont péché
» (Rm 5 12) ; depuis lors, personne ne pouvait échapper
à l’effroyable domination du diable, ni personne se libérer
des chaînes d’une dure captivité ; nul ne pouvait
voir s’ouvrir devant lui soit le pardon pour la réconciliation,
soit le retour vers la vie, à moins que le Fils de Dieu, co-éternel
et égal à Dieu le Père, ne daignât devenir
aussi fils de l’homme et ne vînt « chercher et sauver
ce qui était perdu »(Lc 19 10) ; ainsi, comme la mort
était venu par Adam, la résurrection des morts viendrait
par notre Seigneur Jésus-Christ (1 Cor 15 21). Si en effet,
par l’impénétrable jugement de la sagesse de Dieu,
le Verbe s’est fait chair (Jn 1 14) dans les derniers jours
(1 Jn 2 18 : « Novissima hora est »), il n’en résulte
pas que l’enfantement de la Vierge salutaire n’ait profité
qu’aux générations de la fin des temps, et ne
soit pas propagé aussi aux âges passés. Non, c’est
dans cette foi qu’ont vécu et plu à Dieu tous
ceux sans exception qui ont autrefois adoré le vrai Dieu, tout
l’ensemble des saints des siècles antérieurs,
et ni pour les patriarches, ni pour les prophètes, ni pour
n’importe quel saint, il n’y a eu de salut et de justification
si ce n’est dans la rédemption de notre Seigneur Jésus-Christ
: comme celle-ci était attendue parce que promise par de nombreux
oracles prophétiques et des signes , ainsi a-t-elle été
rendue présente par le don lui-même et par l’accomplissement.
2) Aussi maintenant, bien-aimés, dans tout le déroulement
de la Passion du Seigneur, gardons-nous de considérer l’infirmité
humaine comme si nous jugions que la puissance divine ait pu y faire
défaut : n’imaginons pas davantage cette condition du
Fils unique qui le rend co-éternel et égal au Père,
comme si nous pensions que ne c’est pas vraiment passé
tout ce qui paraît indigne de Dieu. L’une et l’autre
nature absolument sont un seul Christ : le Verbe ici n’est pas
plus séparé de l’homme que l’homme n’est
dissocié du Verbe. L’abaissement ne répugne pas
parce que la majesté n’en est pas diminuée. Rien
n’a été dommageable à la nature inviolable
de ce qu’il fallait que souffrît la nature passible :
toute cette action sacrée que consommèrent ensemble
et l’humanité et la divinité, fut une dispensation
de miséricorde et une œuvre de compassion. Tels étaient,
en effet, les liens qui nous tenaient attachés que, sans ce
secours, nous ne pouvions être délivrés. L’abaissement
de la divinité est donc notre relèvement. C’est
à un prix aussi élevé que nous sommes rachetés,
c’est à de si grands frais que nous sommes guéris.
Quel moyen, en effet, serait donné à l’impiété
pour revenir à la justice, à la misère pour retrouver
le bonheur, si le juste lui-même ne se penchait vers les impies
et le bienheureux vers les misérables ?
3) Ne rougissons donc pas, bien-aimés, de la croix du Christ
: elle relève de la force du conseil divin, non de la condition
du péché. Car, encore que le Seigneur Jésus ait
vraiment souffert et soit vraiment mort en raison de l’infirmité
qui est nôtre, il ne se priva pourtant pas de sa gloire au point
de ne rien exercer de l’action divine parmi les outrages de
la Passion. L’impie Judas, en effet, non plus couvert d’une
peau de brebis , mais se dévoilant dans sa fureur de loup (Mt
7 15) inaugura sa violence criminelle sous les apparences de la paix
et donna le signal de la trahison par un baiser plus meurtrier que
tous les traits ; la multitude furieuse qui, pour se saisir du Seigneur,
était accourue se joindre à la cohorte armée
des soldats, ne voyait pas, parmi les torches et les lanternes, la
vraie lumière, aveuglée qu’elle était par
ses propres ténèbres ; le Seigneur, comme l’atteste
l’évangéliste Jean, ayant préféré
attendre la foule plutôt que la fuir, demande alors à
ceux qui ne l’ont pas encore découvert, qui ils cherchent
: « c’est moi », dit-il (Jn 185) ; et cette parole,
telle la foudre, abattit et renversa cette troupe composée
des hommes les plus féroces, en sorte que tous ces gens farouches,
menaçants et terribles, reculèrent et tombèrent
à la renverse. Où donc était cette conspiration
de violence ? Où cette ardeur dans la colère ? Où
ce déploiement d’armes ? Le Seigneur dit : « C’est
moi » ; et à sa voix la troupe des impies est jetée
à terre. Que pourra dès lors sa majesté quand
elle viendra juger, si son humilité a pu cela lorsqu’on
allait elle-même la juger ?
4) Cependant le Seigneur, sachant ce qui convenait mieux au mystère
qu’il avait embrassé, ne persista pas dans cette manifestation
de puissance, mais laissa ses persécuteurs retrouver le pouvoir
de commettre le crime qu’ils avaient décidé. Car,
s’il n’avait pas voulu se laisser prendre, il n’aurait
certainement pas été pris. Mais qui d’entre les
hommes aurait pu être sauvé, si lui n’avait pas
permis qu’on le saisît ? (Mt 26 512) Saint Pierre lui-même,
en effet, attaché au Seigneur par une fidélité
plus intrépide et brûlant de l’ardeur d’un
saint amour pour repousser l’assaut de ceux qui usaient de violence,
prit le glaive pour frapper un serviteur du prince des prêtres,
et coupa l’oreille de cet homme qui attaquait plus farouchement.
Mais le Seigneur ne souffre pas que le bouillant apôtre poursuive
son généreux mouvement : il ordonne de rentrer l’épée
et ne permet pas qu’on le défende contre les impies par
la main et par le fer. Il eût été contraire au
mystère de notre rédemption que celui qui était
venu mourir pour tous refusât de se laisser prendre : en différant
le triomphe de sa glorieuse croix, il eût prolongé la
tyrannie du diable et fait durer l’esclavage des hommes. Il
donne donc à ceux qui s’acharnent sur lui licence d’exercer
leur fureur, sans que pourtant sa divinité dédaigne
de se révéler même à eux. La main du Christ
remet en place sur la tête défigurée l’oreille
du serviteur, déjà morte puisque coupée, et séparée
du corps vivant : elle répare ce qu’elle-même avait
créé ; et la chair ne tarde pas à suivre le commandement
de celui par qui elle avait elle-même été créée.
5) Ces actions ont donc une vertu divine. Mais si le Seigneur a contenu
le pouvoir de sa majesté et souffert sur lui la violence du
persécuteur, c’est par un effet de cette volonté
selon laquelle « Il nous a aimés et s’est livré
pour nous » (Eph 5 2) et avec la coopération du Père
lui-même, « qui n’a pas épargné son
propre Fils, mais l’a livré pour nous tous » (Rm
8 32) Il n’y a, en effet, qu’une volonté du Père
et du Fils, comme il n’y a qu’une divinité ; et
du résultat d’un tel dessein, nous ne vous devons nul
remerciement, ô Juifs, ni non plus à toi, Judas. Votre
impiété en vérité a servi à notre
salut, sans que vous l’ayez voulu, et par vous s’est réalisé
tout ce que « la main de Dieu et son conseil avaient déterminé
d’avance ». (Act 4 28). La mort du Christ nous libère
donc et vous accuse. A juste titre vous êtes les seuls à
ne pas avoir ce qui, par votre volonté, a péri pour
tous. Et pourtant si grande est la bonté de notre Rédempteur
que vous pourriez vous aussi obtenir le pardon si, en confessant le
Christ Fils de Dieu, vous renonciez à cette méchanceté
parricide. Car ce n’est pas en vain que, sur la croix, le Seigneur
a prié en ces termes : « Père, pardonne-leur,
ils ne savent ce qu’ils font ».(Lc 23 34) Un tel remède
ne t’aurait pas été refusé même à
toi Judas, si tu avais cherché refuge dans une pénitence
qui t’aurait ramené au Christ et non poussé au
suicide. Car lorsque tu disais : « j’ai péché
en livrant un sang innocent » (Mt 27 4), tu persistais dans
ta perfidie impie, parce que, au moment du péril suprême
de ta mort, tu croyais Jésus non pas Dieu et Fils de Dieu,
mais seulement homme de notre condition : de ce Jésus, tu aurais
fléchi la clémence, si tu n’avais pas nié
la toute-puissance.
Que ces pensées, bien-aimés, suggérées
à votre pieuse attention, suffisent pour aujourd’hui,
de peur que l’ennui ne s’insinue à la faveur de
la prolixité. Ce qui manque encore pour que tout soit complet,
nous vous promettons de vous le donner mercredi, le Seigneur aidant
: car lui qui nous a donné ce dont nous avons parlé,
nous donnera, nous le croyons, de quoi vous parler encore ; par notre
Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent honneur et
gloire dans les siècles des siècles. Amen. »